Affaire de cœur - Yves Carlevaris - E-Book

Affaire de cœur E-Book

Yves Carlevaris

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Beschreibung

Furtif, un ouvrier d’abattoir au tempérament audacieux rêve de richesse et de grandeur. Sa vie prend un tournant décisif lorsqu’il croise un mystérieux inconnu dans une ruelle sombre de Paris. Cet homme énigmatique l’entraîne dans une chute inexorable, marquée par la drogue, les combats clandestins et les violents affrontements avec la police. Submergé par une addiction croissante, Furtif s’enlise dans une spirale de criminalité, franchissant des limites qu’il n’aurait jamais osé imaginer. Jusqu’où ira-t-il avant que tout ne s’effondre ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Metteur en scène, parolier, chorégraphe et auteur, Yves Carlevaris a travaillé à la Royal Academy of Art. Il adapte les œuvres d’écrivains illustres tels qu’Aristophane, Molière, Wilde, Maupassant, Apollinaire et Goldoni, dont il a traduit "Les cancans". "Affaire de cœur" marque son entrée dans le domaine du roman policier.

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Seitenzahl: 373

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Yves Carlevaris

Affaire de cœur

Roman

© Lys Bleu Éditions – Yves Carlevaris

ISBN : 979-10-422-4420-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

La préface de Maurice Pergnier

La principale qualité des préfaces est qu’on n’est pas obligé de les lire. En ouvrant un livre, on passe généralement directement au plat principal en sautant l’amuse-gueule. Celle-ci n’échappera sans doute pas au destin commun. Alors pourquoi en écrire une ? C’est que, quand un auteur vous a accordé le privilège de lire son ouvrage avant qu’il soit passé par l’imprimerie, on se sent quelque peu tenu de faire partager le plaisir qu’on y a pris.

Alors comment introduire ce livre de Yves Carlevaris ?

S’agissant d’un roman policier, il serait très (trop ?) commun de vanter l’originalité de l’intrigue, le déroulement truffé de surprises et de rebondissements, l’incongruité des situations… n’est-ce pas là ce qu’on peut attendre d’un « polar » sans qu’il vous tombe des mains ?

L’auteur des présentes lignes n’étant, par ailleurs, ni un grand lecteur de polar ni un commentateur patenté de ce genre littéraire, il se contentera de dire que tout cela y a été cuisiné à point et avec une pincée de piment sociologique et sarcastique dont on nous dira des nouvelles, et il s’arrêtera au fait que pour être un roman policier, ce livre est d’abord un roman, c’est-à-dire une œuvre d’écriture. Et de ce point de vue le lecteur ne sera pas déçu. La façon dont Carlevaris pétrit et fait lever la pâte de la langue constitue, non pas une valeur ajoutée, mais la chair même du récit. Il manie et fait cohabiter tous les registres de la langue – des plus crus au plus relevés – sans s’enfermer dans aucun, mais pour épouser au plus près les contours propres des personnages et des situations. Dans chacun de ces registres, c’est un bonheur de voir comme il déjoue les clichés, forge une expression aussi inattendue que percutante, pour croquer en quelques traits, une attitude physique ou psychologique. C’est une prose en quelque sorte « incarnée ».

Chapitre 1

Depuis des dizaines d’années des milliers de jeunes vibrions tout de noir vêtus profitent, à Paris et dans toutes les villes de France, des manifestations de tous ordres pour lancer des raids-éclairs sur ministères, banques, boutiques, voitures, kiosques à journaux et jusque sur les pissotières, avant de s’éclipser, forfaits accomplis.

Parmi ces tenants de l’intégral foutoir se trouve un petit chef de la dévastation portant lunettes de natation, écharpe mouillée devant le visage, un premier de la casse, un pyromaniaque qui, foin des FDO1, brûle, pille, ruine, rase, entouré d’une meute agile et jeune… Parfois quand sur son chemin il croise une caméra, « Furtif », comme l’appellent ses fans sur les réseaux sociaux, court vers elle, fait une espèce de saut de dément en crise et, ciao tout le monde, s’éclipse.

Ce soir, devant les écrans vidéo de la préfecture, c’est l’effervescence. Furtif vient d’être repéré jetant sur les gendarmes en faction dans l’avenue Champs Élysées des bouteilles prélevées d’un container avec l’aide gracieuse de bénévoles de la haine. Aussitôt prévenus, les flics carapaçonnés du BRAV2 foncent à travers le brouillard des fumigènes et des bombes vers le jeune Attila qui, en pleine offensive, a quelque chose du lanceur de javelot antique. Alors qu’ils ne sont plus qu’à une trentaine de mètres de lui… il les voit ! il rompt, volte, fuit, genoux hauts, avale une barricade en feu puis, sans faiblir, une tranchée de travaux, traverse une foule de « frelons » jaunes, slalome, manque percuter un vieux en fauteuil roulant, « qu’est-ce qu’il fout là ce con ? » puis après un interminable sprint droit devant, il se retourne : personne n’a eu les bronches pour le suivre. D’un coup de reins, il se déporte loin des hostilités vers une rue si dépourvue de heurts, si paisible, qu’elle semble appartenir à un monde ancien, presque irréel, avec ses belles maisons de pierres bâties par des architectes dont on peut lire les noms sur les façades. Furtif, à l’abri des regards sous un porche, l’estomac au bord des lèvres, reprend son souffle. Il ôte lunettes casquette et foulard. Il est roux, il a des lèvres lourdes et le nez cassé. Il ricane. Une fois de plus il a échappé aux « insectes de mort » comme il surnomme les flics. Il se frotte longuement le visage, son front étroit et le cou. « Bravo ! » fait une voix… Un homme, lunettes noires, la bouche et le nez cachés par un foulard et le crâne par un chapeau gris à larges bords, fixe le maître casseur. Il dit tout bas : « Je voulais vous rencontrer. Je suis un admirateur. J’ai réussi là où la police a échoué. »

Il redit « bravo » et complimente Furtif sur son art de l’esquive, son agilité et ses réflexes qualifiés de « supérieurs »…

Le jeune Attila ne réagit pas. L’homme énumère ses succès : une épicerie fine, un magasin de mode, une pissotière, plusieurs caméras de vidéo-surveillance…

— Cinq.

— Cinq… trois banques…

— Quatre !

— Quatre ! L’Inconnu applaudit clap clap – bruit mat des gants en peau de pécari – et le jeune homme, malgré lui, rougit de plaisir. Il est rassuré. Ce type n’est pas un flic.

« Vous devez être épuisé.

— Ça va.

— Retourner là-bas est dangereux, ils vous ont logé ! » Il passe une main amicale dans le dos musculeux du jeune homme. « Vous êtes motorisé ? non ? Ma voiture est juste à côté. Venez.

— Dac », répond Furtif qui se sent d’instinct en confiance avec ce type sorti de nulle part et dont il ne distingue pas le visage.

Ils avancent dans la rue déserte et l’inconnu, qui dépasse le jeune homme d’une bonne tête, demande, aimable :

« Si ce n’est pas indiscret, quel sport pratiquez-vous pour être dans une pareille forme ?

— Aucun.

— Chapeau !

L’inconnu s’arrête devant une Mercedes noire.

— Montez… »

Furtif s’installe sur le siège. Il savoure un instant l’odeur apaisante du cuir puis murmure : « Je fais pas de sport, mais mon job est très physique. »

Il attend quelques secondes que l’homme lui demande la nature de son métier, comme il n’en fait rien, Furtif lance : « Je bosse dans un abattoir en banlieue. »

L’inconnu laisse échapper un long « ah » chargé d’intérêt qui surprend le jeune homme, peu habitué aux réactions positives à l’annonce de sa profession.

« Vous êtes en eau… permettez ! » L’homme sort un mouchoir de sa poche et essuie le visage et le cou de Furtif qui s’en étonne mais ne proteste pas.

« Quelle est la difficulté majeure dans votre job ? »

Furtif sourit, lèvres fermées, bouche en demi-cercle.

— Le flair des bestiaux… ils sentent qu’on va les crever, donc certains se rebiffent, ça nous oblige à commettre, comme on dit, des actes contraires au bien-être animal.

— Moralement ça doit être pénible.

— Non. J’ai pas le terrain pour la souffrance.

— C’est une chance…

— Tuer des bêtes c’est marrant au début, à la longue, c’est chiant.

— J’imagine.

L’Inconnu apprend à Furtif qu’à l’époque de la Grèce antique l’animal qu’on sacrifiait aux Dieux devait être estourbi d’un seul coupcar s’il criait, on considérait cela comme un mauvais présage et sa chair était déclarée non comestible.

— Heureusement que les normes ont évolué, tous les abattoirs seraient en faillite, dit Furtif à l’homme qui plonge illico dans un irrépressible fou-rire. L’employé d’abattoir, qui n’en connaît pas la cause, s’esclaffe lui aussi, à la confiance. L’inconnu détourne la tête, soulève son écharpe, se mouche, se penche, sort de la boîte à gants un écrin en ivoire qu’il manipule avec une précaution extrême ; il trace deux fines lignes de poudre blanche sur un bout de carton et le tend à Furtif. « Pour vous remercier du show. » Furtif, qui d’ordinaire marche à la « mort subite », s’étonne d’une pareille offre, remercie d’un court signe de tête – c’est sa première ligne – il l’inhale vivement comme il l’a vu faire à Leonardo Di Capriodans la scène du Loup de Wall Street et, l’œil fixé sur l’avenue aux multiples magasins de luxe, le sentiment d’entrer dans le monde des nantis lui met le feu au cœur. Tout de suite, « pour bien asseoir le résultat », l’inconnu lui propose une seconde tournée que le jeune homme renifle avec avidité, pendant que l’autre remet la boîte à sa place. Une longue pause suit pendant laquelle Furtif, prisonnier d’une double camisole, auditive, avec cymbales dans les tympans, et visuelle, avec feux d’artifices dans les yeux, se tord en silence sur son siège…

« Tenez ! »

L’inconnu tient une bouteille plate dans la main. « Mdma, un anti-fatigue. C’est amer, mais ça dope. »

Furtif la porte à sa bouche, fait la grimace et la vide d’un trait. Autour, les bruits de guerre se sont tus. Quelques haillons de fumée glissent comme des fantômes sur la route. Furtif respire un grand coup. Le cocktail coke et amphétamines l’héroïse.

« Alors ?

— Ça vous grandit le bonhomme.

— N’est-ce pas ? »

Furtif serre les poings. Il se sent capable de battre Choï Hong-man, l’ancien champion de MMA, dont il est un ardent admirateur ; une seconde, il s’imagine lui brisant les vertèbres ou le charcutant de sang froid avec son couteau qui ne le quitte jamais car il craint les mauvaises rencontres. L’inconnu sourit et félicite ce garçon qu’il apprécie pour sa rusticité, son agressivité et son absence de morale… Furtif gicle de la Mercedes. Il sort son Böker Vollintegral et frappe devant lui avec des gestes de matador achevant le taureau, puis il se redresse et salue une foule imaginaire. Il tremble.

« Je vais me faire un flic ! » dit-il.

L’inconnu se tient près de lui. Il lui parle à l’oreille, comme à un gamin…

« Votre profil m’intéresse.

— Ah bon ?

— On en parle samedi prochain. »

Il lui tend une petite boîte et Furtif prend dans ses mains un peu rougies la poudre magique qui confère une sorte d’invulnérabilité.

« Vous en avez pour la semaine. Même heure, ici ? »

Furtif serre les poings et boxe l’espace, heureux. Sans l’avoir cherché il vient de trouver une sorte de coach. Il salue l’inconnu d’une vrille en l’air et s’éloigne dans la nuit de sa démarche inimitable, jambes arquées et déhanchement, que l’homme reconnaîtrait entre mille. L’odeur fauve que Furtif laisse dans son sillage, l’inconnu la retrouve dans son mouchoir. Il la renifle et grimace, bouche ouverte. Puis, chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, il fait quelques pas dans la rue aux maisons de style haussmannien, il pénètre dans sa voiture, ouvre son iPad et regarde sur BFM le match police manifestants qui tire sur la fin dans l’espoir de voir son champion en action et de trembler pour lui puis, clé de contact, un gloussement et sa Mercedes glisse sur la chaussée.

Le samedi suivant, après de nouveaux exploits de « son champion », l’inconnu le récompense sans dire un mot. Furtif ne s’en émeut guère. « L’indice de satisfaction » de son coach doit être au plus haut puisqu’il vient de lui augmenter les doses de coke et de stimulant.

« Cela vaut bien tous les compliments… » pense Furtif.

Le week-end d’après, en arrivant au lieu du rendez-vous, le jeune rouquin constate l’absence de l’Inconnu, il suppose qu’il s’agit d’un simple retard et attend… longtemps et l’idée d’être sevré de son boost chimique majeur lui fait se ronger les sangs. Il part dans les rues, brise du mobilier urbain ici et là, au hasard, avec une joie mauvaise, très éloignée de ce pur élan de l’âme qui d’ordinaire le pousse à détruire… Le samedi suivant, à la même heure, l’inconnu est présent au rendez-vous. Il retrouve son champion, épuisé, hagard, pareil à un type qui a traversé un désert sans boire.

Furtif s’insurge : « J’ai passé la semaine sans rien. C’est pas du boulot. Je dors plus. Je suis à plat…

— Désolé, mon grossiste a eu un problème d’approvisionnement. J’en ai changé ! » assure le coach et pour se faire pardonner, il ouvre sa sacoche et Furtif se met tout de suite le nez au blanc ; l’inconnu se dit qu’il n’a jamais vu quelqu’un sniffer et boire son fortifiant avec pareille fougue, puis Furtif quémande une « nouvelle tournée » et l’inconnu pense : « Il est pris. »

Il demande : « Ça gagne combien un abatteur, si je ne suis pas indiscret ?

— Mille six, primes incluses. »

L’inconnu fouille dans sa veste… il dépose plusieurs liasses de billets neufs de deux cents euros dans la main du Vandale qui tressaille au contact des coupures soyeuses. Le coach susurre : « C’est une avance ! » Et Furtif se dit : « Le paradis, c’est avec lui. »

— Fini votre boulot de misère. Champion, il ne tient qu’à vous d’entrer dans la féérie de l’argent et du luxe…

Le champion roux veut répondre, l’inconnu l’en empêche. « Je n’ai pas fini de parler ! » dit-il, sec, et Furtif se fige. L’homme marque un long temps.

« Vous aurez à passer un test d’efficience. Cela vous intéresse ? »

Un « d’accord » ardent sort de la bouche de Furtif.

« Bien. »

Un couple de personnes âgées pénètre dans la maison voisine. Le coach attend qu’ils aient disparu, extrait un papier de sa veste. « Voilà mes instructions à suivre à la lettre. »

Furtif lit, relève la tête, éberlué par ce qu’il a sous les yeux.

« Apprenez-les par cœur, dit le coach et faites-en des confettis. »

Furtif se replonge dans le papier… mémorise, des peluches de papier tombent dans le caniveau et l’inconnu murmure, satisfait : « Je veux une obéissance sans faille. »

Furtif se demande s’il doit faire un salut militaire ou quelque chose d’approchant à cet homme dont la voix brusque, à certains moments, a des inflexions hautes, presque féminines. Il opte pour une inclinaison du buste à la japonaise. L’Inconnu, chapeau enfoncé sur la tête, lunettes noires, écharpe sur le menton, s’éloigne sans un mot, entre et se fond dans la nuit.

Furtif serre les poings et un énorme sourire lui ferme les yeux. Il songe : « Putain, c’est top d’avoir un coach et de lui obéir ! »

Chapitre 2

Cela fait deux semaines que Furtif, comme le nomment ses admirateurs, jeunes pour la plupart, a disparu des radars et sans lui les samedis-défouloirs n’ont pas la même saveur. Son absence a ému les réseaux qui soupçonnent la police, pêle-mêle, « de l’avoir supprimé », « jeté en haute mer », « incarcéré dans les cachots de la république » et les afficionados de Furtif de proclamer avec les adeptes de l’antanaclase : « Paris a perdu son Führer et nous, sa fureur. » Un internaute, fan de littérature et de Furtif, a envoyé : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ! » qui a tout de suite sombré dans les spams. La brusque démission, un mois plus tôt, d’Erwann le Brisselec a provoqué beaucoup de surprise chez son employeur, « Viande Securex ». Le garçon n’a donné aucune explication à son départ, se contentant de dire : « C’est pour raisons personnelles » ; Furtif ne compte aucun ami parmi les employés et il les a quittés en riant sous cape de leur perplexité. Il a abandonné les « samedis de Paris » mais s’il ne démolit plus avec ses amis vêtus de noir les symboles du système, s’il ne s’affronte plus aux policiers, c’est que Furtif a inopinément changé de vie. Il loge à présent dans un cinq étoiles de la capitale, dans une suite estampillée grand luxe, avec meubles marquetés, salle de bains en marbre, et salon d’un style qu’il estime être très-très-très ancien et des fauteuils tellement intimidants qu’il a hésité d’abord à y poser ses fesses. « Jamais vu ça » c’est ce qu’il a dit en entrant dans la suite… et aussi : « C’est du chiqué pour impressionner ! »

Il est assis, nu dans son lit king size à colonnes, cerné de scènes bucoliques teintées d’érotisme. Il regarde sur le mur devant lui un écran télé lui aussi king size. BFM retransmet le « Saturday destroy show de Paris » et Furtif jauge en connaisseur le travail de démolition de ses ex-compagnons et les dernières dispositions prises par les flics pour les contrer. À côté de lui, penchée en avant, une jeune femme recrutée sur internet travaille avec application dans une position inconfortable car son jeune client accompagne le va-et-vient de son cou d’une forte poussée de la main. Elle s’étrangle. Il rigole : « La pénibilité de ton job est pas prise en compte. » Elle émet un petit rire de gorge et se remet à l’ouvrage. Elle s’appelle Joy (un pseudo) et a un visage juvénile ; son corps quasi parfait est équipé d’un soutien-gorge bustier transparent, d’un porte-jarretelles, d’un slip fendu. Le tarif de ses services est de 400 roses (euros) de l’heure. Le jeune rouquin a lâché les cervicales de la demoiselle et passe ses mains dans ses cheveux ; elle ne raffole pas de ça mais bon, c’est un métier où, comme elle dit : « Il faut savoir prendre sur soi. »

« Tu as déjà vu le type des manifs, Furtif ? » Sans cesser son activité, elle opine.

« C’est un ami.

— Ah ! »

Il vante l’agilité exceptionnelle du type et son œil brille quand il affirme : « Depuis qu’il est plus là pour faire le show, BFM ou C NEWS ou genre, plongent, question audience. »

Une pub montre un enfant au volant d’une voiture qui se gare toute seule. Télé-commande ! Il coupe le son, elle caresse son torse aux veines saillantes comme des cordes, l’ausculte du doigt, bout par bout, sans oublier les recoins.

« Ça suffit le ménage ! » dit-il et il saute sur le corps à la chair laiteuse loué pour une heure et son bassin s’active à cadence régulière, avec ici et là quelques poussées que Joy accompagne des mains sur le fessier aux creux bien marqués du champion pour le faire passer rapidement, comme un livre qui rebute, de l’introduction à l’épilogue. Il grogne, la repousse et s’allonge sur le dos. Pause. Il n’a pas vu les anges. Son membre est rouge et dur comme du bois padouk ; il tremble, elle songe : « Il va remettre ça. » Elle a encore une demi-heure à tirer. Une balafre orne le cou de Furtif. Elle l’interroge :

« Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Un samedi, j’étais à Paris avec… Furtif. Un flic m’a tapé… pour rien… J’ai morflé. Moins une, il me tue. »

Il saute sur elle, la reprend. Sans se désunir, il s’agite, frénétique, pendant ce qui semble à la call-girl une éternité puis il décélère, se dégage d’elle, se penche sur la table de nuit sur laquelle veille une danseuse en pierre bleue. Un sachet blanc est dans sa main. « Ça te dit ? »

Elle dit oui et leurs narines reniflent à tour de rôle la « farine des anges », sans effet pendant plusieurs minutes.

À présent Furtif a des pastilles dans le creux de la paume. « MDMA » dit-il, et il les présente à Joy. Elle connaît ces mélanges du diable, elle les a essayés, elle sait ses effets sur le cerveau, et le soupçon que les choses vont tourner vinaigre l’effleure. Elle ne se trompe pas. Furtif, le regard allumé, annonce : « J’aime violer ! » il glousse, puis monte au fou-rire, un grand emballement le prend, il saisit Joy, la secoue comme un sac, la retourne, la presse, la disloque, la pénètre sexe et doigts confondus, s’énerve dans sa bouche… en quelques secondes, il est hors contrôle. Les draps s’affolent, s’ouvrent, se plissent en montagnes éphémères, la peur envahit la jeune femme. Elle essaye un temps de répondre à son hystérie par la sienne, feinte, mais le mâle fou passe la surmultipliée. Que faire face à un démolisseur ? Lui dire qu’elle a mal risque de le pousser à pire. Elle encaisse comme un boxeur, puis devant l’urgence, elle met, au cas où, ses doigts en poire, prête à aveugler le barje. Une opportunité de fuir se présente lorsqu’il essuie avec les draps la sueur qui pénètre ses yeux, elle s’extrait du lit. Il la rattrape du bras, s’excuse, la rassure, la ramène à lui et pour lui faire oublier ses brutalités, il la prend en mode soyeux quelques secondes, puis d’un coup, il remonte en rage, s’exacerbe, main sur la bouche, il l’empêche de crier, elle tombe du lit, il plonge sur elle, la banderille sur le tapis à motifs orientaux. Au sommet de sa pioche il pousse un « han » court, la regarde et dit : « Va-t’en ! » Elle ne se le fait pas dire deux fois, fonce vers un grand sac, chope tee-shirt, chaussettes, s’habille à la diable, chaussures, robe ; ses seins disparaissent puis son ventre avec ses poils taillés en v et il dit : « Tu es belle mais jouir, c’est toujours pareil, ça dure trois secondes ; quand je prends des risques, je jouis méga plus ! le sperme, c’est juste bon pour le repos du guerrier. » En fait, Furtif ne veut pas gaspiller ses forces car un travail particulièrement difficile, dont il ne connaît pas les tenants et les aboutissants, l’attend.

Il réalise que la « pro du cul » s’est éclipsée. Il hausse les épaules.

Furtif traverse Paris dans une Maserati louée par l’inconnu pour son champion. Quand l’ancien abatteur a ouvert le capot, il a vu un moteur (comme il dit : « On peut manger dedans tellement c’est propre. ») Cela fait partie de la fête promise par le coach qui a fait livrer à son hôtel chaussures et costumes grand luxe, en lui demandant (c’était presque un ordre) de jouir de l’instant présent. Furtif ne sait pas combien de temps les festivités vont durer mais en attendant, elles durent, et c’est l’extase… À une longue vie sans rien, il préfère une courte avec tout… le groom qui le salue à la sortie de l’hôtel et à qui il glisse un billet craquant neuf dans la main, une fille « ouverte à volonté », sur simple appel, font partie de cette fête…

Le roi de la terre roule dans Paris by night. Il est dans le beau du monde. Il ne va pas vite. Il sait qu’il y a des types qui espionnent le tout un chacun depuis des postes de commandements qu’il imagine souterrains et inaccessibles. Il s’est fait deux lignes avant de partir et il a chaud. La vitre de la bagnole s’ouvre. L’existence a une saveur indéfinissablement chic. À Trocadéro, il pousse une petite pointe dans le souterrain, puis de nouveau, vitesse autorisée… la bête transalpine peut monter à 300 et il la force à rouler à cinquante. Comme la mécanique de sa voiture, il se sent bridé. Il hurle vers le ciel étoilé une injure en trois syllabes chère, entre autres, à tous les supporters de foot pour brocarder les joueurs de l’équipe adverse… Porte d’Auteuil. Les serveurs des restaurants qui entourent la Place, service terminé, sortent les poubelles. Il se gare devant la fontaine L’Amour, l’éveil à la vie de Raoul Lamourdedieuqui représente quatre grâces portant une immense vasque d’où l’eau jaillit. Il récapitule une dernière fois tous les détails de sa feuille de route. Nouvelle ligne blanche… Il l’aspire et très vite le feu envahit son cerveau. Erwann le Brisselec monte au taquet de lui-même, à des hauteurs d’excitation jamais atteintes auparavant. C’est l’état qui convient pour mener à bien sa mission dont il ne sait rien mais que, compte tenu de la personnalité de son coach, il pressent… « space. » Il saute dans sa voiture. Il a rendez-vous avec l’inconnu…

Furtif vient de passer Boulogne-Billancourt, il continue sur le Chesnay, dépasse La Celle Saint-Cloud… il arrive à Bougival, roule pendant trois kilomètres, se gare près d’un terrain qui jouxte un bois. Il allume une lampe torche, marche jusqu’à un large massif d’orties derrière lequel, d’après les indications du coach, il y a un passage étroit qui s’ouvre sur une ancienne champignonnière. Il y est… Pourquoi l’Inconnu lui a-t-il donné rendez-vous dans cet endroit si compliqué d’accès ? Il n’a pas la réponse à cette question et il serre instinctivement son couteau de boucher qu’il a, pour l’occasion, positionné dans sa manche. Furtif pénètre à l’intérieur d’une cave voutée en calcaire. Il suit le rond de lumière devant lui, compte vingt pas selon les consignes de son coach et arrive devant un passage très étroit pratiqué entre deux parois de calcaire bien lisses et bien blanches… il s’y glisse de profil, pas à pas. Brusque changement de décor. Il est dans un vaste espace où de très hauts blocs de calcite de toutes tailles forment une sorte de cathédrale baroque avec en son milieu un bassin de rétention d’eau qui en serait l’autel. Furtif est presque arrivé sur zone. Le sol couvert de pierres rend sa progression difficile. Il jure. Il a failli marcher sur un squelette de chat. Sa peur monte d’un cran, son excitation aussi… Il avance à présent sur un sol terreux où ici et là poussent d’étranges plantes en tire-bouchon, verdasses. Une porte de fer… Il la pousse. La lumière éclaire un pan de mur aux poutrelles entremêlées. Odeur méphitique. Furtif fourre le nez dans son coude… La voix de l’inconnu troue le noir quelque part derrière lui. « Baissez votre lampe ! » L’ordre est bref. Furtif s’exécute. La lumière de sa torche se fixe, tremblante sur ses chaussures.

« Vous avez suivi mes indications ?

— Oui. »

Un silence.

« Je vous avais parlé d’une épreuve.

— Oui…

— Nous y sommes.

— Ah ?

— Regardez à votre droite. »

Furtif déplace sa lampe et recule d’un pas. Assis sur un épais tapis de cartons, une sorte d’énorme compost humain aux jambes éléphantesques git à terre à deux pas de lui. Sur sa face, énorme cloque marron, circule toute la grande famille entomique, la vermine ailée, les minuscules asticots phagocyteurs, broyeurs, grignoteurs. Frissonnant d’horreur, Furtif frappe ses mains à coups redoublés comme s’il était à son tour attaqué par les petits escadrons de la mort. Il se calme et demande :

« C’est qui ?

— Je ne sais pas. Il y a un an, je suis venu ici…

— Pourquoi ?

— Pour revoir ce lieu que je fréquentais enfant. Quelqu’un vivait là et je suis parti. En revenant l’autre jour, j’ai vu que l’individu avait changé de statut.

— C’est un homme ou une femme ?

— À ce stade, quelle importance ? L’Inconnu pousse un petit gloussement et ajoute : pas de discrimination sexiste… disons que c’est une il. »

L’inconnu rit, se tait un long moment.

« La mort n’existe pas ; la mort, c’est la vie qui prend des vacances, c’est un cycle perpétuel. Vous aimez la nature ? »

— Moyen, répond Furtif, que l’odeur du cadavre incommode.

L’homme pose une question. Furtif croit qu’il a mal entendu. L’autre répète : « Croyez-vous que l’intérieur soit dans la même effervescence que l’extérieur ?

— Je sais pas.

— Prends ton couteau et ouvre la chose ! »

La demande de l’Inconnu interloque Erwann le Brisselec. Dilemme. Comment travailler ce pot au feu infâme ? Des aliments refluent du fond de ses entrailles et en première ligne le tournedos trois poivres de midi. Il dodeline de la tête. Ses lèvres babillent. Il se parle à lui-même.

« Alors ? demande l’inconnu.

— Je peux pas.

— Bien. Notre collaboration est terminée. Tu peux repartir. Je me suis trompé sur toi. Finis hôtel, vie facile, dope… »

Furfif tape du pied le sol argileux. « Je comprends pas ce que vous cherchez.

— Chercher à comprendre c’est commencer à désobéir. »

L’Inconnu s’éloigne. On l’entend articuler : « Retourne à tes vaches, c’est ta famille ! »

Furtif court vers l’inconnu, tente de le retenir. L’autre le repousse.

« Plus jamais ça ou je vous… » Il brandit sa canne et s’éloigne.

« Redonnez-moi une chance… » halète Furtif.

L’inconnu s’arrête. Il revient à pas lents vers le boucher d’abattoir.

« Regarde le machin. »

Furtif obéit. La vision d’horreur le tétanise. Il a un hoquet, une envie de vomir menace. Il s’étouffe.

« Attends ! »

L’Inconnu vient à son secours avec une première ligne que Furtif inhale, puis une seconde, une troisième. À présent Furtif biberonne l’adjuvant liquide de son coach.

« Approche-toi du fourbi, lentement… avance… plus près… » Comme le ferait un entomologiste, Furtif se penche au-dessus des ptérygotes en grand affairement sur le cadavre.

« Tes efforts sont méritoires. »

Furtif tombe sur la chose. Il se redresse à la diable, s’ébroue, s’essuie des deux mains avec des gestes de possédé puis, en rage, se précipite sur l’inconnu en hurlant :

« Pourquoi vous m’avez poussé ?

— Cela fait partie de l’épreuve.

— J’aurais préféré des coups. Plein ma gueule ! » Furtif se met quelques gnons sur la joue pour inciter l’homme à en faire autant.

Des sifflements brefs. Le coach mouline l’air de son bâton.

« Pour la dernière fois, ouvre-le ou fous le camp à jamais ! »

L’envie de couteler l’inconnu envahit Furtif, il brandit son schlass et sa haine s’effondre aussitôt ! un révolver vient de remplacer le bâton dans la main du coach. Erwann le Brisselec baisse la tête. Vassal devant son suzerain, il reconnaît la supériorité de l’homme. Il murmure : « Je vais le faire. » L’inconnu promène lentement sa lampe de poche sur la créature-vermine, sur les mouches vertes, des stomoxes bourdonnantes, fixées sur les endroits encore comestibles de leur mère nourricière, où, eu égard aux embouteillages, on devine que sont les meilleurs steaks, joue, lèvres, poitrine. Les pieds noirs et squameux de la chose sont, eux, la proie d’une tribu de volants plus petits, plus calmes, semble-t-il, agglutinés ailes à ailes, immobiles, peut-être en pause postprandiale. Furtif observe la présence de guetteurs en vol stationnaire au-dessus des armées d’insectes et il les trouve si semblables à celles des hommes… que l’idée traverse son esprit pourtant épais qu’il y a de l’insecte dans l’être humain. Il fixe son regard sur la charogne, affreux chef d’œuvre, et frissonne… Il a le sentiment qu’un lombric géant lui serre par degrés le cou à mesure qu’il perce de son schlass les habits collés sur un fouchtra d’étoffes et de journaux. Sur l’un d’eux surgit la photo d’un ancien président de la République au sourire gras.

« Allez ! » encourage la voix de l’inconnu.

Erwann le Brisselec ne répond pas. Il émerge tout à coup d’un abîme sans fond de non-pensée digne d’un bouddhiste zen, brandit son couteau et frappe le ballon abdominal de la baudruche qui floque, gargouille, bombille ; Erwan Le Brisselec a retrouvé ses réflexes d’abatteur et la lame qu’il manie selon des angles précis et à coups répétés, ouvre comme une huitre la cage thoracique de la chose… Dessous, surprise, une armée d’insectes noirs bleus, violines, verts, qui semble comme punaisée aux os, tressaille. Furtif poignarde cette colonie silencieuse, qui se reforme aussitôt derrière le passage du couteau comme le sillage d’un bateau vite repris par la mer.

« Tu vois, tu t’habitues. »

Un sirop noir et gras de vidange de voiture s’écoule à présent de la carcasse. « Ce n’est qu’un mort ! » hurle Furtif et, saisi par l’hubris, il fait des gestes dont l’ombre sur les murs rend compte avec emphase, jusqu’à celle d’un saint Georges terrassant le dragon, et lui, héros surhumain, découvre dans une illumination de son modeste cerveau la gémellité de la vie et de la mort…

Furtif s’arrête, hors de souffle.

« Champion, susurre le coach, tu as presque réussi ton test d’initiation. » Il toussote et ajoute, suave :

« Il ne vise qu’à te délivrer de cette peur si néfaste pour la liberté intérieure. Il me semble que tu as franchi un cap ?

— J’ai, admet Furtif.

— Bien. »

L’homme essuie le front de Furtif, ses tempes, sa nuque avec un mouchoir puis, subrepticement, le hume et le remet dans sa poche. « Il y a là-bas, dit-il, bras tendu, une crevasse dans laquelle nous allons, si tu le veux bien, nous débarrasser de la charogne. »

Comme s’il n’attendait que cela, Furtif attrape les chevilles boursouflées et patatrac ! comme dans la maladie des os de verre, un pied se casse et lui reste dans la main. Concentré sur sa tâche, Furtif le laisse tomber, tire la baudruche qui, merci à ses liquidateurs, a muté légère, la pousse de la chaussure dans une doline de deux mètres de diamètre. Furtif est surpris de devoir attendre plusieurs grosses secondes avant de l’entendre atteindre le fond. Il s’accroupit, essuie son couteau sur la chaussette en acrylique qui tient le pied et d’un shoot, l’envoie rejoindre le reste du bazar. Coudes au corps, il serre les poings, plie les jambes, pousse un long cri de victoire et de libération. Il sait qu’il a réussi son exam.

« C’est marrant au début, ça impressionne… on pense qu’on va pas y arriver… dit-il, volubile, on y arrive et on se dit : pourquoi j’aurais peur de charcuter un mort, hein, pourquoi ?

— Et un vivant, rétorque son coach, tu en aurais peur ? »

Un paquet de billets de deux cents euros glisse dans la main de Furtif, accompagné d’une feuille de route.

La tête du champion s’incline en arrière. Il reste quelques secondes dans cette position, yeux ouverts, avant de se redresser et de distiller à l’inconnu un « faut voir », plein de promesse.

Chapitre 3

Louis Reynard et Jeff Noiret sont deux inspecteurs aimés par les flics de base, même s’ils reprochent parfois au premier son jusqu’auboutisme dans le boulot et au second de monter hyper vite en cacahuète. Ils sont inquiets car, d’après les bruits qui courent, les deux flics n’auraient pas respecté les procédures sur une enquête criminelle, par ailleurs couronnée de succès ! Pénicier le patron de l’IGPN est dans les murs et sa réputation de « casseur de flics » n’est plus à faire. Le Bastion est en ébullition ; si Reynard et Noiret reçoivent une sanction disciplinaire… avec leur caractère plus fier tu meurs, ils considéreront la chose comme un affront et donneront leur démission. Le gros Joseph a quitté son poste à l’accueil pour la fenêtre qui donne sur la rue du Bastion. Impossible de louper l’arrivée des deux flics stars de la PJ. Le policier aperçoit la croix verte de la pharmacie du coin et il songe à sa femme qui après avoir avalé un steak tartare périmé a chopé une gastro ! Il râle : elle fait jamais gaffe aux dates de péremption ; il aperçoit l’inspecteur Noiret flanqué de son compère Louis Reynard à dix pas du commissariat. « Ils arrivent ! » crie Joseph vers les flics dans leur box.

Jeff Noiret entre dans la ruche comme d’habitude, façon perso, avec une poussée du portique du pied droit et une fois entré, rebelote, une autre poussée cette fois du pied gauche vers l’arrière. Personne ne sait faire ça dans la maison ! Le gros Joseph s’approche de l’inspecteur en blouson blue-jeans basket, salut rapide main au front puis susurre : « Le commissaire et le patron de l’IGPN vous attendent. » Le flic a balancé l’info comme s’il annonçait la mort d’un proche. Noiret bascule sa tête en arrière trois secondes, la remet d’équerre, donne une tape amicale sur l’épaule de Joseph, et après un clin d’œil plus chargé en affectif qu’à l’ordinaire à Louis Reynard, son collègue noir, comme d’hab impeccable en costume cravate, il s’éloigne avec lui dans le long couloir qui mène aux ascenseurs.

Dans le bureau du commissaire, attend le défenseur patenté de l’orthodoxie policière, Roger Pénicier, un homme grand au physique de premier de la classe. Face à lui, le commissaire Viviano, visage large et yeux expressifs. Ils discutent de l’affaire Mouliot montée en épingle par ces médias qui, d’un feu de paille, font un incendie.

« Ce sont nos meilleurs flics, plaide le commissaire. Leur talent à démêler les crimes les plus complexes est patent. Le ministre les a félicités en personne !

— Ils ont bafoué les principes basiques du métier ! riposte le patron de l’IGPN.

— Qu’est-ce qu’ils risquent ? demande le commissaire.

— Les entorses à la déontologie se payent cash… Blâme. Ou radiation. »

Pénicier jette un œil à sa montre.

« Ils sont en retard. C’est leur habitude ?

— Leur habitude c’est de partir les derniers du Bastion… » répond le commissaire dont le ventre, à force de coppa, de vin de Corse et de figatellu, s’est arrondi au point de l’obliger à laisser sa veste ouverte…

On frappe à la porte. L’inspecteur Jeff Noiret entre. Il arbore un air vaguement narquois. Louis Reynard, lui, à son habitude, est impavide. Roger Pénicier s’assoit avec Viviano à un bureau en noyer qui appartenait à son père, notaire à Bastia, et qu’il a fait venir de Corse. L’inspecteur Noiret reste debout et l’inspecteur Reynard fait de même.

« Vous savez pourquoi je suis là ? demande Pénicier.

— Pourquoi vous l’ignorez ? » fait Jeff.

Le commissaire mord sa lèvre.

Pénicier ne relève pas l’impertinence et attaque : « Dans l’affaire Mouliot, il y a eu des irrégularités. » Il tape du poing sur le bureau. « La police doit être exemplaire. La presse ne parle que de ça !

— Demain, elle parlera d’autre chose ! » réplique Jeff et son visage taillé à la serpe, ses mâchoires serrées, son regard droit et clair, son nez assez court ne laissent pas place au doute : il n’a pas l’intention de s’en laisser conter, fusse par le patron de l’IGPN.

Pénicier allume son iPhone. « J’enregistre notre conversation.

— Est-ce légal ? dit Louis.

— C’est l’usage.

— L’usage ne fait pas la loi.

— D’accord ! » dit le patron de l’IGPN et il éteint son appareil.

Jeff Noiret et Louis Reynard regardent Viviano qui les incite à l’apaisement en fermant doucement les yeux comme quelqu’un qui sombre dans le sommeil.

Louis n’en a cure et prend la parole. « Monsieur le directeur, on a obtenu les aveux d’un violeur multi-récidiviste… personne n’avait réussi avant nous !

— Et on vient nous chercher des poux dans la tête ? ajoute Jeff.

— Avez-vous pratiqué des interrogatoires sans présence de l’avocat ? et de nuit ? » s’irrite Pénicier.

Jeff hausse ses larges épaules.

« À deux heures du matin le violeur a souhaité nous parler. On ne l’a pas forcé, ni torturé.

— Vous ne répondez pas à ma question. J’aime la fidélité aux principes policiers, dit-il, et l’efficacité. Vous n’avez coché que la deuxième case. Une enquête administrative va être diligentée. » Louis, agacé, soupire. Son collègue l’imite… en plus bruyant puis il dodeline de la tête. Louis, lui, se penche sur la carte de Corse, intéressé par on ne sait quoi et Pénicier s’interroge. D’ordinaire lorsqu’il se pointe dans les services, les flics tremblent. Or, ces deux-là se soucient de lui comme d’une guigne. Il va méchamment saquer ces flics célèbres, imbus d’eux-mêmes.

« Vous avez obtenu des aveux certes mais comment ? répondez ! » Il a passé la surmultipliée et les deux inspecteurs ne marquent toujours aucune appréhension. Ils ont juste l’air de trouver le temps long !... Pour la première fois, Pénicier sent que son pouvoir ne terrifie plus et il se sent frustré comme un enfant devant l’indifférence d’un adulte.

Il hurle : « Cessez de me regarder avec cet air niais !

— C’est notre air normal, fait Jeff bêtifiant.

— Monsieur le commissaire, dit Louis, pouvons-nous rester seuls avec monsieur le directeur de l’IGPN ?

— Pourquoi ?

— Ce que nous avons à lui dire touche à sa personne. »

Perplexe, le commissaire regarde Pénicier, Louis et Jeff, puis il se lève et sort. Les deux inspecteurs s’assoient face à Pénicier et tout de suite Jeff sonne la charge.

« Nous, nous pensons aux victimes… dit-il. Pas aux criminels. Demandez aux filles violées si elles contestent nos méthodes ?

— Il y a la loi…

— On la contourne…

— Ah ! vous le reconnaissez !

— Dans le but de démasquer les coupables. Tous les coupables.

— Tous ! renchérit Jeff. Regardez ce coupable-là » et il pose son iPhone devant Pénicier…

Dans le couloir, le commissaire fait les cent pas devant son bureau. Il songe à ses inspecteurs et il se dit que pour faire avouer ses crimes au violeur, ses inspecteurs ont dû trouver « des voies de traverse » que l’avocat de l’accusé a appelés « violences psychiques exercées à l’encontre de son client. » Ils vont morfler, pense-t-il. Pénicier va leur faire payer leur attitude désinvolte, voire arrogante. Il tape à la porte et entre et là, coup de théâtre ! la superbe du patron de l’IGPN Pénicier a disparu. Il semble égaré. Il se reprend en voyant Viviano et dit : « J’ai parlé avec vos inspecteurs de la double exigence de déontologie et d’efficience, eh bien, après ce bref échange, j’estime qu’en l’espèce, la deuxième prévaut sur la première. » Il s’essaie à l’humour en claironnant :

« RAS ! » puis fair-play, il serre trois mains, lâche un : « Bien joué les gars ! » et file comme un pet sur une toile cirée.

Sourires en coin des deux flics.

« Qu’est-ce qui s’est passé ?

— On lui a montré la vérité ! dit Jeff Noiret en prenant à témoin son pote qui ajoute, yeux mi-clos :
— Et il a reconnu les faits. »

« Quelle vérité ? grommelle Vivianio. Pénicier n’est pas homme à lâcher sa proie. Alors ? »

Jeff voit le front du commissaire se plisser et dit : « On refuse pas de vous tenir au jus, patron, mais…

— Vous allez pas aimer !

— M’en fous ! parlez ! »

Jeff regarde Louis qui, d’un léger mouvement de tête en avant, lui donne le feu vert de l’ouvrir.

— Quand on a su que Pénicier venait, dit Jeff, on a compris que c’était pour nous ajuster ! Il nous a dans le collimateur depuis longtemps.

— D’accord. Alors ?

— Alors… On est passé à l’action ! dit Louis.

— Comment ?

— On l’a surveillé…

— Surveillé ? Pourquoi ?

— Pour voir les habitudes du bonhomme.

— Comme pour un malfrat, fait Viviano, épouvanté.

— Coup de bol ! jubile Jeff, le premier soir on le voit entrer dans un restaurant avec une femme.

— Une femme qui n’est pas sa régulière, précise Louis…

— Mais sa maîtresse…

— Alors ?

— On a commandé à diner et on l’a filmé.

— Vous l’avez ? … dit Viviano d’une voix de falsetto.

Louis sort son iPhone. Le commissaire voit les images de Pénicier embrassant sa maîtresse sur la bouche et il plaque ses mains larges comme des battoirs sur sa face.

— Non ? Non ! vous ne pouvez pas avoir fait ça ! s’exclame-t-il. Si ?

— Si, confirme Louis. On lui a mis le marché en main. Si vous nous cherchez des poux, on envoie ça à madame votre épouse.

Viviano se lève.

« C’est des méthodes de mafieux ! dit-il cette fois avec la voix d’un trachéotomisé. Je ne cautionne pas ça ! Je ne cautionne pas ! » Il sort un mouchoir et essuie la sueur qui perle à son front. Jeff dézippe son blouson, prend un paquet de cigarettes, en colle une à sa bouche sans l’allumer.

« On a un instinct de survie développé, Louis et moi. C’était Pénicier ou nous, vous le savez ! »

Le commissaire bredouille un « giano i corvi »3 puis demande :

— Mais alors, si Pénicier n’avait pas accepté le deal, vous auriez transmis la vidéo à sa femme ?

Long silence.

— L’important c’est qu’il nous en ait cru capables ! finit par dire Louis.

Viviano ouvre la fenêtre, respire à fond les poumons et dit : « Allons boire un coup ! »

Dès qu’ils apparaissent dans la cafeteria, inspecteurs et pandores en tenue viennent aux nouvelles.

« Il n’y aura pas d’enquête de l’IGPN », leur lance Jeff. Quelqu’un demande :

« Comment diable c’est possible ? » et Louis de lui répondre avec un fin sourire :

« L’Archange Saint Michel le patron des flics, a soufflé dans le tuyau de Pénicier : “RAS” ! c’est-à-dire “Retourne à Satan” ! »