À nos âmes égarées - Stéphanie Leymerie - E-Book

À nos âmes égarées E-Book

Stéphanie Leymerie

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Beschreibung

À dix-sept ans, Sacha lutte contre un mal insaisissable qui l’étreint depuis l’enfance, l’entraînant dans un tourbillon d’ombres et de doutes. Pourtant, refusant d’abdiquer face à l’inéluctable, elle s’élance dans une quête éperdue, cherchant à embrasser la vie dans toute son intensité. C’est alors que surgit Loukas, un jeune homme aux fêlures profondes, égaré entre son propre passé et l’incertitude de l’avenir. Ensemble, ils vacillent, se heurtent et se relèvent, s’efforçant de donner un sens à leur combat. Mais peut-on réellement se sauver mutuellement sans d’abord se réconcilier avec soi-même ? Et si, au-delà des ténèbres, l’amour – celui que l’on se porte, autant que celui que l’on donne – était la clé de toute renaissance ?

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Stéphanie Leymerie évolue dans l’habitat depuis plus de vingt ans, au contact de milliers de personnes aux parcours variés. Éprouvée par la vie, elle choisit, à l’aube de ses quarante-cinq ans, d’écrire un roman pour explorer la dualité humaine et nos luttes intérieures. Pour elle, l’écriture est une quête de sens et de partage.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Stéphanie Leymerie

À nos âmes égarées

Roman

© Lys Bleu Éditions – Stéphanie Leymerie

ISBN : 979-10-422-6281-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

Le chaos, on le définit souvent comme une confusion, un désordre, un ensemble de choses sens dessus dessous. On lui donne l’image de la destruction et de la ruine. Toute personne normalement constituée vous dira qu’il faut le fuir ou du moins faire en sorte d’éviter de croiser son chemin le plus possible. Mais il s’avère que pour certaines personnes, telles que moi, le sort ou le destin, comme chacun aimera le définir, en a décidé autrement. Sans que je le veuille, il a pris place dans ma vie depuis ma plus tendre enfance. Il erre dans mon quotidien comme un compagnon de route dont j’aurais bien voulu me passer, mais qui à l’évidence tient à maintenir sa place dans le jeu.

Mais qui dit jeu dit participants. Car pour qu’un jeu existe, il faut au moins deux participants. Je crois que j’ai décidé de rentrer dans le jeu assez tôt, je ne me rappelle pas bien quand exactement. Mais j’ai très vite senti que si je voulais rester dans la partie, alors je devais en apprendre les codes et les règles. Et même si ces parades changent au fil des années, le déroulement en reste principalement le même depuis 18 ans. Les pions sont généralement les mêmes, tout comme les coups bas. Mais tout le monde le sait, la partie aussi longue soit-elle, à la fin il n’y a toujours qu’un seul et unique vainqueur.

Et ce jour-là, à ce moment-là, je le sens, je le sais, il est plus fort, plus pressant et plus puissant. Il agit comme un tourbillon inconnu dont je ne reconnais aucun code. Il a changé de jeu et de règles. Il avance vite, bien trop vite devant mon incompréhension, joue ses cartes en me laissant au dépourvu. Il ne retient pas ses coups et frappe fort, trop fort. La partie est violente, perturbante et insoutenable pour moi. Comme un combat de boxe où vous encaissez les coups sans comprendre d’où ils viennent et sans pouvoir les esquiver. Je le sens, et je le sais, que les choses basculent à ce moment-là. Faire semblant n’a jamais été une de mes activités, mais là c’est autre chose. Je ne peux plus faire machine arrière, ou me voiler la face. Le chaos joue sa dernière partie, il abat toutes ses cartes, tout son art du jeu pour me mettre « KO » et en sortir vainqueur.

Quand une partie commence, je sais reconnaître les signes que mon corps me transmet. Les picotements, les fourmillements, le souffle qui se raccourcit, la boule dans la gorge, je les ai apprivoisés et je sais alors que la partie a débuté. Mais cette fois, je n’ai pas le temps de ressentir les débuts du combat que les images se brouillent déjà, les sifflements dans mes oreilles sont incessants, ma respiration est altérée, ma tête est sur le point d’imploser. Le bruit devient insupportable. Les cris et les éclats de voix sont comme des coups de poignard en plein cœur. Les sifflements se font plus forts comme pour faire en sorte que les voix et l’agitation s’arrêtent. La douleur dans ma poitrine devient tellement forte que mon cœur, fatigué de se battre, est au bord de l’implosion. Je le sais, je le sens, le jeu va s’arrêter et j’ai bien peur d’en sortir vaincue.

Depuis que je suis née, on me prédestine à ce jour. Ce jour où la fin est inévitable. Je me rappelle cette phrase que mon infirmière m’a dite quand les médecins ont posé un réel diagnostic sur « ce chaos » qui me rongeait : « Tu sais ma belle, les anges tels que toi volent au-dessus des étoiles et doivent rejoindre leur destinée un jour ! » Ce jour qui trône comme une épée de Damoclès depuis mon premier souffle au-dessus de ma tête. Ce jour où l’on abandonne les armes et on se rend. J’entends la chanson Shape of my heart jouer pendant que le tourbillon tourne de plus en plus fort. Je sens mes jambes flancher, tout le poids de mon corps s’affaler sur le sol. Les voix autour de moi se font plus douces et apeurées en même temps.

L’agitation et l’empressement se concentrent maintenant autour de moi. Je sens ses mains sur mon visage, sa voix qui tremble. Je ne saurais vous dire quels sont ses mots, car les sifflements se font plus pressants dans mes oreilles. Mais je ressens son désespoir, il a peur. Les tremblements dans sa voix résonnent comme un écho dans tout mon corps quand il hurle mon nom « Sacha ! Sacha ! ». Et puis tout à coup, tous les sons cessent littéralement. Mon esprit se détache de mon corps et c’est comme si j’étais complètement anesthésiée. Plus aucune sensation dans le corps, je me sens complètement dépossédée de tout mon être comme si je volais au-dessus de mon enveloppe charnelle.

Je connais bien cette sensation, même si à ce moment-là c’est différent de toutes les fois où j’ai pu le vivre. Les professionnels de santé appellent cela la dépersonnalisation ou déréalisation et ils vous diront que c’est un mécanisme de défense psychique. Votre mental ou du moins une partie se coupe volontairement de votre corps en signe de protection. « Le corps humain est très bien fait, mademoiselle Taneur, me répète inlassablement mon médecin. Il sait exactement quand et comment il doit vous protéger, mais il n’empêche que vous devez le ménager et l’aider pour éviter qu’il ne se fatigue, car un jour (ce fameux jour), il ne pourra plus rien pour vous ! Et plus que tout autre, vous n’avez pas le droit à l’erreur, car elle sera fatale. »

Mais ce jour-là, je n’ai pas envie d’être rationnelle et timorée, j’ai juste envie que ce tourbillon cesse, que toute cette agitation s’arrête, que le brouillard dans ma tête se dissipe. Je suis fatiguée, trop fatiguée de toujours tenter d’anticiper les coups, de contrôler mes émotions, de respecter les règles, d’écouter les recommandations des autres. Je n’entends que mon cœur raisonner dans toutes les parties de mon corps. Il tambourine sous chaque pore de ma peau, comme quelqu’un qui appelle à l’aide en frappant fort à la porte. Il a mal et ne cesse de me supplier de l’écouter. J’entends les sirènes de l’ambulance au loin, mais les sons et les voix s’éloignent de plus en plus, à mesure que mon cœur frappe plus fort et plus vite dans ma poitrine. J’ai imaginé ce jour des milliards de fois, me préparant à tous les scénarios, mais aucun ne ressemblait à ce moment-là. J’ai même imaginé ce que je ressentirais, la douleur, la peur, la souffrance. Mais même là, rien de tout ça. Aucun ressenti, juste un flottement, une totale légèreté, ce cœur qui bat et cette évidence, la partie est finie, car je le décide pour la première fois de ma vie.

1

« Mon ange »

J’avais 12 ans quand nous avons emménagé, ma mère et moi, dans le sud-est de la France au nord de la baie des Alpages. Plus précisément à Tampa, une petite ville du nord de la Lembardie d’un peu plus de 100 000 habitants au sud du Lac Boréal. Je n’étais pas des plus enthousiaste à cette nouvelle vie dans une région que je ne connaissais pas. Et même si l’adaptation était un art que je maîtrisais, la perspective de devoir intégrer une nouvelle école, me faire de nouveaux amis, être la « nouvelle fille bizarre » ne m’enchantait pas du tout.

« Regarde comme c’est beau par ici, ma chérie ! s’exclama ma mère en m’adressant un regard approbatif dans le rétroviseur.

— Ouais, c’est joli, dis-je en jetant un rapide coup d’œil à travers la fenêtre.

— Je suis sûre que tu vas beaucoup te plaire ici. C’est exactement ce qu’il te faut.

— Si tu le dis… »

Mais voyant bien que mon enthousiasme n’était pas des plus évident, ma mère tenta une nouvelle fois :

« Comme je ne travaille pas tout de suite, si tu veux demain nous irons visiter ton école et rencontrer tes professeurs et après nous pourrons aller manger une glace en ville pour que tu commences à t’acclimater. Qu’en penses-tu, ma poupée ? Sacha ? tu m’entends ?

— Oui, maman je t’entends ! répondis-je en retirant mes écouteurs de mes oreilles et en soupirant. Mais je ne sais pas trop, on peut peut-être attendre un peu ? De toute façon, je ne rentrerai pas à l’école avant la rentrée prochaine, alors on a le temps.

— C’est vrai, mais tu ne vas pas rester enfermée dans ta chambre jusqu’à la rentrée quand même ! Et puis comme c’est bientôt la fin du dernier trimestre, je me disais que c’était peut-être l’occasion pour toi de faire de nouvelles connaissances avant l’été.

— Pour leur dire au revoir dans 2 ou 3 ans à eux aussi ?

— Écoute chérie, je sais bien que ce n’est pas facile pour toi, mais j’aimerais que tu essayes d’y mettre un peu du tien, souffla ma mère avec une pointe d’agacement dans la voix. Et puis c’est aussi pour ton bien cette nouvelle vie. Je n’aurais jamais accepté ce poste si le climat n’était pas favorable à ta maladie, mais il s’avère qu’ici tout y est plus propice pour t’aider à aller mieux. Alors, fais un petit effort s’il te plaît ! » dit-elle d’un ton sec.

Ma mère avait raison, elle avait pris cette décision en grande partie pour moi, comme toutes les décisions qu’elle prenait en général, j’en étais souvent la raison principale qui pesait le plus lourd dans la balance. Elle avait obtenu un nouveau poste de biologiste animalier pour l’étude et la protection des castors dans le sud du département. Cela faisait des mois qu’elle m’y préparait et me vantait les mérites thérapeutiques de la région. À Paris, les choses s’avéraient de plus en plus compliquées pour moi et il devenait indispensable de s’extraire de la ville.

Aux vacances de Noël, ma mère m’annonçait qu’on lui proposait une promotion dans une grande réserve animalière dans le Sud. À cet âge-là, je ne savais pas bien en quoi consistait son métier, mais je connaissais l’essentiel. Elle sauvait des vies et participait à la sauvegarde de notre nature. Elle m’emmenait souvent quand l’occasion se présentait pour jouer à « l’assistante » comme elle disait. Elle aimait m’avoir auprès d’elle, car depuis ma naissance, mes parents n’ont cessé de s’inquiéter pour moi. Quand le « monstre du chaos », comme aimait le surnommer mon père, survenait, c’était toujours de façon violente. Il était sournois et imprévisible, frappant à différents endroits avec douleur. Un seul endroit n’était jamais épargné, même si l’intensité de cette douleur pouvait être plus ou moins forte en fonction du moment : mon cœur.

À chaque crise, il subissait ses foudres. Mes séjours à l’hôpital étaient bien trop répétitifs pour ne pas voir qu’un mal me rongeait sans que les médecins ne puissent dire quoi et pourquoi, jusqu’au mois de juin 2012, où un réel diagnostic tomba. Mais en attendant, je voyais ma liberté et mes activités s’éloigner à mesure que les crises s’intensifiaient. Alors, quand l’occasion se présentait et que je pouvais m’échapper un peu de mon triste quotidien, je me glissais à l’arrière de la voiture de ma mère en la suppliant de me laisser l’accompagner. Quelquefois, je gagnais et d’autres fois je perdais, mais j’étais devenue une professionnelle en art dramatique pour tenter de l’amadouer. Et quand mon jeu avait été assez convaincant pour gagner ses faveurs, je pouvais passer des heures à ses côtés à observer les animaux dans leurs milieux naturels. Elle me confiait parfois son appareil photo et à ce moment-là j’avais l’impression d’être une vraie aventurière. Une véritable bouffée d’oxygène où j’oubliais un instant les chaînes qui m’empêchaient de vivre normalement. Mais ce qui me fascinait le plus c’était d’observer les comportements des animaux. J’enviais leur liberté et leur insouciance.

La mienne, insouciance, m’a abandonnée complètement, si je puis dire, le jour de mes 6 ans. Deux événements traumatisants ont marqué cet abandon. D’abord le départ de mon père, qui a claqué la porte de notre maison pour ne plus jamais revenir. Puis celui de mon espoir en la vie et sa beauté, quelques jours plus tard, après que le « monstre du chaos » eut frappé si fort qu’il m’eut été difficile de m’en relever. Ce jour-là, le 4 juin 2012, nous étions tous les trois à la maison. Ma mère et mon père étaient rentrés tous les deux plus tôt pour préparer la maison à mon retour de l’école. Le temps étant plutôt chaud et ensoleillé, mon père avait préparé le barbecue sur la terrasse pour le dîner. Le temps me paraissait interminable, car j’attendais avec impatience la fin du repas pour pouvoir découvrir mon gâteau d’anniversaire et bien sûr, mes cadeaux. Étant fille unique et « fragile », j’étais toujours très gâtée comme si c’était le dernier anniversaire qu’on fêtait. Inconsciemment ou consciemment, je pense réellement que c’est toujours un peu ce que mes parents craignaient. Donc chaque année, c’était toujours un grand événement fêté en « grande pompe » comme mon père disait.

Mais à cet anniversaire-là, je ne saurais vous dire ce que j’ai eu comme cadeau et si je les ai même ouverts. Je me rappelle juste avoir eu le temps de souffler mes bougies avant qu’une énième dispute éclate entre mes parents pour je ne sais quelles raisons. Bien souvent, j’en étais la cause. Au départ, je n’ai pas bien compris la gravité de la situation, car mon père avait l’habitude de quitter la maison une ou deux nuits lorsqu’ils se disputaient. Mais cette fois, les jours passaient et aucun retour de mon père. Je le sentais bien, lui, à l’intérieur de moi, se brisait un peu plus chaque jour. Jusqu’au jour de trop, où il se brisa si fort. C’était 5 jours après mon anniversaire. Et comme tous les samedis soir, j’avais le droit, installée dans le canapé, de regarder des dessins animés à la télévision pendant que ma mère préparait le repas dans la cuisine. Un mouvement brusque de ma part entraîna la chute de la télécommande au sol en changeant de chaîne. C’est là que je le vis apparaître à l’écran. Ou plutôt sa photo dans un angle du téléviseur. Un journaliste à l’écran utilisait des mots que je ne comprenais pas vraiment comme « hommage », « décédé brutalement », « condoléances », mais j’ai bien compris les autres comme « accident de voiture », « notre collègue va nous manquer ! », car mon père était lui aussi journaliste. Je crois que c’est aux mots « parti trop tôt » que je sentis mon cœur se resserrer de plus en plus fort. Après ce fut le trou noir.

Je me suis réveillée à l’hôpital, ma mère était postée à mon chevet. J’ai appris par la suite que cela faisait des jours qu’elle n’avait pas bougé de son poste, attendant avec impatience mon réveil. L’ambulance et les pompiers seraient intervenus in extremis pour me sauver et me plaçant dans le coma pour évaluer ma survie. Mon cerveau était plutôt embrouillé à ce moment-là, comme si on avait appuyé sur le bouton « reset » de l’ordinateur. J’essayai de me rappeler ce qui m’avait conduit ici, mais rien ne me revenait. Cette fois, c’est ma mère qui m’annonça la triste nouvelle avec une « armée médicale » prête à faire feu derrière la porte au cas où le « monstre du chaos » referait surface.

Mon père, après avoir quitté notre domicile, avait percuté un arbre sur la grande route droite après le passage à niveau à quelques kilomètres de chez nous. Il n’aurait pas eu le temps de comprendre ce qu’il se passait ni de souffrir d’après ma mère. Mais quand les secours sont arrivés, il était déjà trop tard. « Je sais que j’aurais dû te le dire plus tôt, quand je l’ai appris, mais je ne savais pas comment t’annoncer ça mon bébé, continua ma mère en sanglotant. Je voulais attendre le bon moment et trouver les bons mots pour éviter une de tes “crises” et que toi aussi tu me quittes, ma fleur ! »

Les « bons mots », comme s’il pouvait y avoir une bonne et une mauvaise façon d’annoncer ce genre de tragédie. Les mots ne sont pas ce que l’on retient à ce moment précis. Si vous demandez à quelqu’un qui a vécu ce triste événement dans sa vie quels sont les mots qui ont été prononcés pour l’annonce de la tragédie, il aura probablement du mal à vous retranscrire les mots ou la façon dont on lui a transmis cette annonce. Mais la douleur, elle, sa violence, le tourbillon de chaos intérieur qu’elle provoque, elle, il saura vous la décrire précisément. Les mots ne sont rien sans les émotions qu’ils provoquent. Leurs puissances n’ont que l’affect et leur résonance dans notre cœur pour donner du poids et du pouvoir à leurs impacts.

Une réflexion que je n’ai pas eue à l’âge de 6 ans bien évidemment, mais beaucoup plus tard. Non, ce jour-là, comme mon cerveau qui avait effacé tous ces derniers souvenirs, mon cœur, qui battait sereinement pourtant au vu des « bips » réguliers et stables de l’électrocardiogramme, semblait ne plus vibrer. Aucun sentiment, aucun ressenti, j’étais comme de marbre. J’écoutais les paroles de ma mère en clignant des yeux, impassible comme pour enregistrer chaque information qu’elle me donnait et voir si l’ordinateur allait repartir. Mais rien, aucune réaction. Mon cœur et mes sentiments étaient aux abonnés absents. Je me terrai donc dans un silence des plus total pendant des semaines, à rester prostrée sur mon lit en attendant que la machine reparte. J’ai appris bien plus tard pourquoi « l’ordinateur » était en panne et qu’on appelait cela dans le jargon médical « la sidération », un mécanisme de défense, une paralysie et dissociation mentale et émotionnelle qui empêche toute compréhension, réflexion et action. Cette « panne » a duré plusieurs mois, inquiétant encore plus fortement ma mère, pensant que j’allais rester dans cet état jusqu’à la fin de mes jours. Mais en même temps, je sentais comme une sorte de soulagement chez elle, car mon cœur étant muré à toute attaque émotionnelle, la peur de voir se reproduire une nouvelle crise était réduite.

Mais cela ne m’empêchait pas de faire toujours des allers-retours à l’hôpital pour « contrôler » mon état. On me surveillait comme de l’huile sur le feu. J’étais, à leurs yeux, une marmite à retardement qu’il fallait libérer régulièrement pour éviter qu’elle n’explose. Séances chez le psy toutes les semaines pour évacuer toutes formes de « sifflements » de la cocotte. Sans oublier les multitudes d’examens médicaux pour percer le « mystère Sacha ». Je ne saurais dire combien de médecins j’ai vu défiler, de radios, scanners et autres examens m’ont été imposés. Je connais bien ces grandes salles sombres et froides avec ces couloirs interminables et tristes, sans parler de ces odeurs de détergents et autres produits. Tous les premiers mercredis du mois, je voyais le docteur Gontier avec ma mère pour faire un point sur l’avancement du « mystère Sacha ». Je me rappelle encore ce mercredi-là, c’était juste avant les grandes vacances de Noël. C’est ce jour-là qu’un nom a été posé, un « diagnostic » comme il aime l’appeler, sur ce « monstre du chaos ».

« Bon, Mme Taneur, je ne vais pas y aller par quatre chemins, commença le Docteur Gontier dès notre installation dans son bureau. Nous pensons savoir de quelle maladie souffre Sacha, même s’il reste quelques zones d’ombres à éclaircir.

— Ah d’accord, répondit ma mère, plutôt surprise, mais encore pleine d’espoir à ce moment précis. Et de quoi souffre exactement ma fille, docteur ?

— En fait, c’est une maladie plutôt méconnue et très difficile à repérer, car elle regroupe un ensemble de symptômes associés souvent à d’autres maladies.

— C’est-à-dire ? questionna ma mère sentant l’espoir s’évanouir pour faire place à la peur.

— Nous connaissons très peu de cas, c’est une maladie très rare que l’on appelle le syndrome Concordia.

— Le syndrome Concordia ? répéta ma mère. En effet, je n’en ai jamais entendu parler. Et en quoi consiste cette maladie exactement ?

— C’est un peu difficile à expliquer parce que comme je vous l’ai indiqué précédemment, c’est une maladie encore méconnue. Seulement 2 cas en dehors de votre fille ont été recensés et hors du périmètre européen. C’est une maladie qui englobe plusieurs symptômes que l’on attribue souvent à d’autres maladies. Mais il s’avère que cette maladie regroupe tous ces ensembles.

— D’accord, ça, j’ai bien compris, mais ça veut dire quoi concrètement ?

— Eh bien, en d’autres termes et pour faire simple, votre fille souffre, en résumé, d’une défaillance d’harmonie des organes vitaux. C’est assez difficile à expliquer et à comprendre, mais l’ordre mécanique et physiologique qui assure la vie chez l’être humain en général est, chez votre fille, comme perturbé et non conventionnel. Plus particulièrement son cœur qui démontre un fonctionnement très ostentatoire et… unique.

— Je ne comprends toujours pas bien votre explication, docteur.

— C’est compréhensible, car notre compréhension et nos connaissances médicales sont encore bien faibles pour vous exposer une vision claire. Des études et des recherches sont en cours sur ce syndrome, mais comme je vous l’ai dit, les cas sont très rares, voire quasi inexistants et donc…

— Donc quoi ? coupa ma mère énervée. Je ne vois pas bien où vous voulez en venir. Si son cœur est malade, alors on l’opère, non ?

— J’aimerais que ce soit aussi simple, mais en médecine, on opère ce qui est défaillant en réalité. Or le cœur de votre fille n’est pas défaillant. Sa consistance et ses fonctions semblent tout à fait correctes. On ne constate aucune anomalie visible ou dysfonctionnement des principes coronaires. Pas d’obstruction des canaux ou autres voies. Ses fonctions et ses capacités sont, si je puis dire, tout à fait normales.

— Alors quoi ? s’énerva ma mère de plus en plus perdue. C’est quoi le problème ?

— Le problème ce sont les micros-fissures qu’il présente et le nombre qui augmente au fil des crises. Ainsi que le rétrécissement qui advient de sa taille initiale et normalisée dans son évolution.

— Son cœur rétrécit ?

— Il semblerait, oui !

— C’est possible, ça ?

— Si vous m’aviez posé la question il y a quelques années, je vous aurais répondu que non, mais les nombreux constats et études faits sur votre fille nous obligent à admettre qu’aussi difficile et rare que ça puisse paraître, c’est effectivement une réalité.

— Je pensais que nos organes grandissaient avec nous, mais pas l’inverse.

— Nous aussi, Mme Taneur ! Mais dans la vie, comme en médecine, on est forcé de constater que la normalité n’est pas un concept sûr et unique à tous. Ce serait bien plus simplifiant pour nous, sans aucun doute !

— Donc, en gros, vous m’expliquez que ma fille est atteinte d’une maladie dont on ne connaît rien ou presque et donc vous, médecins et spécialistes, vous ne pouvez pas faire grand-chose non plus. C’est bien ça ?

— Les dernières recherches ou du moins les derniers constats sur les cas recensés ont montré que l’on pouvait aider à contenir la progression de la maladie en alliant plusieurs traitements de manière à stabiliser les dégâts sur son cœur. Il faudra ajuster des réglages en fonction du jeune âge de Sacha et de ses derniers bilans, mais je pense que ça vaut le coup d’essayer.

— Et vous pensez que ce “dérèglement”, ou je ne sais pas trop comment vous le considérez, peut faire machine arrière un jour et inverser le processus ou quelque chose de ce genre ?

— Nous l’ignorons, malheureusement, mais votre fille est jeune, très jeune. C’est le cas le plus jeune que l’on connaisse et c’est peut-être ce qui fera la différence.

— Vous parliez de deux autres cas, est-ce que…. Est-ce qu’ils vivent encore ?

— Le premier cas recensé a été diagnostiqué à 70 ans après des années d’incompréhensions et sans aucun traitement ni surveillance. Il est décédé quelques années plus tard malheureusement. Mais le deuxième cas, un jeune américain de 25 ans est, lui, toujours en vie et semble nous apporter un espoir sur la stabilisation de cette maladie avec des traitements spécifiques. Cela dit, on ne constate pas de régression à ce jour et sur son cas de la maladie.

— On ne connaît pas bien l’origine non plus, je suppose ?

— En effet, c’est encore dur à établir, mais nous faisons quand même un lien très étroit avec les émotions des patients recensés qui semblent très vraisemblablement participer, sans qu’on explique vraiment pourquoi, les phénomènes de crises de la maladie. L’intensité semble disproportionnée et dévastatrice pour ces patients. Un peu comme s’ils n’étaient pas immunisés contre les microbes, mais plutôt chez eux des effets émotionnels.

— Leurs émotions deviendraient un microbe ?

— En quelque sorte, oui. C’est en tout cas ce qui participe à leur affaiblissement et à la propagation de la maladie. »

Le trajet du retour vers la maison s’est passé dans le plus grand des silences. Ma mère conduisait comme une automate à qui on avait donné un énorme coup de massue derrière la tête. Elle resta dans ce mode automatique sans réactions réelles pendant plusieurs jours. On peut dire que nous faisions la paire, car je n’avais toujours pas prononcé un mot depuis mon réveil à l’hôpital. Mais l’ordinateur commençait à se remettre en route quand même et, voyant ma mère, hors d’atteinte, elle aussi, je crois que cela a accéléré mon retour dans le monde des humains actifs et émotifs. Chaque jour, je ressentais un « petit quelque chose » refaire surface. C’est probablement ce qui a alerté également ma mère en la sortant de sa torpeur, elle aussi au fil du temps. Car même si j’étais présente ce jour dans ce bureau triste et inconfortable, je n’avais pas vraiment compris l’ampleur de la situation ni de quoi il en retournait exactement. Je savais bien entendu qu’ils parlaient de moi et de mon « monstre du chaos », mais étant toujours dans mon mutisme, et ne comprenant pas bien tous les termes de la discussion, je continuais à jouer avec ma poupée en attendant que l’on parte. Cela dit, les réactions de ma mère m’avaient quand même indiqué que cela semblait grave. Je l’ai vraiment compris le jour de Noël quand je reçus en cadeau « une boîte à émotions ». C’était en réalité une très belle boîte à musique en forme de cœur rose et dorée avec une jolie ballerine à l’intérieur tournant au rythme d’une mélodie. Ma mère y avait fait graver « Cœur de Sacha » sur une petite plaque en argent sur le couvercle. Elle me l’offrit en ajoutant :

« Ceci est ta boîte à émotions, mon cœur ! Elle sert à cacher et faire disparaître toutes les émotions qui t’empoisonnent. »

Mais voyant mon incompréhension, elle ajouta :

« Tu te rappelles l’été dernier quand nous sommes allés passer quelques jours chez Mamie Coco et Papi Gégé ? »

Je hochai la tête en signe d’acquiescement.

« Bien et tu te rappelles sûrement le joli spectacle avec tous les musiciens et toutes ces bougies sur scène auquel nous avions assisté ? »

Je me rappelle parfaitement ce moment qui avait été magique pour moi. Mes grands-parents nous avaient invités à un concert dans un lieu magnifique où jouait un orchestre entouré de centaines de bougies. Je crois que c’est à ce moment précis que la musique est devenue un refuge, tout comme un moyen apaisant de voyager et de tout oublier. Et ce jour-là, j’ai voyagé dans les étoiles avec ses milliers de lumières scintillantes associées à la douce et berçante harmonie de l’orchestre qui jouait.

« Alors, imagine que ton petit cœur est comme le monsieur debout qui agitait les bras avec une baguette devant tous les musiciens. On l’appelle le chef d’orchestre, car c’est lui qui dirige et donne le sens de la musique. Tous les musiciens et la mélodie qui va en sortir dépendent de ses gestes précis et précieux. C’est pareil chez tous les êtres humains, nous avons un énorme orchestre à l’intérieur de nous qui joue une jolie mélodie harmonieuse et qui nous permet de vivre. Et pour ça, il faut que tous les musiciens, ainsi que le chef d’orchestre jouent la même mélodie et aillent dans le même sens. C’est ce que l’on appelle l’harmonie. Eh bien chez toi… se stoppa ma mère en prenant une grande inspiration, en soufflant bien fort comme pour se donner du courage, chez toi, ma poupée, le chef d’orchestre et les musiciens, disons qu’ils ne se comprennent pas bien. La musique qu’ils jouent n’est pas vraiment harmonieuse et… ils sont tous plutôt fatigués. Surtout le chef d’orchestre qui continue d’agiter les bras bien trop fort et bien trop vite. Alors il faut que tu l’aides à ralentir la mélodie pour qu’ils continuent à jouer. Tu comprends mon cœur ?

— Oui, je crois.

— Et tu sais pour aider le chef d’orchestre et éviter qu’il n’agite les bras trop vite et trop fort, il faut peut-être ne pas lui montrer toute la partition. Tes grosses émotions comme une très grande colère, ou bien quand tu es très triste sont comme de fausses notes qui perturbent encore plus le chef d’orchestre et ses musiciens. Ils jouent alors dans tous les sens une musique “chaotique”.

— C’est lui le monstre du chaos alors ?

— Oui, ma poupée, en quelque sorte c’est lui. Alors, pour éviter qu’il ne vienne trop souvent, il faut que tu aides l’orchestre à jouer tout doucement. Donc chaque fois que tu sens que le monstre du chaos va mettre le bazar dans ton orchestre, je veux que tu notes sur un bout de papier son nom et que tu l’enfermes dans cette boîte pour le faire disparaître.

— Mais comment il va disparaître ?

— Ne t’inquiète pas pour ça, il disparaîtra, j’en suis sûre. »

Ma mère avait établi des codes pour m’aider à qualifier « le Bazar » et mettre des mots sur des émotions fortes. Un code qui a dû évoluer au fur et à mesure que je grandissais. Mais à 6 ans, je devais dessiner un nuage gris quand j’étais triste, un orage quand j’étais très en colère, un énorme soleil jaune quand la joie était très forte, un nuage noir quand j’avais très peur. Alors, à chaque émotion très forte et déstabilisante pour moi, je dessinais « ce code » sur un petit bout de papier pour courir ensuite l’enfermer dans ma boîte. J’écoutais d’abord la petite musique avec la ballerine danser avant de fermer le couvercle de la boîte bruyamment et me répéter « Disparais vilain Bazar ! disparais ! ». J’ignorais comment, le lendemain, le petit bout de papier avait disparu et je crois que je ne voulais pas vraiment le savoir. Je voulais juste qu’il disparaisse pour que la mélodie jouée par mon orchestre reste harmonieuse. Mais je voyais aussi ma liberté disparaître petit à petit à chaque « Bazar » que j’enfouissais.

J’ai commencé, quasiment en même temps, le parcours des traitements médicaux quelques semaines après Noël. En général, je rentrais le vendredi et je restais à l’hôpital le week-end pour surveiller les effets du traitement. Je détestais tous ces lieux, mais heureusement j’y croisais souvent Sarah. C’était l’infirmière qui s’occupait de moi quasiment à chaque séjour. Elle était douce et attentionnée, mais surtout très marrante. Je me rappelle qu’avec elle je riais beaucoup et oubliais parfois où je me trouvais. Elle pénétrait toujours le matin dans ma chambre en commençant par : « Salut, mon Ange, comment ça va ce matin dans les étoiles ? », car elle me qualifiait souvent d’Ange descendu des étoiles pour apporter un peu de douceur à ce monde, et j’adorais cette image-là. Elle me disait à part et unique, chose que j’ai toujours ressentie. On se comprenait toutes les deux, car elle ne me considérait pas que comme une « enfant trop sensible » à la santé fragile que l’on devait à tout prix « mettre sous cloche » pour éviter qu’elle ne se fane.

Car n’ayant pas beaucoup d’activités extérieures pour éviter que d’autres crises ne surviennent, j’ai découvert les films de Walt Disney. Et malgré les dizaines de magnifiques films à l’actif du studio d’animations, un seul avait ma préférence : La belle et la bête. Peut-être est-ce dû à cette image de fille « bizarre » ou bien cette histoire d’amour insensée entre deux âmes que tout oppose. Probablement les deux. Lui refuse de voir et d’écouter son cœur jusqu’au jour où il la rencontre, elle, cette jeune femme qui n’agit qu’en fonction où son cœur la mène. Un cœur dur et oublié, contre un cœur pur et sincère. Tout l’équilibre de ma vie et même de ma survie dans ce monde.

Ma mère aimait elle aussi prendre en référence le film pour parler de ma maladie et m’exposer sa vision des faits. Si moi j’aimais me voir à mi-chemin entre ces deux âmes perdues, elle, avait une tout autre version et me considérait plutôt comme la rose éternelle que l’on a mise sous cloche pour éviter qu’elle ne se fane et perdent tous ses pétales :

« Tu es comme ma rose, ma poupée, et une rose pour qu’elle reste éternelle, tu sais, il faut éviter que le vent ne souffle trop fort sur elle, tout comme le soleil qui pourrait brûlait ses pétales. » On la laisse dans une pièce sombre et à l’abri de la lumière. On a interdiction de la toucher.

Mais comme toute fleur, j’avais besoin d’éclore pour exister. Je crois qu’au fur et à mesure que je grandissais, elle voyait mes émotions et mon libre arbitre grandir avec moi et cela la terrifiait. Elle avait en quelque sorte pris ce rôle de garde-fou pour garder le contrôle et assurer ma survie. Elle devait maintenir cet ordre, car cela était devenu des automatismes vitaux. Et cela semblait fonctionner, du moins au début. On avait réussi à stabiliser mon traitement quasiment dès le début des essais et cela avait été plutôt profitable à mon corps, car la maladie était considérée comme stable et maîtrisée jusqu’à mes 11 ans. Cinq ans de répit fortement appréciable. Mais à mon entrée au collège, les choses ont commencé à changer et quelques crises sont réapparues. Le docteur Gontier a réadapté mon traitement, mais les crises continuaient quand même à se manifester. Mes poumons, eux aussi, marquaient de plus en plus de signes de faiblesses. Comme mon cœur, ils rétrécissaient comme s’ils étaient compressés.

Vivre à Paris, aussi magnifique soit-elle, n’aidait pas à mon bon rétablissement. Alors quand on a proposé cette promotion à ma mère, les choses sont allées très vite. Ma mère y a vu un signe surtout que le lac Boréal est aussi appelé le Lac des « éternels ». La légende des montagnes de la baie des Alpages raconte que le lac est né des larmes versées durant de nombreuses années d’une déesse prénommée Ava. La jeune femme, à chaque larme versée, insuffla un jour de vie supplémentaire sans le savoir à son bien-aimé mortel, parti au combat. L’amour entre les deux amants était tellement puissant que l’éternité de leur amour s’entendrait certains jours de grands orages par les gouttes de pluie brisant la surface du lac pour faire entendre les battements de leurs cœurs. Il n’en fallait pas plus à ma mère pour se convaincre que cet endroit allait être ma fontaine de jouvence.

2

La rencontre

Nous avons posé nos valises dans le quartier de « L’autre-Rive » à Tampa, le 16 juin 2018. « L’autre-Rive » est un quartier paisible au nord de la ville. Le quartier, comptant une trentaine de maisons, est né d’un projet fou d’un architecte et promoteur immobilier anglais très influent qui est tombé amoureux de la région lors de vacances avec sa famille et amis dans les années 30, mais pas de son architecture qui manquait d’exotisme pour lui. Et si tous les habitants, à l’époque anglais, ont quitté les lieux depuis des dizaines d’années, la folie architecturale et très atypique pour notre pays est restée intacte. La grande allée principale de « L’autre-Rive » est bordée de majestueux bouleaux et autres espèces d’arbres en tout genre. Les maisons se ressemblent beaucoup et sont un mélange de style colonial américain et anglais à la fois en brique rouge et bardage bois. Seules les formes des maisons et couleurs des bardages les différencient. On les croirait tout juste sorties d’un studio de cinéma pour un décor de film de Noël à l’américaine, sans les décorations de Noël bien entendu.

Notre maison, elle, est située au 12 Boulevard du long Millon, et apparaît comme l’une des plus belles du quartier. C’est une grande bâtisse en brique rouge sur deux étages et un sous-sol. Un grand porche en bois blanc orne la façade avant du rez-de-chaussée. On y accède par une petite allée bétonnée et quelques marches. À l’intérieur, on retrouve la même élégance avec de grandes pièces baignées de lumières par les nombreuses fenêtres donnant quasiment toutes sur la végétation environnante de la maison. À l’arrière de la maison donnant accès directement sur la grande cuisine en bois et marbre américaine, se trouve une jolie terrasse en bois équipée d’un barbecue. La maison compte 3 chambres et la mienne est la plus grande, avec un « balcon-serre » intérieur où je peux passer des heures à observer la nature, la pluie tomber en écoutant de la musique, ou encore lire.

La maison, aussi belle soit-elle, m’a toujours semblé bien trop grande et luxueuse pour notre petite famille et les moyens de ma mère. À paris, certes nous vivions dans un joli appartement avec terrasse, ce qui est rare à Paris dans le Marais. Mais sa superficie était plutôt modeste. Alors qu’ici tout me semble démesuré et la démesure coûte cher en général. Mais ma mère m’a dit que nous avions réussi à tirer un très, très bon prix de notre appartement et qu’elle en avait aussi profité pour se débarrasser de certaines vieilles affaires qui avaient un peu de valeur. Sans compter que les prix seraient beaucoup plus abordables dans la région quand dans notre belle Capitale. À 12 ans, je me voyais surtout troquer ma chambre de 11 m2 à Paris où mon unique fenêtre donnait sur un immeuble en face gris et sombre, pour une quasi-suite d’environ 20 m2 avec pas moins de 3 fenêtres en comptant le « balcon-serre » et entourée de nature verdoyante. Une famille d’écureuils avait même élu domicile dans le grand arbre à côté de ma fenêtre de droite, me partageant chaque jour leurs petits rituels de vie et recherches de nourriture, car il faut bien l’avouer, c’est de loin leur activité principale de la journée. Ces réjouissantes découvertes de ma nouvelle vie à Tampa ne mirent pas longtemps à dissiper ma contrariété du déménagement pour laisser place à plus d’enthousiasme. Un enthousiasme grandissant quand je fis également sa rencontre.

C’était un après-midi de juin, quelques jours seulement après notre arrivée dans le quartier. Les cartons de déménagement étaient encore pour la plupart étalés, non déballés dans les diverses pièces de la maison. L’après-midi était plutôt chaude et très ensoleillée et ma mère avait donc décidé de profiter du beau temps et, je pense, était convaincue de faire en sorte que mon capital de vitamine C contribuerait à améliorer ma santé « fragile ». Car à chaque rayon de soleil, c’était la même sérénade : « Allez ma chérie, prends ton vélo, il fait beau, on va aller faire un tour dans le quartier pour t’oxygéner les poumons ». Les activités variaient bien entendu, mais tout ce qui comptez c’était qu’elles se passent à l’extérieur. Je crois aussi que ma mère n’étant pas une grande adepte du rangement, chercher elle aussi à s’extraire de la corvée des cartons. J’étais loin de m’en plaindre, contrairement à ma vie parisienne, je voyais, ici, un petit bout de ma précieuse liberté, par ces nombreuses activités extérieures, refaire surface.

Et cet après-midi, c’était activité jardinage. Ma mère, comme vous l’avez peut-être deviné par sa belle métaphore, adore les fleurs. Alors ce jour-là, elle avait décidé d’aller faire un tour dans la jardinerie du coin pour acheter toutes sortes de fleurs et orner nos massifs. À notre retour du magasin, nous nous sommes équipées de gants et autres outillages de jardinage et avons commencé les plantations quand une grande dame avec une très belle et longue chevelure de feu arriva d’un pas pressant vers nous en traversant l’allée. Elle était très élégante avec sa combinaison kaki et ses talons noirs. Son sourire faisait ressortir son rouge à lèvres carmin et ses grands yeux noirs.

« Bonjour, je suis Mathilde Bélanger, votre voisine d’en face et je tenais à vous souhaiter la bienvenue dans notre quartier, enchaîna la dame avec un débit de parole assez intense. J’aurais voulu venir vous saluer plus tôt, mais j’étais à Lyon pour un congrès pendant plusieurs jours pour mon boulot. Enfin bref, on s’en fout.

— Bonjour, enchantée, je suis Laurène et voici ma fille Sacha, répondit ma mère en souriant et en retirant ses gants pour serrer la main de Mathilde.

— Oh Sacha ! C’est un bien joli prénom ! je suis sûre que tu vas beaucoup te plaire ici, tous les enfants du quartier adorent cet endroit.

— J’en suis sûre aussi, répéta ma mère.

— Oh oui ! Vous allez être bien ici ! D’ailleurs, tant que j’y pense, chaque année au printemps et avant l’approche des grandes vacances scolaires, nous organisons une petite fête de quartier pour tous nous regrouper et partager un moment ensemble avant que chacun parte pour les vacances d’été. C’est samedi prochain et ce serait peut-être l’occasion de faire connaissance avec les habitants de quartier. Qu’en pensez-vous ?

— Eh bien, oui pourquoi pas, nous ne connaissons pas grand monde ici donc ce sera l’occasion de faire des connaissances, répondit ma mère en souriant.

— Super ! Alors c’est entendu ! Vous allez voir tout le monde est adorable ici quoique 2 ou 3 emmerdeurs, mais bon comme on dit, il faut de tout pour faire un monde, non ?

— Oui, je suppose. »

Ma mère eut tout juste le temps de finir sa réponse quand on entendit le son bruyant que fait un skateboard en dévorant le bitume. Sur la planche se tenait un jeune homme châtain, cheveux en bataille dans le vent, avec une allure nonchalante, mais assumée. Il s’arrêta net à notre niveau avec un grand sourire. Je remarquais alors qu’il était particulièrement beau. Les cheveux souples, mais plutôt raides et assez indisciplinés tombant sur le côté droit de son front. Il avait de grands yeux verts qui s’alliaient parfaitement avec son sourire et laissaient apparaître une grande vivacité d’esprit. Il portait un pantalon large et des baskets noires accompagnés d’un long tee-shirt blanc et un seul écouteur dans l’oreille gauche.

« Eh salut mon chéri ! Viens donc par-là que je te présente à nos nouvelles voisines, hurla Mathilde en lui indiquant par un grand geste du bras de venir vers nous.

Le jeune homme s’exécuta et nous rejoignit d’un pas jovial, sa planche sous le bras.

— Salut ! dit-il avec un petit sourire en coin en me regardant.

— Alors, Loukas, je te présente Laurène et Sacha, continua Mathilde en tendant les mains vers nous à chaque évocation de nos prénoms. Et voici Loukas.

— Sacha ? Ce n’est pas un prénom de garçon ça normalement ? questionna Loukas avec un sourire un tantinet narquois.

— Non, c’est un prénom mixte en réalité, répondis-je du tac au tac, avec une pointe d’agacement dans la voix. »

J’avais l’habitude qu’on me pose la question, car la réflexion était fréquente, mais en règle générale, je savais répondre calmement et sereinement. Je ne saurais dire pourquoi face à lui, mon calme avait vacillé vers l’agacement. Et ma réaction semblait le satisfaire, puisqu’il enchaîna sans perdre son léger sourire sur les lèvres.

« C’est chouette comme prénom, je crois même que je préfère pour une fille.

— Oui, je suis tout à fait d’accord avec toi mon chéri, c’est très joli comme prénom et cela te va parfaitement bien jeune fille, renchérissait Mathilde en venant poser ses mains sur les épaules de Loukas. Quel âge as-tu au fait Sacha ?

— J’ai 12 ans.

— 12 ans ! répéta-t-elle en hochant la tête vers Loukas. Eh bien, tu vois, ce jeune homme est à peine plus vieux que toi, il en 13, continua Mathilde avant de se tourner vers ma mère pour ajouter : le début de l’adolescence… quel bonheur ! J’en ai trois autres donc je sais de quoi je parle.

— Sauf que moi je suis parfait ! assura Loukas avec un air taquin.

— À ta manière, c’est sûr, mon cher enfant ! Et humble, en plus de cela, ce qui ne gâche rien ? ironisa Mathilde.

— Quatre enfants ! répéta ma mère. Waouh ! Je vous dois tout mon respect. Moi je me suis arrêtée à l’enfant unique.

— Oh ! Alors c’est moi qui vous dois tout mon respect ! J’ai bien essayé de faire machine arrière, mais je n’ai pas trouvé de repreneurs alors j’ai dû m’efforcer de les garder, rigolait Mathilde en cœur avec ma mère à la plaisanterie.

— Tu serais perdue sans nous ! rajouta Loukas.

— C’est vrai ! Je n’aurais pas vu ma vie autrement, conclu Mathilde en déposant un baiser sur la tête du jeune homme. »

Un sourire parcourut mon visage à la vision de cette évidente complicité. Son regard aimant et dévoué en disait long sur la relation qui les unissait tous les deux. J’aurais aimé partager ce genre d’amour et respect de l’autre avec ma mère, mais notre relation était bien différente et ne s’arrangeait pas au fil des années.

« Bien, l’enfant prodige, en attendant ta nomination au Panthéon, il va falloir aller faire tes devoirs pour remonter ta moyenne. Quant à moi, je vais aussi devoir vous laisser, car j’ai mon cours de yoga qui commence dans 20 minutes, indiqua Mathilde. On se dit à samedi alors, vers 19 h, la petite fête se déroule dans notre jardin donc vous n’aurez qu’à traverser la rue pour venir découvrir tout ce beau monde. À samedi !

— Entendu, répondit ma mère !

— Oh ! Et… si jamais vous avez une bonne bouteille de ce que vous voulez dans votre placard, n’hésitez pas l’emmener, elle sera probablement la bienvenue pour anesthésier les 2 ou 3 emmerdeurs et nous faire oublier qu’on a des ados à la maison, conclu Mathilde avec un petit clin d’œil à ma mère.

— Je devrais pouvoir trouver ça, répondit ma mère en rigolant. »

C’était assez étrange comme sensation, je n’avais pas vu ma mère rire à une blague ou une autre distraction depuis des années. Je ne me rappelle même plus quand exactement. Mais ce qui est sûr, c’est qu’après le décès de mon père, son visage et son expression étaient devenus plus graves. Elle souriait peu et riait encore moins. Mon état de santé n’avait en rien aidé à lui remettre le sourire aux lèvres. Mais là, j’ai revu cette petite flamme dans ces yeux. Elle appréciait l’humour, la bienveillance, et l’authenticité de Mathilde. Elle lui faisait du bien.

Avant de quitter notre allée, Loukas se retourna pour me lancer un dernier regard en coin en ajoutant :

« À bientôt Jolie Sacha ! » toujours son sourire narquois sur le visage.

« Jolie Sacha », c’était bien la première fois que l’on me qualifiait de jolie. On m’a souvent attribué les qualificatifs de sage, polie, réservée, fragile, délicate et surtout bizarre, très bizarre même, mais jamais de « Jolie ». Je me suis toujours considérée comme quelqu’un de quelconque. Tout l’inverse de ma mère, qui, elle, est une très belle femme mince et élancée. Sa coupe de cheveux courte blonde, même si ce n’est pas sa couleur naturelle, lui donne cette assurance et ce caractère des femmes fortes et déterminées dans la vie. Quant à son regard imperturbable, il vous indique que quoi qu’il se passe, elle saura faire face.

Mais moi, c’était complètement autre chose même si je n’étais encore qu’une enfant, je n’avais pas et n’aurais jamais le charisme de ma mère. J’étais plutôt de celles qu’on qualifie de « normales ». Ni trop grande, ni trop petite. Ni trop mince, ni trop grosse. Deux aspects de mon physique n’étaient pas dans la norme à mon goût. D’abord, mes cheveux longs, bruns, frisés, que j’ai hérités de mon père qui lui-même l’a hérité de sa mère qui était africaine. Je n’ai jamais connu ma grand-mère paternelle, car elle est morte quand mon père avait 2 ans. Ce sont ses grands-parents et son père qui l’ont élevé une fois de retour en France après sa mission terminée pour médecin sans frontières. Mon grand-père avait rencontré ma grand-mère qui était infirmière à ses côtés. Elle était très belle selon les photos que j’ai pu voir d’elle et semblait savoir gérer sa crinière noire mieux que je gère la mienne. Les cheveux lisses m’éviteraient les heures à m’énerver devant le miroir le matin pour essayer de dompter cette chevelure.

Le deuxième aspect que je considère comme celui qui relève le niveau, ce sont mes yeux qui sont verts eux aussi. Pas un vert aussi profond que ceux de Loukas, car les miens tirent plus vers le gris. Un mélange de nuances qui, je trouve, harmonise le tout. De plus, mes yeux sont un peu en « amande » et amènent un peu plus de douceur. C’est ça ! Pour moi « jolie » n’est pas le mot pour me qualifier, mais « trop lisse » « trop douce » sont les plus appropriés. Après on dit que nous sommes bien souvent mauvais juges pour nous voir tels que nous sommes réellement.

Ce fameux samedi, juste avant la fête, j’avais passé une bonne partie de mon après-midi à passer en revue toute ma garde-robe pour trouver « La » tenue. Le moment était quand même important puisqu’apparemment presque de la moitié des élèves de mon nouveau collège, résidait dans mon quartier. La moitié était peut-être un peu exagérée, mais, pour sûr, ils étaient nombreux et une grande majorité à vivre à « L’autre-Rive ». Il était donc impératif de faire une bonne impression, car la première est toujours la bonne à ce que l’on dit et mon été en dépendait également si je voulais éviter de passer le plus clair de mon temps dans ma chambre ou seule avec ma mère. « Waouh ! Brrr », l’image m’en fit frissonner bien que j’aime profondément ma mère, j’avais d’autres ambitions que de rester « dans ses jupons » comme on dit chez nous, jusqu’à ma majorité. C’était également ma chance d’effacer cette image de « fille bizarre » pour peut-être basculer sur la fille « cool ».

À exactement 19 h, nous frappions à la porte de la Famille Bélanger. Ma mère est très à cheval sur la ponctualité comme sur pas mal de choses d’ailleurs. Mathilde et elle s’étaient recroisées dans la semaine au supermarché et avaient échangé quelques autres informations et précisions les concernant. Mathilde, elle, est psychologue pour enfants et adolescents et elle partage sa vie avec George qui est chef dans un restaurant du coin. Ils habitent la maison juste en face de chez nous, à qui, elle aussi, il ne manque pas de charme. Elle a une forme moins carrée que la nôtre avec son énorme toit qui pointe vers le ciel. Elle est également plus grande, entourée d’un joli bardage en bois vert et blanc. À cette saison, elle était sublimée par ces dizaines de magnifiques fleurs blanches qui bordent toutes ces façades. C’est une petite tête blonde qui nous ouvrit la porte ce jour-là, derrière laquelle on entendit, « Ah, vous êtes arrivées, cria Mathilde en nous apercevant à travers l’entourage de la porte. Venez, entrez que je vous présente. »

La maison grouillait de gens dans tous les recoins des pièces environnantes. Mathilde ne nous avait pas menti, « L’autre-rive » semblait un quartier riche… de monde. Je sentis une petite pointe d’angoisse monter en moi à la vue de tous ces regards braqués sur nous. Mais Mathilde ne laissa pas le temps à cette angoisse de prendre place et désamorça la bombe en direct avec son humour habituel.