Le Cinéma fantastique - Encyclopaedia Universalis - E-Book

Le Cinéma fantastique E-Book

Encyclopaedia Universalis

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Un dossier de référence sur le cinéma fantastique

Dès ses origines, l’histoire du cinéma se confond avec le fantastique, qui ne cessera de l’accompagner au fil de son évolution vers le film d’horreur et le gore. À partir de quarante articles empruntés à l’Encyclopaedia Universalis, ce dossier Universalis retrace l’histoire d’un genre populaire et souvent sulfureux, tant il joue avec nos pulsions les plus secrètes.
Quelques-unes de ses œuvres phares font l’objet d’une analyse spécifique, comme Nosferatu le vampire, Le Fantôme du paradis ou La Nuit des morts-vivants. De Murnau à David Cronenberg ou Wes Craven, les cinéastes qui donnèrent forme à nos hantises sont présents, de même que des acteurs tels que Bela Lugosi, Lon Chaney ou Christopher Lee, qui incarnèrent les figures mythiques du fantastique.

Un ouvrage conçu par des spécialistes du domaine pour tout savoir sur le sujet !

A PROPOS DES DOSSIERS D’UNIVERSALIS

L’Encyclopaedia Universalis propose des dossiers complets sur des thématiques spécifiques pour développer et approfondir ses connaissances. Grâce à un index détaillé qui analyse avec précision le contenu des articles et multiplie les accès aux sujets traités, le lecteur peut effectuer aisément une recherche ciblée et naviguer à travers ces dossiers de référence.

A PROPOS DE L’ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS

Reconnue mondialement pour la qualité et la fiabilité incomparable de ses publications, Encyclopaedia Universalis met la connaissance à la portée de tous. Écrite par plus de 7 400 auteurs spécialistes et riche de près de 30 000 médias (vidéos, photos, cartes, dessins…), l’Encyclopaedia Universalis est la plus fiable collection de référence disponible en français. Elle aborde tous les domaines du savoir.

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Universalis, une gamme complète de resssources numériques pour la recherche documentaire et l’enseignement.

ISBN : 9782341007320

© Encyclopædia Universalis France, 2019. Tous droits réservés.

Photo de couverture : © Ponsulak/Shutterstock

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Bienvenue dans ce dossier, consacré au Cinéma fantastique, publié par Encyclopædia Universalis.

Vous pouvez accéder simplement aux articles de ce dossier à partir de la Table des matières.Pour une recherche plus ciblée, utilisez l’Index, qui analyse avec précision le contenu des articles et multiplie les accès aux sujets traités.

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FANTASTIQUE

Introduction

En principe, le fantastique dans la nature, dans les arts plastiques, dans la littérature devrait sinon être identique à lui-même, du moins relever de critères immédiatement identifiables, qui permettraient de le circonscrire avec évidence. Il n’en est rien. En premier lieu, « fantastique naturel » peut sembler une sorte de contradiction dans les termes, puisque fantastique signifie violation d’une régularité immuable. Une telle régularité fondamentale, hors de portée de toute manipulation ou plutôt que l’industrie humaine ne saurait altérer qu’en lui obéissant, est bien la seule définition qu’on puisse proposer de la nature, si bien que le concept de fantastique naturel ne paraît pas résister à l’examen. Cependant, on entend couramment parler d’un paysage fantastique ou même d’un animal fantastique, qui n’est pas obligatoirement un animal fabuleux ou mythologique. C’est que le site ou la bête présentent une apparence qui semble alors défier le jeu normal des lois naturelles.

Entre les arts plastiques (arts de l’espace : peinture, gravure, écriture, architecture...) et les arts discursifs (ou de la durée : littérature, danse...), quand il s’agit d’y définir les différentes manifestations du genre fantastique, il n’est pas aisé d’établir des correspondances. Les arts plastiques sont des arts de l’instantané, où tout est donné à voir simultanément, tandis que les récits impliquent une succession d’événements qui s’enchaînent d’une manière prévisible ou inattendue, mais qui, en tout cas, supposent une attente, un parcours conduisant à un dénouement. Dans un cas, la donnée fantastique est présente au départ, dans l’autre, elle interrompt ou conclut une suite de péripéties. Il s’ensuit que les deux techniques ne peuvent coïncider, même si parfois elles se correspondent : entre l’une et l’autre, sinon des analogies, du moins des convergences se font jour.

Le merveilleux, tel qu’il apparaît dans Les Mille et Une nuits, dans les contes de Grimm ou de Perrault, dans les créations plus savantes d’Andersen ou d’Oscar Wilde, évoquerait assez bien les tableaux de Jérôme Bosch et de Grandville, ou encore ceux des peintres surréalistes : si un parti pris de dérouter ou de prendre les choses à l’envers ne venait, dans ces derniers cas, se substituer à une candide spontanéité. En tout cas un univers entièrement irréel est procuré d’entrée de jeu. Rien n’y est discordant par rapport à un merveilleux général dont il ne reste plus qu’à dénombrer les détails cocasses ou effrayants. À la simultanéité du tableau, fait écho l’univers du récit, donné dès la première ligne comme « tout autre », de sorte que le déroulement des épisodes ne saurait y introduire l’insolite : il n’y a pas irruption, mais continuité du merveilleux.

À l’inverse, les tableaux, dont le mystère n’apparaît qu’à l’examen et demeure longtemps secret, évoquent à juste titre les contes qui ont pour décor la vie quotidienne la plus banale, que vient troubler à l’improviste un être ou une chose qui n’y saurait trouver place. Cette fois, l’ordre successif du récit a pour équivalent le temps nécessaire pour déchiffrer le tableau, pour y remarquer le détail inquiétant qui compromet la sérénité de la scène représentée, qui en annule ou en bafoue la réalité. De ce fantastique-là, Les Ambassadeurs de H. Holbein et Les Âmes du Purgatoire de Giovanni Bellini fournissent d’éloquents exemples. Il existe ici comme une lecture lente du tableau. Celui-ci exige du spectateur une véritable acclimatation : il le prépare subrepticement à un scandale imminent. Ce brusque renversement des données correspond à la conversion radicale des contes lorsque le fantastique apparaît et introduit subitement le lecteur dans un univers différent. Dans les deux cas, le sujet compte moins que la manière de le traiter : l’auteur se garde de souligner l’élément inacceptable ; encore moins en fait-il une règle ; au contraire, dans un premier temps, il le dissimule afin d’en multiplier le pouvoir, au moment où éclatera son irrécusable flagrance.

De cette manière, la féerie en littérature fait pendant en art au fantastique déclaré, comme l’angoisse insidieuse du surnaturel de terreur est parallèle au fantastique insinué ees tableaux où l’on n’aperçoit pas d’abord ce qui offusque la vraisemblance. Ne constaterait-il que ce parallélisme, l’observateur serait fondé à affirmer que les catégories de l’imaginaire se retrouvent fidèles à leur nature dans les divers domaines, œuvres contées ou spectacles offerts, où elles tentent de délivrer un message ambigu et mystérieusement menaçant.

1. Le fantastique dans la nature

Par définition ou presque, l’intervention fantastique s’oppose à l’ordre naturel. Elle apparaît fondamentalement « surnaturelle » et même violation, au moins apparente, de la nature et de ses lois. C’est ainsi qu’un paysage peut paraître fantastique, comme il arrive pour les cônes de Göreme en Cappadoce centrale, pour le Torcal en Andalousie, ou pour la Vallée de Feu dans les montagnes Rocheuses et pour combien d’autres sites où l’érosion a élevé des simulacres de tours, de palais ou d’animaux gigantesques. De la même façon, un arbre, une fleur, une racine, un insecte (ou le détail d’un insecte, comme le dessin de la tête de mort sur le corselet d’Acherontia Atropos), un poisson, un oiseau, un saurien peuvent être dits fantastiques, encore qu’ils soient des produits de la nature, si leur aspect surprend, déroute ou inquiète, au point qu’ils ne paraissent pas pouvoir être ce qu’ils sont.

Dans ces conditions, il convient d’essayer de définir comment un élément de la nature inerte ou vivante peut donner l’impression d’échapper à ses normes et même de les moquer effrontément. La rareté et l’étrangeté jouent ici un rôle essentiel. Rien que dans le monde des vertébrés, à côté des créations de la fable (sphinx, chimères, centaures, sirènes, hippogriffes, etc.), il existe des animaux comme les licornes, qui ont longtemps été catalogués et décrits dans les ouvrages de sciences naturelles. Il en est d’autres, à l’inverse, qui y figurent depuis peu, qui existent bien réellement et qu’on a récemment découverts. Leur morphologie est si apparente que le lecteur les jugerait volontiers plus profondément irréels et « impossibles » que les monstres des légendes.

• Aberrations

Parmi les scandales qui, d’évidence, passent la mesure admissible, on peut citer comme particulièrement « inacceptables », outre un mammifère de l’Amérique du Nord, la taupe à nez étoilé ouCondylura, un homoptère du nord du Brésil, le fulgore porte-lanterne. Cet insecte a suscité de nombreuses polémiques parmi les naturalistes, du fait de la luminosité qui lui a longtemps, et à tort, été attribuée. Les Indiens de la Guyane l’estiment capable d’infliger de véritables blessures. Ils sont persuadés qu’il est extrêmement venimeux et le redoutent le plus quand, au crépuscule, il vole en décrivant de larges cercles. Ils colportent notamment qu’un fulgore, surgissant de la forêt, attaqua une embarcation où se tenaient neuf personnes. Huit moururent. Le pilote, seul, se sauva en se jetant dans la rivière. Victor Hugo fait de l’insecte un symbole et l’associe, porté peut-être par la rime, à la démoniaque mandragore. Il semble donc que quelque chose, en cette sorte de cigale, fascine l’imagination sous toutes les latitudes, bien que l’espèce en soit étroitement localisée. En fait, l’insecte arbore une protubérance céphalique qui simule avec une notable précision une tête d’alligator. La couleur et le relief s’allient pour y dessiner les dents effrayantes d’une formidable mâchoire. Une arcade énorme protège un semblant d’œil globuleux, où la tache blanche qu’on y aperçoit représenterait un reflet de lumière. Un auteur insiste sur le fait que la proéminence des yeux et des fosses nasales imitent les saillies qui permettraient à un saurien de voir et de respirer même complètement immergé. Derrière cette gueule, à la fois naine et géante, où tous les traits sont exagérés, presque caricaturaux, mais parfaitement modelés, on distingue à peine la tête minuscule de l’animal et deux points noirs et brillants, quasi microscopiques : ses yeux. La poche creuse est superflue. Pour comble, on ne saurait penser à quelque mimétisme. Pour quelle raison un homoptère qui vit sur les arbres et qui vole autour d’eux irait-il s’affubler d’une tête de saurien longue d’un centimètre et demi ? Là réside le fantastique naturel.

Quant à la taupe à nez étoilé elle déploie, autour de son museau de vertébré souterrain, une couronne de vingt-deux courts tentacules de chair rose vif, mobiles, sensibles, rétractiles, à volonté flasques ou tendus, très vaguement comparable à une étoile de mer compliquée ou à quelque horrible corolle.

Dans les deux cas, l’observateur en croit à peine ses yeux et s’imagine en présence de créatures de cauchemar, qui contredisent la réalité plus qu’elles n’en émanent. Si l’on y réfléchit, l’effet de surprise ne repose pas sur le même mécanisme. Pour le fulgore, l’élément déconcertant vient de la présence d’un masque creux et saugrenu, à l’image de la gueule d’un animal dont son porteur volant diffère par tout le reste et avec lequel jusqu’à sa taille empêche qu’il soit confondu. La ressemblance stupéfie et paraît inexplicable, dans la mesure justement où elle est précise, frappante et, en même temps, inutile. Au contraire, l’auréole ondoyante de Condylura épouvante, parce qu’elle n’évoque aucune forme connue, parce qu’elle compose avec des éléments disparates une donnée répugnante et inédite.

De pareils phénomènes, on pourrait multiplier les illustrations et montrer qu’à chaque fois une certaine mythologie ou une fascination particulière se trouve attachée à l’animal insolite, qu’il s’agisse de l’araignée, de la pieuvre, de la chauve-souris, de la mante religieuse, de l’hippocampe.

Ce dernier exemple mérite peut-être un examen particulier, du fait que ce poisson ne ressemble pas tellement à un cheval réel. Par la façon dont il est, pour ainsi dire, taillé, par son absence de pattes et, quasi, de corps, sans compter ses déplacements verticaux et ses soubresauts obliques, il évoque bien davantage un cheval fabriqué par l’homme, un cheval de jeu d’échecs.

Une convergence identique des effets de la nature et de ceux des ouvrages humains, mais portée à quel paroxysme, au-delà même des équivoques du fulgore et de la taupe Condylura, se laisse constater chez une araignée de Floride, Cyclocosmiatruncata photographiée par Andreas Feininger. La face supérieure de son abdomen est aplatie en une sorte de bouclier parfaitement circulaire qui forme un couvercle au-dessus de la bête. Quand elle s’enterre, il ferme comme une trappe exacte le trou où elle s’est enfouie et l’on n’aperçoit plus que le cercle incroyable. Celui-ci est limité par un rebord hérissé de courtes épines groupées en buissons. À ce pourtour, aboutissent des rayons en léger relief aplati lui aussi, comme les dards du soleil ou une chevelure horripilée. Au centre, se trouve inscrit un visage fabuleux, le masque épais et impassible des féroces divinités mexicaines : deux orbites énormes et vides, sans prunelles ni pupilles ; les rayons qui descendent verticalement du front marquant sur toute leur longueur la séparation des deux narines, comme pour souligner encore la symétrie de la face ; une bouche sinueuse, bien dessinée, quoique déformée par la cruauté, à coup sûr, celle qui convient à l’effigie d’un astre implacable nourri de sacrifices humains.

Le plus surprenant est peut-être la perfection de l’art avec lequel, sur la médaille, les rais prolongent les traits d’un masque solaire sans la moindre rupture de continuité dans le motif général. La composition est aussi savante, la taille aussi nette que celle du calendrier aztèque ou du portique fraternel de Tiahuanaco. Mais ici le terrible soleil noir n’est, sur la chitine d’un arachnide, qu’un assemblage de renflements superficiels et dépourvus de sens.

Dans le règne animal, le fantastique naturel n’a sans doute pas été porté plus avant. Cette extrémité montre en tout cas que n’importe quoi de naturel, bête ou plante, pierre ou paysage, ressortit au fantastique chaque fois que son aspect, par des voies toujours les mêmes, saisit et mobilise efficacement l’imagination. Tantôt son apparence met l’être considéré à part des espèces voisines, à quoi il devrait ressembler le plus, et le rejette, comme le fulgore, de façon énigmatique, vers des rameaux très éloignés de la taxinomie. Il surgit là où il n’en a pas le droit et apporte, de ce fait, un trouble inexplicable à l’ordre naturel. Tantôt, au contraire (comme pour Condylura), son apparence n’en rappelle aucune autre et semble issue d’un univers inconnu, soumis à une économie étrangère et par là menaçante. Tantôt, enfin, le désarroi est provoqué par la duplication anticipée d’un objet humain – pièce d’échecs ou masque liturgique – fabriqué en toute indépendance, qui a exigé projet, calcul et choix, sans référence cependant à ce modèle fantôme, surgi de la nature par des voies opposées.

• Le fantastique minéral

À première vue, le monde minéral semble abonder en prodiges de ces différents types. Ils s’y montrent, en outre, plus significatifs que partout ailleurs, du fait que la pierre, insensible et aveugle, sans conscience ni initiative, privée de la fluidité de la vie, rend inconcevable en elle le moindre échange, la moindre hybridation. Toutefois, une telle fréquence, une telle facilité sont excessives, par conséquent inopérantes. Il est trop clair qu’il n’existe pas dans ce règne d’ordre visible à dévaster. Quant à imaginer des pierres-spectres, douées de vie, de conscience et de volonté, se nourrissant, volant dans les airs, se reproduisant, attaquant ou étreignant les humains, la fable ne s’en est pas fait faute. De même, la littérature ne s’est guère privée d’inventer des animaux fantômes et des plantes maléfiques. Mais, précisément, il s’agit là de fictions volontaires, créées par jeu, non d’un fantastique inscrit dans l’univers même.

Sans doute, les dessins des agates, oiseaux ou poissons, monstres ou calligraphies, évoquent constamment d’incertaines ressemblances. Il en va de même pour les flammes et les mousses des jaspes, pour les cités en ruine des « pierres à masures » et pour les paysages de certains marbres. Parfois, les festons parallèles de l’onyx tracent les plans d’enceintes fortifiées aux bastions polygonaux. Mais aucune de ces analogies, pour saisissantes qu’elles paraissent, ne fait mystère. Elles sont plutôt miracles, rencontres quasi merveilleuses dont le hasard est seul responsable, sinon la complaisance de la perception, avide d’identifier et de rapporter toute figure qui l’étonne à quelque autre qui lui est familière.

En revanche, il est extrêmement rare de trouver dans les pierres une image qui ne soit ni géométrie approximative ni semblant de figuration. Chaque image offerte est réseau plus ou moins régulier de lignes et d’imprécises figures. Elle est aussi évocation plus ou moins lisible d’un être, d’un objet. Nulle invention, dirait-on, nulle apparence jamais vue et comme venue d’ailleurs, énigmatique, inconcevable ; en même temps assez articulée, assez cohérente pour imposer la représentation d’une créature, d’une scène comparable à celles que sait produire l’imagination fantastique, quand elle se pique d’inquiéter ou de fasciner l’esprit.

Au fond, presque rien dans le monde minéral, pourtant si fécond en similitudes déconcertantes, ne rappelle des aberrations aussi prodigieuses que Condylura, la taupe au nez étoilé, ou que Cyclocosmia, l’araignée au bouclier solaire. La pierre, qui miniaturise aisément les dieux, les astres et les architectures, ne pourrait-elle susciter l’alarme si particulière que provoque une offense inadmissible à la législation universelle ? C’est qu’il faudrait, en ce règne comme dans les autres, une déchirure maligne des lois en vigueur, une nécessité clairement bafouée. Or quel ordre existe-t-il dans l’univers minéral, sauf celui, trop savant, de la géométrie des cristaux ? La rencontre d’une impossibilité véritable, comme serait une aiguille de quartz à sept pans, ne ferait frémir qu’un minéralogiste. Au contraire, avec l’avènement de la vie, on voit bien où est située la barrière que nul « revenant » ne saurait franchir sans provoquer l’angoisse et la peur. Le spectre, l’ombre ressuscitée constitue alors l’inacceptable par excellence. Mais où n’existe que l’inerte, quelle sera la nouveauté capable d’outrager un chaos qui, par définition, souffre toute injure sans être blessé, sinon justement l’ordre, la naissance d’une norme qui s’essaie, qui dans le tumulte inaugure le calme prodige de la régularité enfin conquise.

Dans le règne de l’indifférencié, une symétrie se développe. Au cœur du vacarme qu’elle nie, qu’elle organise, s’ébauche, ralliant à elle une partie de la masse flottante, l’effigie dominatrice, le sceau insensé, polyèdre ou sphère, polygone ou cercle, angle précis ou courbe parfaite. L’admirable innovation fait office de fantôme et en apporte la surprenante présence. Dans un milieu sans axe, ni pôle, ni centre, surgit à l’improviste le principe d’une répartition équilibrée. Un minéral qui impose l’idée d’un pareil contraste procure enfin ce qui, dans l’empire impassible, peut seul correspondre à une apparition au sens fort du mot. Peut-être n’est-ce pas seulement à cause du voile blanc qu’on distingue par transparence dans ses aiguilles et qui en reproduit la forme timide qu’une variété de quartz porte le nom de « spectral ». C’est aussi que l’image nette de l’aiguille captive, silhouette pure, immatérielle au sein de la matière, y proclame à l’évidence l’intrusion scandaleuse et encore tremblante de la géométrie. En cette retraite la mieux protégée, l’épure fantôme témoigne de la présence soudaine d’un élément de perturbation majeure, qui paradoxalement est l’ordre. Plus tard, assurément, le fantastique revêtira l’apparence inverse d’une rupture de l’ordre qu’il aura d’abord fallu établir. Pour l’heure, dans l’univers de l’indistinct, il ne saurait s’acquitter de sa mission de rupture qu’en introduisant dans la substance confuse la manière d’épouvante absolue que constitue alors l’émergence d’une stricte et imprévisible législation.

• Échos et reflets

Certaines ressemblances ou morphologies apparaissent donc comme irrecevables : le fulgore, l’hippocampe, l’araignée « solaire », la taupe à nez étoilé, les cônes d’érosion de la Cappadoce, les simulacres des grottes à stalactites, les chenilles à ocelles, les mantes-orchidées ou encore la fleur de la Passion, où une longue crédulité s’est plu à retrouver les clous, le marteau, les épines de la Crucifixion. Sans doute n’y a-t-il là que simples coïncidences. Mais celles-ci sont trop nombreuses : il faut bien qu’à leur tour elles répondent à quelque loi. Or les formes et les forces, les compensations et les concurrences qui régissent toutes les choses sont en relativement plus petit nombre qu’elles, de sorte qu’elles se répètent jusque dans leurs conséquences les plus rares. Chaque figure, chaque structure même complexe a connu la chance d’une interférence possible. Certaines firent surface en plusieurs lieux de l’inextricable labyrinthe des règnes. Elles le parsèment d’un dédale second d’échos et de reflets.

Ces relais mystérieux, inévitables si l’on y réfléchit, n’en déconcertent pas moins l’esprit. Tantôt il s’émerveille de fausses connivences, qui le dupent ; tantôt il s’affole de reconnaître des signes déjà vus aux plus lointains carrefours, comme si se répétait la cartographie du monde. Il les soupçonne d’être autant de pièges tendus à sa candeur. Certes, ils n’indiquent pas des corrélations véritables. Ils interpellent seulement. Ils inquiètent. Ils enseignent que, si les structures de l’univers sont en nombre limité, des modèles privilégiés doivent immanquablement faire retour.

La nature donne alors l’illusion qu’elle froisse son immuable ordonnance. Elle ménage en sa trame des traverses, des courts-circuits déroutants, toutes sortes de rappels imprévisibles, et qui paraissent le fait d’une hallucination. La tranquille et lente ramification des règnes et des embranchements, des classes, des ordres et des familles, des genres, des espèces et de leurs menues variétés s’en trouve bouleversée. Le fantastique, jusque dans la matière inanimée, déplie ses fastes et hisse ses signaux.

2. Le fantastique dans l’art

• L’exclusion du réel

Le domaine de l’art fantastique, de prime abord, semble indéfiniment extensible. Dans les ouvrages qui lui sont consacrés, figurent aussi bien des chapiteaux romans et gothiques, des monnaies grecques et gauloises, des sculptures primitives, archaïques ou naïves, des symboles astrologiques ou alchimiques.

Parfois, la part de l’ethnographie est prépondérante (avec des objets, des motifs, des masques provenant de la Nouvelle-Guinée, du Mexique, du Bénin, du Kafiristan, de l’Afrique occidentale, etc.). D’autres fois, des tapisseries médiévales voisinent avec des miniatures orientales, avec des images d’Épinal, des cartes postales, des peintures d’aliénés et des illustrations d’œuvres littéraires.

Dans ces conditions, il devient évident que le sens du terme « fantastique » est purement négatif : il désigne tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, s’éloigne de la reproduction photographique du réel, c’est-à-dire toute fantaisie, toute stylisation et, il va de soi, l’imaginaire dans son ensemble. Pour la littérature, l’application du même principe, qui consiste à se garder de partir d’une définition préalable, conduirait à rassembler dans une anthologie fantastique, pêle-mêle, l’Apocalypse de saint Jean et les Fables de La Fontaine (puisque les animaux y parlent), un conte d’Edgar Poe et Gargantua, un procès-verbal de l’Institut métapsychique, un récit de science-fiction, un extrait de l’Histoire naturelle de Pline, en un mot tout texte qui s’écarte de la réalité, volontairement ou non, à quelque titre que ce soit.

La démarche est parfaitement défendable, mais l’ampleur de son libéralisme risque d’appauvrir à l’extrême une notion qui se révèle couvrir un monde immense, hétéroclite. Aucun autre moyen de renseigner sur elle ne subsiste que de préciser ce qu’elle excepte et qui est peu, à savoir la représentation fidèle et adroite des choses et des êtres familiers, car la gaucherie est souvent à son tour estimée source de fantastique.

Il est cependant d’usage de réduire l’art fantastique aux arts plastiques, en particulier à la peinture, et plus particulièrement encore aux œuvres des artistes qui manifestent une volonté délibérée de représenter un monde irréel. Ce répertoire du fantastique pictural essentiel comprend généralement des Italiens : surtout Bracelli et Bellini ; des Allemands ou apparentés : Dürer, Grünewald, Schongauer, Baldung Grien, Cranach, Urs Graf, Altdorfer, Nicolas Manuel Deutsch ; des Flamands : Bosch et Bruegel ; des isolés : Monsu Desiderio, Arcimboldo, Goya, Blake ; quelques peintres de l’époque symboliste : Gustave Moreau et Odilon Redon ; enfin, après le douanier Rousseau et Marc Chagall, l’épanouissement surréaliste ou surréalisant avec Dali, Max Ernst, Chirico, Léonor Fini, Delvaux, Magritte, de nombreux autres. Avec Callot, Antoine Caron et Piranèse, d’une part ; avec Munch, Füssli et Fuchs, de l’autre, voici accompli le tour des œuvres qui semblent s’imposer, quels que soient les goûts et les critères personnels des enquêteurs. Il faut bien avouer que ce catalogue, quoique étrangement étroit, demeure fort disparate et qu’il réunit, lui aussi, des œuvres éminemment hétérogènes, que rassemble seulement ce qu’elles excluent : le réalisme.

• Le fantastique déclaré : jeu et système

Ainsi, les tableaux d’Arcimboldo (XVIesiècle) frappent par leur apparence délirante. Il est sans doute d’une aimable fantaisie d’assembler savamment des fleurs, des fruits et des poissons, de façon à faire surgir à la fin des visages ou des personnages composés uniquement d’éléments appartenant à une même série. Mais qui n’aperçoit qu’il ne s’agit là que d’un jeu, que d’une gageure ? Plus tard, on s’est diverti à représenter Napoléon III et bien d’autres célébrités du jour en entrelaçant une multitude de corps de femmes nues. Le ressort est le même. Plutôt qu’un fantastique indubitable, il n’y a là qu’un procédé amusant, systématiquement employé, et qui, les règles une fois données, ne dépend plus que de l’habileté de l’artiste. Ranger de telles œuvres dans l’art fantastique, alors que leur nature de pure prouesse à la fois conventionnelle et mécanique saute aux yeux, paraît aberrant ou étrangement léger.

L’art d’Arcimboldo est parfois présenté comme surgissant par miracle, création absolue ou issue de douteuses influences extrême-orientales. La vérité est plus simple : durant tout le XVe siècle, de nombreux enlumineurs se sont ingéniés à composer des initiales faites de plantes, d’animaux ou d’hommes tordus et contorsionnés de façon à prendre la forme de lettres lisibles, mais dont chaque élément demeure bête, monstrueuse ou non, racine ou vrille, jongleur ou acrobate, sinon squelette désarticulé, chacun dessiné aussi fidèlement que possible et avec un grand luxe de détails. À l’origine, le procédé est clairement ornemental. Arcimboldo l’adopte, s’affranchit sans doute de l’alphabet, mais utilise le même détour pour faire surgir visages ou paysages de combinaisons industrieuses de formes à la fois indépendantes et appartenant à un même groupe naturel. Il s’agit d’inviter l’œil à décomposer et à reconstruire tour à tour l’image totale. Le stratagème est plaisant, mais il faut de la bonne volonté pour l’estimer mystérieux. Les paysages anthropomorphes de Joos de Momper, de Kircher, ceux qu’on pouvait acheter à Paris chez L. Dubois vers 1810-1820, ceux surtout du Maître des Pays-Bas méridionaux au XVIe siècle relèvent d’une plus subtile recherche. Mais, jeu pour jeu, gageure pour gageure, les fantoches cubiques de Dürer (1525), de Ehard Schön (1543), de Luca Cambiaso (1527-1585), les robots des Bizzarie de Bracelli (1624), sans compter, au premier rang peut-être, les menuiseries fabuleuses de la Geometria et perspectiva de Lorenz Stoer procurent une plus dépaysante impression.

Une fois lancé sur cette piste, est-il possible de s’arrêter si vite ? Jérôme Bosch, que beaucoup tiennent pour le peintre fantastique par excellence, ne procure pas à tout le monde l’impression d’étrangeté irréductible, qu’il est après tout raisonnable de proposer, jusqu’à plus ample informé, comme pierre de touche du fantastique. Pourtant chaque détail y fait preuve d’une invention prodigieuse : les règnes s’y croisent, les plus lointaines alliances y sont courantes, et un homme perforé par les cordes d’une harpe est un des moindres spectacles que représentent de redondantes accumulations de merveilles. Mais, justement, ces merveilles accumulées finissent par constituer une cohérence ; elles dérivent d’un parti pris qui fait de la féerie une manière de norme ; elles sont là par obligation, pour illustrer la loi d’un univers tout entier insolite. Il est ainsi des gravures naïves qui représentent, par exemple, le monde à l’envers, les bœufs dirigeant la charrue où les hommes sont attelés, les poissons tirant les pêcheurs hors de la rivière, et le tout à l’avenant. Le fantastique n’est fantastique que s’il apparaît scandale inadmissible pour l’expérience ou pour la raison. Si quelque décision irréfléchie ou, circonstance aggravante, méditée, en fait le principe d’un nouvel ordre des choses, il est ruiné du même coup. Il ne saurait plus provoquer d’angoisse ni de surprise. Il devient l’application conséquente, méthodique, d’une volonté délibérée qui n’entend rien laisser hors du nouveau système.

En fait, le monde de Bosch est précisément systématique. Il a d’abord émergé dans les chapiteaux, les linteaux, les tympans des églises romanes. Il prolifère dans les marges des manuscrits, tout autour du texte qu’il enserre de sinuosités capricieuses. Il annexe les visions de l’Apocalypse, les supplices de l’Enfer, des hallucinations des anachorètes tentés dans le désert. Il déborde des flores, des bestiaires, des recueils de proverbes, de sentences drolatiques, de prodiges et d’oracles. Il est nourri d’une géographie fabuleuse et d’une histoire prétendue naturelle où fourmillent atlantes et sciapodes, basilics et griffons. S’évadant des encadrements et des clefs de voûte, grotesques et grylles, têtes à jambes et autres truculences s’étalent désormais au cœur de l’œuvre d’art. En même temps, le document est confondu avec le présage, le didactique avec l’allégorique.

Qui plus est, une tératologie généralisée épuise les permutations d’organes et d’ustensiles. Elle essaie les plus effarantes combinaisons à l’intérieur d’un règne, entre les règnes, sinon entre l’inerte, le vivant et le fabriqué. La croupe, la grotte et la cabane deviennent interchangeables, comme la pelle et la nageoire, la main, la griffe et la cuillère, la plume et l’écaille, la carapace et l’armure, la pelle, la béquille et la roue, l’entonnoir, la bouche et l’anus, les ailes (de papillon ou de moulin), les antennes, les palpes, les ouïes, les ventouses. Des sphères transparentes descendent les mages au fond des mers, tandis que des voilures de chauve-souris, de démon ou de vaisseau élèvent les poissons en plein ciel. Chaque substitution est risquée à tour de rôle par mille greffes successives, un peu comme dans les jeux enfantins où chaque partie d’un pantin démontable est remplacé par des parties mobiles appartenant à d’autres personnages ou à d’autres organismes.

Ici, toutefois, le clavier des métamorphoses s’étend à l’ensemble de l’univers créé et à toute invention de l’industrie humaine. C’est par là qu’il peut être dit fantastique. L’obscène s’y conjugue avec le burlesque, la parodie avec la cruauté. L’innocent monde à rebours de La Nef ou du Miroir des fous est perverti en anti-monde diabolique et sacrilège, où tout devient à la fois tentation et damnation, convoitise et châtiment. On recherche l’impossible en soi et l’interdit par excellence. La déraison épidémique se répand « comme une dépravation », estime Jurgis Baltrusaïtis qui a passé au tamis ces alluvions infernales et reconstitué la géographie de ces échanges. Il y reconnaît une véritable « physiologie du disparate et du difforme ». C’est peu dire : insectes et reptiles, marmites et rôtissoires, jongleurs et ribaudes, grenouilles et stropiats réussissent les hybridations les plus déconcertantes et d’inconcevables bâtardises.

À la fin, cet univers apparaît si bien inversé, disloqué, brouillé comme un puzzle après brassage des pièces, que l’insolite n’y a plus de place, parce qu’il est partout. Or il n’est rien, il n’apparaît pas, s’il ne transgresse et ne déchire soudain une régularité bien établie et qui semblait imperturbable.

À cause de cet empire sans partage du chaotique et de l’aberrant, les tableaux de Jérôme Bosch n’apportent pas à un degré proportionné à l’éventail et à l’énormité des moyens mis en œuvre le sursaut d’irréductible étrangeté que d’autres provoquent plus intense, plus tenace, à de bien moindres frais.

• Le fantastique d’institution

Pour des raisons analogues, les raffinements de l’enfer tibétain, les divinités inextricables du panthéon hindou, les chimères, les sphinx et les centaures de la mythologie classique, les miracles de l’hagiographie chrétienne, ni, pour le mode mineur, les illustrations, par exemple, des Contes de Perrault ne peuvent passer pour les types d’un fantastique affranchi de la volonté de surprendre ou d’effrayer et qui, pour ainsi dire, étonne ou inquiète malgré lui. En effet, le fantastique le plus digne de ce nom est aussi le moins aisément réductible à une bizarrerie locale, à une donnée inconnue ou à une décision délibérée. Le fantastique de parti pris, c’est-à-dire les œuvres d’art créées expressément pour dérouter le spectateur par l’invention d’un univers imaginaire, féerique, où rien ne se présente ni ne se passe comme dans le monde quotidien, le fantastique volontaire et forcé, qui naît de la simple décision de peindre à tout prix des œuvres propres à déconcerter, celui qui est le résultat d’un jeu, d’un pari, d’une esthétique ou d’une école, ne peuvent rivaliser à la longue avec celui qui surgit malgré l’obstacle de la réalité, sans doute avec la complicité et par l’entremise de l’artiste, mais presque en lui forçant l’inspiration et la main ; dans certains cas extrêmes, à son insu.

Il convient également de récuser le fantastique d’institution, c’est-à-dire le merveilleux des contes, des légendes et de la mythologie, l’imagerie pieuse des religions et des idolâtries, les délires de la démence et jusqu’à la fantaisie désinvolte. Sans doute est-ce renoncer également aux hallucinations d’anachorètes, aux danses macabres du Moyen Âge, aux triomphes de la mort, aux supplices des Enfers ou de l’Enfer, aux squelettes anticipés qu’aperçoivent dans leur miroir de jeunes femmes inquiètes de leur brève beauté, aux sabbats présidés par le Bouc et aux sorcières chevauchant le balai, en un mot à toute monnaie courante de la crédulité ou même de la foi.

De même, ne fait pas bonne mesure l’étrangeté qui dérive des mœurs en usage et des croyances reçues sous quelque latitude lointaine ou proche, à quelque époque révolue ou présente. En effet, ces illustrations, replacées dans leur contexte, font partie du lot des images généralement acceptées : elles n’y apparaissent nullement fantastiques. Cette sévérité s’explique par le fait que fantastique signifie d’abord inquiétude et rupture. S’il existe un fantastique permanent et universel, il est issu, plutôt que du sujet, de la manière de le traiter.

• Le fantastique insinué

Les récits des mythologies et les mystères des religions ne sont pas en eux-mêmes sources suffisantes de l’intrusion fantastique, et cela précisément parce que le merveilleux y est installé de droit divin et que tout y est par principe prodige ou miracle. Il semble pourtant injuste et, en fait, inexact de ne pas admettre qu’un élément étranger ou rebelle peut venir s’y greffer et réussir en quelque sorte à les dénaturer, à les rédimer de leur caractère surnaturel. Alors s’ouvrent la fissure, le décalage, la contradiction, par lesquels s’infiltre d’ordinaire le fantastique. Quelque chose d’insolite, d’inadmissible, de contraire à leur nature se trouve paradoxalement introduit dans ces univers trop libres, sans lois ni régularité.

Certaines illustrations des Métamorphoses d’Ovide, plusieurs œuvres d’inspiration religieuse, de Niccolo Dell Abbate et de Jacques Bellange notamment, où le sujet se trouve comme contredit par la manière de le traiter, les sorcières de Baldung Grien, qui sont simples femmes nues, quoique tordues par d’étranges soubresauts, démunies au demeurant des accessoires rituels, sauf de la cassolette maléfique, et qui forment un groupe où le souffle de la magie naissante n’est plus trahi que par l’invisible tempête qui couche les chevelures, ces divers exemples manifestent également l’élément résiduel qui subsiste, après analyse, dans les mythes, les superstitions, les orthodoxies. Cet élément qui à la fois les dépasse et les soutient continue, en effet, après leur disparition, de projeter son ombre sur l’imagination humaine.

Sabbat des sorcières, H. Baldung Grien. Hans Baldung Grien, «Sabbat des sorcières», 1510. Gravure sur bois colorée. Staatliches Kupferstichkabinett, Dresde. (AKG)

Deux compositions significatives peuvent servir à illustrer pareille conception. Les tentations de saint Antoine sont d’ordinaire l’occasion de multiples diableries : monstres épouvantables, toutes griffes dehors, hérissés et squameux, crachant le feu, à la fois dragons et basilics. Or, plutôt que ces cauchemars redondants, Jan Gossaert (1478 env.-1536 env.) a représenté une tentation calme, solennelle, presque abstraite (musée de Kansas City). Au premier abord, il n’y a d’insolite que l’architecture. Deux colonnes somptueuses encadrent une énorme porte ronde pratiquée dans la muraille d’on ne sait quel édifice, œil-de-bœuf démesuré qui donne sur une cour, plus loin sur un verger, à l’horizon sur des rochers tourmentés et plantés d’arbres, qui forment une grande arche de pierre. Cette voûte naturelle est située dans l’exact prolongement de la porte humaine. Les deux ouvertures se répondent et semblent indiquer une mystérieuse direction. Sous le portique, d’un côté, le saint est assis ; de l’autre, à demi agenouillée, une reine lui présente un vase précieux qu’on devine enfermer quelque merveille ou talisman. Quelle raison de refuser semblable offrande, si ne dépassait de la robe de la visiteuse la patte d’oiseau, la serre de rapace à laquelle on reconnaît les démons ?

Le même recours à un fantastique insidieux de préférence à un fantastique déclaré apparaît dans une arche de Noé qui illustre un des nombreux ouvrages du P. Athanase