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JF et Lucie sont deux jeunes français qui, influencés par la liberté sentimentale instaurée à la suite des événements de mai 1968, se demandent s’ils vivent un vrai amour. Ils s’offrent un temps de repos en Grèce, en juillet 1974, au moment de l’affaire de Chypre qui risque d’entraîner une guerre avec la Turquie. Elle fera tomber le fascisme, libérera le peuple grec et, rendant leurs vacances un peu folles, les aidera à mieux comprendre leurs sentiments.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Françoise Terraz a découvert le monde grâce aux romans et à la poésie. Ayant vécu des événements peu ordinaires et prise par le désir d’écrire, elle décide de les raconter afin de procurer aux lecteurs les mêmes plaisirs que ceux ressentis dans ses lectures d’antan.
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Seitenzahl: 199
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Françoise Terraz
68, l’amour et la Grèce
Roman
© Lys Bleu Éditions – Françoise Terraz
ISBN : 979-10-377-8517-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon premier bon lecteur Dominique Cailloux
Qu’est-ce que l’amour ? se demandent Lucie et Jean-François tout au long du roman. La Grèce où le fascisme est une haine institutionnalisée le leur apprendra-t-elle ?
Paris – Banlieue
1
Il avait sonné, s’était rendu compte aussitôt de son erreur.
On était samedi et Marc devait profiter du départ de ses parents dans leur maison de campagne pour faire l’amour avec sa copine. Il consulta sa montre. 18 heures. À cette heure pourtant, les tourtereaux devaient bien avoir émergé de leur plumard.
Pas sûr. Il allait repartir quand un bruit de porte le fit se retourner. Dans l’encadrement, Marc le regardait avec un sourire moqueur.
— Ah, c’est toi ?
Derrière lui passa la silhouette longiligne et totalement nue de Sophie. Indéniablement, il dérangeait.
— Entre puisque tu es là.
Il hésita. Il était venu parce que, l’an dernier, à cette époque, il avait déjà retenu l’avion pour leurs vacances. Mais depuis, un changement survenu dans la vie de Marc l’inquiétait.
Marc, son meilleur copain rencontré à la fac au moment des inscriptions aux TD de première année. Marc lui assénant ce jour-là un ironique « La physique, y a que ça de vrai » qui scella leur amitié. Marc partageant les mêmes passions, le cinéma, l’alcool, les grands restau, les grosses Chambord achetées d’occasion, mai 68 au Quartier latin où ils s’entraînaient au lancer de pavé sur les CRS. Issus dumême terreau social, leurs pères étaient ingénieurs, leurs mères sans profession. La fille allait-elle balayer tout ça ?
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Marc.
Il l’avait installé au salon, avait sorti du bar une bouteille de porto et deux petits verres. JF fit la grimace. Ils n’avaient donc pas de whisky ses parents ? Lui, il était un fou du J and B. Il aurait préféré du J and F, mais ça n’existait pas.
Il contempla son ami, torse nu, ses cheveux ébouriffés. Avec son collier de barbe brune, sa grande silhouette lui rappelait un célèbre bas-relief assyrien.
— Qu’est-ce que tu veux ? répéta Marc.
— Organiser nos vacances pour cet été. On choisit les îles grecques qu’on ne connaît pas encore ou la Turquie ? J’ai pensé…
— Attends, il y a du nouveau. Je vais mefiancer en juillet avec Sophie. Après, on ira passer les vacances dans le sud, chez mes futurs beaux-parents.
— Tu vas te marier ?
— Cet hiver, sans doute.
Le monde s’écroula autour de JF. Il revit des épisodes de leur passé. Leur premier voyage en Chambord jusqu’en Yougoslavie. La seconde retapée par Marc les emmenant à la table du grand Lasserre, à Lyon. Les Cyclades sillonnées l’an dernier…
Se marier ! Préférer l’amour à l’amitié ! Là était la vraie trahison. Lui avait placé l’amitié au-dessus de tous les autres sentiments. L’amour n’en était qu’une pâle copie inventée par la société pour assurer sa reproduction. Il ne l’avait jamais éprouvé et le méprisait. L’amitié enrichissait la vie alors que l’amour ligotait l’individu. 68 avait ancré en lui un goût démesuré de la liberté.
Hélas pas enMarc qui l’abandonnait, le laissait continuer seul sur le chemin qu’ils avaient décidé de suivre ensemble. Un parcours sans projection dans l’avenir, plein de fantaisie, mais aussi de désespérance, avec une morale antisociale qu’il croyait partager avec lui, buvant comme des trous, conduisant comme des fous. Ils ne voulaient pas vieillir, pas même mûrir.Toutes ces souffrances pour arriver à la mort, autant y arriver plus vite en se marrant. Prendre tout à la rigolade sauf si… Si quoi ? L’amour ? Ce leurre presque religieux, pensait JF.
Et voilà que son ami était tombé dans le piège etréclamait une vie avec plan de carrière, bobonne, enfants et petits-enfants. Une vie sans lui, pauvre mec solitaire qui, avec l’âge, deviendrait un vieux con si l’alcool et la cigarette n’avaient pas le bon goût de l’écourter à temps.
Après la licence, JF avait arrêté ses études tandis que Marc avait préparé un DEA de physique et terminait son doctorat de troisième cycle. Il avait constaté alors que la réussite universitaire inoculait dans ses veines, succès après succès, des signes indéniables d’embourgeoisement.
— Tu vas te marier, travailler, avoir des gosses ? Finis les cuites, les aventures, les voyages ?
— Gueule pas si fort, Sophie n’est pas sourde. D’ailleurs, tu devrais en faire autant.
— Jamais.
— Avec Lucie, par exemple. Comme t’aime pas déflorer les nanas, j’ai déjà fait le boulot et puisque tu y as goûté une fois… Quoique je ne sais pas si elle…
— Si elle quoi ? beugla JF hors de lui.
— Si elle a aimé ça… Tu as été plutôt sommaire ce soir-là…
Une nuit mémorable, passée à trois dans le lit pas très large de Lucie. La fille les avait invités, une cuisine aménagée à l’étage lui permettant de recevoir ses amis à dîner.
Le repas s’était achevé par une bouteille de grappa à soixante degrés. Trop soûls pour reprendre la voiture, ils s’étaient engouffrés sous ses couvertures tandis que la mère et le grand-père de Lucie dormaient en bas du pavillon.
C’était un peu moins d’un an après leur retour d’Italie où ils l’avaient rencontrée. Marc s’était intéressé à Lucie puis très vite désintéressé d’elle avant de rencontrer Sophie.
Fidèle à sa future fiancée, il s’était collé le long du mur, JF contre lui et Lucie sur le bord extérieur. JF était pété et Lucie plus encore. Marc avait assisté à leur étreinte. Chaviré par l’alcool, avec une partenaire offerte, mais qui paraissait inconsciente, l’acte s’était déroulé très vite.
Le lendemain, la fille ne semblait pas s’en souvenir. Était-ce possible ? Et pendant qu’elle revenait s’habiller dans la chambre, Marc dans la cuisine avait crié : « Ce qu’il a été mauvais ! C’est un nul en amour ce type ».
Lucie avait-elle entendu ? Il avait joui, pas elle. Mais s’il avait pu se glisser dans son sexe doux et accueillant, cela ne prouvait-il pas qu’elle y avait pris du plaisir ? Plus que la méchanceté de Marc, cette interrogation le tourmentait.
Depuis, il n’avait pas revu Lucie. Une certaine honte l’avait retenu de l’appeler au téléphone et de lui rendre visite.
La voix de Marc le tira de ses pensées.
— Évidemment, je ne t’inviterai pas à mes fiançailles que tu désapprouves.
Et comme il était dans le couloir, Marc lui cria :
— Viens jeudi au pot qui suivra ma soutenance de thèse. Dix-huit heures dans l’amphi F de Jussieu. On finira la soirée chez moi, mes vieux sont en vacances. Dis à Lucie de t’accompagner. Deux et deux font quatre, tu piges ?
Là-dessus, la porte claqua. Deux couples. Marc le poussait dans les bras de Lucie. Afin qu’elle comble le vide où il le laissait ? Lucie ne le remplacerait jamais dans des aventures folles comme celles qu’ils avaient vécues. Mais elle lui inspirait de la sympathie et son physique l’attirait.
Se rapprocher de Lucie. L’idée tourna dans son esprit le temps qu’il retrouve sa voiture garée trois rues plus loin. Elle était bonne. Elle était même excellente. Avec sa famille exigeant sa présence au foyer, il ne risquait pas de se faire épingler comme Marc par Sophie.
Mettre ainsi les sentiments en équation lui était venu en Première quand le prof de français leur avait présenté les Essais de Montaigne.
Son rejet de l’amour lui venait aussi du cinéma. Dans les films vus à la cinémathèque, les Bogart, Lauren Bacall, Gary Grant, Marlène Dietrich, et même Marilyn qui le transperçait d’émoi quand elle chantait My heart belongs to Daddy, se débattaient dans le piège de passions implacables et morbides. Les héros ne s’en sortaient que par un dénouement tragique ou un mariage. Des fins pour lui aussi terrifiantes l’une que l’autre.
Au moins, sa définition rendait l’amour inoffensif : une entière liberté de part et d’autre ; pas de jalousie autorisée ; une relation amicale et chaleureuse et, quand l’un des deux le désire, rejouer la carte de la séduction pour inviter au rapprochement des corps. Beau programme qu’il ne lui restait plus qu’à mettre en œuvre.
Comme si la Chambord comprenait ses états d’âme, elle ne se dirigea pas vers sa banlieue, mais prit la direction opposée que lui dictait le projet qui venait de naître dans son esprit et dont il voulait amorcer la réalisation le plus tôt possible.
2
Affalée sur son lit, Lucie dévore La Valse aux adieux du romancier tchèque Milan Kundera.
Elle vient de terminer Barrages contre le Pacifique de Marguerite Duras et se demande pourquoi on porte aux nues cette romancière. Ayant étudié en fac toutes sortes de styles d’écrivains, elle trouve que son livre, truffé de répétitions ennuyeuses, est écrit avec les pieds.
Le seul intérêt du récit réside dans les concessions inexploitables, car inondables, vendues en Indochine à des émigrés comme sa mère par des compagnies sans scrupules. Est ébauché aussi le destin du capitaine dont la vie aurait inspiré un roman beaucoup plus intéressant. Le reste est un remplissage de dialogues creux entre les enfants de cette mère, sans avenir là-bas, et des émigrés tirant, eux, leur épingle du jeu colonial et plein de fric.
Duras dure à lire, avait pensé Lucie quand, avant, elle avait voulu ingurgiter ses soporifiques Petits chevaux de Tarquinia.
Les Barrages l’avaient d’autant plus déçue qu’ils succédaient à Cent ans de solitude, merveille de l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez. Dans ces sociétés, un éveillittéraire avait jailli du tragique de leur histoire, au contraire des vieilles démocraties européennes où les auteurs n’ayant plus rien à en raconter s’acharnent dans le nouveau roman à rendre le style incompréhensible.
Kundera, lui, apporte le plaisir d’un récit bien construit et Lucie y retrouve le même goût de la dérision tchèque que dans les célèbres aventures du Brave soldat Chveïk de Hašek.
Néanmoins, elle se demande pourquoi Klima, le héros, couche avec d’autres femmes alors qu’il n’aime que la sienne et se consume de remords de la faire ainsi souffrir. Épisode amusant : le médecin d’une clinique soigne les femmes atteintes de stérilité due à leur mari en leur inoculant son propre sperme. Elles accouchent ainsi de bébés aussi moches que lui.
Le succès de Kundera vient surtout qu’il dénonce les tares de son pays communiste. Si l’avortement y est pratiqué légalement, des dirigeants dissidents y sont encore exécutés dans la plus pure tradition stalinienne. Les critiques de Kundera ne sont pourtant pas plus virulentes que celles de Hašek décrivant les punitions infligées aux jeunes refusant en 1914 d’aller se faire tuer à la guerre.
En bas, la mère de Lucie se prépare à réchauffer la soupe qu’elle a fait cuire le matin. Lucie entend le cliquetis des assiettes et des couverts qu’elle dispose sur la table de la cuisine. Son grand-père âgé de quatre-vingt-sept ans attend le dîner en regardant la télé.
Ils habitent dans la maison de sa grand-mère paternelle, car quand son père est mort, renversé par une auto devant l’école dont il était le directeur, ne pouvant rester dans l’appartement de fonction, ils se sont installés ici à Fontenay-sous-Bois.
De perdre son mari, sa mère a fait une dépression la rendant dépendante de sa fille. Lucie a continué ses études puis, sa licence de lettres terminée à vingt ans, a demandé un poste d’institutrice à l’inspecteur d’académie du département.
Trois ans après, elle était si déprimée que sa mère, de peur qu’elle s’écroule à son tour, l’a poussée à partir aux sports d’hiver durant les vacances de Pâques. C’est là, près du mont Rose, qu’elle a connu Marc et ses copains.
La fantaisie de cette bande de farfelus lui a donné le courage de changer d’orientation. Elle a passé des concours administratifs puis aménagé ce studio à l’étage pour y recevoir ses amis et y vivre ses amours. Même si elle ne rencontrait pas tout de suite un homme qui comble ses désirs physiques et sentimentaux, des expériences éveilleraient sa sexualité. D’autant qu’enchaînée à ses proches, tout mariage lui était impossible.
Brusquement, la clochette attachée à la grille s’agita.
Elle se précipita à la fenêtre, reconnut Jean-François et la Chambord garée sur le trottoir d’en face. Dix-huit heures quarante-cinq. Sa mère allait être contrariée.
Elle descendit quatre à quatre l’escalier et ouvrit au garçon. Malgré le soir tombant, JF portait sa paire de Ray-Ban qui lui donnait un faux air à la James Dean. Il les retira.
— Salut l’instit.
— Sympa de te rappeler que j’existe.
Il balança un « bonsoir Madame » vers la mère tandis que le grand-père somnolait devant la télé.
Le vieux comme il l’appelait affectueusement ressemblait à Gabin. Mêmes cheveux raides grisonnants, des mâchoires carrées, des lèvres fines, mais sans la moue de l’acteur que JF n’aimait pas parce qu’il interprétait de la même façon ses rôles de truand, de banquier ou de commissaire. Fan du grand écran, JF établissait sans arrêt des correspondances entre les films et la réalité.
— On mange dans dix minutes, avertit la mère.
— Commencez sans moi.
La mère fronça le nez. Mal à l’aise, JF passa devant elle et suivit Lucie au premier étage.
— Excuse-moi d’arriver à cette heure-là.
— Tu aurais dû téléphoner avant.
— Pour me faire pardonner, je t’emmène dîner rue Monsieur-le-Prince.
Lucie cria à sa mère qu’elle mangerait à Paris avec JF. Il la raccompagnerait en voiture. Surtout, qu’elle ne laisse pas sa clef dans la serrure, l’obligeant à la réveiller pour entrer.
— J’ai un fond de whisky, ça te dit ?
— Le whisky, ça me parle toujours.
Elle alla chercher la bouteille et quand elle revint de la cuisine, JF inspectait son domaine.
— Tu as fait retirer la cloison depuis qu’on est venu ? Tu as peint toi-même les murs en blanc ? C’est bien. Et tu as gardé le même lit ? ajouta JF avec un sourire.
Jean de velours noir, veste en cuir et pull bleu, moins grand que Marc, son physique était plus harmonieux. Une belle tignasse brune et bouclée, des traits gracieux avec au coin des yeux, de fines ridules qui les rendaient rieurs.
Par la fenêtre, il contempla la vue sur Paris. En face, le Bois de Vincennes, son champ de courses, à droite la tour Eiffel. Entre les deux, achevée depuis peu, la tour Montparnasse que les Parisiens trouvaient alors particulièrement moche.
— C’est bien, répéta Jean-François.
Qu’est-ce qu’il mijotait ? Lucie se souvenait très vaguement de la nuit passée avec les deux gars. Ce soir, JF avait des trucs à lui dire. Elle ne se trompait pas.
3
— Tu veux aller de Paris à Athènes en train ? Tu es fou.
Jean-François vient d’exposer à Lucie son projet pour leurs prochaines vacances. Pour la griser un peu, il lui a servi un excellent Mercurey. Ce vin fruité a accompagné les crevettes au curry et sera parfait avec le canard au gingembre qui suivra. Autour, les tables sont encore inoccupées et l’endroit est calme.
JF connaît les vertus aphrodisiaques du gingembre, mais ce soir il ne restera pas chez Lucie. Il veut d’abord démêler les rapports entre leurs trois sexualités, celles de Lucie, de Marc et la sienne. Et plus urgents encore sont l’organisation de leur voyage et les billets à retenir pour le réaliser.
— Trois nuits et deux jours, tu te rends compte, ma cocotte ?
Pour nommer Lucie, il navigue de l’instit qu’elle n’est plus à ma cocotte, n’aimant pas son prénom qu’il trouve vieillot.
— Dans le Trans-Europ-Express. Pas le Trans-Orient super chic d’Agatha Christie, mais la version prolo pour les étudiants et les travailleurs émigrés s’arrêtant à Istanbul ou à Athènes. On passera par Venise et Belgrade. On traversera l’Italie, la Yougoslavie, une partie de la Grèce. On louera des couchettes au départ de Paris. On partira le 7 juillet et on reviendra fin août…
— Je ne pourrais pas partir plus d’un mois, intervient Lucie.
— Pour un voyage comme celui-là, c’est court. Pour le retour, l’avion. À l’Olympic Airways, ils font un rabais de vingt pour cent pour les étudiants.
— La compagnie d’Onassis qui soutient la dictature des généraux, objecte Lucie. Et étudiant, toi peut-être, mais pas moi…
— J’arrangerai ça. Je suis passé à l’agence de l’Opéra. Ils veulent une carte à jour, m’a dit la femme à la réception…
— Mais la mienne date de plusieurs années.
— Ou une photocopie, a ajouté la bonne dame. En repliant la partie droite où est inscrite la date de mon inscription avec la partie gauche portant ton nom, la photocopie fera une carte acceptable. Arrivés à Athènes, on partira pour les îles. On dormira chez l’habitant ou à la belle étoile c’est moins cher. Alors, tu es d’accord ?
— Qui d’autre fera partie du voyage ?
— Personne. Rien que toi et moi, ma cocotte.
— Et Marc ?
— Monsieur part avec sa nana dans la maison de campagne de ses futurs beaux-parents. Sophie et lui vont se fiancer en juillet.
Son amertume n’échappe pas à Lucie qui a le bon goût de ne pas la relever.
— Pas question de laisser seuls ma mère et mon grand-père. Mais s’ils peuvent séjourner encore en Provence chez le cousin de maman, c’est jouable.
— Donc, c’est oui ?
— Pourquoi me proposes-tu ce voyage à moi ?
— J’ai constaté aux sports d’hiver que tu n’es pas comme ces nanas quin’arrêtent pas de se laver et de se pommader. Toi tu te comportes comme un mec…
— Être comparée à un mec n’est pas un compliment.
— Dans ce genre de voyage sans confort, c’en est un. Bon c’est réglé, conclut-il avec soulagement.
Quand il releva la tête, il vit que Lucie le fixait avec un regard énigmatique. Pensait-elle à une intimité entre eux, promesse de délices et de volupté au moins le temps des vacances ?
JF voulait aborder maintenant le second sujet lui tenant à cœur. Qu’est-ce qu’elle avait éprouvé le soir où ils avaient fait l’amour ? Mais poser la question directement était trop dangereux pour son narcissisme.
Il décida de ruser en l’interrogeant sur ses relations avec Marc. Comment s’était passée la première fois avec lui ? Ainsi, il pourrait comparer leurs comportements de mâle, évaluer si ce super baiseur était aussi performant et lui aussi mauvais qu’il le suggérait.
JF faisait l’amour classiquement. Il se mettait sur la fille, l’embrassait sur la bouche, la pénétrait en un mouvement régulier, attendait qu’elle prenne son pied. Après un temps qu’il jugeait convenable, il déchargeait en elle.
Marc prétendait que la femme était beaucoup plus sensible que l’homme. Qu’en savait-il ? Que peut-on savoir de la sexualité féminine quand on est enfermé dans sa virilité comme dans une prison ?
— Dis-moi, ma cocotte… Marc se vante beaucoup de ses prouesses au pieu, toi qui l’as pratiqué…
— Tu veux que je te raconte ma première fois avec lui ?
Elle se mit à rire.
— C’est pas un sketch comique tout de même ?
— Presque.
Le restaurant s’était rempli. JF conseilla à Lucie de parler plus bas. Elle lui confia alors ce qu’elle appela : l’histoire de la goutte d’eau.
— La perte de ma virginité est liée à un exécrable bruit de robinet mal fermé gouttant sur le lavabo de la chambre d’hôtel. Virginité n’est pas le mot exact, car comme ma mère je n’avais pas d’hymen. Pourtant, je ne m’étais jamais masturbée. Vierge, mais pas pure, m’avait dit en se trompant le docteur qui m’avait examinée avant de me prescrire la pilule. Ma condition pour accepter mon premier rapport avec un garçon.
Marc avait attendu que je la prenne et pendant plusieurs semaines m’avait caressée sans rien demander en échange. Je garde d’ailleurs un meilleur souvenir de ces moments où la sève montait en moi que de la suite. Le jour J, une goutte d’eau n’a pas fait déborder la coupe du plaisir, mais l’a, au contraire, vidée de sa substance.
Pourquoi l’un de nous n’est-il pas allé fermer le robinet du lavabo ? Moi, je n’ai pensé qu’à ce bruit. Impossible de me concentrer. Je n’ai rien ressenti et Marc était furieux que je sois si peu réceptive. Après c’était mieux et même bien.
Mais quand j’ai connu l’apothéose, j’étais si éberluée que je ne lui ai pas dit. Et comme il n’est plus revenu seul ensuite, il n’en a rien su. La vraie raison est que Marc ne m’inspirait pas.
— Pourquoi tu l’as fait alors ?
— Parce qu’il s’est proposé et qu’à vingt-trois ans il fallait que je me lance. Quel folklore on met autour de ces débuts. Du mensonge pour tromper les filles.
JF demeura songeur. Lucie était-elle cynique ? Et puisque Marc n’était pas un surdoué du sexe, il relèverait le défi et tenterait de faire mieux que lui.
— Je te raccompagne.
Il déposa Lucie devant son pavillon, attendit qu’elle redescende avec sa carte d’étudiante périmée. Au moment de la quitter, il l’invita au pot qui suivrait la thèse de Marc, lui précisa le rendez-vous et ajouta de prévenir qu’elle ne rentrerait sans doute pas chez elle cette nuit-là.
Il repartit vers sa lointaine banlieue où lui aussi habitait chez ses parents, ses cours donnés dans une boîte privée ne lui permettant pas de payer un loyer. Mais c’était lui qui s’incrustait chez eux et, si un jour il faisait fortune, il les quitterait à leur grand soulagement.
La Chambord ronronnait dans la douceur du soir. Bientôt, tel un vieux couple, Marc et lui se partageraient les biens acquis du temps de leur amitié : la Chambord, les disques de Jazz et quelques bouteilles renfermant des crus classés. Quant à Lucie, Marc la lui léguait puisqu’il lui en abandonnait la jouissance.
Un mois dans la Grèce magnifique à faire l’amour avec elle et à se baigner dans l’eau chaude de la Méditerranée serait un pur délice et le soignerait de la trahison de son ami.Il glissa une cassette de Count Basie dans le magnéto, alluma une dernière cigarette et lutta pour ne pas s’endormir au volant. Il était plus de minuit.