Addictions - Eddy Delarive - E-Book

Addictions E-Book

Eddy Delarive

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Beschreibung

Fervente adepte de télé-réalité, Mélanie décide de tenter sa chance en participant à l’émission Secret Story. Dix-sept ans plus tard, mariée et maman de deux enfants, elle se lance dans une carrière d’influenceuse, mettant en scène sa famille sur les réseaux sociaux. Cependant, tout bascule lorsque sa fille Fanny tombe gravement malade. Réussira-t-elle à concilier la gestion de son image en ligne et assumer pleinement son rôle de parent ?

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Très tôt attiré par les livres, Eddy Delarive a toujours vu en la littérature une manière de pénétrer le monde. Pour lui, elle est un moyen de découvrir des modes de vie et de comprendre les mécanismes psychologiques des personnages.

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Seitenzahl: 208

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Eddy Delarive

Addictions

Roman

© Lys Bleu Éditions – Eddy Delarive

ISBN : 979-10-422-1682-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Partie I

Elle sortit son smartphone de sa poche. Après avoir nettoyé la lentille de la caméra, elle le plaça en bout de bras, puis ajusta le point de mire sur son visage, qu’elle inclina légèrement. Ensuite, sourire en coin, œil mi-clos, elle appuya sur le bouton flash. À l’aide d’un filtre, elle hâla son teint, affina ses lèvres, donna du volume à ses cheveux torsadés, ajouta de l’éclat à ses pupilles ; elle espéra ainsi grignoter deux mois sur ses dix-sept ans.

Elle publia sa story, après l’avoir titrée : « Endemol, me voilà ! ».

Elle anticipait déjà, ravie, les réactions étonnées de ses amis d’Instagram et de Facebook. Des likes, des émoticônes, des encouragements peut-être. Mais elle imaginait surtout les interrogations silencieuses, celles que l’on n’osait pas poser. Elle avait envisagé de partager un réel. Finalement, elle avait opté pour une photo et une brève légende : elle entendait susciter la curiosité de ses quelques abonnés.

Elle ne fit pas attention aux passants qui la toisaient, interloqués. La démarche sûre, elle poussa la porte vitrée de l’imposant immeuble de la société de production.

— J’ai rendez-vous à 10 h 30, dit-elle à la réceptionniste.

— Et c’est pour ?

— Un casting à Secret Story.

Et vous êtes ?

Mélanie Latour.

— J’ai été agressée sexuellement.

— C’est pas vendeur, répliqua immédiatement le producteur.

Jusqu’ici, l’enthousiasme colorait sa voix. Sébastien, jusqu’ici, amène et doucereux, adopta un ton péremptoire.

— Pour cette nouvelle saison, on veut quelque chose de positif, avec des messages forts, des messages qui font du bien. Il faut des secrets à la fois intrigants et touchants, il faut que le public s’identifie facilement aux candidats. Donc, les secrets qui parlent d’agressions, c’est touchy : le public risque de décrocher, hein Sarah ? ajouta-t-il en se tournant vers la directrice de casting, qui acquiesça silencieusement.

— Je me suis dit, marmonna Mélanie, la tête basse, que parler des agressions sexuelles ou des viols dans une émission de divertissement, ça pouvait révolutionner le genre, faire avancer les choses…

— Tu n’y es pas du tout !

Sébastien bondit de sa chaise. Il posa ses poings sur ses hanches et fixa Mélanie d’un œil pénétrant. Au bout de quelques instants, il se détourna. Avec un mélange de curiosité et de crainte, Mélanie l’observait faire les cent pas derrière son bureau en faux marbre où figuraient une plante artificielle et un dossier de candidature.

— Comprends bien que nous sommes désolés de ce qui t’est arrivé, hein Sarah ? Enfin, si c’est vraiment arrivé.

— Ça pourrait être un bon secret…

— Non ! Que ce soit avéré ou pas, les téléspectateurs ne veulent pas voir ça. Pas tous les jours, pas pendant quatorze semaines. Pour caricaturer un peu, il faut de la légèreté, de la diversité, des choses qui fassent revenir les téléspectateurs tous les soirs à 18 h. Par exemple, ils peuvent voter pour tel ou tel candidat. Et toi, pardon de te le dire comme ça, mais avec un tel secret, tu dégages dès le premier prime ! Parce qu’ils ont de la pitié pour toi, parce qu’ils ne s’identifient pas assez à toi, parce qu’ils estiment que ta place n’est pas ici. Et on ne veut surtout pas susciter de la compassion. Notre programme n’est pas calibré pour ça. Mais Sarah et moi, on croit en toi : on t’a contactée parce qu’on sent que tu es joueuse. On le voit sur tes stories. C’est cet aspect de toi qu’il faudra montrer dans la Maison des Secrets.

— Et donc, ça veut dire que je suis reçue ?

— D’abord, tu dois remplir cette fiche.

Du bout de son index, il fit glisser le dossier de candidature. Mélanie le parcourut rapidement. Citez trois qualités. Citez trois défauts. Qu’avez-vous accompli dans votre vie ? Quels sont vos loisirs ? Avez-vous un rêve en particulier ? Avez-vous déjà été dans une émission ? Pourquoi voulez-vous participer à Secret Story ?

— N’oublie pas la charte, c’est important.

Effectivement, au verso, en une dizaine de paragraphes en petits caractères, se trouvait une clause de confidentialité, qu’elle signa sous le geste hâtif du producteur.

— Suis-nous.

Ils l’emmenèrent dans une salle attenante, fortement éclairée, équipée d’une caméra sur trépied en face d’un tabouret.

— Instagram, c’est bien, commenta Sébastien. Mais est-ce que tu es télégénique ? Dans Secret Story, pas de filtre ; tu pourras pas régler les angles ou les prises de vue. D’où la vidéo que tu vas nous faire.

Il désigna le tabouret, et Mélanie, légèrement prise au dépourvu, s’y installa.

— Présente-toi.

— Qu’est-ce que… Comment… Enfin, balbutia-t-elle.

— Quels sont tes hobbies ? Est-ce que t’as une passion ? Quelles sont tes motivations ?

Mélanie ne parvenait pas à démarrer. Les doigts crispés sur ses cuisses, elle tentait de mettre de l’ordre dans ses idées. Des hobbies, des passions… Comment se lancer sans tomber bêtement dans le cliché ?

— J’aime beaucoup les animaux. J’ai d’ailleurs un chat de deux ans, il s’appelle Mowglie. Je souhaite devenir vétérinaire.

Incitée par les hochements de tête vigoureux de Sébastien et Sarah, elle se détendit ; et, tandis que sa langue se déliait, elle songea aux millions d’yeux qui visionneraient sa présentation. Elle gagna ainsi en aisance ; par souci de spontanéité, elle transforma ses hésitations en pauses agrémentées de sourires, où elle paraissait réfléchir.

— Pour moi, Secret Story est une aventure humaine. Mais ce sera aussi un jeu, et je suis très joueuse.

Elle se leva. Elle se visualisa mentalement à l’écran : un corps svelte aux déhanchements marqués dans un jean déchiré aux genoux, des traits fins où se peignait le mystère, sur un fond de musique entraînante.

— Non, non, reste assise, lui enjoignit Sébastien.

— Je ne reculerai devant rien, car je n’ai qu’un objectif : gagner. Je plains le candidat qui essaiera de m’arrêter, car il n’y arrivera pas…

— C’est très bien, interrompit-il, en se plaçant devant l’objectif et en éteignant la caméra. On va soumettre ta candidature à la chaîne et on te tiendra au courant, mais à mon avis… ça passe, hein Sarah ?

La directrice de casting se fendit d’un sourire timide, puis ouvrit la porte.

— On te rappellera.

Allait-on la rappeler ? Elle consultait souvent son compte sur les réseaux sociaux. Des dizaines de commentaires accompagnaient sa dernière publication, tout en question, auxquels elle ne réagissait pas. C’est que, au fil des jours, s’étiolait l’espoir d’être retenue ; la flamme devenait flammèche. Elle s’était donnée tout entière, selon elle, conformément aux exigences du casting. Elle avait apporté sa pierre à l’édifice en proposant un secret ; même s’il avait été balayé, elle s’était montrée joueuse avant le jeu ! Devant la caméra sur trépied, elle s’était libérée du joug de la gêne ! Mais les dés étaient jetés, elle n’avait plus qu’à attendre.

Un après-midi d’orage, alors qu’elle s’apprêtait à signaler son renoncement sur Instagram, elle reçut un coup de fil de Sébastien.

— Bonne nouvelle pour toi, Mélanie ! s’exalta le producteur. Tu es prise !

— Sérieux ?

— Le plus sérieux du monde ! Prépare tes valises, tu embarques pour l’aventure !

Elle s’éjecta de son lit, courut vers la fenêtre, qu’elle ouvrit largement. Un vent estival s’engouffra dans sa chambre. Au loin, le tonnerre grondait sourdement comme s’il se retenait ; des gouttes de pluie s’écrasaient mollement sur les sentiers chauds.

— Attendez, mais comment… ?

— Tu plais au directeur de la chaîne ! Il t’adore !

— Une minute, j’ai du mal à…

Mélanie éloigna son smartphone de son oreille. Elle aspira une grosse bouffée d’air. Une douleur pulsait au niveau de ses tempes au rythme de ses battements de cœur, une onde de chaleur irradiait tout son corps.

— Tu es là ?

— Oui. C’est juste que je réalise pas…

Elle le fit parler, pour s’assurer qu’elle n’hallucinait pas.

— Qu’est-ce Amazon Prime a apprécié chez moi ?

— C’est un tout ! Ta personnalité, ton cran. Et puis, tu en veux, ça se voit !

Un nouveau silence.

— Cette année, poursuivit-il, le concept va prendre un tout nouveau tournant, et…

Un bref instant, Mélanie crut déceler dans le ton du producteur une forme de peine, mais elle fut bientôt convaincue qu’il s’agissait d’un simple effet de son imagination, car lorsqu’il reprit la parole, sa voix s’en trouvait surexcitée.

— Tu dois être là, avec nous ! C’est bon pour nous ? On t’enverra un SMS, on t’indiquera la marche à suivre. Sois prête à embarquer dans le courant de la semaine prochaine.

Mélanie acquiesça, oubliant que le producteur ne pouvait la voir. Perdue dans ses pensées, elle imaginait la suite : l’annonce de sa participation sur les réseaux, la préparation à l’émission, la rencontre avec les autres joueurs, l’entrée dans la Maison des Secrets. Et puis…

— Au fait, j’aurai quoi comme secret ?

— Tu le sauras en temps voulu.

— C’est quoi, ce nouveau tournant ?

— Ça, c’est la surprise.

Elle se tut. Elle comprit qu’on ne lui fournirait pas toutes les réponses : il fallait conserver une part d’inconnu dans tout ce gigantesque processus.

— Dernière chose, reprit le producteur. La procédure veut que tu passes un entretien avec notre psychologue attitrée. Pour qu’elle valide ta candidature, ne lui parle pas surtout d’agression sexuelle ou de je ne sais quoi.

Avant de devenir la mère de Mélanie, Hélène Marchand souhaitait faire carrière dans la cuisine. C’était, d’après elle, le seul modèle de réussite professionnelle proposé aux jeunes femmes de Tournan en Brie, quartier où elle avait grandi. Mais elle s’était entichée de Lucien Latour, un plombier qui s’était empressé de l’engrosser et qui lui passa alors la bague au doigt. Chez les Marchand, un mariage et un enfantement constituaient l’accomplissement ultime et une brillante conclusion dans la trajectoire d’une jeune femme ; Hélène faisait ainsi la fierté des Marchand. Mais, une fois ce cap franchi, ses rêves d’émancipation financière s’évanouirent ; ce qui s’apparentait à un solide projet de vie se réduisait à des écharpes de brume flottant dans les méandres de sa conscience. Elle dut abandonner ses études en CAP cuisine, dans lesquelles elle se débrouillait pourtant, elle dut consacrer ses journées à l’entretien du foyer, elle dut se priver de permis de conduire. Elle s’aligna sur les désirs du futur père, lequel les exprimait souvent, plus ou moins imbibé d’alcool. Qui allait s’occuper de l’enfant, lui qui travaillait douze heures par jour ? Quel intérêt de porter un maquillage, elle qui n’avait plus personne à qui plaire ?

Hélène Latour détestait-elle son époux pour autant ? Il cochait toutes les cases : ses infidélités n’étaient plus à prouver ; certains collègues s’en amusaient ou l’en félicitaient au bistrot de la gare de Tournan. Il lui arrivait même d’être cru dans ses propos vis-à-vis de sa femme, surtout quand il avait bu, c’est-à-dire tous les soirs. Le peu d’amies qu’elle côtoyait – sous l’œil désapprobateur de son mari – lui recommandait bien de « tout plaquer » : mais, rétorquait-elle, partir pour aller où ? Elle ne voulait pas non plus que sa fille, encore toute petite, vive seule avec un père ivre ou sans père, dans un logement qui exhalait le tabac, où le papier peint se décollait des murs, où les carreaux étaient sales. Alors elle restait, peu importe qu’elle aimât Lucien ou pas. Dès lors, ses matinées s’enchaînèrent, plates comme des crêpes : elles consistaient en de longues promenades entre des bâtiments sinistres, dans une quiétude quasi mortelle ; et lorsqu’elle rentrait, l’après-midi, elle s’affalait sur le canapé, la tête bouillonnante de questions. Parfois, elle sanglotait, percluse d’une souffrance silencieuse. Comment plaire de nouveau à son volage de mari ? Comment assurer l’éducation de sa fille ? Alors, elle allumait la télévision : les émissions de cuisine, de coaching et de mode répondaient avec constance à toutes ses interrogations. Aussi, grâce à ces programmes, se sentait-elle moins seule : des milliers de femmes au foyer étaient confrontées aux mêmes problèmes. Les solutions figuraient dans leur réfrigérateur ou dans leur garde-robe. Rien de plus simple que de faire appel à une personnalité qui, le temps d’un tournage, prodiguait des conseils ! Avec Un Dîner Presque Parfait, on lui offrait des recettes réussies sur un plateau. La Super Nanny lui distribuait des règles efficaces de bonne conduite. Elle se voyait reine de shopping, en vue d’un nouveau look pour une nouvelle vie. Elle anticipait : au cas où l’adolescence de Mélanie se révélait explosive, elle gardait sous le coude les tactiques de Pascal le Grand Frère. Elle se distrayait ; elle imaginait tester la fidélité de son mari sur une île de la tentation ; elle en venait à oublier son infidélité avérée. Au fil des années, ces émissions intégraient pleinement son quotidien : ses balades se raccourcissaient, elle installait Mélanie sur le canapé à côté d’elle et elles regardaient ensemble les émissions. À l’heure du souper, Lucien, qui venait d’achever sa journée de travail, ne lésinait pas sur les critiques : la figure grasse, bouffie par les excès de whisky, il voyait cette symbiose mère-fille d’un mauvais œil : « vous êtes devant ces conneries à longueur de journée ! Bel exemple pour la p’tite ! T’as vraiment rien d’autre à foutre ? ». Mais il concluait d’un ton bourru par un « M’enfin, ça m’concerne pas ». Hélène était-elle enfin parvenue à attirer l’attention de son époux ? Peut-être que oui, peut-être que non. Peu importait. Elle trouvait enfin du plaisir !

Mélanie patientait, seule, dans une petite salle d’attente, située au deuxième étage d’un bâtiment à Arcueil. Son regard balayait les étagères où figuraient des livres sur les égouts de Paris, sur les forêts de France, sur les phénomènes astrophysiques. Drôle de bibliothèque pour une psychologue, pensait Mélanie avec amusement. Elle se saisit d’un ouvrage : un des articles traitait de l’horizon des événements des trous noirs ; elle le parcourait des yeux lorsque parut la psychologue. C’était une trentenaire, d’assez petite taille, d’aspect malingre. Se retranchant derrière des cheveux fins et raides, son visage hexagonal portait un regard fatigué.

Mélanie savait quoi répondre ; elle y avait longuement réfléchi. Aux investigations de la psychologue, elle se montra rassurante. Non, elle ne présentait aucun antécédent médical ; elle gardait seulement les minces séquelles d’un arrachement osseux au gros orteil droit. Non, aucun antécédent familial non plus : elle avait coulé une enfance heureuse, bercée par une mère aimante et un père protecteur. Aussi se tournait-elle vers Secret Story, car elle souhaitait délivrer des messages positifs et prouver que l’on pouvait devenir quelqu’un. Non, elle ne ressentait pas le besoin de faire ses preuves. Tout cela était un jeu, et elle entendait distraire tout le public. Oui, d’accord, elle était très jeune, peut-être la plus jeune candidate de la saison, mais chut ! il ne fallait pas le divulguer : les participants ne connaissaient rien les uns des autres. Non, pas de consommation de drogue ni d’alcool chez elle ou dans sa famille ; elle comprenait que la psychologue posât la question, tous les candidats s’y étaient astreints.

Sébastien s’était imposé de visiter le chantier naval. Le pas pesant, les mains croisées derrière le dos, il marchait lentement, avec une assurance tranquille. À ses côtés, l’ingénieur recherche et développement le guidait, en lui prodiguant des explications. Voici le bulbe, grosse protubérance à l’avant, censé améliorer l’écoulement de l’eau autour de l’étrave. Voilà la coque, faite d’environ cent quarante mille plaques de tôle souples, de dix-huit millimètres d’épaisseur. Elle était composée de sept compartiments et si, en cas d’accident, trois d’entre eux se remplissaient d’eau, ce seraient près de cinq cents millions d’euros qui se déposeraient sur les fonds marins. Bref, le gigantesque puzzle se mettait en place. Sébastien écoutait d’une oreille, distrait par les imposantes machineries qui assemblaient bruyamment les grosses pièces. Il hochait la tête, parfois et, quand on le reconnaissait, il saluait mollement les ouvriers, en réajustant son casque, ses lunettes de protection et son masque chirurgical.

Il s’avança sur la terrasse extérieure, la partie accessible la plus haute surplombant la proue. Il posa ses mains sur la balustrade et, embrassant l’horizon du regard, se dit : « Je suis à une soixantaine de mètres du niveau de la mer ». Un fin croissant de lune miroitait à ses yeux dans une atmosphère brumeuse. Les lumières des quais tremblotaient sur l’eau. Des vagues dispensaient, en mourant timidement sur l’étrave, une musique qui le rendait presque mélancolique. Au milieu des clapotis, alors qu’une légère brise l’enveloppait, il songea : « Quelque chose se prépare. Ici. Dans ce cylindre d’une centaine de milliers de mètres cubes ». Et, malgré la stabilité du navire, il sentit son cœur chavirer : « Du jamais vu, sans doute inégalé à jamais ».

Il s’effondra en sanglots.

Il se laissa aller, certain d’être seul. Après tout, il faisait nuit, les caméras n’étaient pas encore en marche, les drones étaient toujours au sol. Tout ce qui l’entourait semblait en attente, sous les rayons glacés que dardait la lune. Puis, pour essuyer ses joues striées de larmes, il sortit de sa poche un mouchoir en tissus brodés personnalisé, d’un blanc immaculé. Néanmoins, au bout de quelques instants, il se dit que l’air frais se chargerait de sécher ses larmes. Il lâcha son mouchoir, qui, emporté par le vent, décrivit quelques arabesques avant de sombrer dans l’eau.

Mélanie était prise ! Dans une dizaine de jours, elle pénétrerait dans la Maison des Secrets, avec ses couleurs fluo, ses pièces cachées, ses tableaux qui recelaient des indices. Elle l’annonça immédiatement sur Instagram et TikTok. Elle se prit en photo, en plongée, la bouche en cul de poule, avec un filtre adoucissant la peau du visage et une chanson d’Aya Nakamura. Et ajouta en légende : « À moi la Maison des Secrets ». Dix minutes plus tard, elle se précipita sur le nombre de likes et les commentaires. « Tu vas tout déchirer ! », « Peu importe si tu gagnes ou non, ce sera un plaisir de te voir ! », « Casse-les tous », « J’espère que t’as un bon secret. » Ces messages de soutien, grisants pour elle, mesuraient sa popularité. Il y avait bien sûr des haters : « Et encore un déchet pour la télé poubelle », « Va travailler ! », « Encore une qui a sucé le producteur ». Des milliers d’yeux, au bas mot, convergeaient vers elle. Trois jours plus tard, un taxi de luxe l’emporta, elle y fit la connaissance de…

Laurine. Je suis chargée de vous surveiller la semaine avant le premier prime.

Mélanie, malgré un stress montant, jubilait intérieurement : qu’une personne spécialement attachée à Secret Story s’occupât d’elle lui procurait l’impression de mettre déjà un pied dans l’aventure.

Laurine précisa, d’un ton clair :

Pendant une semaine, vous ne parlerez à aucun autre qu’à moi. Votre smartphone sera confisqué. Vous serez dans un hôtel ; c’est moi qui apporterai les plats cuisinés. Vous n’êtes pas autorisée à sortir de votre chambre d’hôtel ni à aller sur le balcon. Toute demande devra passer par moi. Si vous allez au petit coin, vous m’avertissez. Nous passons vos affaires personnelles au peigne fin.

Mélanie, bien que surprise, s’enthousiasmait presque devant de telles restrictions : cette semaine la préparait à l’enfermement ainsi qu’à une voix autoritaire, celle qui attribuait les missions, celle qui fixait les interdictions. Dans le meilleur des cas, elle survivrait à toute cette mise en scène.

Les premiers jours à l’hôtel se ressemblaient. Il fallait des autorisations pour à peu près tout. Le smartphone lui était totalement inaccessible ; elle s’ennuyait. Il y avait bien des émissions à la télé, on y parlait cuisine, jardinerie, éducation. Rien d’intéressant. Laurine remplissait parfaitement son rôle.

Les autres candidats sont traités de la même manière ?

Oui.

Ici même ?

Non.

Et…

Plus de question.

Malgré la froideur de Laurine, Mélanie appréciait un peu sa compagnie. Après tout, sa protectrice était la seule à qui confier ses incertitudes. Elle répondait avec des hochements de tête. Parfois Mélanie se parlait devant le miroir : dans le reflet, elle décelait des marques de stress.

Le fameux jour arriva. La production lui offrit une robe noire piquetée d’or. Un assistant de production, sans doute, la conduisit dans une petite salle avec quatre caméras aux murs et un écran de télévision. La pièce, qu’on appellerait bientôt le Sas, était occupée par un jeune homme très bien habillé (chemise blanche sans plis, une cravate noire, une veste brillante, pantalon lisse, chaussures cirées).

Attendez ici, lui ordonna l’assistant de production.

L’inconnu avait les yeux rivés sur l’écran qui diffusait en direct les images du prime ; elle l’imita. Quelques candidats entraient au compte-gouttes dans la Maison des Secrets et se saluaient aimablement. Mais Mélanie n’était pas dupe : derrière cette politesse, tous avaient déjà élaboré leurs diverses stratégies. Des clans allaient rapidement se former. Ils arboraient des sourires dents blanches, qui annonçaient ; « toi, je vais percer ton secret, te piquer ta cagnotte, et je saloperai toutes tes missions ».

Samir, dit l’inconnu.

Mélanie. Enchantée. Tu sais pourquoi on n’est toujours pas dans la Maison ?

Au moment où Samir haussa les épaules, une voix grave, autoritaire – et tellement familière – leur dit :

Ici la Voix. Samir et Mélanie, quinze candidats sont entrés dans la Maison des Secrets, ce qui signifie que seul l’un d’entre vous y pénétrera : Samir ou Mélanie. Un vote a été soumis au public et aux téléspectateurs. C’est tout, pour le moment.

Samir et Mélanie se regardèrent tous les deux, chacun dissimulant sa surprise. Les spectateurs étaient en train d’élire, mais quels étaient leurs critères ? Le physique, certainement, et il fallait reconnaître que Samir dégageait un certain charme.

Ici la Voix. Samir et Mélanie, le public a tranché. Placez-vous au centre du Sas.

Le présentateur prit la parole. Avec un micro en main et une enveloppe que lui avait confiée l’huissier de justice, il annonça :

Alors, le suspense est immense. Qui va entrer dans la Maison des Secrets ? Qui ne pourra hélas pas y entrer ?

Le public hurlait : « Mélanie ! Samir ! ». C’étaient des voix tumultueuses ; certaines filles criaient à s’en brûler la gorge.

Alors, j’ouvre l’enveloppe. La réponse est sur cette feuille de papier. Elle décidera du destin de nos deux candidats.

Il sortit une feuille.

La personne qui ira dans la Maison des Secrets, qui affrontera les autres pendant quinze semaines, est…

La foule beuglait.

Samir !

On afficha sur le grand écran le score : Samir – 53 %, Mélanie – 47 %.

Samir retrouve donc les autres candidats, tandis que Mélanie nous rejoint sur le plateau ! cria le présentateur.

Samir et Mélanie s’embrassèrent, et Mélanie lui souhaita hypocritement un bon courage. Consciente d’être filmée, elle se tint bien droite et lissa sa robe. Elle connut une sensation nouvelle : le trac. Ses doigts tremblaient, une vague de chaleur la parcourut, son cœur sembla vouloir sortir de sa poitrine. Elle s’était mentalement préparée au jeu en lui-même, elle avait imaginé les missions que lui confiait la Voix, elle s’était attendue aux pires trahisons – puisque c’est cela qui faisait bondir le public. Elle serait à présent devant une assemblée, un monde surexcité, fausse candidate n’ayant pas mis un seul pied dans la Maison des Secrets, n’ayant rien à dire sur les autres candidats : bref, c’était une candidate perdante.

Elle ouvrit la porte, puis parcourut un long couloir et enfin, arriva devant la fameuse porte, celle qui menait au plateau, lequel était envahi par un monde assoiffé de divertissement. Elle s’avança vers le présentateur.

Alors, Mélanie !

Bonjour.

Quel âge avez-vous, Mélanie ?

19 ans.

Et que faites-vous dans la vie ?

Je suis étudiante en BTS Commerce international.

Aah et comment vous sentez-vous ? Après tout, vous êtes la toute première éliminée sans avoir pu mettre ne serait-ce qu’un orteil dans la Maison des Secrets. Cette règle est nouvelle, et la Voix ne nous a pas encore tout dit…

Pour le moment ! compléta le public en délire.

Bref, revenons à nos moutons. Mélanie, que pouvez-vous nous dire ?

Eh bien, que ça fait partie du jeu et qu’il faut respecter les règles, reconnut-elle en se rappelant le discours d’une candidate de Miss France qui avait tous les atouts pour être Miss (beauté, classe et une cause à défendre), mais qui avait été évincée.

Belle mentalité ! Avant que l’émission se termine, la Voix a une nouvelle à vous transmettre. Mais de quoi s’agit-il ? La Voix ? La Voix, vous nous entendez ?

Sur le grand écran, on voyait les 16 candidats assis en arc de cercle autour d’une table en verre. Soudain, un gros œil bleu apparut.

Ici la Voix. Bienvenue aux 16 candidats de cette nouvelle édition de Secret Story. Les années précédentes, vous dénichiez des secrets dans une grande maison : la Maison des Secrets.

Tous étaient suspendus aux « lèvres » de la Voix : spectateurs en tout genre, présentateur, candidats.

Cette fois-ci, l’aventure se fera sur un immense paquebot : l’Arche des Secrets. Dès demain matin, tous les candidats seront menés dans l’Arche des Secrets.

Les candidats se regardèrent tous, la bouche ouverte. Étonnés, ils s’exclamèrent :

Genre, on va en croisière, en fait.

J’hallucine de ouf !

C’est une dinguerie, frère !

Est-ce qu’il y a une piscine à bord ?

C’est tout, pour le moment, conclut la Voix.

L’émission finie, Mélanie, boule au ventre, voulut en découdre avec le présentateur. Mais un vigile la retint et la dirigea vers la sortie. Un taxi noir l’attendait, et Laurine, appuyée sur le capot, écrasa sa cigarette.