Adam et Ève - Charles Ferdinand Ramuz - E-Book

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Charles Ferdinand Ramuz

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Beschreibung

À la terrasse de l'auberge la Croix Blanche, Louis Bolomey est accablé : après six mois de mariage, sa très jeune épouse, Adrienne, l'a quitté sans explication. Gourdou, le vieux rétameur, lui explique que tous les malheurs viennent du péché originel et lui fait lire le début de la Genèse.

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Charles Ferdinand Ramuz

ADAM ET ÈVE

1941 (1932)

Librorium Editions 2018

PREMIÈRE PARTIE

I

Mme Chappaz jeta dans la poêle pleine d’huile bouillante les pommes de terre coupées en tranches minces, et elle recula vivement, tout en renversant la tête en arrière.

Puis elle s’est mise à secouer la poêle à petits coups, pendant que l’huile à la surface du récipient faisait des bosses, comme quand le lac « brasse » par le mauvais temps.

C’est alors qu’elle a vu Bolomey qui arrivait.

Quelle heure peut-il bien être ? L’horloge a sonné un coup dans le corridor. Une heure de l’après-midi. « C’est drôle », a pensé Mme Chappaz qui secoue de nouveau sa poêle, ayant sur les joues deux petits bouquets de roses minutieusement peints comme sur un vieux cadran de pendule.

Bolomey s’était assis à une des tables sous les arbres dont les bourgeons venaient seulement de s’entr’ouvrir, de sorte qu’ils étaient tout entourés encore d’une fine poussière, comme si on avait secoué dessus le contenu d’un vieux sac à ciment ; et Mme Chappaz : « À ces heures ! »

Elle a pris dans le four le plat qu’elle y avait mis chauffer ; elle empoigne la poche plate percée de trous qui brillait comme de l’argent, étant fraîchement étamée ; elle s’est tournée vers sa fille Lydie qui entrait :

— Va lui demander ce qu’il veut.

— Qui ?

— Tu ne vois pas ?

— Tiens, c’est Louis, a dit Lydie ; qu’est-ce qu’il fait par là ?…

Lydie alors a déposé sur la table son plateau de bois à poignées, où il y avait une soupière et des assiettes ; une grande fille qui a dit : « Il fait chaud », et elle mord dans une pomme.

Lui, n’avait pas bougé de sa place. Il s’y était assis et accoudé ; elle venait, il ne bouge pas. La cuisine ouvrait directement sur la terrasse ; il avait dû pourtant entendre le bruit que la porte avait fait en s’ouvrant et qu’on venait : il n’a pas bougé.

Elle lui a dit :

— Bonjour, Monsieur Louis.

Il n’a rien répondu.

— Qu’est-ce que vous prenez ?

— Un café.

— Nature ?

Il a hoché la tête ; c’est tout.

Elle a repris sa pomme, qu’elle avait fourrée avant de sortir dans la poche de son tablier et a mordu dedans tout en s’en retournant, pendant que les pommes de terre saupoudrées de gros sel attendaient sur leur plat ovale.

Elle mordait dans sa pomme :

— Un café nature.

— Va toujours servir ces messieurs, dit Mme Chappaz ; je prépare le café pendant ce temps.

Mme Chappaz prit un linge où elle s’essuya les mains.

La grande cafetière de cuivre était au chaud sur un coin du fourneau : « Qu’est-ce qu’il peut bien lui être arrivé, qu’il soit ici à des heures pareilles ? »

Elle regarde Bolomey par la fenêtre ; elle voit qu’il est assis tout seul sur la terrasse et il ne bouge toujours pas.

Puis elle le voit qui hoche la tête.

Elle s’est essuyé les mains, elle pend le linge à son clou ; elle prend un verre sur le rayon où ils étaient rangés en grand nombre les uns à côté des autres ; elle voit Bolomey qui tire un papier de sa veste, qui l’a lu (c’était vite lu) ; alors il semble réfléchir, le plie à nouveau, le remet où il l’avait pris ; et, légèrement balancée par un peu de vent, l’ombre bougeait sur ses épaules, percée de trous comme une éponge.

Elle avait retourné le verre qui était un verre ordinaire, haut et étroit, ayant un large pied épais et plein de bulles ; elle regarde de nouveau ; elle voit qu’il ne bouge plus. Elle prend une cuillère dans le tiroir, trois morceaux de sucre qu’elle pose l’un à côté de l’autre sur un petit disque de nickel guère plus grand qu’une pièce de cinq francs, – à pas plus de dix ou quinze mètres d’elle sous les arbres, où il y a des tables, avec son chapeau de tous les jours, son veston de tous les jours, son pantalon de tous les jours, bien reconnaissable et méconnaissable. « Il aurait mieux fait d’épouser Lydie, se disait Mme Chappaz ; peut-être qu’elle se serait calmée. Et, pour lui aussi, ça aurait mieux valu. » Elle soupire. Elle soupire bruyamment, secouant la tête comme Bolomey vient de faire, un garçon qui a du bien, un garçon qui est indépendant depuis que sa mère est morte, – et son orgueil était cette cafetière en cuivre bien fourbie au brillant belge, qu’elle vient de soulever, versant dans le verre un liquide brunâtre et trouble.

« C’est dommage, puisqu’on est voisins, pense-t-elle. Et ça doit mal aller chez lui… » rangeant sur un plateau d’aluminium le verre, la cuillère, le sucre : « c’est dommage. Et puis il y a Lydie, mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il va falloir que je fasse de cette grande fille ?… »

Lydie revenait justement :

— Tâche de savoir ce qu’il a. Ça ne doit pas aller avec sa femme.

— Tu crois ?… Tu es bien curieuse, maman.

Lydie, elle, ne l’est pas. Elle fait son service. Des clients à la salle à manger, d’autres dans la salle à boire, celui-ci enfin qui est seul sur la terrasse : elle passe de l’un à l’autre avec un poulet, un litre de vin, un café. C’est le métier.

Elle avait fini de manger sa pomme. Elle voit qu’il fait aussi doux dehors que dans la cuisine, où le fourneau pourtant brûle depuis de bonne heure le matin, mais c’est qu’elle est basse et humide.

L’hiver se tient réfugié dans nos maisons particulières alors qu’il a été chassé depuis longtemps par le printemps de dessous le grand ciel qui est à tout le monde. Grande, et est-ce qu’elle est maigre ? On ne sait pas bien. À cause peut-être de son chandail de laine, qui est de couleur trop claire, et d’un vert un peu faux parmi ces autres verts.

Il est brun, lui, de la tête aux pieds ; elle, elle est jaune et verte.

Elle pose le plateau où est le café à côté de Bolomey sur la table pas nettoyée, mais c’est qu’on n’avait pas encore fait la toilette de la terrasse.

On voyait la plupart des chaises et des tables, qui étaient pliantes et en fer, être encore empilées contre le mur sous un petit avant-toit, parmi les toiles d’araignées et entre des tas de feuilles mortes que la bise avait poussées là de son balai méticuleux.

Elle était sans gêne et semblait sans timidité ; lui, avait les coudes dans la poussière.

Elle a dit :

— Vous auriez pu au moins me laisser donner un coup de torchon, Monsieur Louis.

Peut-être que Mme Chappaz les surveillait par la fenêtre, mais on ne pouvait pas voir ce qui se passait derrière les vitres que le soleil faisait briller.

Bolomey n’a rien répondu.

Ah ! il faisait doux ; ah ! il faisait beau dans le monde. Il faisait tiède. Le vent passe, il vient de tous les côtés. Il vient de l’ouest où est la Sorge dans son vallon, il vient du nord où est le mont couvert de bois, il vient du sud où est le lac ; il vient de partout à la fois, faisant des remous où un premier papillon jaune monte et descend, tandis que ses ailes bougent comme les pages d’un livre ouvert, car c’est l’air qui les fait bouger.

Et lui et elle étaient dans ce vent ; elle lui a dit :

— Alors quoi, ça ne va pas ?

Il a haussé les épaules, étant toujours accoudé, dans son habit de grosse laine brune, devant le café qui fume dans le verre et les trois morceaux de sucre, – en avril, vers le 15 ou le 16 avril.

— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

Il ne répond rien.

— Oh ! moi, a-t-elle dit, vous savez, ce n’est pas pour vous questionner… Mais si vous aviez besoin d’un coup de main, n’est-ce pas ?…

Il secoue la tête, il n’a toujours rien répondu.

On voyait qu’il y avait en elle beaucoup de hardiesse. Une autre se serait rebutée : elle, elle ne s’en allait pas. Est-ce seulement sa nature, ou si c’est parce qu’on était bien ici, dans ce mélange d’ombre et de soleil, dans cet air tiède qui sent bon, qui sent l’herbe, la feuille verte, la mousse, le sapin, l’eau du lac ? Elle reste là, elle a dit :

— Attendez, je vais chercher un torchon.

Il ne bouge pas. Elle revient.

— Excusez-moi, c’est tout de suite fait. Ah ! ces oiseaux !…

Levant la tête, et il y en a en effet plein les arbres, des gros et des petits, criant tous à la fois et se poursuivant dans les branches.

Elle doit élever la voix, parce qu’on ne s’entend plus.

— Levez les coudes ; là… C’était dégoûtant…

Il y a des merles, des mésanges, des pinsons, des fauvettes, sans compter des moineaux en grand nombre, qui bougeaient dans les branches, parmi les pousses vertes, comme des feuilles mortes, pas encore tombées ; puis voilà qu’elles tombent :

— Comme ça, ça va mieux, hein ?

Elle avait mis le torchon sous son bras ; lui continuait à ne rien dire.

Et tout à coup :

— Écoutez.

Il s’arrête.

On a été étonné de sa voix qui était changée, et il a regardé autour de lui.

— Je voulais vous demander…

Regarde encore autour de lui :

— Mais n’en dites rien à personne… Est-ce que vous ne l’auriez pas vue ? Vous ne l’avez pas vue passer ?…

Elle a dit :

— Non.

Et c’est tout, et elle a dit non tout de suite, sans même s’être informée de qui il s’agissait, comme si elle le savait bien (et en effet elle le savait bien, il n’avait pas eu besoin de le lui dire) :

— Oh ! alors, a-t-il dit, alors…

Un oiseau passe tenant dans son bec un brin de paille qui a brillé dans le soleil comme une petite chaîne d’or.

C’est des choses qui arrivent.

Elle ne semblait ni étonnée, ni désireuse d’en savoir davantage, ni excitée par la curiosité comme sont généralement les femmes ; – calme, au contraire, un peu plus attentive seulement.

— Il y a combien de temps que vous étiez ?…

Il a dit :

— Six mois.

— Oh ! dit-elle, elle a peut-être été faire une course.

Avec sa grande bouche, ses belles dents, son visage un peu maigre aux traits chiffonnés, ses cheveux bruns et raides coupés à hauteur des oreilles ; – une grande fille, qui connaît la vie. Et peut-être est-ce bien pourquoi il s’est ainsi adressé à elle.

Il est là tout seul, il a besoin peut-être d’avoir quelqu’un qui partage son chagrin.

Car il secoue la tête encore, tirant le papier de sa poche :

— Elle m’a laissé un mot. Seulement, je n’y pouvais pas croire.

Tenant le papier plié en quatre, au bout de ses doigts, tandis que le café devenait froid dans son verre.

II

Il y avait un peu plus d’une année que la mère de Bolomey était morte ; elle était morte le jour de Noël.

Il ne se rappelait pas d’avoir connu son père, l’ayant perdu quand lui-même n’était qu’un tout petit garçon.

C’était donc le jour de Noël. Il y avait un peu de neige, ce soir-là, pas beaucoup. Il était sorti, vers les six heures, pour aller acheter du tabac au village.

— Tu ne t’attardes pas, Louis, avait-elle dit. Je t’attends pour le souper.

La nuit était déjà tombée, mais elle était toute blanche d’étoiles ; elles étaient aussi nombreuses que les grains de sable au bord de la mer.

Il y avait une vapeur dans le milieu du ciel qui éclairait doucement, faite d’une poussière d’astres, – un chemin blanc et nous les hommes étions dessous, sur nos chemins à nous.

La cérémonie venait justement de finir à l’église, comme Bolomey arrivait sur la place, sous les étoiles, par un peu de neige, de sorte que beaucoup de femmes et d’enfants rentraient chez eux, et quelques hommes, parce que Jésus est né.

Il avait rencontré des connaissances ; il avait été boire un verre avec des amis, étant bien obligé d’ailleurs d’entrer dans le café pour y acheter son tabac, car la boutique était fermée.

Il s’était ainsi mis légèrement en retard. C’est pourquoi au retour il se hâtait sous la Voie lactée pas changée, cette écharpe qu’il semblait que le vent eût fait se tordre sur elle-même, blanche et vaguement transparente, au-dessus de lui ; et il y avait au-dessous de lui un peu de neige blanche et vaguement transparente.

Il s’était étonné de loin, voyant que la porte de la maison, malgré le froid, était ouverte. Il se dépêchait, mais n’a pas compris, pendant qu’il était sous la Voie lactée qui se tord dans le milieu du ciel depuis toujours au-dessus de nous. Il a fallu qu’il eût d’abord poussé la porte du jardin.

Elle était drôlement couchée devant la porte dans la neige.

Qu’est-ce qu’elle a ? elle a glissé, elle s’est peut-être cassé la jambe. « Mère… » il l’appelle de loin. « Mère ! parce qu’il lui parle, qu’est-ce qu’il y a ? je viens. » La porte de la maison continuait à être grande ouverte.

Ah ! si drôlement couchée de côté, la joue droite dans la neige, et elle serrait encore une bûche sur sa poitrine des deux mains, comme si c’était un petit enfant qu’elle eût tenu, parce qu’elle revenait du bûcher : ce soir-là, le soir de Noël.

À peine si elle avait encore ouvert les yeux quand il l’avait prise dans ses bras, si légère et en même temps si lourde. Une vieille femme. Soixante-quatorze ans. Quelques vieux os, et puis beaucoup de vêtements autour et plusieurs épaisseurs de laine ; toute froide déjà, tout immobile, – qu’il avait portée sur son lit, puis il avait couru chercher le médecin.

Et il s’était trouvé seul dans la vie.

Seul dans cette petite maison à toit brun dans les arbres où ils avaient vécu trente-six ans ensemble, elle et lui ; et il faisait le jardin, il soignait ses ruches, il allait pêcher ou chasser, il distillait les fruits du verger, il faisait du cidre avec ses poires et ses pommes, ayant ainsi ensemble un petit bien qui leur permettait de vivre, les deux ; – qu’est-ce qu’il reste de tout ça ?

Il voit : c’est lui ; il reste moi.

Il doit maintenant apprendre à tenir le ménage. Il va être midi ; il est seul. Il s’était habillé, ce matin-là, une fois de plus, et, une fois de plus, avait remis ses vêtements pour les ôter, le soir venu ; il voyait que tout est recommencement dans la vie. C’était il n’y avait pas encore tout à fait une année. Une chose n’est faite, que pour être défaite, puis être refaite par nous, puis être défaite à nouveau. On y consent parce qu’il faut bien, mais avec fatigue. De sorte que même ses réveils étaient tristes, voyant devant lui la journée qu’il connaissait tout entière d’avance faire place déjà à la suivante, toute pareille, qui la niait.

Il s’était levé, ce matin-là, comme toujours ; il avait été travailler au jardin. Il faut bien se défendre contre les choses, quand même on sait qu’elles sont plus fortes que vous et l’emporteront pour finir. Attacher des branches, – qui retomberont. Écheniller un rosier, – où la vermine se remettra. Il allait devant les ruches autrefois peintes en belles couleurs et qui peu à peu étaient devenues grises : alors il faudra les repeindre. Il voyait la nature tourner autour de lui avec ses saisons, ses nuits, ses sautes de vents, toute en répétitions. Et alors, lui aussi, il voyait qu’il se répétait, allant avec lui-même et son ombre sans fantaisie le long des touffes d’œillets de poète qui se resèment avec entêtement, – faisant toujours une même ombre à la même distance et à la même place, devant, puis à côté de lui.

Il y avait aussi dans la cuisine une vieille horloge à caisse sur le cadran de laquelle il allait jeter un coup d’œil de temps en temps, mais il connaissait l’heure d’avance. Il se disait : « Il doit être onze heures moins le quart », il était onze heures moins vingt. Ah ! là non plus, point de surprise.

C’était en mai ; c’était cinq mois après la mort de sa mère ; il avait empoigné les deux gros arrosoirs peints en vert à l’extérieur et en rouge au dedans. Il a porté les arrosoirs au filet d’eau qui coulait par un tuyau de fer dans un vieux bassin de granit ; c’est une toute petite source, parce que l’eau est rare dans la région. Il bourre sa pipe. Il fait une ombre qui est à présent derrière lui. Et il voit que tout est en vie pourtant autour de lui : il y a la chanson de l’eau ; il y a la rencontre d’une chose avec une chose, et le plaisir qu’elles y prennent. Elles vous le disent. Il écoute, en tirant sur sa pipe, l’histoire que l’eau commençait dans l’arrosoir d’une voix très haute, mais qui descend et s’assourdit. Tout est en vie, – regardez la terre qui a chaud, car il faisait très chaud ce jour-là, et il faisait sec depuis longtemps ; – et le plaisir qu’elle a à me voir venir, parce que je lui apporte la pluie, sous les hautes passe-roses pas encore ouvertes, sous les rosiers qui commencent à fleurir, – ouvrant toutes ses petites bouches, puis faisant entendre un bruit comme quand le chien courant après une longue chasse se jette sur sa soupe.

Une cloche s’était mise alors à sonner midi au village, de l’autre côté du vallon.

Certains jours on ne l’entendait pas du tout, certains autres jours très bien.

Ça dépendait du vent et du temps ; c’était selon que le vent soufflait de l’est ou de l’ouest ; aujourd’hui, il devait souffler de l’ouest, et le vent prend le son en passant et il vous l’apporte en cadeau, disant la présence des hommes au delà des régions désertes qu’il y a entre eux et nous.

Eux, là-bas, revenant de leurs vignes ou des champs, vont s’asseoir devant un morceau de lard, puis iront dormir un moment ; ils donnent l’exemple.

Bolomey pose les arrosoirs retournés contre le mur, puis détourne ses yeux d’une certaine place qui est devant la porte et qu’il lui faut franchir quand même. Il allume son feu, il est seul. Il met sa pipe qui s’est éteinte dans sa poche où elle fait une place chaude.

Il prend une assiette dans le vaisselier et un verre. Il frotte avec un papier de journal le dedans de la poêle qu’il a d’abord mise chauffer légèrement sur le feu. Il est seul ; il fait les travaux de l’homme et ceux de la femme.

Il casse deux œufs sur le bord de la poêle où il a mis un morceau de beurre.

Il vient s’asseoir à la table devant une bouteille entamée et son omelette ; il n’a pas faim.

C’était il n’y avait pas encore tout à fait une année, vers les midi et demi, et cinq mois après la mort de sa mère.

Il n’y avait pas bien longtemps qu’elle était assise encore en face de lui : – là où étaient les vieilles rides sous le bonnet à ruche noire, il n’y a que de l’air, c’est tout, et il y a l’ombre, et c’est tout.

Il y a l’ombre qui est traversée par une barre de soleil posée de champ sur le carreau par un de ses bouts. L’égouttoir pendu à un clou, la planche à hacher sa voisine. Il se dit : « Et il y a moi ? » Mais il se dit aussi : « Est-ce que j’existe seulement, est-ce que je compte ? » étant silencieux, étant secret, étant solitaire, tandis que la vie se poursuit.

Séparé de la vie, séparé de la nourriture. Il se verse à boire, il vide son verre d’un coup. Et ça ira ainsi, pense-t-il, jusqu’au bout. Le pain passe mal, l’omelette est rêche sur sa langue : à quoi est-ce qu’on peut bien servir ? Le grand bruit dure, qui est la vie ; lui, fait silence, n’ayant rien à dire, n’ayant personne à qui parler. Il repousse son assiette, il bourre sa pipe pour se consoler, mais est-ce qu’on se console ? Il bourre sa pipe qu’il allume, puis souffle devant lui une grosse bouffée de fumée qui prend forme dans le soleil en même temps qu’elle se revêt d’une belle couleur bleue.

Il s’est levé. Où est-ce qu’il va ?

On le voit qui sort dans le corridor ; il suit le corridor jusqu’à la porte d’entrée. Il titube dans la lumière comme un homme qui a trop bu.

Frappé sur la tête et en pleine figure, il recule.

L’air est comme une machine à battre en plein fonctionnement, avec ses roues, ses palettes, ses trémies, son tuyautage, tout un système d’engrenages ; elle bourdonne, elle gémit, elle craque, elle crie, elle ronfle, elle crache, elle tousse au-dessus de lui et autour de lui. Et plus bas que lui, et plus haut que lui, dans les arbres, parmi les rosiers, à ras de terre.

Ah ! ça vit trop, pense-t-il, ça s’agite trop, ça s’amuse trop (pour moi) ; il est triste, il est fatigué.

Et la tête lui tournait, c’est pourquoi il avait cherché des yeux un endroit tranquille où il pourrait aller s’étendre. Il jette encore un regard dans le vallon où nul être de son espèce ne se voyait, parmi toutes ces autres espèces d’êtres errantes et retentissantes, et en même temps plein d’un grand silence pour le cœur. Il y avait, dans le bout du jardin, un coin de pré où l’épaisseur de la terre végétale donnait naissance à une haute herbe bien verte et drue ; il s’y est laissé tomber dans l’ombre d’un gros noyer qui se dressait là. N’être plus, s’oublier soi-même. Il défait sa taille d’homme qui le gêne, se laissant aller en arrière sur le coude, puis avec le dos contre la pente qui le reçoit.

L’herbe s’est pliée sous lui, tandis que sur le côté de son corps elle le domine et le dépasse, comme si elle voulait dire : « Il n’y a plus personne, je l’ai repris, ne vous occupez plus de lui. »

Il ne voyait plus rien lui-même, sauf beaucoup de petites fleurs plus hautes que lui : des clochettes blanches, des clochettes bleues, des boutons d’or qui se penchaient sur sa personne. Elles semblaient lui dire : « Qui es-tu ? » Lui, disait : « Je ne suis rien, ne vous inquiétez pas de moi. »

Et, au-dessus de lui, ayant mis les mains sous sa tête, le ciel alors s’était montré entre les frêles pousses brunes du noyer pas encore complètement ouvertes (car l’arbre est tardif, c’est le plus tardif de tous les arbres de chez nous), ne donnant qu’une ombre clairsemée. Le ciel était tout bleu ; il était vu comme de haut en bas. Il était vu comme quand on se penche sur un lac du haut d’un rocher, et il y a une voile dessus qui était un petit nuage, comme dans un retournement du monde.

Il avait fermé les yeux, il les a rouverts et le monde se retournait.

On voyait la voile glisser, se gonfler, et puis pencher de côté : c’était un petit nuage. Puis elle s’en va, toute légère, ne pesant pas plus qu’une pensée dans l’esprit, – et passe.

Ah ! se dit-il, où est-elle ? il la cherche des yeux et ne la trouve plus.

Il n’y a plus de nuage.

Il était bien. Il était comme quand on va mourir.

 

***   ***   ***

 

Table of Contents

PREMIÈRE PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VI

VIII

SECONDE PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

Guide

Couverture