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Isaac éprouve des difficultés à faire le deuil de son frère décédé lors d’un règlement de compte. Le jour de son vingt-deuxième anniversaire, sa rencontre avec Selah déclenche en lui une pulsion de vie incontrôlable, le poussant vers une quête intense de renaissance. Entre un passé douloureux et un futur incertain, Isaac s’accroche à un fil ténu. L’espoir se mêle aux obstacles et le fardeau de la douleur devient pesant à porter.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Marie-Kenza écrit en quête de réconfort, sachant qu’il existe un endroit où elle peut toujours partager ce qui est important pour elle et les personnes qui lui ressemblent. À travers sa plume, elle aspire à humaniser la mort dans des milieux populaires, où elle est souvent réduite à une simple statistique.
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Seitenzahl: 223
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Marie-Kenza
À la mémoire de nos noms
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marie-Kenza
ISBN : 979-10-422-1782-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À tous ceux qui ont dû et qui continuent d’apprendre à vivre
avec l’absence d’un être aimé.
Je pensais à avant. Je le faisais constamment, instinctivement, inévitablement.
Je n’arrivais pas à penser à autre chose. Tout le reste me semblait insignifiant.
Aujourd’hui, il n’est pas là. J’ai le souvenir de son sourire, de ses yeux, de sa voix. J’ai le souvenir, qu’hier, il me parlait. Ou avant-hier, ou il y a une semaine peut-être. J’ai le souvenir qu’avant il était encore là.
Je pense à avant, je ne pense qu’à cela. On me dit qu’il faut que je cesse, que penser à avant me blesse. Je le sais. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de penser à autre chose. Essayé de penser à demain, parce qu’aujourd’hui c’était peine perdue, mais demain, il m’est arrivé de me dire que peut-être je parviendrais à y penser un jour. Seulement je crois avoir compris, intégré, que demain il ne sera pas là. Toujours pas. Alors je pense à avant, je pense à lui. Lui qui est si intelligent, si beau. Lui à qui le monde appartient.
Un soir, un médecin avait dit « votre frère est parti. » Il faisait sombre et froid dans l’énorme hôpital. J’avais trouvé ces mots surréalistes, complètement déraisonnables, parce que partir cela n’arrivait qu’aux autres, normalement. Partir, cela ne pouvait pas lui arriver à lui, ou à moi, pas à nous.
Pas à nous qui étions si heureux. Pas à nous qui avions tant traversé.
« Il est où mon frère ? » J’avais hurlé, alors que déjà je sentais mon cœur battre, et mon corps trembler.
Le médecin avait écarquillé les yeux, dégluti, puis grimacé. Il avait fallu un temps pour qu’il ne réponde à ma question, alors je m’étais mis à hurler encore. Plus fort, plus vite.
« Il est ou mon frère monsieur ? Où est-ce qu’il est, mon frère ? »
Je ne compris pas le silence que le médecin m’offrit. Je ne compris pas qu’il me regardait de la sorte, comme si quelque chose ne tournait pas rond chez moi. Ma question donna lieu à un soupir glaçant, or la réponse était évidente. Celle-ci étant que mon frère était là, pas loin. Il était forcément quelque part, il ne pouvait pas juste être parti. Et puis parti où ? Je vins à me demander. Et puis à mesure que le médecin me regardait, à mesure que je le voyais tenter de prendre la parole, puis se résigner, la phrase se mit à tourner en boucle dans mon esprit.
Il est parti.
Il est parti.
Il est parti.
Des mains agrippant mes bras m’avaient alors fait réaliser que je m’étais mis à bouger. Soudainement, le hall noir de monde n’avait plus aucun impact sur moi, soudainement le décor était flou. Je ne voyais que lui, il était le seul dans mon esprit, et j’avais besoin qu’on me réponde.
« Il est où mon frère ? Dites-moi où il est mon frère ! »
J’entendais des voix m’ordonner de me calmer à droite, d’autres s’exclamer de surprise, de pitié, à gauche. Derrière, les mains me tenaient de plus en plus fermement, et devant, le médecin essayait de m’approcher, de me toucher.
Au fil des instants son regard s’était attendri, il s’était enfin mis à parler. Je l’entendais vaguement, je crois qu’il disait, Monsieur allons ailleurs, je vous prie. Allons ailleurs, le hall n’est pas tout à fait approprié. Je crois qu’il disait cela en boucle, mais ce qu’il disait n’avait pas d’importance tant qu’il ne répondait pas à ma question.
« Il est où mon frère, putain ? » j’avais questionné une énième fois. J’avais questionné encore, parce que le désir de connaître la réponse avait pris une tournure obsessionnelle. Une tournure vitale, et je dis désir, même si en réalité c’était devenu un besoin.
Une mouche était passée près de mon visage ce soir-là, à cet instant précisément. À l’instant où je crus que mon cœur s’arrêta de battre. Ce même cœur qui menaçait d’exploser des instants auparavant.
Le médecin vint à perdre patience.
« Votre frère est décédé des suites de ses blessures ! Vous voulez savoir où il est ? Bien, il se trouve dans une chambre mortuaire », il avait finalement répondu. Le regard vide, la voix désolée.
Là, le calme revint. Moi, je me figeai.
Je me souviens de la sensation de liberté qui m’avait envahie à mesure que les mains avaient lâché mon corps. Avant que je ne demande précipitamment au médecin de m’y conduire, dans cette putain de chambre mortuaire. Ensuite, je me souviens avoir pleuré.
On s’était mis à avancer dans les couloirs larges de l’hôpital, et soudainement mes larmes ne s’arrêtaient plus de couler. Je m’étais mis à me demander ce que je deviendrais si tout ce cirque était vrai, s’il était vraiment parti. Et lorsqu’on arriva devant une grande porte blindée, je commençai à considérer l’idée que le médecin n’était pas fou, que peut-être bien, c’est moi qui étais en train de le devenir.
À l’intérieur il y avait maman, elle pleurait aussi. À l’intérieur les larmes s’étaient multipliées, maman me sauta dans les bras.
Elle s’accrocha à mon corps comme si elle craignit soudainement que je m’en aille. Notre étreinte fut débordante de désespoir, remplie de douleur. Et par-dessus sa tête, à travers ma vision flouée, je vins à apercevoir le corps de mon frère couvert d’un drap blanc.
Dans la souffrance, je rassemblai le courage nécessaire à déposer mes lèvres sur le front de maman. Puis sur sa joue, avant que le moment n’arrive, ou on se regarda enfin.
Et en l’instant quelque chose se passa. Un cœur qui se brise, un autre qui explose. Une vie arrachée, des respirations saccadées. Des larmes, des cris.
« Mon fils », elle avait murmuré à mon oreille.
Dans l’intensité de l’instant, je ne me rendis même pas compte que c’était elle, que c’était sa voix. Sur le moment j’eus simplement besoin d’une étreinte, d’un corps chaud qui pourrait m’aider à ne pas perdre pied.
Rien ne serait plus jamais comme avant.
Avant c’était mieux, alors depuis ce soir-là, depuis qu’il était parti et qu’il ne reviendrait pas, je pensais constamment à avant.
Des jours et des nuits dépourvues de sens s’écoulèrent. Moi je ne les comptais pas. Le temps m’avait échappé, mais il n’en fut pas de même pour madame Bellerose. Alors il lui arriva de dire :
« Cela fait déjà six mois que ton frère est décédé, Isaac, peut-être faudrait-il songer à se mettre à regarder devant toi. Sortir de la tristesse. Pas de la douleur, mais de la tristesse, peut-être. »
Elle posa ses lunettes sur sa tête.
« Vous comprenez rien », je dis.
L’espoir me tuait à petit feu.
Chaque soir, je m’endormais avec la ferme croyance qu’il serait là à mon réveil, mais chaque matin c’est la même déception qui me submergeait. Je crois que cette pensée serait toujours dans un coin de ma tête, tous les matins de ma vie, jusqu’au dernier. Je crois je ne serais jamais complètement libéré, de l’espoir qu’il apparaisse à nouveau.
Mosi n’était pas endormi devant la télévision du salon, il ne fumait pas une cigarette dans la cuisine.
Chaque matin je me réveillais, et il ne m’avait pas non plus envoyé de message pour me demander si je voulais que l’on mange ensemble à midi, ou s’il n’avait pas par hasard, oublié son pull à mon appartement.
Dans le deuxième cas, je riais systématiquement, parce que la question sonnait atrocement ridicule. Chez moi il y avait non seulement une armoire entière pleine de ses vêtements, mais aussi quelques-uns de ses tee-shirts sur la chaise du bureau. Deux de ses casquettes sur la table à manger, un de ses bas de survêtement sur le rebord de la fenêtre, et une multitude d’autres dans le panier à linge sale.
« Ta perte est inqualifiable Isaac, je suis bien placée pour le savoir. Mais qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Qu’est-ce que tu fais maintenant ? »
Finalement, madame Bellerose avait convenu que les lunettes seraient mieux sur la petite table qui nous séparait, et sa main se mit à glisser le long de son visage. Elle semblait épuisée. Elle l’était probablement.
J’avais conscience de l’égoïsme que cela représentait que d’agir et de parler, comme si j’étais le seul, affecté par le départ de Mosi. Je savais pertinemment qu’au même titre que moi, madame Bellerose passait ses nuits à frissonner de chagrin, à soupirer de frustration.
« On ne peut pas… tu ne peux pas te morfondre infiniment. Mes mots sont difficiles, mais tu es un garçon intelligent Isaac. »
J’eus l’ombre d’un sourire absolument vide d’humour, avant d’ouvrir la bouche, puis de la refermer.
Qu’est-ce que je pourrais bien répondre à cela ?
Je n’avais aucune idée de ce que je ferai maintenant. Si je me dois d’être tout à fait honnête, je me contentais de survivre, pour l’instant.
Qu’est-ce que je pourrais bien répondre à cela ? Comment est-ce qu’on savait ce qu’on ferait, dans une telle situation ?
« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » Madame Bellerose questionna pour la seconde fois. Le regard ancré dans le mien, tandis que moi je ne dis rien.
Des secondes passèrent, le silence régna. Madame Bellerose éclata en sanglots, la tête plongée dans les bras.
« Je vais y aller », je murmurai.
Je ressentis soudainement le besoin de quitter la pièce. Il fallut que je m’en aille parce que cela ferait peut-être de moi quelqu’un de cruel, mais je trouvais injuste qu’elle ait le droit d’être triste. Juste triste, lorsque moi j’étais anéanti.
C’était injuste qu’elle soit malheureuse du départ d’un jeune homme qu’elle avait tenté d’aider au cours de sa vie, quand moi j’étais ébranlé de la mort de la seule personne avec laquelle je n’avais pas l’impression d’être fou.
La pensée était profondément méchante, mais je n’arrivais pas à contrer sa propagation dans mon esprit. Ce fut une bataille sanglante entre ma raison et mes émotions, largement remportée par ces dernières.
Il fallait que je sorte du bureau de madame Bellerose, ou bien il fallait qu’elle cesse immédiatement de pleurer. Autrement mes émotions me feraient lui hurler au visage qu’elle n’avait pas le droit d’être triste.
Mosi méritait que l’on soit brisé par son départ, ou indifférent. Il ne pouvait pas y avoir d’entre deux, on ne pouvait pas juste être triste.
« Je vais y aller », je répétai, plus fort. Et madame Bellerose releva la tête à ce moment précis : « je suis désolé », elle tenta d’articuler.
« Je suis désolé », elle vint à dire de nouveau.
Elle s’excusa, parce que quoi que je puisse en dire ou en penser, madame Bellerose me comprenait. Elle m’avait toujours compris, en vérité.
Ce fut certainement le plus difficile, ce fut certainement la raison pour laquelle je peinais à soutenir son regard, mais en l’instant madame Bellerose avait connaissance des pensées que j’avais à son encontre.
Elle s’excusa, parce qu’elle me connaissait si bien qu’elle était au courant pour la cruauté, et le mépris, et le sentiment d’injustice.
Je ne savais pas si je devais en avoir honte, ou me sentir rassuré. Je ne savais pas si je devais m’excuser également, ou si je devais me mettre à rire.
Rire pour masquer la faiblesse émotionnelle dont j’étais épris. Rire parce que c’est ce que je savais faire le mieux. Ce que je savais faire mieux que pleurer, du moins.
Peut-être que cela avait tout à voir avec le fait que mon prénom signifiait le rire. Maman disait souvent, autrefois, qu’elle m’avait appelé Isaac pour projeter une forme de bonheur sur ma vie. Pour me condamner au rire, à rire.
J’y croyais par moments, d’autres fois l’idée me semblait pathétique. Mais peu importait que mon prénom ait réellement un impact sur qui j’étais ou non, dans les deux cas la démarche était aussi cruelle, que le monopole de la souffrance que je tentais de me donner la légitimité de détenir.
La démarche de vouloir condamner quelqu’un au rire. Pourquoi voudrait-on une telle chose pour qui que ce soit ? Qu’il rit constamment, qu’il ne s’arrête pas.
Il arrivait que je ne veuille pas rire, plus souvent que ce que maman pouvait croire. Cela ne voulait pas dire que j’étais malheureux, au contraire. Il arrivait que ma joie se manifeste autrement que par le rire. Il arrivait que je hurle, que je saute, que je ferme les yeux, que je souffle un grand coup, ou que je sourisse simplement.
Et si je riais, cela ne voulait pas systématiquement dire que j’étais heureux. À certains moments mon rire cachait des larmes. Je riais de frustration, de colère, et de gêne aussi.
Il se pourrait après tout que la condamnation ait fait effet. Isaac, il rira.
Finalement, je choisis la troisième option qui se présentait à moi, celle-ci étant de m’en aller simplement, sans dire un mot ou lâcher un regard.
Je me levai de ma chaise avant de claquer la porte. Avant de descendre les escaliers, avant de me retrouver dans les rues sombres et débordantes de solitude de Paris.
Débordantes de solitude, même si à vrai dire tout me semblait seul et morose, depuis qu’il était parti. Mosi rendait chaque instant plus joli, et celui-ci n’aurait pas fait exception. Il l’aurait magnifié, j’en étais persuadé.
Il faisait soir, le ciel était sombre. Les passants pleins de vie avaient disparu, avaient laissé place aux rats et aux âmes perdues. Aux âmes nostalgiques et tourmentées, comme celle de la jeune fille qui me rentra dedans à l’arrêt de bus, ou celle du jeune homme qui était derrière moi dans la queue de la supérette, alors que j’avais eu besoin de refaire mon stock de cigarettes.
Dehors, il faisait froid, aussi. La chaleur de l’été se laissait évincer par le mélancolique de l’automne. Les feuilles tombaient, et de la même façon j’étais abattu.
Mais quand il était encore là, Mosi aurait dit que le soleil avait aussi le droit de se reposer. Que s’il brillait sans arrêt, toute l’année, on ne l’apprécierait pas autant. Pas assez.
Il faisait maussade, et le bruit incessant des klaxons de voitures me rendait malade, mais si Mosi était à côté de moi, en l’instant tout semblerait si beau.
Je me plaindrais des lampadaires à demi cassés, je dirais que la mairie devrait augmenter son budget, alors que lui me rirait au nez. Il dirait que nous sommes la lumière de la ville. Que ce sont les individus qui forment l’atmosphère, que nous sommes la ville.
Mosi n’était pas animé par une quelconque forme d’optimisme. Il n’en avait pas besoin, il était simplement persuadé qu’il n’y avait pas de problème, aucun. C’est simplement qu’il avait constamment l’impression que tout était en ordre. Mosi ne remettait presque jamais rien en cause.
Si une guerre éclatait au Népal, et bien c’était le génie de l’humain qui était tellement grand qu’il finissait par le rendre fou et le faire sombrer. Et lorsqu’une fleur fanait, elle se réincarnerait dans une autre plus jolie encore.
Rien n’était malheureux, tout était à regarder sous un autre angle, une perspective différente. C’était stupide. Aussi stupide que la condamnation au rire.
Mais j’aimais Mosi, alors de toute évidence tout ce qu’il faisait ou disait de stupide était attachant à mes yeux.
S’il était toujours là, ce trajet du centre d’accueil à l’appartement de maman ne serait pas aussi insupportable.
Seulement, peu importe à quel point je l’aimais, il n’avait pas l’air de vouloir revenir. Alors il vint l’instant où je me mis à repenser à ce que madame Bellerose avait dit.
Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Aussi oppressante fût-elle, la question de la putain d’assistante sociale avait du sens.
Qu’est-ce que je ferais maintenant que j’avais fait le tour de la procédure ? Pleurs, vider la chambre de Mosi, revendre ses affaires pour le financement des obsèques. Pleurs, annoncer le décès à ses amis, pleurs. Comment est-ce que je ferais maintenant ?
Il fallait que je me remette à ressentir des émotions, il fallait que l’indifférence s’en aille, il fallait que je vive à nouveau. Si lui ne pouvait plus le faire, qu’au moins moi je puisse. Qu’un de nous deux le fasse, parce que sa victoire était mienne, et que la mienne était sienne. Mais je n’avais aucune idée de comment parvenir à un tel résultat, quand depuis qu’il était parti j’avais l’impression que l’on avait retiré tous les organes vitaux de mon corps, puis que l’on m’avait piétiné avec des semelles tranchantes.
Aucun homme ne pouvait concevoir de vivre sans son cœur, sans ses poumons.
Lorsque je passai le pas de la porte, je fus frappé par le volume presque ravageur de la télévision.
Je voulus déjà repartir, mais il fallait absolument que je récupère une vieille console de mon frère. Je n’aimais pas venir ici, mais je refusais qu’un quelconque effet personnel de Mosi soit laissé aux mains de Samrawit, la mère.
Maman était avachie dans le fauteuil, telle une baleine échouée sur la plage. Une baleine bien maigre, et trop pâle pour que cela soit normal, mais une baleine tout de même.
Bouteille de whisky en main, cheveux en une dizaine de tresses collées lui tombant sur la poitrine. Pull abîmé et taché sur les épaules, j’eus envie de hurler, alors je le fis.
« Baisse le son, maman ! Baisse le son, on va devenir fous ! »
Pendant un temps, elle ne dit rien. Regard sombre et distant, presque indifférent. Télécommande sur le bout des doigts, menaçant de tomber. Corps tremblant, sourire léger.
Maman me regardait alors que je peinais à retirer mes affaires d’extérieur, et pendant un temps elle ne dit rien, oui.
« Baisse le son ! Coupe-le ! Fais un truc ! On s’entend pas ! »
Le temps passa, je hurlais à l’entrée, alors qu’enfin la fermeture éclair de ma veste s’ouvrait. La bouteille de Whisky dans sa main se vidait. Elle sourit, elle souriait. Et bientôt, maman hurlait à son tour.
« Qu’est-ce que tu veux dire par s’entendre Isaac ? S’entendre ! S’entendre dire quoi ? Tu dis jamais rien, tu parles pas ! »
S’entendre penser, j’eus envie de dire. S’entendre réfléchir, j’aimerais m’entendre réfléchir, pour qu’au moins un de nous deux le fasse, j’eus envie d’ajouter.
Mais je n’énonçai aucun des deux parce que si je me risquais à le faire, elle répondrait certainement, et les paroles de maman n’étaient jamais sans conséquences. Jamais quand elle avait de l’alcool dans le sang.
Je n’énonçai aucun des deux, au lieu de cela je décidai d’ignorer ses mots. Les ignorer, il fallut que je le fasse, parce que sinon mon esprit ne tiendrait pas la soirée.
Mon esprit était fragile déjà, je n’étais pas si loin du dérèglement cérébral. Bientôt je défaisais les lacets de mes baskets, j’en étais plus proche que ce que je n’essayais de me faire croire.
« Baisse le volume putain ! T’es folle ou quoi ? T’es folle ! »
Je dis en me redressant, en approchant.
Elle, elle se leva. D’un coup la bouteille de Whisky s’écrasa contre le sol, alors que de l’autre côté ses doigts se resserrèrent sur la télécommande.
Figure chancelante, violence. Menaces, regards tristes, frustration débordante.
« Comment tu me parles ? Tu crois que c’est une façon de parler à sa mère ? »
Je tentai de lui extirper la télécommande des mains, mais soudainement elle se mit à bouger, à se débattre, comme si elle eut envie de jouer.
Alors même si je m’étais juré que ce soir je n’énoncerais rien qui puisse la faire répondre, je fronçai les sourcils : « Ma mère ? T’es une mère toi ? Tu tiens même pas debout ! »
Mouvements précipités, mains agitées, gestes brusques. Chaussettes imprégnées du liquide brun qui se rependait sur le sol, sourires enfouis, bonheur loin derrière.
« Espèce d’idiot. Toi t’es un incapable qui passe son temps à traîner et à fumer. T’es un délinquant Isaac, et par-dessus tout il faut que tu sois ingrat. »
Il y avait un doigt accusateur pointé dans ma direction. Il y avait l’odeur forte et insupportable qui venait avec les paroles de maman. Il y avait mon cœur qui battait excessivement fort, et mon esprit qui menaçait de s’effondrer.
« Donne-moi la putain de télécommande et arrête de parler. Arrête de parler, je te jure il faut que t’arrêtes », je répliquai.
Alors précipitamment, sans que je ne m’y sois attendu, elle balança l’objet en plein contre le mur. Un instant on ne s’entendait pas, et celui d’après il n’y avait plus de bruit. Soudainement, ce fut le silence complet.
« T’as besoin de silence pour passer un coup de fil à la conne de Cécile ? Il y en a que pour elle. Tu vas finir par la demander en mariage. »
Maman dit, avant de rire, encore.
Mes poings se serrèrent, la folie était tout près. Des images se mirent à défiler devant mes yeux. Je revis des bouteilles d’alcool au sol, et Mosi me prenant dans ses bras. Des morceaux de verre qui se cassent, et madame Bellerose nous disant que tout irait bien, en nous éloignant du mal.
L’autre pauvre conne de Cécile, elle nous a sauvé mon frère et moi, je fus tenté de rétorquer. L’autre pauvre conne de Cécile a donné à tes enfants l’opportunité de voir autre chose que le chaos et la misère, j’aurais répondu si mes émotions n’étaient pas aussi puissantes.
Mais la rationalité m’avait quitté depuis plus longtemps que ce que je ne voulais bien m’avouer. Ce n’était pas maman en face de moi, maman n’avait jamais existé. Sous mes yeux se trouvait un monstre. Un horrible monstre, elle avait détruit ma vie, elle avait tout ruiné. Elle n’avait jamais été intéressée par moi, ou par Mosi. Il avait toujours été question d’elle, d’elle, d’elle, d’elle.
La pauvre conne c’était elle. C’était maman, c’était le monstre.
J’aurais pu dire tout cela ou autre chose, mais je n’avais jamais été un garçon qui parle, en vérité. Bientôt j’attrapai ses épaules, puis je la balançai contre le fauteuil, et soudainement maman était avachie telle une baleine échouée à nouveau.
« Tu me pousses maintenant ? »
« J’aurais dû le faire avant. »
Je dis sans le penser, sans le croire. Personne ne devrait jamais avoir à pousser sa mère, cela était déraisonnable. Je le dis quand même, parce que de toute évidence, la colère était simple. Les mots difficiles au cœur, étonnamment faciles pour l’esprit.
J’étais venu à la conclusion il y a longtemps, que maman et moi ne pouvions pas nous permettre quoi que ce soit d’autre que la colère. Nous n’avions ni le temps ni la force, pour une autre émotion.
Je lui dis que j’aurais dû la pousser avant, avec un goût amer sur les lèvres, dans la continuité de la lâcheté que j’avais décidé d’initier ce soir, et depuis toujours, en vérité.
Elle était toujours une pauvre conne, et moi j’étais un pauvre con.
Ensuite, je lui dis qu’elle devait aller se faire foutre, avant de m’engouffrer dans le sombre de la cuisine. Cigarette déjà en main, fraîchement sortie de la poche de mon jean.
Et plus tard, depuis le rebord du plan de travail sur lequel j’étais adossé, j’entendis sa voix une dernière fois ce soir-là. Moi je ris, anéanti et désespéré.
« Qui t’as appris à être ingrat comme ça ? C’est elle, c’est Cécile ? Tout ce qu’elle veut c’est me prendre de mes enfants ! C’est tout ce qu’elle a toujours voulu. Toi t’es en colère, et Mosi je sais même pas où est-ce qu’il est. Il est où Mosi ? Isaac ! »
***
Il y avait une dame en face de moi. Foulard luxueux sur la tête, et rouge à lèvres tellement saturé qu’il manqua de me donner mal à la mienne.
« Mais enfin, répondez ! Répondez, la question est simple, j’aimerais savoir à partir de quel montant est-ce que vous prenez la carte de crédit. La question est simple », elle s’insurgea.
Cela faisait une minute au moins que nous étions dans cette situation. Une minute cela paraissait court, mais tout était relatif en vérité.
Une minute était courte si elle était le temps d’attente avant que le train n’arrive, ou avant la fin de la cuisson des pâtes. Le temps d’aller chercher une assiette, ou un truc comme ça.
Une minute était longue en revanche, si on était face à une inconnue agressive, le soir, un jeudi. Là, c’était la minute de trop, la minute marginale, alors en plus d’être longue, elle était interminable. Je n’en voyais pas la fin, elle ne s’arrêterait jamais.
« C’est huit euros. La carte de crédit à partir de huit euros putain. Putain ! »
Là, elle ouvrit grand les yeux, tandis que je quittai l’arrière du comptoir pour lui indiquer l’affiche placardée sur le devant.
Écrite il y a un an, par mes soins, au marqueur vert. En grosses lettres, avec un point d’exclamation. Carte de crédit, à partir de huit euros. Ce n’était pas difficile à lire, ou à comprendre. Je supposais que si on portait des vêtements aussi luxueux que ceux de cette dame, on avait de grandes chances de savoir lire.
Par moments il fallait simplement prêter attention, essayer de voir au-delà de ce qui était sous nos yeux.
Une fois Mosi était venu me chercher à la station après mon service et il s’était moqué de l’affiche. Ce devait être un mercredi, parce que le mercredi, Mosi était libre l’après-midi, alors il était de bonne humeur et souvent, il venait me chercher, puis on allait manger une glace. Trois fois par mois au moins, sauf en hiver.
Cette fois-là, il était arrivé tout sourire, billets lisses en main. Il les avait brandis en me demandant si j’avais plus envie d’un sorbet ou d’une crème glacée.
J’avais souri en retour : « La question se pose pas mec. Que serait la vie sans sa pointe de lait congelé aux éclats de chocolat, supplément nappage caramel ? »
Là il avait humé, puis froncé les sourcils, et enfin, j’avais vu son regard se poser sur mon affiche.
« C’est nouveau non ? C’était pas là avant, ça. »
D’un coup de tête, il avait désigné le comptoir.
J’avais acquiescé : « C’est nouveau, et c’est de moi. J’en peux plus qu’on me demande vingt fois par jour si la carte bancaire passe à partir d’un euro. »
« Tu pouvais pas faire plus explicite », il dit. C’est à cet instant que sa session de rires démarra.
« C’est de l’art, un jour ça vaudra de l’or. » J’avais fini par me défendre, en commençant à rire moi aussi.
Ainsi il avait réellement passé la soirée à se réjouir de mon désespoir, et quelques mercredis suivants, lorsque j’ai dû lui annoncer que l’affiche ne faisait pas un tant soit peu effet, les moqueries s’étaient intensifiées.
Entre deux cuillères de notre dessert préféré, il s’était amusé à balancer ses pensées les plus mesquines.
« Il faut que tu commences à compter le nombre de fois qu’on te pose la question. Il faut même qu’on commence à parier sur des nombres, ce serait incroyable. »