13 Effrois - Amélie M. Boulay - E-Book

13 Effrois E-Book

Amélie M. Boulay

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Beschreibung

Plongez dans un univers de mystère avec ce recueil de treize nouvelles sombres. De la chasse à l'homme dans un tunnel bondé au dîner de famille qui tourne mal, en passant par une plage isolée animée de faux-semblants. Les personnages de ces histoires possèdent des secrets et redoublent de mensonges, à leurs risques et périls. Après la lecture, vous commencerez à vous méfier des belles rencontres et des objets qui vous fascinent. Avec des histoires telles que "Mnemoria", "Justice vengeresse" et "Gueuleton", vous passerez d'un monde inquiétant à une réalité bizarre. Tentez une expérience unique en naviguant entre les genres du thriller, du fantastique, de l'horreur et de l'anticipation.

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Seitenzahl: 233

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Amélie M. Boulay

Née en Seine-et-Marne, Amélie M. Boulay a grandi à la campagne. Elle vit actuellement en Bretagne, et ce depuis la poursuite de ses études. Éveillée aux films d’épouvante à l’adolescence et littéraire de formation, elle fait ses premières armes d’écriture en publiant des histoires tragiques sur le net. A l’image de son amour éclectique pour l’imaginaire et le frisson, elle auto-publie en 2023 son premier recueil de nouvelles. 13 Effrois est un fameux mélange de genres entre thriller, fantastique, horreur et anticipation.

Inscrivez-vous aux Papiers Noirs à l’Encre Rouge, sa newsletter bimensuelle sur Substack : www.amelieboulay.substack.com et retrouvez-la sur Instagram pour (re)découvrir à ses côtés des œuvres littéraires et cinématographiques, pour suivre ses actualités et échanger avec elle : @a.b.auteure

Le pire est toujours à venir.

Stephen KING

Table des matières

Chasse au fugitif

Le Futur est avenir

Dissimulation houleuse

Justice vengeresse

Gueuleton

Poudre aux yeux

La prochaine catastrophe

Passion aveugle

Mnemoria

Vilain mensonge

Gabriel Dublais est mort

Un crime pour répression

Amort

Avant-propos

Les histoires que vous allez lire ont toutes une origine différente, précise, plus ou moins lointaine. Le mot le plus ancien de ce recueil remonte à décembre 2018. J’avais vingt ans, la créativité en ébullition et j’écrivais Gueuleton (qui ne portait pas ce titre à l’époque), un court récit qui composerait un recueil de 24 textes, un pour chaque jour du calendrier de l’avent. L’origine de cette histoire est un dicton bien connu, « Un de perdu, dix de retrouvés », mixé à mon amour pour l’œuvre de Stephen King, le roi de l’horreur. Les premiers retours de lecture n’étaient pas fondamentalement positifs, mais ils étaient gratifiants pour moi puisque je cherchais à inspirer quelque chose proche du dégoût et à installer une tension grimpante. On m’a dit : « J’aurais apprécié une note en début de chapitre pour me préparer. Sinon, tu as bien réussi ton texte, je me sentais bouillir tout au long des paragraphes. » et aussi « On ressent très bien l'ambiance tendue entre le mari et la femme dès le début [...] pauvre Charles ! ».

Depuis, j’ai retravaillé ce texte, comme tous les autres. J’ai donné à certains la chance de participer à un appel à texte, et d’autres sont nés pour concourir. La plupart ont eu une première existence sur le web, ils ont tous reçu des avis. Le plus récent de tous, Amort, je l’ai écrit en août 2022.

Entre Gueuleton et Amort se sont écoulées près de quatre années. Si ma plume a évolué au gré de mes expériences littéraires et des changements dans ma vie, ma création prend toujours sa source dans les mêmes tréfonds obscurs, ceux de mon âme.

J’ai décidé qu’il était temps de les en sortir.

Chasse au fugitif

Et merde, ça ralentit.

Les yeux agités, successivement plantés dans les rétroviseurs et devant lui, Jérôme écrase la pédale de frein. Il rétrograde de la cinquième à la deuxième vitesse, puis grogne en passant la première. Le pouls en accélération, son regard s’agrandit lorsqu’il est contraint de rouler au pas alors qu’il s’enfonce dans le tunnel du Mont-Blanc.

— Allez, avance, putain !

Son envie impulsive de klaxonner se transforme en une frappe sur le tableau de bord. Il doit mimer les autres automobilistes et s’arrêter. Le voilà coincé entre la BMW du taxi savoyard et la Coccinelle d’un vacancier seine-et-marnais. La voie de gauche ne se dégage guère plus. Ça n’a pourtant pas l’air d’inquiéter le conducteur de la voiture en sens inverse, qui fume sa cigarette d’un air détendu. Les doigts de Jérôme pianotent machinalement sur le haut du volant, puis ses ongles sales finissent entre ses dents serrées. Il ne peut s'empêcher de zyeuter le rétroviseur toutes les dix secondes ou de passer la tête par la fenêtre aux troisquarts ouverte. Ce n’est pas possible, il ne peut pas rester bloqué ici alors que le temps est compté. Il n'est pas sûr de savoir ce qui l’angoisse le plus : l’embouteillage en huis clos ou bien les soudaines lumières qui tournoient sur le mur voûté du tunnel ?

L'impatience l’envahit, il soupire. Le bouchon se déplace seulement de deux mètres vers l’avant tel un bloc de crasse massé dans des canalisations. Derrière sa petite Polo noire, les voitures s’entassent à perte de vue et le son régulier de deux notes répétitives s’amplifie. C’est la chanson de la sirène des gendarmes, à en juger par la sonorité aiguë. Elle résonne dans la tête de Jérôme, crispé à son volant.

Deux heures auparavant, Jérôme rentrait un peu plus tôt du travail pour allonger son week-end. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas pu faire une telle surprise à Sélène. Entre fierté et joie, son sourire s’étendait.

— Chérie, je suis rentré.

Spike accourut en aboyant, les crocs menaçants. Il se mit à grogner. Il aurait préféré être accueilli par celle qui partageait sa vie et non pas son animal de compagnie. Perplexe, Jérôme contourna le molosse, les sourcils froncés. Il ignora le regard méprisant de l’animal et se faufila dans la cuisine en se libérant de sa sacoche. À en juger par la propreté des lieux, elle avait fait un ménage de fond dans la journée. À moins qu’elle n’ait pas mis un orteil dans la pièce… Spike le suivait à la trace et persistait à relever les babines. Inexplicable mais vrai, Jérôme fut soudainement noyé par un sentiment de culpabilité. Une insondable sensation de malaise s'empara de lui. Mais qu’est-ce qu’il a ce clebs ? Il agrippa la rambarde de l’escalier, et jeta quelques coups d’œil dans l’ouverture du salon, vide lui aussi.

— Sélène ?

Le brouhaha des aboiements ne diminuait pas, ils résonnaient dans le couloir blanc, et toujours aucune réponse. L'écho dans la tête de Jérôme le rendait confus, dans ses pensées et aussi dans ses mouvements au point de manquer une marche avant d'arriver à l’étage. Dans le couloir, il accéléra, pressé par un sombre pressentiment. Une boule s’était nouée dans sa gorge, l’empêchant d’appeler à nouveau Sélène.

Un calme étrange régnait sur le palier. Jérôme ralentit. Quelque chose clochait. À la manière d'un maniaque qui ne supportait pas l’éventualité du désordre, il cherchait à trouver quoi. Une petite voix, pourtant, s’élevait dans sa tête et s’efforçait de le convaincre que sa femme somnolait sûrement dans le lit conjugal. Ce ne serait pas la première fois. Il avait du mal à l’appliquer, mais c'était une des techniques qu’il avait mise en place pour lutter dans ces moments de doute intense. Une idée tenace et plus profonde contredisait cette construction rassurante. Un savoir inné et inconscient, qui provoquait des gargouillis désagréables et quelques bouffées de chaleur. Sa tête et son corps se livraient encore un violent combat lorsque Jérôme s’imposa dans l’ouverture de la porte de la chambre plongée dans l’obscurité d’un volet entrebâillé.

Sélène était bien là, allongée. Mais son visage portait les stigmates d’une ignoble douleur. Il entra dans la pièce, la gorge sèche et déployée, les yeux humides et exorbités. Le corps à peine couvert de sa femme était immobile sous les coulées de sang vif. Pétrifiée par la mort, elle ne bougeait pas et ne bougerait plus. Un spectacle d'autant plus terrible que Jérôme était encore guilleret deux minutes avant. Son cœur s'affola d’un seul coup. Il tambourinait dans sa poitrine, prêt à la faire exploser. La prise de conscience l’inonda d’un silence pesant, les oreilles encombrées par un sifflement isolant. Il expira d’un coup cet air qui commençait à polluer ses poumons. Dans un rugissement de malheur, il attrapa l’oreiller rougi qu’elle avait l’habitude d’affaisser de sa tête, et tenta de déglutir. Il n’avait jamais pensé qu’une bouche pouvait devenir aussi aride alors que les larmes inondaient ses yeux.

C’était un crime. Il en fut intimement convaincu à l'instant même où il se demanda pourquoi elle gisait morte. Il tira brusquement le drap trempé de sang et découvrit avec horreur les plaies ouvertes dans la chair nue de Sélène. Des entailles abyssales dans ses entrailles, signées par un long couteau de boucher. Un carnage qui suscita sa nausée. Il détourna le regard juste à temps, en retenant un haut-le-cœur. Reniflement sur reniflement, il peinait à trouver le moyen d’accepter cette réalité. Sélène était morte. Le reconnaître c’était admettre qu’il ne pourrait plus jamais ni l’entendre, ni la sentir, ni même la voir. Ses poings tremblotants se resserrèrent sur le tissu souillé.

C’est forcément cet enfoiré ! beugla une voix grave tout droit sortie de ses tripes. Les dents grinçantes, il songea à cet homme. Celui qu’il avait surpris la semaine précédente entre les bras chaleureux de sa femme, dans une berline brillante. Ce soir-là, il avait gardé son sang-froid malgré la légitimité de sa jalousie. L’amertume d’une larme l’envahit tout entier, alors face au corps inanimé.

Le pas bondissant, il s’extirpa de la chambre et dévala les escaliers en ignorant complètement les grondements de Spike dont la musculature ressortait férocement sous ses poils courts. Il ne jeta même pas un coup d’œil au téléphone. Les autorités ne lui seraient d'aucun secours. Il se rua plutôt dans le garage et claqua sourdement la porte derrière lui. Le chien gueulait toujours. Ses griffes lacéraient le bois à en juger par les bruits de frottement. Mais il était déjà entré dans la Volkswagen. La porte automatique dénonçait le décor blanchi de l’extérieur. Ses joues le brûlaient, mais le volant, lui, était glacé. Les voix revinrent l'assaillir. Elles hurlaient, se superposaient, se contredisaient. Il frappa sa tête contre la vitre fermée. La violence le sonna un instant, mais les voix s’étaient tues.

Pied au plancher, il s’échappa du garage et prit à gauche. La neige ne tombait plus, mais elle couvrait le sol sur cinq bons centimètres. De quoi imprimer les traces de la voiture-intruse de l’assassin. Après avoir sauvagement tué Sélène, il était parti. Les lignes régulières trahissant de gros pneus viraient à gauche au bout de l’allée. Puis, à l’intersection suivante, elles continuaient tout droit. Sur quelques centaines de mètres déserts, les traces restèrent fraîchement visibles, jusqu’à ce que les trop nombreux sillons rendent l’itinéraire illisible.

Où irait-il se cacher à la place d’un tueur ? En relevant la tête devant le feu tricolore encore rouge, il vit se dessiner les pics saccadés des montagnes. Cette ordure quitte le pays ! Les doigts resserrés autour du volant caoutchouteux, il fonça en direction de l’impressionnant mont Blanc avec la sensation oppressante de devoir se hâter. Une nécessité. Les quelques regards inconscients dans son rétroviseur initièrent une suée à la naissance de ses cheveux.

Pendant que le blocage de la foule de voitures s’entérine, Jérôme aperçoit du mouvement au travers de son rétroviseur gauche. Son cou s’allonge, et dans le même temps, ses yeux se plissent. Deux hommes tout de bleu marine vêtus, la tête couverte par une casquette, trottent dans sa direction. Réaction stupide ou réflexe défensif, il se hisse hors de la Polo en un battement de cœur avec la conviction secrète de devoir courir à toute vitesse.

Ses yeux devenus furtifs ratissent l’espace qui restreint sa dérobade. Il n’a d’autre choix que de se faufiler entre les masses métalliques à l’arrêt. Son sangfroid recouvre les cris de ses poursuivants qui lui ordonnent de se stopper. Il n’écoute que sa voix intime et elle le persuade qu’ils ne seraient pas trop de trois pour attraper le meurtrier de Sélène. Il passe devant le capot de la Polo et saute sur le trottoir de droite. Il se met à courir à la suite d’un invisible fuyard, possiblement le responsable de cet embouteillage infini. Il prie pour que la douane sente l’odeur nauséabonde qu'il dégage, ferreuse et haineuse. S'il se dépêche, il sera là pour voir l’interpellation. Plus vite !

— Vous là, arrêtez-vous tout de suite ! Gendarmerie nationale !

Entrecoupés par le grondement des moteurs, les commandements des gendarmes lui parviennent par bribes. Mais, dans sa course laborieuse, un bruit se détache de celui des vibrations mécaniques. Un automobiliste impatient enfonce son klaxonne et inonde dans le même temps son ouïe. Une sorte de flash hypnotisant prend possession de lui, le forçant à ralentir sa cadence. Un voile lumineux lui brouille désormais la vue. Devant ses yeux apparaissent des images et dans ses oreilles renaissent des sons à succession rapide : la porte d’entrée, la main sur la tête de Spike, les gémissements, l’escalier, la chambre, Sélène et cet homme, les excuses, les supplications, à nouveau l’escalier, la cuisine, le couteau, l’escalier pour la troisième fois, la chambre, la fenêtre ouverte, Sélène seule, le lit, le coup de couteau, le cri, le deuxième coup de couteau, les pleurs, le troisième coup de couteau, le silence… Puis l’escalier, la cuisine, le lave-vaisselle contenant le couteau, le garage, l’intérieur de la Polo, le volant en gros plan, et cet assourdissant son de klaxon.

Les yeux écarquillés, il perd l’équilibre et manque de tomber. Il suffoque, et l’air pollué ne l’aide en rien. Il se retient d’une main ensanglantée contre le mur arqué du tunnel. Il s’efforce d’inspirer et d’expirer. Des râles bruyants s’échappent de sa bouche entrouverte. Il lance un dernier regard dans son dos. Les gendarmes ne sont plus qu’à trois voitures de l’attraper. Une main sur le cœur, il s’élance difficilement sur le trottoir, espérant trouver une sortie de secours. La lumière verte l’indique justement. Elle n’est plus qu’à une dizaine de foulées, l’issue de son cauchemar. Il investit tous ses efforts dans cette course vers l’échappatoire, imitant le pictogramme sur le panneau signalétique brillant.

Il pousse la porte de sortie en justicier et la referme en criminel.

Le Futur est avenir

Clap de fin. Dépôt sur l'étagère. Soupir de mélancolie.

Tristan venait de dévorer le dernier chapitre. Le tome six de L'Œil du Ciel, l’ultime opus de la saga, était terminé. Il avait longuement redouté ce moment, mais n'avait pu le retarder. Jena et son monde fictif n'étaient déjà plus qu'un souvenir.

— Merci, Doskočil pour vos œuvres, murmura Tristan.

Le poster encadré sur le mur du salon, à côté de la bibliothèque pleine à craquer, avait l’air de lui être reconnaissant. Cet Aleck Doskočil avait pondu la moitié des livres qui jonchaient ces planches. La saga de science-fiction qui avait animé Tristan pendant plus de quatre mois en faisait partie. Avachi dans son fauteuil, Tristan plongea son visage dans ses mains sèches.

— Je suis rentrée !

Élise claqua la porte. S'ensuivit un froissement de vêtements, comme chaque fois qu'elle déposait son veston sur le porte-manteau après avoir lâché son sac sur le buffet du couloir. Pas une minute de retard, pas un mot de plus que d'habitude, rien d'original. Tristan ne pouvait pas la voir depuis sa position, mais il savait ce qu'elle était en train de faire. Elle avait filé dans les toilettes parce qu'elle avait horreur de faire sa commission dans un établissement public. Ensuite, elle se laverait les mains deux fois, en bonne maniaque de l'hygiène, et elle s'attellerait à la tâche du soir : la préparation du dîner. Probablement une pizza, puisque c’était vendredi.

— Ça a été ta journée ? cria-t-elle depuis la cuisine.

Elle le savait pourtant, Tristan détestait qu'ils hurlent d'un bout à l'autre de l'appartement pour se parler. Alors, il se leva et, d'un pas mou, la rejoignit dans la pièce. Elle avait déjà enfilé son tablier à fleurs couvert de vieilles taches jaunâtres. Il resta dans l'encadrement de la porte pour ne pas empiéter sur son espace. La cuisine n'était pas la plus grande pièce du logement.

— Ça y est, j'ai fini L'Œil du Ciel.

— Déjà ? T’as passé ta journée à lire ?

Le reproche s'entendait dans le ton d'Élise. Tristan grimaça dans son dos. Pouvait-elle essayer de comprendre qu'il venait d'enterrer un auteur tout entier pour la simple et bonne raison qu'il avait terminé toute sa bibliographie ? Non, évidemment que non. Elle ne pouvait pas comprendre, parce qu'elle se plaisait, elle, dans cette vie routinière et désespérément morne.

— Dis-moi quand ce sera prêt.

Mieux valait stopper la conversation ici pour ne pas devenir encore plus désagréable. Tristan alla se réfugier dans son repaire, une partie du séjour qu'il avait aménagé en coin lecture. Il se glissa sur une chaise, devant son bureau improvisé qui s'avérait en fait être la table à manger. Son ordinateur en veille l'y attendait. Il avait beau être certain d'avoir dévoré chacun des romans d'Aleck Doskočil, chacun de ses recueils de nouvelles, il lui fallait en avoir le cœur net. Peut-être étaitil sur le point d'en publier un trente et unième, pour son plus grand plaisir. Cette pensée raviva la brillance de ses yeux rougis par la lecture prolongée.

Tristan commença par éplucher la page Wikipédia consacrée à l'écrivain. Inutile de relire toute la biographie, il la connaissait sur le bout des doigts et elle ne lui apprendrait rien de nouveau. La dernière ligne indiquait bien qu'il avait pris sa retraite dans le Finistère. Le vieillard vivait désormais à Guimaëc. Il y avait de fortes chances qu'il fût en train de se délecter de l'atmosphère iodée de la Bretagne dans un bon vieux canapé, à lire l'un de ses confrères auteurs. À soixantetreize ans, il en avait bien le droit. Tristan soupira, ne se faisant pas à cette idée. Son réseau social culturel préféré, celui qui prévoyait les futures sorties en plus de recenser les anciennes publications, contiendrait peut-être plus de détails. Les pages listant les œuvres de Doskočil défilèrent sous ses yeux attentifs. Soudain, il freina la molette de la souris. Un titre qu'il n'avait jamais lu auparavant lui sauta aux yeux : Předtucha. D'après SensCritique, il s'agissait d'un roman d'anticipation publié en 2006. Juste avant la pause de trois ans de l’auteur. Trois ans sans écrire, sans rien publier. Le titre d'origine, tchèque donc, n'était pas traduit. Pas une seule information de plus, pas de synopsis, ni de catégorisation dans un genre, rien.

— Pourquoi tu souris ?

Élise apportait les verres, les assiettes et les couverts sur un plateau. Faut dire que Tristan n'était pas du genre à fréquemment exprimer sa bonne humeur.

— Rien, rien.

Il se racla la gorge, le sourire tombant. Tu ne comprendrais pas. Avant de fermer son ordinateur portable, puisque l'heure de manger approchait, il ouvrit une seconde page web en tapant "Předtucha Aleck Doskočil" dans la barre de recherche. Pour tout résultat, il obtint un seul lien pertinent, sur la deuxième page de Google, celui d'une interview réalisée en 2007. En tchèque.

— Bon, tu viens manger ?

Encore un repas expédié. Élise avait mis la table, elle avait cuisiné, alors c'était à Tristan de débarrasser le tout, question d'égalité. Comme chaque fois, il bâcla la tâche ingrate du lavage de la vaisselle, la tête ailleurs. Que pouvait bien signifier Předtucha ? S'il y avait un tant soit peu de similitudes entre le français et le tchèque, ça se saurait. Il abandonna l'idée de deviner, Google Traduction le ferait pour lui.

Pendant que sa femme s'abrutissait devant une comédie romantique à deux sous, lui s'était à nouveau vissé sur la chaise devant son ordinateur. Předtucha signifiait « Prédiction ». L'excitation de Tristan brilla dans ses yeux. Les écouteurs dans les oreilles, il lança l'interview de cinq minutes. La traduction automatique n'était pas sans maladresses. Certaines phrases n’avaient aucun sens, mais l'essentiel restait compréhensible. Tristan but les paroles de Doskočil jusqu'à la fin, sans ciller une seule fois. Lorsque l'interview prit fin, il s'enfonça dans le fond de son siège.

Aleck Doskočil avait écrit un autre roman. Un roman dont il n'avait jamais entendu parler pour la simple et bonne raison que sa diffusion cessa peu après sa première et unique édition. « Mais pourquoi l'avoir rangé au placard ? Était-il si mauvais que cela ? » avait insisté le chroniqueur. Doskočil avait répondu « Vous ne croyez pas si bien dire ». La description de la vidéo précisait qu'une centaine d'exemplaires de Předtucha avait tout d'abord été tirée. Ce qui était vraiment peu pour un écrivain de cette envergure. La faute (ou la chance) à une obscure clause de son contrat éditorial qui avait inclus la traduction de l’œuvre en 3 langues : l’anglais, le russe et le français. La maison d'édition tchèque n’était pas convaincue, émettant une certaine réserve quant à l'impact économique de ce roman. Entre autres, à cause des doutes de l'auteur lui-même. Puis les retours de lecture et les critiques tombèrent, notamment par courrier et souvent de manière anonyme. Des retours négatifs, violents, haineux même. Doskočil n'attendit pas longtemps avant de demander l'interdiction de nouvelles impressions de son œuvre. Il encouragea même ceux qui le possédaient déjà à le brûler.

Au moment de se coucher, Tristan songea qu'il allait tout faire pour se procurer ce roman introuvable.

Le week-end tombait si bien ! Il avait tout son temps pour s'attaquer à de longues recherches sur Internet. Élise s'était levée tôt et avait rejoint des amies pour courir le long du canal, comme deux samedis par mois. Une tasse de café fumante et une bonne tranche de baguette beurrée plus tard, Tristan tapotait déjà sur le clavier de son ordinateur. Les recherches s'éternisèrent. Longues et fastidieuses, bouclées par des échecs. Même les articles de blogs ou de journaux se faisaient extrêmement rares au sujet de cette œuvre. Presque comme si elle n'avait jamais existé. Élise allait bientôt rentrer pour déjeuner lorsqu'il trouva enfin un exemplaire.

Il envisagea de se rendre sur le Dark Web. Sauf que si Tristan osait s'y aventurer, la cyber police se pointerait probablement chez lui dans l'heure, même s'il suivait à la lettre le tutoriel d'un geek. Heureusement, un résultat positif de dernière minute l’en dissuada. Ce nouveau site internet était spécialisé dans la vente de livres de seconde main. Un particulier se débarrassait de son exemplaire de Předtucha pour la modique somme de cinq euros. Quel idiot. Tristan commanda immédiatement le livre quasiment neuf, comme l'indiquait la description.

Dès ce jour, il insista pour être celui qui s'occuperait d'aller chercher le courrier. Il prétexta vouloir amoindrir les tâches d'Élise, qu’elle regroupait sous le nom savant de "charge mentale". Une de ses collègues de boulot lui avait bourré le crâne avec des idéologies féministes dont elle ne connaissait que les principes de base. Il n'avait rien contre son nouvel intérêt pour cette cause, si ça pouvait la débrider un peu.

Le roman arriva dans la boîte aux lettres trois jours plus tard, comme si son propriétaire avait voulu le refiler le plus vite possible. Il était impeccable : aucune rayure, aucune annotation, pas une page cornée. L'expéditeur ignorait donc qu'il s'agissait d'un livre rare dont le prix aurait flambé dans une vente aux enchères bondée de fans de Doskočil. Tristan le remercia simplement en lui attribuant la note de cinq étoiles pour cette transaction, puisqu'il fallait toujours tout évaluer.

Pour autant, il reporta le début de la lecture de Předtucha à plus tard. Cette fois, il s'agissait bien de la dernière œuvre de Doskočil. La dernière qu'il aurait le privilège de découvrir pour la première fois. Il ne valait mieux pas se précipiter. Il se le répéta ce soir-là, allongé dans le lit à côté d'Élise qui dormait déjà.

Cinq minutes après, dans la pénombre de la chambre, il sauta sur son nouveau livre de chevet. À la lueur d'une petite lampe, il entama la préface de l'auteur. Globalement, l'entrée en matière était légèrement différente des précédentes. Celle-ci était sombre, pessimiste. De quoi augurer une anticipation dystopique, mais rien qui ne puisse le rebuter.

Au petit matin, Élise fila au travail en maugréant : « Tu t'es encore rendormi. Faut dormir la nuit ! C’est pas vrai ».

Avec un peu de retard, des chaussettes dépareillées et une valise sous chaque œil, il arriva sans encombre au bureau. Évidemment, il prit soin d'éviter le regard méprisant de Melvin.

— Qu'est-ce que tu fous, tu veux te faire virer, c'est ça ? chuchota Xav entre ses dents serrées.

Pour la troisième fois dans le mois, Tristan passa un sale quart d'heure. Melvin, chef de service de la comptabilité, ne l'épargna pas.

— Déjà que vous vous permettez, sans aucune mauvaise conscience, de prendre une semaine de vacances en plein rush saisonnier, vous enchaînez les retards sans justification valable…

La fiche qu'il avait sous les yeux pendant les remontrances était sans aucun doute sa fiche d'évaluation. Il la noircissait en cochant des cases.

— Je me suis permis de consulter vos résultats, et ce n'est pas très probant non plus. La moyenne de vos collaborateurs est de dix-sept factures par jour, vous atteignez à peine les douze.

Tristan ne trouva rien de mieux pour se défendre que d'assurer une hausse d'activité dès aujourd'hui. Il lui aurait bien parlé de ses problèmes de couple et il lui aurait bien balancé en pleine face à quel point il détestait à la fois ce travail et cette entreprise, mais il avait besoin d'argent. Sans grand enthousiasme, il se leva de sa chaise, répéta qu'il allait mieux et que les chiffres grimperaient bientôt sur son rapport de productivité.

— Désolé, mais vous êtes viré, monsieur Jacquet.

Il avait le droit à un mois de préavis, qu’il décida d’écourter. Il ne reviendrait que pour emporter ses affaires personnelles ainsi que quelques papiers.

Bien sûr, il ne dit pas un mot de tout ça à Élise. Lorsqu'elle passa la porte de l'appartement vers dixhuit heures, il se contenta de la jouer comme d'habitude.

— Alors, ta journée ?

Son refrain préféré. Il leva la tête de son livre pour lui répondre. Le mensonge passait mieux les yeux dans les yeux, conseil de Xav.

— Le patron m'a redonné une semaine de congé. J'ai visiblement trop bien travaillé…

Élise tentait de le cacher, mais elle était stupéfaite par cette nouvelle. Agacée serait même plus proche de la réalité. En enroulant son foulard sur le porte-manteau libre, elle ne quitta pas Tristan du regard.

— Mais pourquoi il t’a pas donné une prime alors ? On a besoin d'argent, pas de vacances.

Parle pour toi. Il haussa les épaules pour feindre l'incompréhension. Il ajouta que Stéphane Legrand n'avait jamais été un grand généreux et que lui offrir des congés n'était pas un geste de bonté négligeable. Sur quoi, Élise alla se terrer dans la cuisine.

Le point positif de ce licenciement était que le temps ne manquerait plus pour lire. Sans compter qu'il aurait la paix. Il sourit à cette idée et replongea avec sérénité dans son roman. Kamil Nistor, le héros de Předtucha, se réveillait d'une longue opération chirurgicale.

Allongé sur ce qui ressemblait à un brancard, Kamil ouvrit les yeux. La lumière blanche lui brûla temporairement les rétines. Il lui fallut fournir un important effort pour se redresser en position assise. Cette pièce avait l'air d'un laboratoire d'anthropobiologie, si l'on occultait les étranges outils tranchants qui jonchaient l'établi en métal. Quelques personnes en blouse blanche allaient et venaient à la hâte derrière la large baie vitrée circulaire.

Après un bruit de pulsion, Kamil tourna vivement la tête vers la gauche. Une femme, une docteure, venait de pénétrer dans la salle.

— Pourquoi je suis là ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ?

Elle contourna son corps engourdi, le regard froid.

— Du calme. Rien qui ne vous soit néfaste.

Il aurait été difficile d’être définitif quant à savoir si elle était humaine ou robotique.

— L'armée de l'Empire Européen a mis ses plus brillants scientifiques au service de la santé de nos anciens soldats. Après votre accident…

— Quel accident ? hurla Kamil sur son brancard.

Elle le regarda enfin dans les yeux, sans flancher.

— Pendant la guerre, lors de l'invasion d'une infanterie extraterrestre il y a un an, vous avez subi de graves blessures. Le chirurgien psychologue m'avait prévenue de votre amnésie partielle.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— Ne vous en faites pas, vous retrouverez la mémoire.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé !

Kamil perdait son calme, mais la docteure resta stoïque.