À l’Est, l’embellie - Zannie Voisin - E-Book

À l’Est, l’embellie E-Book

Zannie Voisin

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Beschreibung

Vingt ans. C’est le temps qu’il aura fallu à Judith pour entrevoir la vérité sur le père de son fils. Abandonnée alors qu’elle portait son enfant, sans autre explication qu’un laconique « Je ne peux pas avoir d’enfant maintenant », elle découvre bien plus tard que l’homme qu’elle a tant aimé a été incarcéré aux États-Unis pour avoir tu ses complices… avant de mourir peu après sa libération. Déterminée à offrir à son fils l’histoire qui lui revient, Judith s’élance sur les traces de cet homme disparu, portée par l’espoir de retrouver sa sépulture… si tant est qu’elle existe. De l’Amérique aux rivages envoûtants des Bahamas, accompagnée de l’inspecteur qui jadis arrêta Thomas, elle affrontera secrets enfouis et vérités insoupçonnées. Mais ce voyage, bien plus qu’un pèlerinage, deviendra une révélation : malgré les épreuves, la vie demeure une promesse inestimable.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Zannie Voisin se consacre à l’écriture depuis 2009 et occupe, depuis plus d’une décennie, le poste de vice-présidente de l’Association des écrivains de Bretagne. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, parmi lesquels "Gilia – Passé composé, futur simple", "Maximila et les « chevals » de cœur", publiés respectivement en 2009 et 2010 chez Edilivre, ou encore "Jardin bleu", paru en 2024 chez Le Lys Bleu Éditions.

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Seitenzahl: 529

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Zannie Voisin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l’Est, l’embellie

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Zannie Voisin

ISBN : 979-10-422-6757-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

De la même auteure

 

 

 

Edilivre

– Gilia – Passé composé, futur simple, 2009 ;

– Maximila et les « chevals » de cœur, 2010.

 

Le Lys Bleu Éditions

– Le guerrier des Alpujarras, co-écrit avec François Welden, 2023 ;

– L’Îlden – Aline, Mina, Juliana et autres nouvelles, 2025.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a toujours une part de folie dans l’amour,

bien qu’il y ait toujours un peu de raison dans la folie.

F. Nietzsche

 

 

Il faudrait essayer d’être heureux

ne serait-ce que pour donner l’exemple.

Jacques Prévert

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Luca

 

 

 

Judith n’était pas très contente. Depuis une semaine, un nouveau directeur avait pris ses fonctions dans l’entreprise où elle travaillait. Ce monsieur avait décidé une réunion surprise, à seize heures trente pour le lendemain, un mercredi en plus. Il exigeait que tout son personnel soit présent, sauf cas de force majeure, bien sûr. Cela avait surpris tout le monde et des grommellements s’étaient fait entendre.

Le lendemain après-midi, Judith terminait son travail à seize heures et ce jour-là, elle n’aurait que le temps d’aller chercher son petit garçon de trois ans et demi qui était en garde chez sa nounou. D’habitude, les jours d’école, Isabel récupérait le gamin à la sortie de l’école en même temps que ses deux enfants. Les mercredis, elle le gardait toute la journée. Isabel, jolie Portugaise aux formes opulentes et rassurantes, était l’amie de Judith et la marraine de Luca. Malheureusement, Isabel ne pouvait pas garder Luca ce mercredi soir, car elle devait rendre visite à sa belle-mère qui avait été hospitalisée le matin même et faire les papiers pour son admission. Pour une fois que Judith avait besoin de sa mère, celle-ci était en vacances à courir le guilledou avec un énième fiancé et Judith n’avait pas réussi à la joindre. C’était la toute première fois qu’une réunion se faisait un mercredi et à une heure aussi tardive. Ne pouvant faire autrement, Judith avait décidé d’emmener son fils à la réunion avec elle.

— Le directeur ne doit pas avoir d’enfants ou alors c’est sa femme qui les garde, dit-elle à ses collègues, Clarisse et Cécilia qui l’accompagnaient.

Elles avaient toutes les deux des enfants et ne travaillaient jamais le mercredi. Mais il leur avait été expressément demandé d’être tous présents à cette réunion importante.

— Il ne porte pas d’alliance, il ne doit pas être marié, lança Cécilia.
— Ça ne veut rien dire, rétorqua Clarisse. Comme il vient d’arriver, je me demande ce qu’il peut avoir à nous dire.
— Peut-être qu’il veut faire plus ample connaissance…
— Il a toute la journée pour le faire au bureau, la coupa Judith, légèrement agacée.
— Justement, on ne l’a pas beaucoup vu dans son bureau depuis son arrivée !
— Ouais, mais ça ne m’arrange pas, cette histoire ! J’emmène Luca avec moi qu’il soit content ou pas ! dit Judith.

Elle venait de récupérer son petit garçon qui était heureux et gambadait près de sa mère. Il ne faisait vraiment pas chaud et la pluie s’était arrêtée. Judith entendait comme un bruit de succion quand son fils marchait. Elle s’inquiéta.

— Luca, viens ici, mon petit cœur.

Luca, petit garçon au sourire espiègle, les cheveux couleur châtain clair coupés court lui encadraient un minois éclairé par des yeux d’un joli marron mordoré. Il était farceur et éclatait souvent de rire, ce qui montrait ses jolies petites dents bien alignées et le rendait irrésistible. Il revint vers sa mère avec un grand sourire.

— Fais-moi voir tes pieds…

Le petit s’arrêta net et fit la moue, ce qui mit la puce à l’oreille de sa mère.

— On va être en retard, déclara Clarisse. Et le chef va râler.

Judith l’avait entendue, mais ne répondit pas. C’était bien ce qu’elle pensait, son fils avait les pieds trempés.

— Mais Luca, qu’est-ce que tu as fait ?
— J’ai fait la douche à mes pieds, répondit le petit garçon d’un air goguenard.

Elle déchaussa son fils, et cassa un lacet en voulant aller trop vite.

— Et zut, il ne manquait plus que ça ! Tu vas attraper la crève. Les filles, partez devant et achetez une paire de chaussettes dans le magasin au coin de la rue Briand. Moi, je vais aller rapidement chez le cordonnier pour acheter des lacets.
— Tu crois… commença Cécilia.
— Je ne peux pas le laisser comme ça, il va attraper du mal. Asseyez-vous au fond de la salle et je viendrai m’installer près de vous pour lui mettre discrètement ses chaussettes.
— Maman, je peux attendre d’être à la maison, tu sais, mes pieds y z’ont pas froid, dit Luca.
— Sûrement pas ! Je n’ai pas envie que tu sois malade.
— J’aime bien quand je suis malade…
— Tu aimes bien être malade ?
— Ben oui, parce que comme ça, tu me gardes !

Clarisse et Cécilia sourirent, mais s’empressèrent de partir. Judith assit son fils sur un banc et le déchaussa. Ses chaussettes étaient dégoulinantes d’eau. Elle n’avait pas d’autre choix que de lui remettre ses chaussures sans ses chaussettes.

— Je ne suis pas contente, Luca. Et Isabel, elle ne t’a rien dit, Isabel ?
— Ben, tu sais, elle a pas vu. Et je lui ai pas dit parce que sinon elle me gronde…
— Elle a bien raison ! Ce n’est pas raisonnable, Luca, surtout aujourd’hui…
— Qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui ?
— Il y a une réunion importante et je dois encore aller t’acheter des lacets. Je vais être en retard…
— C’est ma faute, déclara Luca, légèrement dépité de voir sa mère nerveuse.
— Et pis, tu vas pas à ta réunion, ajouta-t-il en haussant ses petites épaules comme si c’était une évidence.
— Il faut absolument que j’y aille, Luca. Tu sais que je ne peux pas perdre mon travail, hein ? Je te l’ai expliqué plein de fois.
— Je sais maman, répondit le petit, un peu gêné quand même.

Elle lui remit sa deuxième chaussure et le traîna rapidement par la main. Le petit claudiquait, car la chaussure sans lacet lui sortait du pied à chaque pas.

— Et puis tu sais, Luca, j’ai un nouveau chef et il n’est pas commode. Il fait sa première réunion et je dois être là, sinon je serai virée.
— Mais maman, t’es jamais dans le retard…
— Non, je ne suis jamais dans le retard comme tu dis. Et c’est préférable !
— Autrement, on aura plus de sous pour manger, c’est ça ?
— C’est à peu près ça, oui !
— Eh ben, quand je serai grand je travaillerai aussi, et comme ça, on aura plein de sous…

Judith sourit et embrassa le front de son petit garçon. Elle décida de le porter jusque chez le cordonnier dont la boutique n’était plus très loin. Elle poussa la porte du magasin. Un petit banc était face au comptoir et Judith y déposa son fils. Elle attrapa une paire de lacets sur un présentoir, la posa sur le comptoir et chercha son porte-monnaie dans son sac.

— C’est combien ? demanda-t-elle.
— 1,95 euro, s’il vous plaît, répondit le cordonnier.

Il en a de bonnes, pensa-t-elle en fourrageant dans son porte-monnaie. Bien sûr que ça ne lui plaisait pas, mais elle n’avait pas le choix. Elle sortit 2 euros et les posa sur le comptoir. Elle jeta les lacets dans son sac et attrapa son fils pour le porter dans ses bras et ouvrit la porte du magasin.

— Votre monnaie, lança le cordonnier.
— Gardez-la ! Je n’ai pas le temps.

Luca tendit la main et attrapa les 5 centimes que le commerçant lui posa dans sa petite main.

— Au revoir Monsieur, dit Luca avec un beau sourire, très content d’avoir récupéré la pièce.
— Au revoir, mon petit.

Le petit pesait lourd dans les bras de sa mère. Mais c’est mon porte-monnaie qui pèsera moins lourd si je n’arrive pas à temps à cette foutue réunion, pensa-t-elle.

— Il est méchant, ton chef ? demanda Luca.
— Plus que ça ! C’est le père Fouettard !
— Waouh, s’écria Luca, ravi.

Il ne savait pas vraiment qui était le père Fouettard, il ne l’avait jamais vu, mais il était content de bientôt faire sa connaissance.

— Alors, il doit pas être beau, ton chef !

Pour lui, quelqu’un qui était méchant était forcément laid… Sauf les gentilles sorcières qu’il voyait dans ses livres, évidemment qu’il y en a de gentilles ! Judith leva des sourcils interrogateurs, mais le moment était mal choisi pour demander des explications. Enfin, elle arriva à l’entreprise. Elle poussa la porte vitrée de l’accueil et, son fils toujours dans les bras, elle se dirigea vers l’ascenseur qui, évidemment, était arrêté aux étages supérieurs.

— Ce n’est pas mon jour ! Tout est contre moi aujourd’hui, grommela-t-elle entre ses dents.

Elle regarda sa montre, elle avait déjà cinq minutes de retard. Elle, qui d’habitude était si ponctuelle, cela la stressa. Elle avait horreur de trouver des excuses. Pas question de dire que son fils avait pataugé dans l’eau !

— Et merde ! dit-elle, en affermissant ses bras autour de son fils qui commençait à glisser.
— Maman, t’as dit un gros mot…
— Tais-toi, Luca !

Luca comprit qu’il était préférable de se taire.

Enfin l’ascenseur arriva, les portes s’ouvrirent et elle s’engouffra dedans. Rageusement, elle appuya sur le bouton de l’étage à atteindre. Les portes s’ouvrirent de nouveau et elle avait encore un long couloir à parcourir pour arriver à la salle de réunion. Elle était devant la porte et fut surprise de n’entendre aucun bruit de voix. Elle regarda vivement sa montre. Se serait-elle trompée de salle ?

Ça serait bien ma veine, pensa-t-elle, en frappant à la porte sans poser son fils à terre.

Essoufflée et échevelée, elle ouvrit la porte sans attendre qu’on l’invite à entrer. Tout le monde était assis autour de la table de réunion et, seul, le directeur était debout près d’un tableau aux feuilles de papier amovibles. Personne ne parlait et l’on aurait entendu une mouche voler. Elle laissa son fils glisser à terre, sentit le rouge envahir son visage en voyant tous les regards posés sur elle. Elle attrapa Luca par la main comme pour se donner du courage et s’apprêtait à bredouiller une vague excuse.

— Bonjour, Monsieur. C’est ma faute ! déclara Luca, en devançant sa mère.

Le directeur sourit.

— Bonjour. Comment ça, c’est de ta faute ?
— Ben… J’ai mouillé mes pieds et maman elle aime pas ça !
— Elle a raison ta maman. Il fait très froid dehors…
— Et pis aussi, y a mon lacet qui a cassé, ajouta Luca, en soulevant le bas de son pantalon et levant sa jambe pour montrer sa chaussure sans lacet.
— Ça fait beaucoup de choses, tout ça, répondit le directeur. Mais tu n’as pas de chaussettes aux pieds ?

De rouge, le visage de Judith devint cramoisi, d’autant plus que toute la salle riait.

— Ben forcément, maman les a enlevées parce qu’elles étaient toutes mouillées. C’est la copine à maman qu’a été acheter des chaussettes neuves…

Judith se pencha vers son fils pour le faire taire.

— Voulez-vous laisser votre fils s’exprimer !

Luca lança un regard entendu à sa mère. Enfin, quelqu’un qui ne l’empêchait pas de parler.

— Et pis, il a fallu acheter des lacets aussi, autrement je perds ma chaussure !
— Mais pourquoi est-ce que ta maman ne t’a pas remis des chaussettes dans les pieds ?
— Maman voulait pas être en retard, parce que tu sais – il leva ses petites mains qu’il plaça de chaque côté de son visage pour ne pas être entendu des autres – son chef, c’est le père Fouettard et il va peut-être la virer, tiens ! déclara le petit, avec aplomb.

Comme Luca n’avait pas baissé le son de sa voix, tout le monde avait entendu. Judith plaqua sa main sur la bouche de Luca pendant que des éclats de rire résonnaient dans toute la salle.

De rouge, le visage de Judith était devenu blême.

— S’il vous plaît, Judith, c’est bien Judith, n’est-ce pas ? Je vous demande de laisser parler cet enfant.

Gênée, Judith était surprise que le directeur se souvienne de son prénom alors qu’elle ne lui avait jamais été présentée. Elle se sentait de plus en plus mal à l’aise et de plus en plus seule. Luca se sentait soutenu par le monsieur en costume.

— Mes chaussettes neuves, c’est la copine de maman qui les a…
— La copine ?

À l’autre bout de la table, la copine de la maman souriait et levait une main qui tenait une paire de petites chaussettes rouges avec des dessins bleus. Le directeur demanda gentiment à Judith :

— Vous pensiez les lui mettre quand, ces jolies chaussettes ?
— Discrètement pendant la réunion, répondit-elle, gênée. Excusez-moi d’avoir amené mon fils, mais comme c’était imprévu, la nounou n’a pu me le garder et…
— Et si elle vient pas, son chef qu’est pas beau, il va virer ma maman, lança Luca, péremptoire.

Les éclats de rire fusèrent à nouveau. Judith, qui aimait la discrétion, ne savait plus où se mettre. Elle n’osait plus bouger ni parler. Son directeur comprit son embarras, mais il avait envie d’en savoir un peu plus. Il trouvait la spontanéité du petit garçon amusante.

— Et pourquoi ce chef qui n’est pas beau, pourrait-il virer ta maman ?

Judith lança un regard noir à son supérieur qui comprit le message, mais cela ne l’intimida pas pour autant. Au contraire, cette situation lui plaisait.

— Ben, parce que c’est le père Fouettard, tiens ! Et que s’il donne des coups de fouet aux enfants qui sont pas sages, il doit pas être beau ! répliqua Luca, avec beaucoup d’assurance.

Les rires qui s’étaient interrompus pour écouter le petit garçon éclatèrent de nouveau. Judith se serait glissée dans un trou de souris s’il y en avait eu un assez gros pour elle.

— Qui t’a dit ça ? demanda le directeur.
— Ben, c’est maman, forcément ! Et pis, s’il vire maman, on aura plus de sous…

L’hilarité de la salle était à son comble. Judith avait le visage qui passait par toutes les couleurs.

— Et moi, comment tu me trouves ?

Judith s’attendait au pire.

— Toi ? Ben… t’es beau, je trouve ! T’as un beau pantalon et ton manteau, il est beau aussi.

Le soulagement de Judith ne passa pas inaperçu de son supérieur.

— Eh bien, tu vois…
— Ouais ! Mais t’es pas son chef. Y a que son chef qu’est pas beau !

Judith aurait voulu mourir sur place. Là, à ce moment précis, et tant pis si c’était devant tout le monde.

— Je m’appelle William Flamming et je suis le directeur de ta maman…
— Je sais pas qu’est-ce que c’est un directeur ! lança Luca.
— C’est un chef…

Les yeux de Luca s’agrandirent de stupeur. Il venait de comprendre. En mettant sa petite main devant sa bouche, il se tourna vers sa mère.

— Pardon, maman, j’ai pas fait exprès ! Je savais pas… bredouilla-t-il.

Judith le pressa contre elle et lui ébouriffa les cheveux. Elle pinça ses lèvres, car il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour qu’elle se mette à pleurer. Un comble devant tous ses collègues. William Flamming comprit son désarroi et lui dit gentiment :

— Allez vous installer près de vos copines et mettez des chaussettes sèches aux pieds de cet enfant !

Judith hocha légèrement la tête sans rien dire ni oser le regarder. Les rires s’étaient calmés, mais pas le bruit des conversations. Judith entraîna son fils vers le fond de la salle. Clarisse lui tendit les chaussettes qu’elle s’empressa de mettre dans les pieds de son petit garçon. Puis, elle remplaça le lacet cassé et put enfin s’asseoir. Son visage retrouva des couleurs normales.

Le directeur retourna au bureau qui faisait face à l’assemblée. Il se retourna et afficha un visage grave.

— Merci d’être venus si nombreux à cette réunion, cela va nous permettre de faire plus ample connaissance. Je suis conscient des désagréments que cela apporte à quelques-uns d’entre vous de venir un mercredi et je les remercie vivement d’être présents. J’ai été nommé directeur de votre entreprise, car, comme vous ne le savez encore pas, Monsieur Carrier est hospitalisé pour des problèmes de santé assez graves et il ne pourra pas revenir parmi nous.

Un brouhaha de voix s’éleva, car personne n’avait entendu dire que Monsieur Carrier était malade. Certains se tournèrent vers Coline, sa secrétaire particulière, mais son visage impassible indiquait qu’elle ne devait pas être au courant.

— Je crois savoir qu’il a été victime d’un accident cérébral et il restera certainement handicapé. J’ai été nommé pour le remplacer et j’espère que nos relations seront aussi conviviales qu’elles l’étaient avec Monsieur Carrier. Je rencontrerai chacun de vous en particulier et nous pourrons discuter de la façon dont je vois les choses et les petits changements que je désire apporter. Monsieur Carrier a fait du bon boulot et j’entends que nous continuons comme avant. Nous allons embaucher cinq personnes qui viendront soulager les postes les plus lourds.

Judith n’entendait qu’à moitié le discours du directeur, son esprit était ailleurs. Elle donna à son fils un carnet et un stylo pour qu’il dessine. Elle n’avait pas eu le temps de prévoir quelque chose. Le directeur ne perdait pas de vue le petit garçon qui semblait s’ennuyer.

— J’ai là quelques documents que je vous distribuerai…

Une idée venait de lui effleurer l’esprit.

— Judith, vous permettez que votre fils distribue les documents ?

Mais ce n’est pas vrai, il ne va pas nous ficher la paix, celui-là, pensa-t-elle.

— Mais bien sûr, répondit-elle. Luca, tu veux bien aller distribuer des papiers à tous les gens qui sont ici.
— Oh, ouais ! s’écria le petit garçon, ravi.
— Alors, viens mon bonhomme, dit le directeur.

Luca se rendit auprès de lui.

— Tu t’appelles comment ?
— Luca sans s, et je suis pas un bonhomme, répliqua-t-il avec aplomb. Je suis un moyen garçon, parce que je suis dans la classe des moyens !

Des rires s’entendirent de nouveau.

— Tu as raison, Luca sans s. Tu veux bien distribuer ces papiers à toutes les personnes qui sont ici ?
— Pour tout le monde ?
— Oui. Tu prends un paquet, tu vois c’est agrafé, et tu en donnes un à chaque personne.

Le petit hocha la tête, indiquant qu’il avait bien compris.

— Je sais comment faut faire ! Des fois, je le fais à l’école.

Luca avança la main pour prendre le paquet que lui tendait le directeur, mais il se ravisa et laissa pendre son bras le long de son corps. Le directeur s’étonna, mais il n’eut pas le temps de dire le moindre mot.

— Tu vas pas virer ma maman ?
— Et pourquoi tu veux que je la vire ?
— Ben, parce qu’elle était en retard à cause de moi.

Les éclats de rire éclatèrent de nouveau. Son fils amusait la galerie et cela ne plaisait pas du tout à Judith.

— Je ne la virerai pas…
— T’es sûr ? s’obstina Luca.
— Je suis sûr ! Mais maintenant, il faut que tu fasses ta part de travail en distribuant ces feuilles et que tu me laisses faire ma réunion.
— Bon, alors je parle plus aussi !

Judith se sentit de nouveau très mal. Le rouge avait de nouveau envahi son visage.

Ça commence à suffire, pensa-t-elle. Il ne peut pas nous lâcher la grappe, celui-là ?

Luca prit les documents.

— Quand tu auras fini, tu pourras t’installer à ce bureau si tu veux, lui proposa le directeur. Il y a des feuilles de papier et des feutres de couleur.
— Je prendrai les feutres, mais j’irai m’asseoir à côté de ma maman, c’est plus sûr, répondit le petit garçon d’un air entendu.
— Plus sûr ?
— Ben oui, je la protège, répondit Luca en soulevant ses petites épaules.

Le directeur éclata de rire à son tour. Il aimait l’assurance et le ton protecteur de ce petit garçon. Il regarda l’assistance. Certains s’essuyaient les yeux et il n’était pas loin d’en faire autant. Il remarqua que seule Judith ne riait pas. Consciencieusement, en tirant un petit bout de langue rose, Luca distribua les documents. Il était fier qu’on lui ait confié ce travail. Au passage, certains lui ébouriffèrent les cheveux, ce qu’il trouva agaçant. Cécilia et Clarisse l’embrassèrent sur la joue, mais c’étaient les copines de sa maman. Quand une autre femme voulut l’embrasser à son tour, il ne se laissa pas faire. Sa mère lui avait dit qu’il ne fallait pas qu’il se laisse toucher par des gens inconnus. Il savait ce que voulait dire le mot inconnu, sa maman lui avait expliqué.

Monsieur Flamming continua de parler à ses employés sans perdre de vue le petit garçon. Il avait vu la reculade de l’enfant quand la femme avait voulu l’embrasser, alors qu’il s’était laissé faire avec les deux autres femmes. Quand Luca acheva de distribuer les documents à tout le monde, il lui en restait deux qu’il déposa sur le bureau. Puis, il prit deux feuilles de papier blanches et hésita sur la couleur des feutres. Il ne savait vraiment pas lesquels choisir.

— Tu peux tout prendre, si tu veux… l’invita le directeur qui comprit son hésitation.
— Ouais, mais t’en auras plus pour travailler, toi !
— Je me débrouillerai, lui assura le directeur en lui faisant un clin d’œil.

Luca, après beaucoup d’hésitations, choisit un feutre rose et un feutre bleu clair. Les feuilles dans une main, les crayons dans l’autre, il retourna s’installer près de sa mère. Il fut rapidement absorbé par ses dessins et ne s’occupa plus de ce qui se passait autour de lui. Sa mère jetait de temps en temps un œil pour voir ce qu’il dessinait. La réunion se déroulait sans que le petit garçon ne se manifeste plus, comme il l’avait promis. Il avait terminé un dessin avec le feutre rose et il l’avait mis de côté. Sur la deuxième feuille, il dessina des lignes bleues qui se croisaient et se recroisaient. Puis il s’appliqua pour écrire son prénom au bas de la page. Sa main tremblait un peu. Il n’y avait pas longtemps qu’il savait écrire son prénom en lettres d’imprimerie. Une barre du A était plus longue qu’il ne fallait et le U était atteint de gigantisme. Il ne savait écrire que son prénom. Son nom, c’était un peu plus compliqué.

— Luca, il faut y aller, mon chéri, dit Judith. La réunion est terminée.
— Ben, je sais…

Il reboucha soigneusement les feutres et donna la feuille couverte de dessins roses à sa maman.

— Tiens, c’est pour toi, maman.
— Merci, mon petit cœur. C’est très joli ! L’autre dessin, c’est pour toi ?
— Nan…
— C’est pour qui ?
— C’est un secret ! Je peux pas le dire.
— D’accord. Mais n’oublie pas de rendre les feutres.
— Ben, je sais, répondit Luca, en haussant ses petites épaules. Y sont pas à moi !

La salle se vidait. Judith voulut prendre la main de Luca, mais celui-ci se dégagea.

— Je peux marcher tout seul ! Je suis pas un bébé, je suis un moyen !
— OK ! Alors, on y va.

Le petit garçon se dirigea vers le bureau et y déposa les feutres. Il se tourna ensuite vers le directeur et lui tendit le deuxième dessin en bleu.

— Tiens, c’est pour toi !
— Merci Luca ! Il regarda le dessin avec attention. Je peux te dire quelque chose en secret ?

Le petit garçon hocha la tête tout en lançant un regard de défi à sa mère. Le directeur se pencha et murmura quelque chose à l’oreille du gamin dont les yeux s’agrandirent. Un grand sourire vint éclairer sa frimousse. L’homme se releva et fit un clin d’œil à Luca qui voulut l’imiter et ferma les deux yeux.

— C’est un secret entre hommes, d’accord ? ajouta le directeur, en tendant la main au petit garçon.

La petite main vint se loger dans la grande et, très fier, Luca répondit :

— Ben oui, on est des garçons tous les deux ! Il se retourna vers sa mère et la tira par la jupe.
— Au revoir, Monsieur. On y va, maman ?
— Au revoir, Luca. Bonne soirée, Judith…
— Oui, c’est ça, bonne soirée ! répondit-elle sèchement.

Ça ne lui plaisait pas, mais alors pas du tout, qu’il se permette de l’appeler par son prénom. Elle avait hâte de sortir de cette salle.

— Il est adorable votre fils, lança-t-il au moment où elle allait passer la porte.
— Comme le sont tous les enfants ! répliqua-t-elle sèchement. Au revoir, Monsieur.

Elle entraîna son fils par la main et rejoignit ses copines qui avançaient doucement dans le couloir menant aux ascenseurs.

— Dis donc, tu as un ticket avec Flamming, dit Cécilia.
— Tu en as d’autres comme celle-là ? répliqua Judith, visiblement en colère. Non, mais, pour qui il se prend ?
— Il a été très sympa avec ton fils, renchérit Clarisse.
— Justement, il en fait un peu trop ! Ce n’est pas son père…
— On a passé un bon moment et…
— N’en rajoute pas, s’il te plaît ! Ça suffit comme ça !
— Maman, je trouve que ton chef, il est gentil, dit Luca, visiblement sous le charme.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit à l’oreille ?

Le petit leva les yeux vers sa mère et la regarda en pinçant ses petites lèvres.

— Quoi ? Tu ne veux pas me le dire ?
— Ben non ! C’est un secret !

Clarisse et Cécilia éclatèrent de rire.

— Arrêtez de glousser, on dirait deux pintades ! lança Judith, ulcérée.

Les deux pintades se lancèrent un regard qui en disait long et gloussèrent de plus belle. Judith leur lança un regard noir en haussant les épaules. Elle tenait fermement la main de Luca et ils rentrèrent les premiers dans l’ascenseur qui venait de s’arrêter à leur étage.

— Tu admettras, commença Clarisse, que Flamming est beau mec…
— Certainement pas ! Il est trop quelconque, il ressemble à tout le monde !
— Moi, continua Clarisse, j’aimerais bien avoir un quelconque comme lui dans mon lit. Deux jours à la campagne avec lui, je prends.
— C’est normal, tu sautes sur tout ce qui bouge, lança Judith, dont la colère s’apaisait un peu.
— S’il bouge bien à l’horizontale, pourquoi pas ? minauda Clarisse.

Elles arrivèrent dans le hall et se dirigèrent vers la porte d’entrée. Elles venaient de l’atteindre quand retentit le signal indiquant que le deuxième ascenseur arrivait. Cécilia regarda les gens qui en sortaient.

— Ne te retourne pas, Judith, Flamming vient vers nous. On sort rapidement de là…
— Oui, ça suffit comme ça ! À demain les filles !
— Salut, répondirent les filles.

Cécilia et Clarisse partirent d’un côté et Judith de l’autre en hâtant le pas. Elle ressentit tout à coup comme une grande fatigue lui tomber sur les épaules. Elle avait deux ou trois courses à faire avant de rentrer à la maison, mais elle remit ça pour le lendemain. Elle avait envie de pleurer, de rire, elle ne savait plus trop ! Luca parlait sans arrêt comme d’habitude, sans se rendre compte que sa mère ne l’écoutait pas. C’était sûr, pensait-elle souvent, son fils aurait bien besoin d’une présence masculine, mais elle n’arrivait pas à trouver l’homme idéal pour ça.

 

Ses rapports avec les hommes étaient distants. Elle levait automatiquement une barrière devant elle dès qu’un homme s’approchait d’un peu trop près. Et c’était ainsi depuis que Thomas, l’homme qu’elle avait aimé comme une dingue, était parti quand elle lui avait annoncé – au bout de deux ans de vie commune quand même :

— Nous allons un avoir un enfant de l’amour…

Elle qui s’était attendue à une explosion de joie, à de grandes embrassades, en avait été pour ses frais.

— Ce n’est pas possible pour moi d’avoir un enfant maintenant. Tu aurais dû m’en parler avant ! Je-ne-veux-pas-d’en-fant ! lui avait-il scandé.

Elle n’avait pas eu le temps de répliquer. Il était rentré dans la chambre pour remplir un sac de voyage de quelques vêtements et il était parti en claquant la porte d’entrée sans dire un mot de plus. Assise sur le canapé, elle était restée abasourdie devant sa réaction. Elle s’était allongée, recroquevillée en position fœtale, puis enfin, elle avait pleuré ce qui l’avait bien soulagé. Le bébé était là et il fallait faire face. Elle avait pensé un bref instant interrompre sa grossesse, mais elle n’en avait pas eu le courage. Elle avait accouché, son amie Isabel à ses côtés. Isabel avait eu le bébé dans les bras aussitôt après que Judith l’eut reçu sur son ventre. Isabel était devenue la tatie du nouveau-né à cet instant précis, et sa nounou en même temps que sa marraine trois mois plus tard.

 

Thomas n’avait jamais vu son fils et elle ne savait pas comment il avait su qu’elle avait accouché. Mais il était au courant. Un avocat avait téléphoné et demandé à rencontrer Judith. Quand il lui apprit pourquoi, elle avait refusé le rendez-vous. Il avait insisté, mais elle n’avait pas cédé. Alors il était venu à son domicile pour lui présenter des documents à signer pour que Thomas puisse reconnaître son fils. Il ne voulait pas que le petit garçon porte son nom, seulement qu’il soit reconnu comme le père de cet enfant. Elle refusa d’accorder la paternité à un homme qui lui avait lancé à la tête qu’il ne voulait pas d’enfant. L’avocat lui expliqua que c’était pour la sécurité du petit, ce qu’elle n’avait pas voulu croire. S’étonnant que ce soit un avocat qui l’appelle plutôt que Thomas lui-même, l’homme de loi lui confia qu’il était incarcéré aux États-Unis et qu’un confrère américain, le défenseur de Thomas, lui avait demandé de prendre le relais. Elle apprit qu’il avait été mêlé à une sombre affaire en liaison avec des mafieux. Mais, avait ajouté l’homme de loi, il était innocent et la justice américaine s’en apercevrait rapidement. C’est ce que Judith s’efforçait de croire. Elle avait seulement lu la première lettre avant de la jeter à la poubelle. Quand elle reconnaissait sur les enveloppes le logo du cabinet de l’avocat international du Droit Privé et Public, elle ne les ouvrait plus et les jetait directement dans la boîte à ordures sans aucun regret.

 

Le samedi suivant la réunion, Judith ne réveilla pas son fils pour l’emmener à l’école. Il était en deuxième section de maternelle et ça ne pouvait en rien perturber sa scolarité. Elle était dans son lit et elle aimait rester sous sa couette quand elle ne travaillait pas. Elle profitait des derniers instants de calme qui régnait dans la maison avant le réveil du turbulent petit garçon. Elle allait se rendormir quand la petite tornade arriva, se glissa sous la couette et se colla contre elle. Il n’avait pas oublié son doudou, cadeau de sa marraine, une peluche qui avait été blanche et bleue, mais qui était devenue d’une couleur indéfinissable. Une de ses oreilles ne faisait plus que la moitié de la longueur de l’autre, suite à une rencontre malheureuse avec le chien de la nounou. Une jolie couture surjetée avait été effectuée par Isabel et « l’opération » réussie avait satisfait Luca qui trouvait toujours autant de charme à son Pitou. Bizarrement, les jours où il y avait de l’école, Judith avait beaucoup de mal à réveiller Luca. Le week-end, il se réveillait aux aurores et venait retrouver sa mère dans son lit. Si sa mère dormait encore, il chuchotait à son oreille. Mais il en avait vite assez de parler sans avoir de réponse. Alors, il commençait par lui toucher le bras, la main, le visage. Celle-ci avait beau grogner et lui demander qu’il la laisse dormir encore un peu, rien n’y faisait. Ça se terminait toujours par des chatouilles, des cabrioles et d’énormes éclats de rire de part et d’autre. Puis rapidement, Luca réclamait son petit-déjeuner. Les jours sans école étaient prétextes à d’énormes petits-déjeuners. Les rires, ça creuse l’appétit, tout le monde sait ça !

 

Après une toilette rapide, Judith décida d’aller faire des courses. Luca adorait faire les courses alors que sa mère détestait ça. Elle trouvait que c’était une corvée et une perte de temps, mais comment faire autrement ? Si elle avait été seule, il était évident qu’elle se serait moins cassé la tête, mais elle avait un enfant qui mangeait bien. Luca demanda, comme d’habitude, que sa mère lui achète un petit quelque chose. Ça ne coûtait rien d’essayer des fois que sa mère aurait été en veine de générosité… L’après-midi, ils allèrent au cinéma pour voir un dessin animé. Pendant le film, Luca déclara qu’il avait faim.

— D’accord, on ira manger quelque part en sortant, lui souffla-t-elle.
— On n’ira pas au Mac Do maman, parce que t’aimes pas ça, hein ? On ira au Quick…
— Chut… fit Judith, un doigt sur sa bouche.

Elle sourit, car elle n’a jamais dit qu’elle n’aimait pas le Quick. Luca avait des épines aux fesses. Bien qu’il fût assis sur un rehausseur, il gesticulait sans cesse. La fin du film arriva et c’est avec soulagement que Judith vit les lumières se rallumer dans la salle. Le Quick se trouvait tout près du cinéma et Luca mangea avec plaisir son menu enfant et adora le petit jouet qui l’accompagnait. Judith se contenta d’une salade et d’eau minérale.

De retour à la maison, Luca s’installa dans un coin du salon pour jouer avec ses petites voitures sur un circuit dessiné sur le tapis. Luca voulait que sa mère lui mette un film de dessins animés, mais elle lui refusa parce qu’il venait de voir un film. Judith était dans la cuisine quand la sonnette de la porte d’entrée retentit. Comme d’habitude, Luca se rua pour ouvrir la porte. Judith le gronda, car il n’avait pas le droit d’ouvrir la porte tout seul.

— Mais t’es là… se défendit-il.

Judith lui fit les gros yeux et ouvrit la porte. Elle se retrouva devant son directeur. Il portait une grande poche de plastique à bout de bras.

— Bonjour. J’espère que je ne vous dérange pas, demanda-t-il, en souriant.
— Non ! s’écria Luca.
— Non… Enfin, si, un peu, dit Judith, réellement surprise de le voir là. Il y a quelque chose qui ne va pas ?
— Tout va bien, la rassura-t-il. Je suis venu pour…

Le téléphone retentit dans la maison. Judith ne savait pas quoi faire. Ah si, répondre évidemment ! Elle se dirigea vers le téléphone placé sur un petit guéridon près d’un canapé. William Flamming resta sur le seuil de la porte, elle ne l’avait pas invité à entrer.

— Allo, oui… Oui !

Tout en répondant, elle se tourna vers son directeur et d’un signe de la main, lui fit signe de rentrer. Il entra et referma la porte derrière lui. Il n’osait s’aventurer dans la pièce. Judith écoutait son téléphone.

— Quoi ? s’écria-t-elle.

Son visage devint rouge et elle se réfugia dans la cuisine dont elle ferma la porte un peu brutalement. Le directeur devina qu’il se passait quelque chose de grave et pensa qu’il avait mal choisi le moment pour venir la visiter. Luca avait vu partir sa mère et décida de s’occuper du visiteur.

— Tu veux voir ma chambre ? J’ai plein de jouets !
— Je ne sais pas si ta maman accepterait que j’aille dans ta chambre…
— Elle veut pas pour les gens qu’on connaît pas. Mais toi, elle te connaît, t’es son chef ! Et pis, mes copains, ils ont droit…
— Oui, mais je ne suis pas un de tes copains. Tiens, je t’ai apporté un cadeau.
— Pour moi ? demanda le petit avec un sourire épanoui.

Il adorait les cadeaux comme tous les enfants.

— Oui, je te l’avais promis !

William Flamming tendit la poche de plastique à Luca qui s’en empara et la vida sur la table du salon. Une boîte laissait apparaître, par une fenêtre de plastique transparent, des feutres de toutes les couleurs.

— Waouh ! La boîte est très grande !
— C’est la plus grande que j’ai pu trouver.

Des éclats de voix se firent entendre venant de la cuisine. Le directeur, assis sur le canapé près de Luca, ne comprit que quelques mots qui étaient prononcés en anglais et avec colère.

— T’as vu, dit Luca. Y a un autre paquet.

Il sortit trois albums à colorier et un Abécédaire.

— Waouh ! s’écria encore Luca.
— Tu vas pouvoir apprendre à écrire toutes les lettres de l’alphabet, et de toutes les façons possibles. Tu vas à l’école ?
— Oui, mais je suis chez les moyens.
— Tu veux dire que tu es chez les petits ?
— Ben, non ! J’suis pas avec les bébés quand même ! s’indigna Luca. Je suis chez les moyens ! Je fais l’écriture avec maman, je sais écrire mon prénom. Aussi, je commence à écrire tous les chiffres, le huit c’est pas facile, ça tourne tout le temps comme un serpent. Et je sais faire aussi les découpures…
— Tu veux dire des découpages ?
— Oui, faut mettre la bonne tête d’un animal avec son corps et faut pas se tromper parce que la tête d’un cheval avec la queue d’un poisson, ça va pas avec. Maman, elle me raconte aussi les histoires de mes livres parce que je sais pas lirer.
— On dit lire.
— Je sais pas lire.

Plus personne ne parlait dans la cuisine. La conversation téléphonique avait pris fin. Quelques minutes plus tard, Judith sortit de la pièce et disparut dans un couloir. Un bruit d’eau qui coulait se fit entendre et indiquait qu’elle était dans la salle de bains. Le directeur continua la conversation avec Luca. Quand Judith revint dans le salon, ses yeux rouges prouvaient qu’elle avait pleuré. Luca occupé à tracer des lettres sur une feuille ne s’aperçut de rien.

— Mauvaises nouvelles ?

Gênée, elle bredouilla :

— Non, excusez-moi, mais il fallait que je réponde au téléphone. Merci de vous être occupé de Luca…
— Je vous en prie, le plaisir est pour moi, répondit-il en se relevant et il ajouta :
— Pour faire tomber une forteresse, il faut l’attaquer par son point le plus faible.
— Vous pensez que je suis faible ? demanda-t-elle, sans bien comprendre où il voulait en venir.
— Non, vous êtes vous-même une forteresse, ça, c’est sûr ! Pour élever un enfant toute seule, il faut être solide.
— Mais, j’ai un point faible, c’est ça ?
— Toute personne a un point faible.
— Vous avez raison. Il y a quelques fois des situations qui m’échappent et je ne sais plus quoi faire, avoua-t-elle.
— Comme je viens de vous le dire, ce n’est pas facile d’élever un enfant surtout quand on est seule. Mais si je peux vous être utile en quoi que ce soit, n’hésitez pas.
— C’est un peu délicat, vous êtes mon directeur…
— Je n’en suis pas moins un homme qui peut comprendre pas mal de situations.
— Je vous remercie, mais personne ne peut m’aider. Je vous remercie pour ce que vous avez apporté à Luca.
— Il m’a bien amusé ce petit qui défendait sa mère contre le vilain père Fouettard et qui est moche en plus.

Judith se sentit rougir et elle esquissa un sourire qui la fit paraître encore plus séduisante.

— Il veut toujours me défendre. Je vis seule avec lui et il se sent un peu l’homme de la maison, vous comprenez ?
— Tout à fait ! Peut-être pourriez-vous lui trouver un papa à ce petit ?
— Ah, non ! s’écria-t-elle.

Le directeur venait de faire une gaffe et s’empressa de s’excuser.

— Excusez-moi, je ne voulais pas être indiscret ni m’immiscer dans votre vie privée. Je vais vous laisser tranquille avec votre fils.

Il commençait à se diriger vers la porte d’entrée.

— Luca, viens dire au revoir à Monsieur Flamming. Il s’en va.

Luca lâcha son crayon et arriva en courant auprès d’eux.

— Tu t’en vas déjà, mais t’as pas vu ce que j’ai écrit ?
— Luca, ne dérange pas Monsieur Flamming.
— Il ne me dérange pas…
— T’as un drôle de nom et c’est dur à dire.
— Tu peux m’appeler William, mais ne le dis pas aux autres, ce n’est qu’entre toi et moi.

Un clin d’œil vint confirmer la complicité qu’il y avait entre eux. Luca, très fier, hocha la tête et un grand sourire éclaira son visage.

— Que nous deux ! acquiesça-t-il. Et pis maman a peut pas parce que t’es son chef !
— Tu as tout compris, bonhomme ! Il se reprit en voyant le petit faire la moue. Tu n’es pas un bonhomme, tu es un petit garçon…
— Ben oui, mais bientôt je serai grand et je pourrais gagner plein de sous pour aider ma maman.
— C’est ça, il faut seulement attendre un peu. Au revoir Judith. À demain.
— À demain, Monsieur Flamming.

La porte se referma et Judith poussa discrètement un grand soupir. Avec Luca qui répétait tout, elle devait faire attention.

— Regarde maman ce que William m’a apporté. T’as vu la grande boîte de feutres ? Il est gentil, hein, maman ? Et tu sais, c’est pas lui, le père Fouettard !
— C’est très gentil de sa part. Tu vas pouvoir faire plein de dessins… répondit sa maman souriante.
— Et écrire aussi, regarde, y a un livre avec toutes les lettres.

Judith s’extasia pour faire plaisir à son fils, mais elle se demandait pourquoi ce cadeau, et pourquoi chez elle. Il aurait tout aussi bien pu lui donner le paquet au bureau et elle l’aurait remis elle-même à Luca. À moins que…

 

Elle s’arrangea pour ne pas croiser son directeur pendant toute la semaine suivante. Dès qu’elle l’apercevait qui sortait de son bureau, elle faisait demi-tour ou pénétrait dans le premier bureau qui se trouvait tout près d’elle pour ne pas le croiser. Il avait commencé les entretiens particuliers et la secrétaire lui avait communiqué qu’elle avait rendez-vous à quatorze heures le lundi suivant. Elle y pensa tout le week-end. Elle obligea son esprit à se concentrer sur autre chose, mais elle revenait toujours à cet entretien qui la mettait mal à l’aise.

Le lundi, à quatorze heures tapantes, elle frappa à la porte du bureau de William Flamming. Après avoir été invitée à entrer, elle vit que Coline attendait debout près du bureau.

— Bonjour, Judith. Installez-vous à la table de conférence. Je signe quelques lettres urgentes et je suis à vous tout de suite.

Coline, sa secrétaire particulière, était une dame âgée de la cinquantaine « bien tassée », disaient certains. C’était une jolie femme, discrète autant sur sa vie professionnelle que personnelle. Elle ne se mêlait jamais des commérages et préférait prendre son café dans son bureau pour éviter de les entendre malgré elle. Certains disaient qu’elle désirait prendre sa retraite, mais Judith pensait que c’étaient des bruits de couloir non fondés. Coline n’avait sûrement pas l’âge de partir en retraite. Celle-ci sourit à Judith qui lui rendit son sourire.

Des dossiers étaient posés sur un bout de la table ovale, Judith s’installa à l’autre bout. Elle posa son bloc de papier sur la table et joua avec son stylo en attendant.

— Voilà, Coline.
— Merci William ! Vous voulez que je vous apporte du café ?

Judith ouvrit des yeux ébahis. Elle avait bien entendu Coline appeler le directeur par son prénom !

— Vous prenez du café Judith ?
— Euh… Oui, je vous remercie.
— Deux cafés, s’il vous plaît, Coline ! Vous faites poster les lettres en urgence, s’il vous plaît.
— Ça sera fait et je vous ramène vos cafés tout de suite.

Coline regagna directement son bureau en empruntant la porte communicante entre les deux bureaux.

— Bon, à nous deux, Judith, dit le directeur en se levant de son bureau pour venir s’asseoir à la table ovale.

Il avait un dossier à la main et le posa sur la table près des autres. Il avait remarqué qu’elle s’était installée à une place opposée et préféra ne rien dire. Elle ne semblait pas à son aise et il ne voulait pas accroître son malaise.

— Comment va Luca ?

Décontenancée, elle répondit néanmoins poliment :

— Bien, je vous remercie !
— C’est un bon petit garçon que vous avez ! Bon, nous allons voir ensemble votre poste de travail. Je vous avais annoncé qu’il y avait cinq personnes qui allaient être embauchées. Elles arriveront au début du mois prochain. Seriez-vous d’accord pour changer de poste ?

Coline venait de poser sur la table un plateau sur lequel deux tasses de café fumaient et le directeur la remercia. Elle jeta un regard à Judith, lui fit un petit sourire et repartit en refermant la porte derrière elle. Il se déplaça pour prendre une tasse et sa soucoupe qu’il posa devant Judith. Il lui proposa du sucre qu’elle refusa. Elle ne toucha pas à son café. Avant de s’asseoir, il lui demanda :

— Vous permettez que je me rapproche, cela m’évitera de parler trop fort.
— Je vous en prie, répondit-elle, aussitôt sur ses gardes.

Mais elle fut rassurée quand il n’avança que de trois places. Il y en avait encore beaucoup d’autres entre lui et elle.

Qu’est-ce qu’il peut bien mijoter, pensa-t-elle, mal à l’aise.

Ne sachant pas où il voulait en venir, elle préféra répondre en posant une question, histoire de prendre un peu de temps.

— Pourquoi changer de poste ? demanda-t-elle d’une voix peu assurée. Je me plais bien dans le mien.

Pas dupe, il sourit malgré lui et préféra annoncer tout de suite ses intentions.

— Vous n’êtes pas sans savoir que Coline a beaucoup de travail. Beaucoup trop ! Je voudrais créer un nouveau poste d’assistante de direction. Vous travailleriez avec elle et je serai votre interlocuteur direct.
— Nous serions deux secrétaires ?
— Deux assistantes de direction, mais l’une plus spécialement dirigée vers les communications extérieures. Coline ne se sent pas à l’aise avec les interlocuteurs étrangers…
— Étrangers ?
— Vous parlez anglais, je l’ai lu sur votre CV. Donc, cela pourrait être intéressant pour vous ?
— Cela me conduirait à partir à l’étranger ? J’ai un petit garçon que je ne peux pas laisser.

Aïe, pensa-t-il. Cela part mal.

— Non, rassurez-vous ! Les contacts se font surtout par téléphone et par Internet. Ce sont nos clients qui viennent à nous la plupart du temps. Pour les très longues distances et si une présence est souhaitée, je me déplace moi-même.
— Qu’est-ce que cela change pour moi ?
— D’abord, vous changeriez de bureau. Vous partagerez le bureau de Coline qui est suffisamment grand pour deux. Vous serez en contact direct avec moi comme l’est déjà Coline…
— En fait, je deviendrais la secrétaire de Coline ?
— Pas du tout. Vous serez deux collaboratrices indépendantes l’une de l’autre avec deux domaines tout à fait différents, mais qui se complètent. Vous n’aurez des dossiers communs que très rarement. Tout ce qui transite dans l’entreprise passera par l’une ou l’autre, suivant l’objet des demandes.
— Est-ce que je saurai faire ça ?
— Au début, Coline vous expliquera, et pour le reste, c’est à moi que vous en référerez.
— Et je dois vous donner ma réponse quand ? Je voudrais réfléchir un peu !
— À la fin de la semaine, ce serait bien ! Ah, autre chose que j’oubliais, votre salaire sera augmenté en fonction du poste d’assistante de direction, bien entendu.
— Et mon poste actuel ?
— Il sera pourvu par une nouvelle arrivante.
— Je ne serai pas sanctionnée si je refuse le poste d’assistante de direction ?
— Mais non ! Bien sûr que non, quelle idée ! J’attends votre réponse et si elle est positive, on reparlera de votre fonction. Ce n’est pas la peine d’approfondir plus avant si vous ne voulez pas changer de poste. Vous désirez un autre café, le vôtre doit être froid ?
— Non, je vous remercie !

Le directeur se leva, fit deux pas vers la porte et se retourna vers elle.

— J’ai surpris votre étonnement tout à l’heure quand Coline m’a appelé par mon prénom. J’entends que mes collaborateurs, du plus petit au plus grand, en fassent autant. La famille de mon père a émigré au Québec et là-bas il est courant que les employés et les patrons s’appellent par leurs prénoms et se tutoient. Je n’irai pas jusqu’au tutoiement ce qui serait sûrement mal vu de certains, mais je tiens à ce que chacun de vous m’appelle William. Laissons le Monsieur Flamming au vestiaire et sortons-le seulement pour les clients.
— D’accord, Monsieur Flamm… Pardon, c’est que je n’ai pas l’habitude, s’excusa-t-elle en souriant.
— Vous vous y habituerez vite et vous verrez que nos rapports en seront améliorés.

Il ouvrit la porte du bureau donnant dans le couloir et s’effaça pour la laisser sortir.

— J’attends votre réponse, et si vous vous décidez plus vite, n’attendez pas vendredi pour venir m’en parler.
— Merci.

Quand elle passa devant le bureau de Coline dont la porte était grande ouverte, celle-ci lui fit signe de rentrer. Judith passa la porte de l’immense bureau éclairé par de grandes baies vitrées.

— Alors, il vous a fait sa proposition ? Vous acceptez ?

Personne ne tutoyait Coline et elle ne tutoyait personne. Pour la première fois, Judith s’aperçut que le visage de Coline exprimait la douceur. Elle était tant effacée que Judith n’avait jamais vraiment fait attention à elle. Mais sa discrétion n’entachait pas ses qualités. Il n’y avait jamais rien à redire sur le travail de cette femme qui se faisait petite, mais ferme quand il le fallait.

— Je ne sais pas trop… Cela me paraît bien compliqué tout ça.
— Allons mon petit, soyez ambitieuse et si vous avez besoin d’un coup de main, je serai là.
— Si nous devons travailler dans le même bureau, je vous interdis de m’appeler mon petit et…

Coline souriait en hochant la tête.

— Et je mettrais mon bureau dans ce coin-là pour profiter pleinement de la vue sur les toits… Mais cela vous obligera à déplacer un peu le vôtre.
— Ça veut dire que vous allez accepter ?
— Je crois oui, mais on n’est pas obligé de lui donner la réponse aujourd’hui, laissons-le mariner jusqu’à… Voyons…
— Mercredi ? lança Coline en rentrant son cou dans ses épaules comme quelqu’un qui fait une bonne farce. Un sourire coquin éclaira son visage et Judith découvrit une femme à l’esprit taquin. Elle décida de profiter de son avantage et proposa :
— Si nous devons vivre des journées entières ensemble, il serait peut-être souhaitable que l’on se tutoie ?

Le sourire de Coline s’effaça légèrement.

— Je n’ai pas trop l’habitude… commença-t-elle.
— On peut attendre d’être installées pour commencer sinon, Monsieur Flam… William va deviner, ajouta Judith.
— D’accord, on fait ça.

Elles se regardèrent et éclatèrent de rire en même temps. Elles riaient tellement qu’elles n’entendirent pas la porte communicante s’ouvrir derrière elles.

— Eh, bien ! Il y a de l’ambiance ici. Je peux en profiter moi aussi ? demanda le directeur.

Surprises, elles se retournèrent d’un même élan et Coline devança Judith pour répondre.

— Ce sont des histoires de femmes, alors non, vous ne pouvez pas !
— Dommage, répondit-il d’un air faussement dépité. J’aurais bien aimé participer à cette liesse collective…

Il retourna dans son bureau en refermant la porte derrière lui. L’éclat de rire qui éclata de nouveau de l’autre côté le rassura pour leur future cohabitation. Il doutait que Coline pouvait être gaie à ce point et cela lui plaisait bien, car il la trouvait un peu trop sérieuse, à la limite triste, or elle venait de lui prouver le contraire.

 

Le mercredi matin suivant, Judith alla dans le bureau de Coline et lui demanda de prévenir William qu’elle voulait le voir. Après un sourire de connivence, elle décrocha son téléphone et annonça Judith. Il répondit qu’il l’attendait. Après avoir fait un clin d’œil à Coline et en levant le pouce en signe de victoire, Judith ressortit dans le couloir et frappa à la porte du bureau directorial.

— Bonjour, Mons… William.
— Bonjour Judith. Asseyez-vous. Nous ne sommes pas encore à la fin de la semaine, mais peut-être avez-vous une réponse à me donner ?
— Oui, j’accepte le poste, répondit-elle sans s’asseoir. Quand faudra-t-il que je commence ?

Il fit mine de chercher.

— Ça peut être fait après-demain ou à la fin de la semaine au plus tard !
— Si vite ?

Elle était décontenancée.

— Pourquoi ? Vous préféreriez plus tard ? Les hommes du service intérieur peuvent vous faire ça en deux temps, trois mouvements. Vos dossiers seront pris en charge par une nouvelle secrétaire. Je vous demanderai seulement de lui expliquer le travail pendant quelques jours. Le travail d’assistante est différent et nous en reparlerons plus tard. Vous n’avez que vos affaires personnelles à déménager.
— Et mon ordinateur et mon téléphone ?
— Vous laissez vos meubles, téléphone et ordinateur sur place. Nous changeons tous les meubles du bureau de Coline et vos ordinateurs aussi. Les meubles arrivent demain et les nouveaux ordinateurs seront installés vendredi, ainsi qu’une nouvelle ligne téléphonique pour vous, mais vous garderez votre numéro.

— Waouh ! Ça va si vite que ça me donne le tournis, dit Judith en souriant.

— Et moi qui pensais que seule la valse donnait le tournis… Nous voilà bien si le fait de changer de bureau le donne aussi !
— Vous étiez sûr que j’allais accepter ?
— Si ce n’était pas vous, cela aurait été une autre, et les meubles avaient été commandés d’avance… Mais oui, je me doutais que vous accepteriez ma proposition !

Surprise, elle le regarda bien droit dans les yeux. Il sourit et lui lança malicieusement.

— Bon, j’avoue ! Je savais que vous aviez fait votre choix dès que vous êtes sortie de mon bureau.
— Mais comment ? C’est Coline ?
— Coline est une tombe ! Je m’apprêtais à venir dans le bureau de Coline par la porte communicante qui était entrebâillée. Je vous ai entendues parler de ma proposition avec elle, puis je vous ai entendues rire et je savais que la réponse était positive.

Judith se sentit rougir.

— Donc, quand vous êtes venu dans le bureau, vous étiez déjà au courant !
— Oui, je savais aussi que vous aviez toutes les deux décidé de me faire mariner jusqu’à aujourd’hui. Mais vous voyez, j’ai su attendre. La patience est une de mes meilleures qualités. Vous êtes ravissante quand vous rougissez.
— Je vous en prie, balbutia-t-elle, et son visage devint dur.

Il comprit qu’elle cachait des blessures. Il fut obligé de reconnaître que Judith l’attirait, mais sa position de directeur ne lui facilitait pas la tâche. Pour une fois, il aurait bien aimé n’être qu’un simple employé. Il allait se contenter de l’avoir près de lui, dans le bureau d’à côté. Il désirait devenir un peu plus qu’un ami avec elle, mais sa froideur à son égard empêchait toute approche.

 

 

 

 

 

Coline

 

 

 

Coline et Judith cohabitaient dans le même bureau depuis plus d’un mois et l’entente entre les deux femmes était manifeste. Coline était un peu plus souriante et se confiait plus facilement à Judith. Après avoir passé un après-midi entier avec le directeur sur des dossiers litigieux, Judith ne put s’empêcher de déclarer à Coline quand elle revint dans son bureau :

— Je dois être parano, j’ai l’impression que le directeur me drague.
— Non, ce n’est pas possible ! s’écria Coline.

Judith qui avait lancé cette réflexion à la légère fut surprise de la réaction de Coline dont le visage avait pâli.

— Que se passe-t-il, Coline ? Ça ne va pas ?
— Excuse-moi, j’ai besoin de boire un peu d’eau…

Judith se précipita sur la bouteille d’eau posée sur le coin de son bureau, remplit un verre qu’elle lui apporta. Coline l’avala d’un trait. Les couleurs revenaient sur ses joues.

— Ça va aller, merci, bredouilla-t-elle.

Judith ne savait plus quoi faire. Elle essayait de se souvenir de ce qu’elle avait dit et qui semblait anodin, mais qui avait contrarié Coline. Elle ne voyait pas. Elle mit la bouilloire à chauffer et des sachets de thé dans deux tasses. Elle versa l’eau chaude et retourna s’asseoir derrière son bureau.

— C’est à cause de moi ? demanda-t-elle doucement.
— Non, ce n’est pas toi ! Mais je n’aimerais pas que la situation se représente…
— La situation ? Judith était perplexe. Quelle situation ?

Le directeur n’avait tout de même pas dragué Coline ? Non, ce n’était pas possible, elle avait presque l’âge d’être sa mère !

— C’est le directeur ?
— Oui… souffla Coline.
— Le directeur ! Judith était stupéfaite.
— Pas celui-là, l’autre.
— L’autre ? Tu veux dire Monsieur Carrier ?

Coline hocha la tête et s’empara en tremblant de sa tasse de thé.

— Il te draguait, c’est ça ?

Nouveau hochement de tête. Judith n’osait plus poser de question. Si Coline voulait en parler, elle l’écouterait, mais elle ne voulait pas lui soutirer des informations qui ne la regardaient pas.

— J’étais… Sa maîtresse, bredouilla Coline.
— Ah, je comprends ! lança Judith. Pour se donner une contenance, elle touillait son thé pour faire dissoudre le lait en poudre qu’elle y avait versé.
— J’ai été sa maîtresse pendant plus de vingt ans. Alors tu comprends…
— Mais personne ne l’a jamais su !
— Si, son fils Thierry ! Mais Thierry m’avait fait promettre de garder notre relation discrète, car sa mère était tombée malade à la naissance de ce fils unique et qu’il était hors de question que ses parents se séparent. Je suis devenu sa maîtresse quand son fils a eu cinq ans. Avant notre liaison, Monsieur Carrier est resté seul pour élever son fils. Sa femme est restée un moment dans une structure hospitalière, mais elle ne nécessitait pas de soins particuliers, alors il l’a reprise chez lui. Elle n’était pas vraiment malade, mais son esprit n’était plus là. Elle était devenue une petite fille qui n’évoluait pas. Elle ne parlait plus, ne se lavait plus, et ne se serait pas nourrie si personne ne la faisait manger. Monsieur Carrier a pris du personnel pour s’occuper d’elle. Il ne voulait pas la mettre dans un hospice. C’était sa femme, la mère de son fils et il s’occupait d’elle comme il pouvait.
— Mais son fils…
— Quand il a été en âge de comprendre, son père lui a expliqué la situation pour nous deux. Le gamin a compris que son père avait des besoins affectifs et tolérait cette situation tant que sa mère n’en souffrait pas. Il m’a très bien acceptée comme maman de substitution. Sa femme ne se rendait compte de rien, elle passait son temps à faire des dessins enfantins. Elle n’avait plus sa raison et ne se rendait compte de rien. Madame Carrier est morte il y a un peu plus de six mois…
— Mais alors, il n’y a plus de problème ?
— Nous attendions seulement qu’une année de deuil soit passée pour officialiser notre liaison.
—