À la frontière des songes - Léa Schoen - E-Book

À la frontière des songes E-Book

Léa Schoen

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Beschreibung

Est-ce que tu connais cette sensation de faire un rêve éveillé ? Quand ce que tu imagines de plus fou est à ta portée ? Andréa le vit tous les soirs. Le jour, elle est secrétaire, mais lorsqu’elle s’endort, elle entre dans le monde des rêves, l’Univers où tout est possible. Une nuit, égarée entre la tour Eiffel de 1904 et son petit appartement avignonnais de 2022, elle rencontre un homme qui se retrouve là par hasard. Elle le prend sous son aile pour lui expliquer les rouages de ce don fabuleux. Mais la perte d’un être cher va tout chambouler dans sa vie. Entre le deuil et la vérité qui fâche, elle va devoir prendre du recul et faire preuve de courage. Et toi, que ferais-tu de ce don ?


À PROPOS DE L'AUTRICE

Léa Schoen - Originaire du sud de la France, Léa est née à Toulon et vit aujourd’hui dans le Vaucluse.
Cariste de métier, c’est sa grand-mère qui lui a transmis son amour pour l’écriture, en correspondant avec elle par lettres durant l’adolescence. Une enfance compliquée et solitaire lui ont permis de développer son imagination, à se construire des mondes fantastiques et à rêver d’amour inconditionnel. C’est ce qu’elle essaie aujourd’hui de retranscrire dans ses récits.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Maquette intérieure par Ecoffet Scarlett et Emilie Diaz

Correction par Emilie Diaz

© 2024 Imaginary Edge Éditions

© 2024 Léa Schoen

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou production intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

ISBN : 9782385721824

À toi, cher lecteur, chère lectrice,Qui permet à mes personnages de prendre vieEt d’exister à tout jamais dans les cœurs.

Partie 1Douce nuitDouble vie

Chapitre 1Andréa

Un soleil éclatant de début de journée, l’air iodé, le sable blond. Une brise légère et l’odeur du sel, des palmiers. Le va-et-vient des vagues, la mousse blanche, des milliers de petites bulles remontent à la surface lorsque l’eau caresse la terre. Le cri d’une mouette, ses ailes fendent le vent. Ses plumes grises, son ombre noire et ses yeux jaunes.

Un drap turquoise, frais et moelleux, ténébreux et sombre par endroits. Mystérieux. Ses orteils s'enfoncent et disparaissent dans un amas humide. Les empreintes que ses pieds laissent derrière elle.

Le calme, l’apaisement, sa respiration ralentit. Ses yeux fermés, la chaleur l’envahit, pénètre tous ses pores. Ses longs cheveux bruns flottent, légers, ondulent sous l’effet de l’air marin. Le jupon de sa robe noire suit le même tempo, une harmonie si parfaite. De nouveau le chant de l’oiseau, on dirait qu’il se moque d’elle, de sa peau bien trop claire pour un endroit comme celui-ci.

L’eau lui chatouille les mollets, son corps frissonne face au froid. Andréa se crispe, les gouttes sont montées plus haut que ce à quoi elle s’attendait. La jeune femme s’habitue à cet environnement et se concentre sur ce qu’il se passe au loin.

Une guitare déverse ses notes dans les rues ensommeillées de cette île magnifique. Les bruits de la ville qui se réveille. Une voiture démarre non loin d’ici, des volets s'ouvrent et se claquent sur les devantures, un clocher retentit sept fois. L’odeur du pain chaud, du café fraîchement moulu.

Il est l’heure, pourtant elle est si bien, si paisible.

Encore un peu, juste quelques minutes, se dit-elle.

Elle décide de marcher un peu le long de la plage. Les nuages rose-orangés disparaissent peu à peu, laissant la place à un ciel d’un bleu aussi profond que celui de l’océan. En regardant à l’horizon, Andréa ne distingue quasiment plus la frontière entre l’eau et les cieux. Cette île paradisiaque, qu’on croirait tout droit sortie d’une carte postale, existe bel et bien. Andy se fait la promesse qu’un jour elle viendra jusque-là. Pour de vrai cette fois.

***

La sonnerie de son portable la détache de son sommeil. En ouvrant les yeux, Andréa se trouve emmitouflée dans la couverture. Rabattant le surplus de tissus, son bras sort péniblement du lit et tâtonne sa table de chevet à la recherche de son téléphone. Sept heures cinq, son deuxième réveil est toujours en train de jouer.

Andréa s’étire, se craque le dos et les chevilles puis s’assoit sur le bord du matelas en bâillant. Elle aurait préféré rester là, à continuer son rêve idyllique. D’un pas lourd et incertain, elle se dirige dans la cuisine de son petit deux-pièces avignonnais pour se préparer un café.

Installée dans son fauteuil rose, sur le balcon, elle observe la ville se réveiller en même temps qu’elle. Pas de guitare, pas de beau soleil ni de nuages en forme de barbe à papa, à l’autre bout du monde. Mais plutôt la grisaille automnale du sud de la France, avec les premiers klaxons, le bruit de clés que l’on extirpe d’un sac, de talons sur le trottoir.

À huit heures vingt, Andréa arrive devant son travail, une petite agence immobilière, où elle occupe le poste de secrétaire. Sa patronne est déjà affairée à son bureau, plongée dans un dossier. 

C’est reparti pour une nouvelle semaine, songe-t-elle, en s'asseyant sur sa chaise.

À l’heure du déjeuner, elle file au snack d’à côté et s’achète un sandwich et un soda. Sa pause durant deux heures et demie, Andréa aime s'installer sur un banc le long du Rhône, tout près du pont Saint-Bénézet, plus connu sous le nom du pont d’Avignon. Elle regarde les bateaux de promenade tout en rêvassant. Tout à coup, deux mains se posent sur ses yeux.

— Devine qui c’est !

— Tu m’as fait peur, Aby !

Sa meilleure amie, Abigaëlle, s’assoit à ses côtés en rigolant. Ses cheveux fauves remontés en queue-de-cheval font ressortir ses petites taches de rousseur, d’habitude plus discrètes.

— Alors comme ça tu me réponds pas quand je t’appelle ?

— Mon portable est en silencieux. Comment t’as su que j’étais ici ?

— Oh pour ça je peux remercier les réseaux, t’as laissé ta géolocalisation activée !

— Ah oui… Et comment ça se fait que tu sois sur Avignon ?

— Ils m’ont donné ma journée vu que j’ai travaillé les deux derniers dimanches, et j’avais un rencard à midi…

— Un rencard à midi ? Mais qu’est-ce que tu fais ici alors ?

Aby hausse les épaules, un large sourire sur le visage.

— Ne me dis pas que…

Les deux jeunes femmes éclatent de rire.

— Mais il était plus beau sur ses photos !

— Tu es irrécupérable ! Donc, là, le pauvre gars t’attend devant le resto ?

— Non, il a dû comprendre que je viendrais pas maintenant. Je pense qu’il est rentré chez lui.

— Irrécupérable ! T’as faim ? J’ai une moitié de sandwich si tu veux.

— Oh yeah ! Merci Poulette !

Elle me surprendra toujours.

Abigaëlle et Andréa passent l’heure suivante à papoter, puis elles marchent jusqu’à l’agence où elles se prennent dans les bras pour se dire au revoir. Aby repart tandis qu’Andréa retourne travailler.

L’après-midi, elle est de meilleure humeur ; le fait d’avoir vu son amie lui a fait du bien. Il faut dire qu’Andréa n’est plus tout à fait elle-même depuis sa rupture avec Mickaël, dix mois plus tôt. L’espace d’un instant, le visage de son ex-petit ami fait irruption dans son esprit et un frisson de dégoût lui parcourt le dos. Elle secoue la tête et se replonge dans son travail.

***

Andréa rentre chez elle, fatiguée par cette journée bien remplie. Pendant que son repas se réchauffe doucement dans le four, elle ouvre le tiroir du meuble télé, prend un paquet cartonné et en sort une cigarette et un briquet. Son vice à elle.

Les pieds en éventail sur la rambarde du balcon, bien installée dans son fauteuil rose, elle savoure ce moment de calme. Andy regarde le ciel, mais la pollution urbaine l’empêche de voir les étoiles. Le bruit des voitures ne s’arrête jamais vraiment, l’ivresse des gens dans les bars alentour, leurs rires, leurs cris, de joie ou de haine, peu importe. Les verres qui trinquent, qui tombent par terre, et se fracassent en mille morceaux. La musique, un croisement de genres et de sonorités qui ne fait pas bon ménage.

L’effluve d’alcool, de parfum rance, de cigarettes et de joints. Sans parler des émanations de friture qui s’échappent des restaurants. Une nausée la prend. Alors, Andréa écrase sa clope et retourne dans le salon, en veillant à bien fermer la porte-fenêtre derrière elle. L’odeur des lasagnes emplit l’appartement, son estomac se met à gargouiller. Une fois son repas fini, elle va s’installer dans son lit. La jeune femme sombre assez rapidement dans un sommeil profond.

Une nuit sans rêve.

***

Le lendemain midi, un vent glacial s’est levé et court dans les ruelles de la vieille ville. Andréa se précipite dans la petite boulangerie du coin, puis retourne à l’agence et décide de déjeuner dans la petite salle de pause. Son téléphone entre les mains, elle fait défiler l’écran, sans grande importance, jusqu’à tomber sur une publication qu’Aby a postée un peu plus tôt. Une vidéo publiée par une station de ski, avec des paysages magnifiques, de la neige à perte de vue, de grands sapins verts, flamboyants. Un hôtel en bordure de montagne avec spa et jacuzzi. Sa meilleure amie a commenté : À la semaine prochaine !

Aby va encore partir comme ça, sur un coup de tête. Oui, elle m’étonnera toujours !

Que j’aimerai lui ressembler, avoir son courage...

Andy l’appelle mais tombe sur sa messagerie, elle lui écrit alors un texto.

Au même moment, Ghislaine, sa patronne, revient de sa pause. Andy appuie sur Envoyer, verrouille son portable et le range dans son sac.

— Je vais aller me prendre un café, je vous en ramène un ?

— Oui, merci ma petite Andréa.

Elle attrape son portefeuille, en sort un peu de monnaie et se rend au bar.

***

Après une journée productive mais éreintante, Andréa s’endort presque sous la douche. Elle se glisse dans le canapé avec une assiette de lasagnes de la veille, sort son portable et appelle Abigaëlle.

Les deux femmes papotent un petit moment. Andy lui relate sa journée ; son réveil lui ayant fait une belle frayeur ce matin en ne sonnant pas, le serveur du bar lui a encore fait un sourire charmeur, un de ceux qu’il semble réserver rien qu’à elle, et, surtout, sa petite victoire du jour : la visite d’une maison à de potentiels acheteurs qui s’est divinement bien passée. Aby, de son côté, n’a pas grand-chose à lui raconter, si ce n’est que son travail la fatigue beaucoup et qu'elle a décidé de prendre des vacances. Et ainsi la discussion revient sur la publication qu’Andy a vu plus tôt. Abigaëlle va passer un petit séjour en Suisse toute seule, pour se ressourcer.

Andréa n’est pas vraiment surprise, ce n’est pas la première fois que sa meilleure amie décide de mettre les voiles comme ça, sur un coup de tête. Déjà l’année précédente, elle était partie en Italie, au grand désarroi de sa pauvre grand-mère toujours inquiète. Elles discutent de ce qu'Aby va bien pouvoir faire pendant une semaine en solitaire. Après une heure de conversation, les deux femmes raccrochent, fatiguées par leur journée et Andréa s’endort dans la foulée.

Chapitre 2

Une colline verte avec quelques amas blancs poudreux au sol. Une odeur de campagne si délicieuse. De jolies fleurs un peu partout, surtout des edelweiss et des fraisiers sauvages. En levant les yeux, Andréa voit ces immenses blocs, plus hauts que des buildings, qui dominent la plaine. Les Alpes.

Andréa commence à prendre un sentier, puis grimpe, comme si elle montait les marches d’un petit immeuble de seulement deux étages. Sans effort, elle se retrouve à mi-chemin du point culminant. Le soleil se reflète sur un épais tapis de neige. Un manteau douillet pour ces géantes de glace. On dirait qu’elles surveillent le monde, du coin de l’œil, sans faire de bruit pour ne pas qu’on les remarque.

Au loin, en contrebas, Andréa aperçoit une harde de bouquetins qui grignotent les verts pâturages. Elle ne bouge plus, pour ne pas les effrayer, et les observe un moment. Une ombre passe sur le sol, tout près d’elle. La jeune femme lève la tête et reconnaît un aigle royal survolant la plaine, il dessine des cercles au-dessus du troupeau. Puis Andy remarque un lynx, tapi dans le renfoncement de la montagne. Il guette, les oreilles en arrière, prêt à bondir. En suivant son regard, elle découvre un faon qui se trouve à côté, seul et sans défense. D’un seul coup, il détale jusqu’à la lisière d’une petite forêt. Des bois bougent et Andréa comprend que son père n’était pas loin, pour le prévenir en cas de danger. Les bovidés, qui ont vu la scène, se mettent à courir à leur tour. Le chasseur ayant perdu toute proie décide de reprendre sa trajectoire initiale, bredouille, et disparaît dans les rochers.

Andréa retourne à son ascension, en observant les sapins verts qui élèvent leurs cimes vers le ciel. Elle voudrait monter encore, aller jusqu’au sommet, découvrir cette vue qui l’appelle, la fascine. Alors, fermant les yeux, Andy imagine sans trop de difficulté ce qu’elle pourrait y trouver. Lorsque ses paupières se rouvrent, ses yeux s’écarquillent, subjugués par une beauté sans pareille.

Un ciel bleu qui forme un dôme au-dessus de sa tête. L’air frais glace ses poumons à chaque bouffée d’oxygène. Le soleil lui pique la peau. Elle domine les nuages, sur l’un des pics les plus élevés. Ses poils se dressent. Coupée du monde, sans bruit urbain, sans pollution, sans tracas. Du blanc à perte de vue.

L’expression avoir la tête dans les nuages prend tout son sens dans son esprit.

En se retournant, Andy découvre un sac à dos au pied d’une tente de camping où elle va s’installer pour contempler ce miracle de la nature. En ouvrant le sac, elle trouve un chalumeau, des allume-feux, du petit-bois, un plaid et un gros paquet de marshmallows. Agréablement surprise, Andréa s’attaque à préparer un feu.

Tout est si simple dans un rêve.

Une guimauve piquée sur le bout d’un bâton, le feu crépitant, cette odeur de caramel lui rappelle la fois où elle est partie camper avec ses parents. Nathalie et Marc l’y avaient emmenée pour fêter ses onze ans. Ce soir-là, sa mère avait préparé un beau feu de camp pendant que son père avait fait des sandwichs au poulet et d’autres à la confiture. Puis, à la fin du repas, ils avaient fait griller des Chamallows. Le lendemain, avant de repartir, ils lui avaient annoncé leur divorce. Cette pensée lui serre le cœur. Même si c’était il y a déjà quatorze ans, Andy s’en souvient comme si c’était hier. À partir de ce moment-là, rien n’a plus jamais été pareil. Elle a commencé à vouloir être seule de plus en plus souvent, laissant tomber certaines copines. Les années suivantes, elle est devenue encore plus solitaire. L’unique amie qu’elle ait gardée est Abigaëlle. Bien que les deux femmes aient des caractères assez différents, elles ne se sont jamais perdues de vue.

Assise sous la tente, Andréa contemple ce spectacle, le soleil déclinant, qui teinte les nuages sous ses pieds.

J’aurai voulu rester là pour toujours.

***

Elle ouvre les yeux, affalée sur le canapé, et se rend compte de s’être endormie dans le salon. La jeune femme jette un œil à son portable, il est six heures quarante. Un peu tôt, mais trop tard pour se recoucher. Alors la jeune femme se lève en enfilant son peignoir, et la routine reprend. D’abord la salle de bain, puis la cuisine. La tête encore dans son rêve, elle enclenche la machine à café. Ayant oublié de mettre la tasse, la boisson s’écoule le long du plan de travail et finit sa course sur le sol, lui brûlant les orteils. Andréa attrape une éponge, nettoie sa bêtise, et recommence du début, cette fois-ci en pensant à mettre un récipient. Elle n’a jamais été du matin.

Sur la route, elle flâne, regarde les vitrines, les passants. En arrivant dans la dernière ruelle, Andréa rencontre le serveur du café.

Le genre d’homme qui doit plaire à beaucoup de femmes, s’exclame sa petite voix intérieure.

En passant à côté d’elle, le serveur lui fait un clin d’œil et sourit largement. Andy pince les lèvres, gênée, puis détourne un peu le regard et accélère le pas. Le souffle coupé, ses jambes commencent à flageoler et son cœur martèle dans sa poitrine. Bien que cela fasse quelques mois qu’elle travaille à l’agence, Andréa n’a jamais réellement fait attention à lui. Certes, il a toujours un sourire chaleureux lorsqu’il la voit, mais elle pensait qu’avec le temps, ça lui passerait. Visiblement, la jeune femme avait tort.

Enfin à l’agence, un brin essoufflée, elle attaque sa journée dans la foulée.

Deux heures plus tard, sa patronne lui demande gentiment d’aller lui chercher un café. Andréa reste figée une seconde, l’image du serveur se mettant devant ses yeux. Un vent de panique souffle en elle. L’air a du mal à se frayer un chemin jusqu’à ses poumons et son pouls accélère dangereusement.

Pourquoi je me mets dans un état pareil ?

Je suis ridicule.

Elle acquiesce et attrape son sac d’une main tremblante. Andréa traverse la rue d’un pas qui se veut assuré, mais intérieurement un ouragan se déchaîne.

Derrière le comptoir, l'homme est occupé à nettoyer sa machine à pression. Lorsque leurs regards se croisent, son cœur loupe un battement et ses yeux descendent immédiatement sur ses baskets, scrutant le sol un peu poisseux.

— Bonjour Mademoiselle ! Comment ça va aujourd’hui ?

— Bien merci.

— Deux cafés à emporter, comme d’habitude ?

— Oui, s’il vous plaît.

— On pourrait peut-être se tutoyer, non ? Ça fait plusieurs mois que vous bossez dans le coin.

— Euh… Je… Si vous voulez, bafouille-t-elle en relevant le menton, le rouge prenant de plus en plus ses joues.

— Moi c’est Dimitri, mais tout le monde m’appelle Dim, et toi c’est comment ?

— Andréa, ou Andy, comme vous... je veux dire, comme tu veux.

La jeune femme détourne le regard, en priant intérieurement qu’il la serve rapidement, pour pouvoir se réfugier à l’agence au plus vite. Il est mignon, Andréa ne peut pas le nier. Il y a quelques années, elle lui aurait peut-être même fait du gringue. Mais aujourd’hui, l’idée d’entamer une nouvelle relation, ne serait-ce qu’un flirt, la terrifie. Ses pommettes lui brûlent le visage, sans compter son teint si pâle, qui laisse transparaître la moindre de ses émotions. Alors Andy baisse de nouveau la tête et joue avec la fermeture de son portefeuille. Dimitri dépose les deux gobelets sur le comptoir, elle lui tend l’appoint et s’en va.

— À plus tard, Andy !

Je ne suis vraiment pas douée pour ces choses-là.

En revenant dans le bureau de sa supérieure, la jeune femme lui donne sa boisson et retourne travailler, la boule dans sa gorge commençant à peine à rétrécir.

***

Son ventre se met à gronder de plus en plus fort. Andréa jette un œil à l’horloge au-dessus de la porte, il est tout juste midi. Elle décide de s’acheter un repas assez copieux au snack, et retourne le manger dans la petite cour de l’agence. Le soleil timide tape légèrement sur la table, laissant échapper une brise de chaleur bienvenue. Andréa parcourt son téléphone, se perd un peu sur les réseaux, lorsqu’une notification apparaît sur son écran. Un certain Dim’ Jean lui a envoyé une demande d’ami. Andy reconnaît immédiatement le serveur sur sa photo. Ne sachant trop quoi faire, elle se laisse tenter à jetter un œil discret à son profil. Des photos de lui avec des amis à la plage, d’autres où ils sont au ski, certaines en boîte de nuit ou dans des bars. Il a l’air d’avoir une vie assez festive, ce qui rebute un peu la jeune femme. Elle qui est assez réservée, calme et ne supporte pas les discothèques. Tout ça lui fait remonter de mauvais souvenirs.

Mickaël était beaucoup comme ça lui aussi.

Essayant de ne pas y songer, la femme secoue la tête et ferme l’application, sans avoir répondu à l’invitation.

Au même moment, Ghys apparaît dans l’encadrement de la porte et vient s’installer sur la chaise d’en face. Les deux femmes discutent de choses sans grande importance, jusqu’à la fin de la pause.

Le soir, Andy repense à l’invitation de Dimitri, mais sa peur viscérale refait surface dès lors qu’elle le considère comme un prétendant potentiel, plutôt que le gentil serveur du bar. Elle allume la télévision pour se changer les idées et regarde un documentaire qui parle de la monarchie russe. Allongée dans son lit, emmitouflée sous sa couverture, le sommeil la gagne rapidement.

Chapitre 3

La voilà dans une calèche, habillée d’une robe très ancienne. Vue l’armature métallique de son jupon, assez large au niveau des hanches, Andréa doit être perdue quelque part entre le XVIIIème et le XIXème siècle. De la soie, rose poudrée et ivoire, de la dentelle, des perles et des pierres précieuses brodées. Des froufrous sur les manches, un collier ras de cou assorti au reste de sa tenue. La crinoline la gêne un peu, elle n’est pas habituée. Le son des chevaux qui trottent, leurs sabots claquant sur les pavés. En jetant un œil par la fenêtre, elle s’aperçoit qu’ils longent un palais magnifique, gigantesque, bleu ciel, blanc et doré. Elle reconnaît ce château, le documentaire à la télé racontait son histoire.

Plusieurs voitures attendent patiemment pour traverser l’imposant portail, en rang, malgré la lenteur à laquelle elles passent. Andréa profite de ce temps pour admirer les jardins, les statues sur le toit, les grandes fenêtres et toute cette splendeur. Une fois dans l’enceinte de la propriété, le cochet s’arrête en bas des marches du palais pour qu’elle puisse descendre, puis ressort du parc. 

Elle entre, un peu nerveuse. Une salle de bal spectaculaire, de gigantesques miroirs et des dorures partout sur les murs, les plafonds, les encadrements. La jeune femme en reste bouche bée. Discrètement, elle se dirige vers l’une des portes donnant sur une autre pièce de réception et observe des statues en or, comme des figures de proue. Un piano à queue qui joue un air voluptueux, les chuchotements, ici et là, le cliquetis des talons sur le sol et le tissu bouffant des robes qui se frôlent. Cette atmosphère l’éblouie. La salle se remplissant de plus en plus – et n’étant pas très à l’aise au milieu de la foule –, Andréa décide d’aller se balader dans le château. 

Elle passe d’une pièce à une autre, d’un salon à un autre, d’un couloir à un autre. Les tapisseries, des statues un peu partout, les tableaux, les uns derrière les autres. Les vases, les peintures murales, les chandeliers et la lumière apaisante qu’ils dégagent. Tout est magnifique. Pourtant tout ceci n’est pas réel, elle a conscience de simplement revoir ce qui passait deux heures plus tôt sur son écran plat. Andy essaie de revenir sur ses pas, cherchant désespérément comment retourner dans la première salle de bal. Au détour d’un couloir, une femme blonde d’une cinquantaine d’années, vêtue d’une belle robe violette, regarde à l’extérieur. Une aura bleu nuit virevolte au-dessus de sa tête. Elle se tourne vers Andréa.

— Bonsoir, Mademoiselle. Je m’appelle Chantal, j’habite à Angers. Vous connaissez ? 

— Oui, je suis d’Avignon. Vous aussi vous avez le don visiblement, lui répond-elle en montrant du doigt le voile bleuté.

— Je suis née avec, même si j’ai toujours un peu de mal à le contrôler, dit-elle en laissant échapper un petit ricanement. À chaque fois que je m’assoupis devant un film, ou autre, je suis sûre de rêver de ce que j’étais en train de regarder.

— Le documentaire n’est-ce pas ?

Les deux femmes se mettent à rire en chœur.

— Vous devriez vous méfier, ça peut être un don au même titre qu’une malédiction. Une fois, j’ai eu le malheur de m’endormir devant un film d’horreur, je vous laisse imaginer la panique au réveil. Le problème avec tout ça c’est que les rêves sont fantastiques, encore plus lorsqu’on s’entraîne à les maîtriser, mais les cauchemars sont tout aussi réalistes. Quand j’étais plus jeune, j’avais rencontré une femme dans ce monde, elle devait bien avoir quatre-vingts ans. Mireille. Elle était adorable, et avait une culture sans pareille. Elle avait le don depuis si longtemps qu’elle arrivait même à contrôler son apparence à la perfection. Nous étions aussi devenues amies dans la vraie vie, et je lui rendais visite une fois par mois. Mais une nuit, elle a fait un cauchemar aussi horrible que réaliste. Lorsqu’elle est revenue de ce monde, elle n’avait plus toute sa tête. Son mari, qui était au courant et que je connaissais un peu, m’a raconté son réveil effrayant. Je me rappelle à quel point Mireille aimait cet univers, mais elle a fini par s’y perdre…

— Je suis vraiment désolée pour vous et votre amie. Je suis comme ça depuis moins d’un an, une vilaine chute, se racle-t-elle la gorge avant de reprendre. Deux jours plus tard je faisais mon premier voyage ici. Et je dois avouer que j’ai une peur bleue de faire un mauvais rêve depuis. Évidemment, ça m’est déjà arrivé quelques fois, mais rien d’aussi fort que votre amie.

— Je vais vous donner un conseil. Lorsque cela vous arrive, il faut essayer de penser à votre endroit préféré. Et il faut y penser très très fort, le visualiser dans votre tête, le sentir, l’entendre, comme si vous y étiez. Et surtout, n’arrêtez pas d’y penser tant que vous n’y êtes pas.

— Merci beaucoup, Madame. Je m’en souviendrai, lui dit-elle avec un sourire timide, mais plein de gratitude.

— Vous devriez y retourner, profitez de la fête, on en fait plus des comme ça !

Elles rigolent de nouveau et se saluent. Andréa repart, en suivant la musique pour se guider jusqu’à la grande salle.

 Quelle triste histoire.

En passant devant un miroir, Andréa s’arrête une seconde et se dévisage. Cette fois-ci, de longs cheveux blonds tombent en cascade sur ses épaules et ses yeux sont d’un vert intense. Généralement, dans les rêves, ses cheveux sont noirs et ses iris bleues, alors que, dans le monde réel, Andréa est châtain aux yeux noisette. Ne contrôlant pas très bien son apparence pour l’instant, Andy se promet de s’entraîner pour ses prochains voyages. Avant de repartir pour assister au bal, elle jette un dernier coup d'œil à son reflet. Cette aura rouge qui virevolte, comme une flamme dansante, au-dessus de sa tête lui laisse encore une sensation bizarre. Lors de son troisième voyage, alors qu’elle pensait simplement faire un rêve surréaliste, Andréa avait rencontré un vieil homme. Il l’avait rassurée et lui avait expliqué beaucoup de choses. Comme, par exemple, que l’intensité de chaque aura dépend de l’expérience, du nombre de voyages, de la force de contrôle de chaque voyageur. La sienne est encore assez pâle.

La musique reprend de plus belle et la sort de sa rêverie. Andy décide alors de rejoindre les autres convives.

La soirée bat son plein. Certaines personnes dansent, pendant que d’autres bavardent. Quelques groupes se créent, par-ci par-là. Elle reste dans son coin, à observer le monde autour d’elle, plus fascinée par les décors que par la réception en soi. Au fond de la salle, Andréa aperçoit deux trônes en velours rouge et une femme assise sur l’un d’eux. La couronne posée au sommet de son crâne ne laisse pas de doute sur son identité. L’Impératrice en personne, la cinquantaine, un verre à la main et un homme à ses pieds, sourit devant cette assemblée. Un grand blond se rapproche d’Andréa d’un pas élancé. Arrivé à son niveau, il fait une révérence et lui propose son bras, une façon de l’inviter à le rejoindre. Son rythme cardiaque monte en flèche. Ses talents de danseuse se limitent à la Macarena et au Madison. Surtout pas la valse ou toutes autres danses de cette époque. Malgré ses deux pieds gauches, elle accepte. Après tout, l’homme n’a pas d’aura, il n’est que le fruit de son imagination et non pas un autre voyageur.

Ça va aller Andy, ce n’est qu’un rêve. Amuse-toi, un peu.

Étonnamment, elle se débrouille plutôt bien, se contentant de suivre son cavalier, qui la fait virevolter dans tous les sens. Il a une odeur de roses fraîchement écloses, des yeux verts sublimes et un corps d’une musculature imposante. Lorsque la musique s’arrête, le gentilhomme la tire hors de la piste. Avant de la lâcher, il lui baise la main en plongeant ses yeux dans les siens et lui sourit. Son cœur est prêt à exploser. Voilà bien longtemps qu’Andréa n’a pas vu un homme d’aussi près. Elle lui rend son sourire et fait une révérence. Quand elle se redresse, l’homme a disparu. La jeune femme passe le reste de la soirée à scruter toute la salle, à sa recherche. 

***

Les premiers rayons de soleil s’insinuent par la fenêtre de sa chambre et tapent sur le lit. Andréa ouvre un œil timide, regarde son téléphone et se lève.

La petite routine recommence, comme tous les matins. Son café sur le balcon, le trajet jusqu’à l’agence, son travail, les appels, les mails, puis enfin la pause déjeuner. Aujourd’hui, Andy est d’humeur rêveuse et a passé sa matinée à revivre sa nuit et surtout à repenser au bel étranger. Ses yeux verts qui la scrutent, ses mains fortes qui la tiennent, cette danse chaste et, pourtant, si troublante. Se retenant d’y penser durant ses heures de travail, maintenant, et pour un court moment, elle s’autorise à y songer. Cela fait bien longtemps qu’elle n’a pas pensé à un homme de cette façon. Après son repas, la jeune femme somnole un peu, et décide donc d’aller se chercher un café. Elle se rend jusqu’au comptoir du bar et attend le serveur. Dimitri arrive quelques secondes plus tard, une caisse de bouteilles vides entre les mains. Lorsque leurs regards se croisent, un sourire enchanté se dessine sur son visage. Un frisson parcourt le dos d’Andréa, elle observe ses chaussures en attendant qu’il se décide à parler.

— Salut, Andy ! Comment va aujourd’hui ?

— Ça va, merci. Et toi ?

— Impec’.

Le jeune homme fuit un peu son regard, fait mine de chercher quelque chose, puis repose les yeux sur elle.

Parle, dis quelque chose, Andy, lui suggère sa petite voix.

Sentant que le blanc commence à devenir pesant, il reprend. 

— Deux expressos ?

— Non, juste un pour l’instant, s’il te plaît.

— Tu permets que je prenne le deuxième pour t’accompagner ? Je voudrais pas que tu te sentes seule !

Il installe deux tasses sous la machine puis s’accoude au comptoir en la regardant.

— C’est gentil, merci. Mais pas aujourd’hui, désolée. Je dois retourner au travail et…

Elle laisse sa phrase en suspens pour une bonne raison. Depuis le début de leur conversation, Andréa détourne le visage, gênée de ne pas avoir répondu à son invitation sur les réseaux. Finalement, elle se laisse aller à le scruter, pour de bon cette fois. Plutôt beau garçon, plus que sur ses photos. La petite trentaine, pas très grand, blond et... des yeux verts hypnotisants. Andréa a l’impression de prendre une claque.Tout s’éclairci dans son esprit : l’homme qui l’a fait danser la nuit précédente n’était autre que lui. Son imagination a essayé de retranscrire le souvenir qu’elle avait de Dimitri. 

En fait, elle a passé sa nuit à le chercher, lui. La personne qui la rend songeuse depuis plusieurs heures se trouve en face d’elle. Ses joues s’empourprent de plus en plus. La jeune femme s’efforce de se changer les idées, mais échoue lamentablement.

— Tant pis, peut-être qu’on pourrait aller boire un verre qu’est-ce que t’en dis ? Demain, c’est vendredi, je finis à 19h. Si ça te tente, on peut aller sur la place Pie pour se caler en terrasse, et faire connaissance un peu.

Arythmie. Nausées. Étourdissements.

L’homme fait glisser une tasse jusqu’à elle, toujours les yeux furtifs. Sa timidité la rassure un peu, Andréa se sent moins seule, mais ça n’apaise pas son rythme cardiaque pour autant. Ils se retrouvent tous deux face à face, sans vouloir se regarder. En attendant sa réponse, le jeune homme s’amuse nerveusement avec la bague qu’il porte à son index.

— Je... Je te dis ça demain. Merci pour le café.

Elle attrape la tasse et boit cul-sec. Le liquide lui brûle la langue et le palais. Andréa repose la tasse en grimaçant et jette quelques pièces sur le comptoir, puis s’en va, toujours le rouge aux joues.

L’après-midi, son état émotionnel n’est plus tout à fait le même. Le matin, son humeur était joyeuse, rêveuse, mais après sa conversation avec Dimitri elle est morose. Effectivement, il est mignon et a l’air sympa, mais lui rappelle un peu trop Mickaël. Andy essaie de se plonger dans ses papiers pour se vider la tête. Malheureusement, rien ne fonctionne. Enfin, la fin de journée est là. Andréa rentre chez elle, toujours dans sa bulle. Même l’eau bouillante de sa douche ne parvient pas à la faire sortir de ses pensées. Alors Andréa attrape son téléphone, s’affale sur son canapé et décide d’appeler la seule personne qui est en mesure de lui changer les idées.

— Salut ma belle ! Comment ça va ?

— Moyen. Aby je ne sais pas quoi faire je suis larguée.

— Dis-moi tout ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

Andy lui relate les différentes conversations avec Dimitri et la gêne qui grandit en elle dès lors que leurs regards se croisent. Sa meilleure amie n’est pas au courant pour son don, alors Andréa prend des pincettes lorsqu’elle raconte son rêve et lui décrit les sensations très réalistes qu’elle a éprouvées. Et pour couronner le tout, la jeune femme lui explique ce qu’elle a vu sur les réseaux, son côté festif qui lui rappelle douloureusement son ex.

— Je me doute que c’est pas facile ma belle, mais un jour va falloir que tu ailles de l’avant. Micka c’était un gros con, violent, vulgaire, qui aimait trop faire la fête. O.K. Mais, tu peux trouver le juste milieu. Quelqu’un à mi-chemin entre lui et un gars super chiant, papi dans l’âme, qui mange de la soupe même en été, qui joue aux cartes le dimanche et qui se couche pas après vingt heures parce que sinon il arriverait pas à s’en remettre !

— Oui, je sais que je suis une vieille frigide.

— Mais je parlais pas de toi ! Rooooh ! C’est juste qu’il y a deux extrêmes, t’as qu’à taper dans le milieu et voir où ça te mène. Tu trouves le numéro de ce mec-là.

— Dimitri.

— Ouais, bref. Tu vas boire un coup avec lui, tu passes une bonne soirée, et plus si affinités ! Et si tu sens que ça marche pas, qu’il y a aucune alchimie, qu’en apprenant à le connaître il t’intéresse vraiment pas, alors, dans ce cas, tu lui lâches une phrase bateau. Comme quoi t’es pas prête à te remettre en couple par exemple, et tu rentres chez toi. Voilà tout !

— O.K, je vais essayer. Merci, Aby, qu’est-ce que je ferais si tu n’étais pas là ?

— Tu deviendrais une vieille de vingt-cinq ans qui reste enfermée chez elle et qui sort uniquement pour aller bosser !

— Ah-ah-ah très drôle ! Au fait, c’est quand que tu pars en vacances ?

— Demain après-midi, j’ai trop hâte ! D’ailleurs, ma grand-mère passe la semaine chez ma grand-tante, elle part demain aussi. Je peux te laisser les clés, au cas où ?

— Oui bien sûr.

— Je passerai pendant ta pause si tu veux bien, on ira boire un café, comme ça je te dirai si je le valide ou pas !

Les deux femmes rigolent en chœur. Elles continuent de bavarder un peu, puis vers vingt-trois heures, elles se souhaitent une bonne nuit et raccrochent. 

Qu’est-ce que je ferais sans elle ?

Andréa ferme les volets de sa chambre et se couche. Ce soir, s’endormir semble relever de l’exploit, avec toutes ces pensées qui vont et viennent. Sa conversation avec Abigaëlle, celles avec Dimitri, ainsi que de son dernier voyage dans le monde des rêves. Juste avant de sombrer, Andy revoit le visage de Mickaël dans leur ancien appartement, assis sur le canapé, encore en train de fumer.

Partie 2Dans l’ombre d’hier

Chapitre 4

Andréa ouvre les yeux sur la baie vitrée de son ancien appartement. En comprenant ce qui est sur le point de se passer, Andréa essaie d’en sortir, en vain. La respiration haletante, elle s’apprête à revivre ce souvenir si douloureux. Ce n’est pas un rêve, c’est un cauchemar. 

Le salon est quasiment dans le noir, uniquement éclairé par l’écran de la télé. La table de la salle à manger est remplie de babioles en tout genre : une sacoche, des feuilles à rouler, deux cendriers pleins à craquer, des cadavres de bières, des clés de voiture. Un bordel sans nom. Sur les chaises, il y a ses vestes, des habits à plier, un torchon crasseux, sa casquette. La table basse du salon est jonchée par les mêmes détritus que le reste du logement. Un verre rempli d’un liquide translucide est posé sur l’accoudoir du canapé, bien évidemment ce n’est pas de l’eau. 

À côté, se trouvent également un cendrier et un briquet. Et lui. Avachi dans le sofa, une manette de console entre les mains, le pétard au coin des lèvres. Il a l’air très concentré dans sa mission fictive et ne bouge pas d’un poil, Mickaël n’a que faire d’elle. La jeune femme fait le tour de l’appartement, allume la lampe d’appoint de la salle à manger et constate qu’elle est bel et bien dans leur ancien chez eux. Puis, Andréa se dirige dans la salle de bain. Sa serviette est trempée et traîne sur les carreaux immondes, au pied de la douche. Elle a dû servir de tapis à son petit-ami. Puis, la jeune femme observe son reflet dans le miroir au-dessus du lavabo. Elle est si maigre, ses longs cheveux bruns tout emmêlés et des cernes noirs sous les yeux. 

Andy se dirige vers la chambre à contre-cœur, car elle sait pertinemment ce qui l’attend. Comme si une force surhumaine la contrôlait, Andréa n’arrive pas à se diriger par elle-même. Elle essaie de faire demi-tour, se concentre du mieux qu’elle peut, tente de sortir du monde des rêves, mais rien n’y fait. Comme si son corps et son âme était en guerre, son esprit lui hurle de prendre ses jambes à son cou, mais ses membres refusent de lui obéir. Andréa pousse alors la porte, le souffle court. Le lit est sans dessus-dessous, son oreiller par terre, la couverture en boule. Des habits qui jonchent le sol. Un tissu coloré, enseveli sous un petit tas de fringues, attire son attention. Andréa l’attrape et sait pertinemment que c’est une erreur, il faut qu’elle mette fin à ce cauchemar, avant qu’il ne soit trop tard. Un string rouge flamboyant entre ses mains, qui ne lui appartient pas. Son corps retourne dans le salon bien que son esprit lui hurle de faire demi-tour, en serrant la preuve de toutes ses forces et la jette au visage de Mickaël alors qu’il est en train de prendre une gorgée de sa boisson, ce qui le fait sursauter. Dans un excès de fureur, Mickaël se redresse, faisant tomber au passage le joint qu’il tenait dans son autre main, puis pose des yeux pleins de haine sur elle.

Trop tard.

— Putain ! Ma vodka ! Tu me fais quoi là ? J’en ai sur le jogg !

— C’est quoi ça ?

— C’est à moi, grogne-t-il en se levant et se mettant face à elle.

— T’as changé de cap ? J’arrête de t’acheter des caleçons maintenant ?

— De quoi tu me parles ? C’est mon plus beau trophée de la journée, rétorque-t-il en ricanant.

Andréa reste bouche bée face à son culot, ce qui le fait rire de plus belle. Il récupère le sous-vêtement qu’il dépose sur son épaule, comme un cuisinier poserait un torchon, puis se rassoit tranquillement. Il rattrape son joint, tombé par terre quelques secondes plus tôt, et le rallume.

— Va faire à manger. Et tu pourrais ranger un peu, c’est le bordel ici.

Choquée, elle n’arrive plus à réagir. La haine lui monte, les larmes avec.

— À qui il est ?

— De quoi ?

— Le string ? À qui il est ?

— À moi, je t’ai dit. Maintenant, va faire à manger, j’ai les crocs.

— Je ferai à manger quand je saurai quelle pouffe est venue chez moi.

Mickaël détourne son attention de la télé pour la toiser, elle peut presque voir des flammes danser dans ses yeux. 

Cours, Andréa ! Va-t’en, vite ! la supplie sa petite voix intérieure. 

Ses jambes refusent toujours de s’exécuter, paralysées par la peur. Il se lève, furieux, l’attrape par les cheveux et la pousse violemment contre le mur. Andréa tombe au sol, assommée, en se tenant l’arrière du crâne. Les larmes coulent, malgré elle, le long de ses joues. Sa vision devient floue, sa main est recouverte d’un liquide foncé. Elle tourne la tête en direction de l’angle du mur où l’impact a eu lieu et y remarque plusieurs mouchetures rouges. Andréa a peur pour sa vie. Il la dévisage, la juge, un simple objet pour lui.

— Tu comptes rester par terre ?

Mickaël lui agrippe le bras, beaucoup trop fermement, la soulève et la tire jusqu’à la chambre avant de la jeter sur le lit. Il lui saute dessus en la bloquant avec ses jambes et en lui tenant les poignets au-dessus de la tête. L'homme se penche pour l’embrasser, mais Andréa ne compte pas se laisser faire.

— Plus jamais ! hurle-t-elle.

Lorsqu’il essaie de nouveau de la contraindre, elle lui mord la lèvre de toutes ses forces pour le faire lâcher prise. Il se redresse en rugissant, toujours assis sur elle. Quand Mickaël se rend compte, en touchant sa bouche, qu’elle a osé le faire saigner, sa colère se fait plus forte, sa poigne plus dure. Andréa décide de se battre encore. Elle joint ses mains, les serres en poing, prend de l’élan comme elle peut et lui assène un coup dans l’estomac. Ne s’y attendant pas, l’homme tombe sur la couverture.

Sauter du lit, courir, fuir cet enfer, sortir de cet appartement.

Arrivée dans la rue sombre, son cœur s’emballe de nouveau. Andréa essaie de se calmer. Soudain, elle reprend conscience et se rappelle ce que la dame au bal lui a dit, il faut imaginer son endroit préféré. 

Le premier lieu qui lui vient à l’esprit est un champ de coquelicots au printemps. Alors Andy ferme les yeux et fait tout son possible pour le visualiser. Elle y pense tellement fort que quelques secondes plus tard, peut-être une minute, l’odeur des prés emplie ses narines, la chaleur du soleil réchauffe sa peau meurtrie. Andréa rouvre les paupières. Enfin en sécurité. Seule, au milieu d’un millier de fleurs rouges. Elle porte une petite robe blanche à bretelles fines, qui laisse apparaître de grosses ecchymoses éparses sur ses bras. Andréa se touche la tête, encore un peu de sang, mais il semblerait que ses blessures se soignent rapidement, ici.

Elle repense à toutes ces fois où il a osé lever la main sur elle. Lorsqu’ils se sont rencontrés à l’Université, Mickaël était un gentil garçon. Ils avaient quelques cours en commun. Andréa voulait devenir clerc de notaire, et lui, faisait des études de commerce. Au début, c’était tout beau. Mais après son décrochage scolaire, le jeune homme a pris un appartement à la sortie d’Avignon. Il a trouvé du travail dans un petit magasin alimentaire et, toujours amoureux, a proposé à Andy d’emménager avec lui. Les mauvaises fréquentations du jeune homme ont eu raison de lui, et de leur relation par la même occasion. 

Petit à petit, alcool et drogues se sont installés avec eux. Pour aider à payer les factures, Andréa a enchaîné les jobs étudiants. Mais son compagnon, s’enfonçant de plus en plus dans la dépendance, a fini par perdre son emploi et a pris goût à sa vie de personne entretenue. Il passait ses journées entières à jouer à la console, ses soirées chez des amis ou à sortir en boîte de nuit. Leur relation s’est dégradée au fil du temps. Pour essayer de sauver son couple, Andréa a arrêté ses études et a commencé à bosser à l’agence à plein temps. Mickaël lui faisait subir des humiliations, la rabaissait souvent, c’était à elle de gérer la maison, les dépenses, la nourriture, le travail, les factures. Sans parler de toutes les agressions qu’elle a endurées, les violences physiques et psychologiques aussi. Jusqu’au jour où, après une longue journée au bureau, elle a découvert cette culotte souillée. Andréa s’en souviendra toute sa vie. 

La brutalité du choc. Sa tête contre le mur. Le sang sur ses mains. Et la peur. Ce soir-là, son premier réflexe a été de courir, le plus loin possible, et de trouver quelqu’un, n’importe qui. Elle a erré dans les ruelles de la grande ville, demandant aux passants de lui prêter un téléphone. Malgré les nombreux refus, elle ne s’est pas laissé abattre. Une femme a fini par accepter de la dépanner. Dès que la voix d’Aby a résonné dans l’appareil, Andréa s’est effondrée, les genoux au sol, en pleurs. Elle n’a pas eu besoin de dire quoi que ce soit, sa meilleure amie avait tout de suite compris. Andréa l’avait attendu patiemment, sur un banc, à fixer le goudron humide. 

Une petite demi-heure plus tard, les deux femmes étaient en voiture, silencieuses. Bien que son envie d’aller rendre les coups à Mickaël était forte, Aby ne voulait pas brusquer sa meilleure amie. Andy était dans un état émotionnel si critique. Alors, elle s’est contentée de l’emmener aux urgences, sans rien dire de plus.

Andréa avait fini par lui raconter toute l’histoire, après plusieurs jours à vivre dans la crainte et la douleur. Elle s’était mise en arrêt de travail, prétextant une grosse grippe, et est restée chez Aby durant un mois, le temps de trouver un appartement. Quelques semaines plus tard, les deux jeunes femmes avaient appris l’arrestation de Mickaël. Ce fameux jour, il avait trompé sa petite amie avec une femme mariée. Lorsque le mari, cocufié à plusieurs reprises, a découvert l’adultère, il s’est rendu chez Mickaël. S’en sont suivis un règlement de compte et une bagarre assez violente. D’après les témoins de la scène, son ex petit-ami aurait voulu se défendre à l’aide d’un couteau, ce qui lui avait valu une garde à vue et, en manque, il serait devenu agressif envers les policiers qui l’avaient arrêté. 

Suite à cela, Mickaël purge une peine d’un an d’emprisonnement avec obligation de suivre un programme de désintoxication. Dix mois se sont écoulés depuis leur dernière soirée. C’est la boule au ventre, qu’Andréa songe au moment où il sortira de prison. La peur lui coupe la respiration un instant, mais la jeune femme se dit qu’il faut avancer et arrêter d’y penser. 

Elle marche à travers les fleurs, sans but précis, juste se sentir en vie lui suffit. Ce n’est pas son premier voyage ici.

À deux reprises, la jeune femme a revu son ex dans ce monde, mais à chaque fois le rêve tourne au cauchemar. Systématiquement, elle revit les sévices qu’il lui a fait subir, sans pour autant réussir à changer l’histoire. Son manque d’expérience dans ce monde l’oblige à subir en silence les cauchemars de sa vie passée. Le seul endroit auquel Andréa pense à ce moment précis, rongée par la peur et la douleur, comme lorsqu’elle se sent en danger aussi bien ici que dans le monde réel, c’est ce paysage. Ce champ gorgé de rouge voluptueux, telle une caresse. 

Plus jeune, Andy allait souvent jouer dans le champ en face de sa maison. Le voisin, Monsieur Brun, avait un immense terrain qu’il n’entretenait pas. Tous les ans, à l’arrivée du printemps, naissaient ces minuscules bourgeons carmin, comme des petites flammes inoffensives.

Andréa ne comprend pas pourquoi elle arrive de mieux en mieux à contrôler ses rêves, mais reste encore trop impuissante lors d’un cauchemar. Est-ce la peur ? Ou peut-être que ce don a ses limites ? Faut-il être plus entraînée ?

Les souvenirs qui ressurgissent ici sont si douloureux, peut-être même plus que lorsqu’on les a réellement vécus. C’est d’ailleurs après leur dernière soirée ensemble qu’Andréa a acquis ce pouvoir.

Quel gâchis, pour un don si fabuleux, de revoir ce genre de chose. Un jour j’arriverai à le maîtriser, je vais tout faire pour ne plus revivre ça !

Laissant filer les heures, une respiration après l’autre, Andréa reprend son souffle, avec la sensation d’avoir été en apnée une seconde de trop. Petit à petit, la jeune femme arrive à se changer les idées, à penser que la vie mérite d’être vécue. Alors elle se met à courir, juste un peu, pour vider l’air néfaste qui encombre encore ses poumons. À bout de souffle, elle s’allonge au milieu des coquelicots. L’odeur de la campagne, le ciel azur, le soleil crépitant. Elle s’amuse à contempler les quelques nuages, blancs comme neige, qui passent par là. Andy laisse aller son imagination, leur donne un nom, une forme. Elle se sent enfant, dans un cocon délicat. Mais les vilaines pensées reviennent les unes derrière les autres, elle les chasse tant bien que mal. 

Le lendemain matin, Andréa se réveille avec le cœur serré et la tête embrumée. À peine six heures. Elle tourne dans son lit, reste allongée encore un peu, comme si le temps s’était figé. Un quart d’heure plus tard, elle arrive enfin à se décrocher de son matelas.

Chapitre 5

L’horloge affiche midi lorsque sa patronne passe devant son bureau pour aller déjeuner. Andréa trouve son portefeuille et ferme l’agence. Elle prend son téléphone et appelle Abigaëlle.

— Coucou toi ! Je meurs de faim, on mange toujours ensemble ce midi ? Je viens de me garer.