Adolphe - Benjamin Constant - E-Book

Adolphe E-Book

Benjamin Constant

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Beschreibung

Adolphe, le héros du roman, est un jeune bourgeois qui ne se sent pas très à l'aise avec la société, qu'il juge stupide et insipide. Chez le comte de P***, il tombe amoureux d'Ellénore, unePolonaise de dix ans son aînée et maîtresse fidèle du comte.

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Seitenzahl: 122

Veröffentlichungsjahr: 2019

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Adolphe

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1

Adolphe

Benjamin Constant

2

Chapitre premier

Je venais de finir à vingt-deux ans mes études à l’université de

Gottingue. – L’intention de mon père, ministre de l’électeur de **,

était que je parcourusse les pays les plus remarquables de l’Europe. Il

voulait ensuite m’appeler auprès de lui, me faire entrer dans le

département dont la direction lui était confiée, et me préparer à le

remplacer un jour. J’avais obtenu, par un travail assez opiniâtre, au

milieu d’une vie très dissipée, des succès qui m’avaient distingué de

mes compagnons d’étude, et qui avaient fait concevoir à mon père

sur moi des espérances probablement fort exagérées.

Ces espérances l’avaient rendu très indulgent pour beaucoup de

fautes que j’avais commises. Il ne m’avait jamais laissé souffrir des

suites de ces fautes. Il avait toujours accordé, quelquefois prévenu,

mes demandes à cet égard.

Malheureusement sa conduite était plutôt noble et généreuse que

tendre. J’étais pénétré de tous ses droits à ma reconnaissance et à

mon respect. Mais aucune confiance n’avait existé jamais entre nous.

Il avait dans l’esprit je ne sais quoi d’ironique qui convenait mal à

mon caractère. Je ne demandais alors qu’à me livrer à ces

impressions primitives et fougueuses qui jettent l’âme hors de la

sphère commune, et lui inspirent le dédain de tous les objets qui

l’environnent. Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais

un observateur froid et caustique, qui souriait d’abord de pitié, et qui

finissait bientôt la conversation avec impatience.

Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premières années,

d’avoir eu jamais un entretien d’une heure avec lui. Ses lettres étaient

affectueuses, pleines de conseils, raisonnables et sensibles ; mais à

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peine étions-nous en présence l’un de l’autre qu’il y avait en lui

quelque chose de contraint que je ne pouvais m’expliquer, et qui

réagissait sur moi d’une manière pénible. Je ne savais pas alors ce

que c’était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous

poursuit jusque dans l’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur

les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui

dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne

nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie

plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos

sentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les

faire connaître. Je ne savais pas que, même avec son fils, mon père

était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de moi

quelques témoignages d’affection que sa froideur apparente semblait

m’interdire, il me quittait les yeux mouillés de larmes et se plaignait

à d’autres de ce que je ne l’aimais pas.

Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère.

Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j’étais plus jeune, je

m’accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j’éprouvais, à

ne former que des plans solitaires, à ne compter que sur moi pour

leur exécution, à considérer les avis, l’intérêt, l’assistance et jusqu’à

la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle.

Je contractai l’habitude de ne jamais parler de ce qui m’occupait,

de ne me soumettre à la conversation que comme à une nécessité

importune et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui me

la rendait moins fatigante, et qui m’aidait à cacher mes véritables

pensées. De là une certaine absence d’abandon qu’aujourd’hui

encore mes amis me reprochent, et une difficulté de causer

sérieusement que j’ai toujours peine à surmonter. Il en résulta en

même temps un désir ardent d’indépendance, une grande impatience

des liens dont j’étais environné, une terreur invincible d’en former de

nouveaux. Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et tel est même

à présent l’effet de cette disposition d’âme que, dans les

circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deux

partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est

de la fuir pour délibérer en paix. Je n’avais point cependant la

profondeur d’égoïsme qu’un tel caractère paraît annoncer : tout en ne

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m’intéressant qu’à moi, je m’intéressais faiblement à moi-même. Je

portais au fond de mon cœur un besoin de sensibilité dont je ne

m’apercevais pas, mais qui, ne trouvant point à se satisfaire, me

détachait successivement de tous les objets qui tour à tour attiraient

ma curiosité. Cette indifférence sur tout s’était encore fortifiée par

l’idée de la mort, idée qui m’avait frappé très jeune, et sur laquelle je

n’ai jamais conçu que les hommes s’étourdissent si facilement.

J’avais à l’âge de dix-sept ans vu mourir une femme âgée, dont

l’esprit, d’une tournure remarquable et bizarre, avait commencé à

développer le mien.

Cette femme, comme tant d’autres, s’était, à l’entrée de sa

carrière, lancée vers le monde, qu’elle ne connaissait pas, avec le

sentiment d’une grande force d’âme et de facultés vraiment

puissantes. Comme tant d’autres aussi, faute de s’être pliée à des

convenances factices, mais nécessaires, elle avait vu ses espérances

trompées, sa jeunesse passer sans plaisir ; et la vieillesse enfin l’avait

atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin d’une de

nos terres, mécontente et retirée, n’ayant que son esprit pour

ressource, et analysant tout avec son esprit. Pendant près d’un an,

dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie

sous toutes ses faces, et la mort toujours pour terme de tout ; et après

avoir tant causé de la mort avec elle, j’avais vu la mort la frapper à

mes yeux.

Cet événement m’avait rempli d’un sentiment d’incertitude sur la

destinée, et d’une rêverie vague qui ne m’abandonnait pas. Je lisais

de préférence dans les poètes ce qui rappelait la brièveté de la vie

humaine. Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. Il

est assez singulier que cette impression se soit affaiblie précisément à

mesure que les années se sont accumulées sur moi. Serait-ce parce

qu’il y a dans l’espérance quelque chose de douteux, et que,

lorsqu’elle se retire de la carrière de l’homme, cette carrière prend un

caractère plus sévère, mais plus positif ? Serait-ce que la vie semble

d’autant plus réelle que toutes les illusions disparaissent, comme la

cime des rochers se dessine mieux dans l’horizon lorsque les nuages

se dissipent ?

Je me rendis, en quittant Gottingue, dans la petite ville de D**.

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Cette ville était la résidence d’un prince qui, comme la plupart de

ceux de l’Allemagne, gouvernait avec douceur un pays de peu

d’étendue, protégeait les hommes éclairés qui venaient s’y fixer,

laissait à toutes les opinions une liberté parfaite, mais qui, borné par

l’ancien usage à la société de ses courtisans, ne rassemblait par là

même autour de lui que des hommes en grande partie insignifiants ou

médiocres. Je fus accueilli dans cette cour avec la curiosité qu’inspire

naturellement tout étranger qui vient rompre le cercle de la

monotonie et de l’étiquette. Pendant quelques mois je ne remarquai

rien qui put captiver mon attention. J’étais reconnaissant de

l’obligeance qu’on me témoignait ; mais tantôt ma timidité

m’empêchait d’en profiter, tantôt la fatigue d’une agitation sans but

me faisait préférer la solitude aux plaisirs insipides que l’on

m’invitait à partager. Je n’avais de haine contre personne, mais peu

de gens m’inspiraient de l’intérêt ; or les hommes se blessent de

l’indifférence, ils l’attribuent à la malveillance ou à l’affectation ; ils

ne veulent pas croire qu’on s’ennuie avec eux, naturellement.

Quelquefois je cherchais a contraindre mon ennui ; je me réfugiais

dans une taciturnité profonde : on prenait cette taciturnité pour du

dédain. D’autres fois, lassé moi-même de mon silence, je me laissais

aller à quelques plaisanteries, et mon esprit, mis en mouvement,

m’entraînait au-delà de toute mesure. Je révélais en un jour tous les

ridicules que j’avais observés durant un mois. Les confidents de mes

épanchements subits et involontaires ne m’en savaient aucun gré et

avaient raison ; car c’était le besoin de parler qui me saisissait, et non

la confiance.

J’avais contracté dans mes conversations avec la femme qui la

première avait développé mes idées une insurmontable aversion pour

toutes les maximes communes et pour toutes les formules

dogmatiques. Lors donc que j’entendais la médiocrité disserter avec

complaisance sur des principes bien établis, bien incontestables en

fait de morale, de convenances ou de religion, choses qu’elle met

assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la

contredire, non que j’eusse adopté des opinions opposées, mais parce

que j’étais impatiente d’une conviction si ferme et si lourde. Je ne

sais quel instinct m’avertissait, d’ailleurs, de me défier de ces

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axiomes généraux si exempts de toute restriction, si purs de toute

nuance. Les sots font de leur morale une masse compacte et

indivisible, pour qu’elle se mêle le moins possible avec leurs actions

et les laisse libres dans tous les détails.

Je me donnai bientôt, par cette conduite une grande réputation de

légèreté, de persiflage, de méchanceté. Mes paroles amères furent

considérées comme des preuves d’une âme haineuse, mes

plaisanteries comme des attentats contre tout ce qu’il y avait de plus

respectable. Ceux dont j’avais eu le tort de me moquer trouvaient

commode de faire cause commune avec les principes qu’ils

m’accusaient de révoquer en doute : parce que sans le vouloir je les

avais fait rire aux dépens les uns des autres, tous se réunirent contre

moi. On eût dit qu’en faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais

une confidence qu’ils m’avaient faite.

On eût dit qu’en se montrant à mes yeux tels qu’ils étaient, ils

avaient obtenu de ma part la promesse du silence : je n’avais point la

conscience d’avoir accepté ce traité trop onéreux. Ils avaient trouvé

du plaisir à se donner ample carrière : j’en trouvais à les observer et à

les décrire ; et ce qu’ils appelaient une perfidie me paraissait un

dédommagement tout innocent et très légitime.

Je ne veux point ici me justifier : j’ai renoncé depuis longtemps à

cet usage frivole et facile d’un esprit sans expérience ; je veux

simplement dire, et cela pour d’autres que pour moi qui suis

maintenant à l’abri du monde, qu’il faut du temps pour s’accoutumer

à l’espèce humaine, telle que l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur

nous l’ont faite. L’étonnement de la première jeunesse, à l’aspect

d’une société si factice et si travaillée, annonce plutôt un cœur

naturel qu’un esprit méchant. Cette société d’ailleurs n’a rien à en

craindre. Elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est

tellement puissante, qu’elle ne tarde pas a nous façonner d’après le

moule universel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre

ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle

forme, comme l’on finit par respirer librement dans un spectacle

encombré par la foule, tandis qu’en y entrant on n’y respirait qu’avec

effort.

Si quelques-uns échappent à cette destinée générale, ils

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renferment en eux-mêmes leur dissentiment secret ; ils aperçoivent

dans la plupart des ridicules le germe des vices : ils n’en plaisantent

plus, parce que le mépris remplace la moquerie, et que le mépris est

silencieux.

Il s’établit donc, dans le petit public qui m’environnait, une

inquiétude vague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune

action condamnable ; on ne pouvait même m’en contester quelques-

unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévouement ;

mais on disait que j’étais un homme immoral, un homme peu sûr :

deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu’on

ignore, et laisser deviner ce qu’on ne sait pas.

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Chapitre II

Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m’apercevais point de

l’impression que je produisais, et je partageais mon temps entre des

études que j’interrompais souvent, des projets que je n’exécutais pas,

des plaisirs qui ne m’intéressaient guère, lorsqu’une circonstance très

frivole en apparence produisit dans ma disposition une révolution

importante.

Un jeune homme avec lequel j’étais assez lié cherchait depuis

quelques mois à plaire à l’une des femmes les moins insipides de la

société dans laquelle nous vivions : j’étais le confident très

désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts il parvint à se

faire aimer ; et, comme il ne m’avait point caché ses revers et ses

peines, il se crut obligé de me communiquer ses succès : rien

n’égalait ses transports et l’excès de sa joie. Le spectacle d’un tel

bonheur me fit regretter de n’en avoir pas essayé encore ; je n’avais

point eu jusqu’alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour-

propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux ; un nouveau

besoin se fit sentir au fond de mon cœur. Il y avait dans ce besoin

beaucoup de vanité sans doute, mais il n’y avait pas uniquement de la

vanité ; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même.

Les sentiments de l’homme sont confus et mélangés ; ils se

composent d’une multitude d’impressions variées qui échappent à

l’observation ; et la parole, toujours trop grossière et trop générale,

peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir.

J’avais, dans la maison de mon père, adopté sur les femmes un

système assez immoral. Mon père, bien qu’il observât strictement les

convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos

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légers sur les liaisons d’amour : il les regardait comme des

amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le

mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe qu’un

jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu’on nomme une

folie, c’est-à-dire de contracter un engagement durable avec une

personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la

naissance et les avantages extérieurs ; mais du reste, toutes les

femmes, aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui

paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être

quittées ; et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette

parodie d’un mot connu :

« Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir ! »

L’on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les

mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un

âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les

enfants s’étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le

monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles

ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents

sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les

plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie.

Tourmenté d’une émotion vague, je veux être aimé, me disais-je,

et je regardais autour de moi ; je ne voyais personne qui m’inspirât

de l’amour, personne qui me parût susceptible d’en prendre ;

j’interrogeais mon cœur et mes goûts : je ne me sentais aucun

mouvement de préférence. Je m’agitais ainsi intérieurement, lorsque

je fis connaissance avec le comte de P**, homme de quarante ans,

dont la famille était alliée à la mienne. Il me proposa de venir le voir.

Malheureuse visite ! Il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise,

célèbre par sa beauté, quoiqu’elle ne fût plus de la première jeunesse.

Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avait montré dans

plusieurs occasions un caractère distingué. Sa famille, assez illustre

en Pologne, avait été ruinée dans les troubles de cette contrée. Son

père avait été proscrit ; sa mère était allée chercher un asile en

France, et y avait mené sa fille, qu’elle avait laissée, à sa mort, dans

un isolement complet. Le comte de P** en était devenu amoureux.

J’ai toujours ignoré comment s’était formée une liaison qui, lorsque

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j’ai vu pour la première fois Ellénore, était, dès longtemps, établie et

pour ainsi dire consacrée. La fatalité de sa situation ou l’inexpérience

de son âge l’avaient-elles jetée dans une carrière qui répugnait

également à son éducation, à ses habitudes et à la fierté qui faisait