Alaska - Guillermo Martin - E-Book

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Guillermo Martin

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Beschreibung

Dans un futur proche, une colonie transhumaniste occupe le Nord-Ouest de l’Alaska. Les colons y recherchent le surgissement, c’est-à-dire le dépassement de la condition humaine, par toutes les voies possibles. Menacés par une épidémie inconnue, ils font appel à Ephraïm, épidémiologiste de renom. Poussant ses investigations bien au-delà de ce qui lui est demandé, le médecin va découvrir l’origine du mal et prendre le chemin de l’émancipation au contact de la communauté Inuite.




À PROPOS DE L'AUTEUR


Guillermo Martin livre dans ce recueil cinq nouvelles d’anticipation qui nous font voyager dans le temps et sur toute la surface du globe. Ses personnages, épris de liberté, avides de liens, profondément vivants, combattent les dominations de toute nature qui hantent cet avenir incertain

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Guillermo Martin

ALASKA

Et autres nouvelles d’anticipation

« Le monde de demain,

Quoiqu’il advienne nous appartient,

La puissance est dans nos mains,

Alors écoute ce refrain. »

Le monde de demain,

SuprêmeNTM,

Album Authentik,1991

Alaska

1

Il rêve et c’est comme s’il était éveillé. Il se tient à l’extérieur de la chambre, ou plutôt à son orée, dans l’embrasure de la porte. Depuis le couloir, le cône de lumière dessine sur le sol de la pièce une figure oblique. Il va ainsi, s’évasant, jusqu’au bord du lit. L’homme endormi est-il paisible ou agité, au repos ou en souffrance ? On ne saurait ledire.

L’observateur avait une explication à tout cela. Simplement, il l’a oubliée. Alors il cherche à comprendre, de toutes ses forces, avec toute la concentration dont il se sait capable. Du regard, il ausculte les moindres parcelles de la chambre, le plastique du parquet, le composite du lit, les fibres de laine synthétique de la couverture. Il essaie de déplier les ombres derrière la lumière, en vain. Le visage du dormeur, englouti, demeure inaccessible.

Voulant s’approcher pour palper, tâter, toucher ce réel qui s’ignore, l’observateur esquisse un premier mouvement. Il n’a pas encore bougé que ses yeux tombent soudain sur une forme sibylline. L’espace d’un court instant, ses paupières cillent et la bestiole disparaît.

Le sentiment dominant, au début, c’est toujours la curiosité. Pourtant, on devrait savoir que l’exploration ne vaut pas la peine d’être entreprise, qu’on n’arrivera pas à savoir si le truc a vraiment été là, s’il a réellement bougé, où il s’est faufilé, ni quel genre de recoins aiment les parasites. À l’instant où ces conjectures surgissent dans votre tête, il est troptard.

2

Le cargo abordait la côte. Quelques blocs de glace résiduels flottaient sur une mer tâchée par les nappes d’hydrocarbures. Abandonnées en Alaska depuis une décennie, les activités pétrolières continueraient à marquer le paysage pour quelques siècles encore. Depuis le pont supérieur, le médecin contemplait les constructions basses, semées le long du littoral à intervalles réguliers. Le continent, objet de toutes les convoitises, arborait ses stigmates. Les anciens puits d’extraction restaient partout visibles.

La coque vint toucher le quai. Au terme du voyage qui l’avait conduit de Singapour, siège de la Compagnie, jusqu’à ces latitudes, l’expert en maladies rares manifestait son excitation. Il en avait fini avec l’ennui de la cabine, comme avec les distractions étriquées de son IA personnelle. La griffe du vent sur son visage lui faisait le plus grand bien. Plissant les yeux face à la brise, il se demanda où était le comité d’accueil de la colonie. Les transhumanistes avaient implanté celle-ci plus loin dans les terres, afin de mettre leurs œuvres à l’abri des tempêtes, de plus en plus fréquentes. Ils déléguaient aux populations locales, ou ce qu’il en restait, l’accueil des nouveaux arrivants sur la côte. Ici défilaient régulièrement des délégations diverses, gouvernements, congrégations religieuses, multinationales.

Un type avec une casquette de baseball défraîchie et une parka bicolore patientait placidement sur le parking, le regard vissé sur le sol. Un pick-up venu de l’âge du carbone stationnait derrière lui. À l’arrière du véhicule, il distingua deux enfants aux traits indiens (de premiers habitants, se corrigea-t-il). Leurs visages résumaient la politique de peuplement de la Compagnie dans le secteur. Les Inuits servaient de supplétifs aux colons transhumanistes. Les autres résidents de cette partie de l’Alaska n’étaient pas restés. L’interdiction de l’exploitation du pétrole avait suffi à chasser ceux qui avaient été attirés par les rêves de fortune facile.

La nouvelle colonie des transhumanistes s’étendait dans un vaste périmètre autour de Prudhoe Bay. Les drones faisaient respecter très strictement les frontières établies. Ils chassaient les migrants illégaux qui voulaient rejoindre clandestinement le nouvel eldorado. Des détonations résonnaient régulièrement sur la ligne d’horizon. Les cadavres étaient découverts figés dans des positions étranges, statues organiques laissées à l’écoulement du temps.

Lassé d’attendre l’autorisation de débarquer, il se décida à emprunter la passerelle qui avait été déployée. Il communiqua par de simples hochements de tête avec le chauffeur, soucieux de s’épargner une conversation fastidieuse. Il monta à bord de la voiture, qui démarra aussitôt. Assis sur le siège passager, le médecin contemplait la route goudronnée, sans y prêter vraiment attention, davantage intéressé par la conversation des deux enfants à l’arrière. Leurs chuchotements avaient vite laissé place à une conversation franche et sonore, sous le regard un peu courroucé du conducteur dans le rétroviseur. Une vingtaine de kilomètres fut avalée rapidement, dans un décor en tout point semblable à ce qu’il avait imaginé.

Incommodé par la chaleur excessive dans l’habitacle, il fit mine de baisser la vitre en actionnant la poignée sous l’accoudoir de la portière.

–Non.

La consigne avait fusé et stoppé net l’initiative.

–Ah ? Je peux savoir pourquoi ? Vos enfants peut-être ? Ils ont froid si on ouvre la fenêtre ?

L’homme parut mâcher sesmots.

–Non, ce n’est pas cela. La Compagnie. Ils ne vous ont pas prévenu ? Pas indiqué les mesures de sécurité ? Cela concerne tout le périmètre, mais aussi l’extérieur, dans un rayon de cinquante kilomètres. Je pensais que vous étiez au courant.

D’abord tenté par une réponse sèche, il se ravisa et répondit par un haussement de sourcils équivoque. Le long voyage l’avait rendu irritable. Le silence revenu, il commença à computer les données qui lui avaient été transmises par la Compagnie, pour se mettre définitivement dans le bain. Tout cela était à la fois très explicite et parfaitement opaque, par certains aspects. Il n’en fut pas particulièrement gêné. Au contraire, ces zones d’ombre suscitaient chez lui une grande curiosité. Il dessina mentalement plusieurs colonnes pour y ranger ses hypothèses liminaires et les faits s’y rapportant. Il aimait poser ainsi les objets de ses spéculations, persuadé que son esprit serait capable de visualiser les contradictions ou les correspondances logiques, comme ces rais de lumière révélant les poussières en suspension dans une pièce que le soleil éclaire crûment.

Il n’était pas le premier à avoir été sollicité pour aider la Compagnie à comprendre les événements en cours. Certaines sommités mondiales étaient déjà intervenues avant lui, en particulier un épidémiologiste de renom qu’il avait croisé en Allemagne, pendant l’épizootie des fermes usines. Après une enquête d’à peine une semaine, le gars avait arpenté les réseaux sociaux pour pérorer sur sa pseudodécouverte de l’origine du mal sévissant en Alaska, avant de finir par se confondre en excuses, quelques jours plus tard, évitant de justesse le procès que les transhumanistes étaient sur le point d’intenter. Pour sa part, il n’avait jamais cédé à la tentation du vedettariat. Il appliquait en toutes circonstances la loi d’airain de la méthode scientifique. Dans son esprit, la condition première d’un contrat de recherche était la liberté d’aller et venir, aussi bien physiquement qu’intellectuellement.

Sa première hypothèse de travail, la plus évidente, expliquait l’épidémie par l’émergence d’un virus inconnu qui serait apparu localement, probablement avec la fonte du permafrost. La Compagnie avait pourtant toujours prétendu que les colons seraient ici à l’abri. Elle avait pris des précautions extrêmes pour couper cette ville-champignon de son écosystème local. Des cuves hydroponiques avaient été conçues pour produire une alimentation hors-sol. Les yourtes hospitalières, omniprésentes dans la baie, étaient censées prodiguer aux colons la meilleure médecine préventive du monde. Enfin, les centres de traitement des anomalies assuraient l’isolement des personnes malades.

Ces fondamentaux étant posés, il s’autorisa une hypothèse plus originale. Une grande diversité de symptômes avait été recensée chez les patients, qui souffraient à la fois de pathologies physiques - articulaires, pulmonaires, métaboliques - et de troubles psychiques - dépressions, accès de démence, sénilité précoce. Cela semblait peu compatible avec la thèse du virus. Par conséquent, rien n’interdisait de voir dans la situation constatée en Alaska la première manifestation de la théorie de Havelock, le médecin-philosophe controversé dont il avait suivi les cours il y a quelques années. Ce dernier avançait l’idée que l’humanité développerait bientôt des afflictions auto-immunes, qui contribueraient à son extinction prochaine. Il n’était guère friand des prophéties apocalyptiques de l’auteur. Par contre, on ne pouvait qu’admirer le brio du raisonnement qui voulait qu’en cherchant à se protéger de la toxicité nouvelle de son environnement, l’espèce encore dominante favoriserait l’émergence de pathologies dans lesquelles le système immunitaire, livré à lui-même, se retournerait, faute d’ennemi à combattre, contre le « soi ». À l’époque, la Compagnie avait pour ainsi dire excommunié Havelock et ruiné sa carrière académique, tant son approche heurtait de front le crédo transhumaniste. Il se remémora l’expression officielle de ce dernier.

« La nature de l’Homme le conduit à vouloir surpasser sa condition mortelle. Le devoir du transhumaniste est de tout faire pour accomplir le surgissement, c’est-à-dire le dépassement de cette condition. Il recherchera toutes les conditions propices au surgissement, au premier rang desquelles le rétablissement de la sélection naturelle darwinienne des individus les plus forts et les plus adaptés, la modification radicale de l’écosystème planétaire pour le rendre de nouveau habitable, la mise en place d’une avant-garde de pionniers pouvant bénéficier de la concentration maximale des ressources économiques, techniques et scientifiques disponibles. »

Ces quelques lignes étaient devenues le leitmotiv des meilleures universités mondiales et de nombreux mouvements politiques. Seules les Églises et quelques sectes égalitaristes luttaient encore dans l’espace des idées contre la vulgate transhumaniste. Lui s’était toujours tenu à distance d’un genre de querelle qui risquait de vous entraîner vers l’échafaud. De son point de vue, juger de l’ambition transhumaniste selon des critères moraux ne menait nulle part. Il y avait en revanche de quoi douter de la faisabilité de l’entreprise. Pour de nombreux scientifiques, elle restait une chimère.

Un cahot sur la piste souleva le pick-up, qui perdit une fraction de seconde l’adhérence avec le sol. Le conducteur grommela. On avait probablement pénétré à l’intérieur du secteur principal, appelé Prométhée 1, sans qu’aucune frontière physique particulière n’ait été franchie. Une analogie s’imposa à son esprit. Les astrophysiciens expliquent que lorsque l’on pénètre dans un trou noir, rien de particulier n’arrive. Le franchissement de l’horizon de cette zone d’espace-temps ne produit aucune manifestation locale pour l’imprudent voyageur, du moins pour les trous noirs d’une certaine dimension, qui ne génèrent pas d’effets de marée. Ce n’est que plus tard, ou plus loin que le voyageur doit se rendre à l’évidence de l’impossible retour en arrière. Aucune trajectoire, aucune accélération, si puissante soit-elle, ne vous dirigera plus vers l’extérieur de la sphère. Le destin appliquera sans faiblir sa poigne ferme sur votre existence, pour la mener au point de plus haute densité, appelé singularité.

Autour d’eux, nulle trace d’une quelconque limite, ligne de démarcation, rien que la suite monotone d’un sol à moitié gelé, à moitié marécageux, ourlé de lacs et de cours d’eau, égayé ici par des massifs de végétation rase, ponctué là par des dépôts d’ordures sauvages ou des mobil homes abandonnés. On avait beau se douter à l’avance que les dispositifs de surveillance de Prométhée 1 ne seraient pas visibles, on s’attendait quand même à ressentir quelque chose lors du franchissement de la frontière, un sentiment, un frémissement dans le cortex ou sur la peau. Le point clignotant sur la carte du GPS était la seule preuve objective du passage de l’autre côté. Rien de particulier n’était donc arrivé et cette pensée le détendit un peu. Un détail le frappa néanmoins. Les enfants s’étaient tus depuis plusieurs minutes. Ils fixaient, tendus, l’arrière de l’appui-tête et la casquette de l’homme au volant. Soucieux de stopper ces pensées négatives, le médecin prit l’initiative de la conversation.

–Bien, nous sommes entrés, donc. On arrivera sur site dans combien de temps ?

–Environ, voyons, cinquante minutes. Vous avez en tête la carte du secteur,non ?

–Dans les grandes lignes, oui, mais je veux bien un peu plus de détails.

Il fallut peu de temps à l’homme pour dresser le panorama attendu.

–On va commencer par le plus simple. Le port est derrière nous, ça, vous le savez. On a pris la piste principale, elle nous dirige vers les secteurs moins gorgés d’eau et donc plus stables. Une fois l’aéroport et le centre spatial laissés sur notre gauche, nous entrerons dans le cœur de la colonie. On va bientôt apercevoir les tours hybrides de Prométhée 1. Par contre, d’ici vous ne verrez pas les grosses infrastructures. Elles se trouvent plus loin, le long de la rivière, de l’autre côté des ponts. Je parle là des champs éoliens terrestres, ceux qui assurent le complément des capacités installées dans la baie, et des différentes centrales. Ah oui, et aussi, évidemment, des centres de traitement des anomalies, c’est comme ça qu’eux les appellent...

–Et vous, vous les appelez comment ?

–Oh, ce n’est pas très important ce que j’en pense, n’est-cepas ?

–Si vous le dîtes. Donc la ceinture verte des fermes hydroponiques ne devrait plus tarder à apparaître, et derrière elle, les tours.

–Sans jouer sur les mots, je n’aurais pas utilisé cette expression de ceinture verte pour parler de réservoirs qui font penser aux anciennes cuves des raffineries. Pour autant, tout ce qu’on bouffe vient de là, alors j’imagine que, dans un sens, vous n’avez pastort.

–Vous étiez dans le pétrole ?

–Ben oui, comme tout le monde ici : Inuits, Métis, Asiats, Latinos, Aryens et autres. Quand le réchauffement a permis l’exploitation du sous-sol, la population a littéralement explosé.

–Le réchauffement, ouais. Et les gouvernements qui l’ont provoqué.

–Vous savez, moi je ne fais pas de politique.

–Pour quelqu’un qui n’en fait pas, vous m’avez l’air sacrément observateur quandmême.

L’homme ne répondit pas. Le médecin se dit qu’il devrait se renseigner un peu plus sur son compte. La Compagnie avait à coup sûr prévu un briefing de sécurité à l’arrivée, ce genre de choses ne pouvait pas être laissé au hasard. Les Inuits n’avaient pas le droit de pénétrer à l’intérieur de la colonie. Celle-ci avait beau se défendre de la moindre discrimination, les faits restaient têtus : il n’y avait pas de colons indigènes. Ce peuple nomade, qui avait depuis toujours imaginé, raconté et chanté des histoires de ciel, de mer, de glace et d’esprits, de l’Alaska à la Sibérie, du Yukon au Groenland, ce peuple avait été purement et simplement exproprié. Ses membres étaient sommés de choisir entre un emploi de supplétif dans une sorte de réserve indienne new look et un départ immédiat, moyennant une généreuse allocation. Ils étaient très peu à rester sur place.

Il observa à nouveau les deux gamins dans le miroir du rétroviseur. La petite arborait une mine fermée depuis qu’on se déplaçait dans l’enceinte de Prométhée 1. Le garçon, probablement son aîné, restait lui totalement figé. Seuls ses yeux demeuraient mobiles, allant de droite à gauche et de gauche à droite, constamment. La culture inuite, marquée par les mythes et pénétrée de présences invisibles, avait peut-être donné à l’expérimentation transhumaniste une dimension de magie noire. Cela pouvait expliquer l’inquiétude des enfants.

La skyline hétérogène des tours se dessinait maintenant dans le lointain. L’architecture n’avait jamais préoccupé les colons. Ils ne s’embarrassaient d’aucune considération esthétique. Les tours additionnaient verticalement leurs fonctionnalités, dans des formes rudimentaires et monotones. Les plantations hors-sol, un temps intégrées aux tours, comme façades végétales, avaient en fin de compte été externalisées dans les cuves hydroponiques, par souci hygiéniste évident. Ces gens, soucieux de contrôler le moindre germe, avaient évidemment beaucoup de mal à cohabiter avec la biodiversité. Ce qui marquait le plus l’observateur, c’était l’absence de présence humaine dans la ville. Les parois des tours étant opaques et les rues absentes, on ne croisait personne.

Le second briefing de la Compagnie fut enclenché à quelques encablures de l’arrivée. L’IA du nexus central prit le relais et le contrôle de la sienne. Les consignes étaient limpides. Il ne verrait personne pendant quarante-huit heures, durée nécessaire à la réalisation des contrôles d’accès et à la délivrance de son titre de séjour provisoire. Ensuite, il pourrait rencontrer le délégué de la colonie, puis procéder aux entretiens avec les malades, afin d’aboutir à un diagnostic, dans un délai maximal imparti de deux semaines. Les nombreux aspects légaux devraient également être rapidement réglés. Il se félicita d’avoir loué les services d’un algorithme juridique qui pourrait l’aider à pénétrer la jungle des clauses contractuelles.

Arrivé sur site, il débarqua du 4x4 en plein vent polaire et ne put éviter un geste de recul instinctif. Les bagages, chargés sur un vieux modèle de drone logistique, avaient suivi le véhicule depuis le port et venaient eux aussi d’arriver. Le chauffeur et sa progéniture quittèrent les lieux très rapidement. Il contempla Prométhée 1, s’attendant à y trouver quelques slogans à la mode orwellienne, sur de grands panneaux de bienvenue. Il ne vit rien de tel. En revanche, son regard rencontra un objet insolite sur le sol, à l’endroit que le véhicule venait d’abandonner. Ce n’était pas une pierre, cela brillait d’un éclat particulier dans le soleil rasant. Curieux, il ramassa l’objet, qui était de petite taille et fait d’un matériau noir anthracite. Il tenait dans sa main une petite statuette sculptée dans une sorte de résine. Elle était d’une facture assez grossière, quoiqu’extrêmement expressive, et représentait un jeune homme dans une position fœtale, les yeuxclos.

3

Il avait connu ce type sur les bancs de l’université de Guyane. Le territoire n’avait à cette époque pas encore été rendu à la forêt. Le gouvernement français en avait même fait une tête de pont de la recherche sur le climat et la biodiversité. Depuis, tout avait fermé, la montée des températures ayant rendu totalement inhabitables les zones équatoriales.

–Ephraïm ! Mon Dieu, ça fait longtemps...

Venant du tout nouveau délégué de la colonie, un tel accueil frôlait le manquement au protocole. À aucun moment il ne pensa qu’il pourrait s’agir de camaraderie ou de nostalgie pour un temps révolu, celui de leur jeunesse. Il joua néanmoins lejeu.

–Facilement une trentaine d’années, Arthur. Nous nous sommes vus pour la dernière fois à l’occasion de la soirée des majors de promotion, si ma mémoire ne me joue pas des tours.

Un sourire transita sur les lèvres du délégué. L’échange liminaire, convenu, se poursuivit ainsi de longues minutes, laissant à Ephraïm le loisir de soupeser différentes hypothèses concernant la promotion éclair de son ancien camarade. Il avait très peu vieilli, si on jugeait par sa plastique de jeune premier.

Les informations sur le mode de sélection des dirigeants de la Compagnie filtraient très rarement à l’extérieur, et toujours avec ambiguïté. Il était néanmoins de notoriété publique qu’Arthur avait appartenu dans un passé pas si lointain à l’aile la plus radicale du mouvement. Pour conquérir sa position actuelle, il avait dû se convertir à une plus grande modération. En effet, les financeurs internationaux avaient consenti des investissements gigantesques pour l’expérience Prométhée 1, qui devait essaimer progressivement sur l’ensemble de la planète. Tout cet argent ne pouvait être laissé aux mains d’extrémistes qui promouvaient des fantaisies d’un autre temps, comme le clonage ou le téléchargement de l’esprit dans une IA. La gestion maladroite de l’épidémie par le précédent délégué, qui avait d’abord nié puis minoré le phénomène, avait ouvert à Arthur un espace et il avait su s’y engouffrer, laissant de côté son radicalisme juvénile.

On en vint enfin aux choses sérieuses, dans cette grande salle d’apparat où dominait un tilleul de plusieurs centaines d’années. La masse végétale emplissait totalement l’espace, jusqu’au plafond, situé une trentaine de mètres plus haut. Ephraïm se garda d’exposer la moindre de ses théories sur le désastre en cours. Il préféra se caler sagement dans la posture de répétiteur avisé des conjectures officielles. L’hypothèse d’un assaut terroriste avait tenu un moment la corde parmi les membres de la gouvernance. L’introduction d’un virus agressif par un mouvement contestataire avait l’avantage et l’élégance d’épargner au mouvement toute autocritique et toute interrogation sur un possible grain de sable dans la machine.

Habilement, Ephraïm amena la discussion sur un terrain plus prosaïque. Il demanda à quel type de patients il pourrait accéder et quel mode opératoire il devrait suivre pour les entretiens de diagnostic. Il ne voulait aucune interférence, aucune censure, aucune captation des échanges. En temps normal, la requête aurait été jugée intolérable par la Compagnie, mais on était dans des temps d’exception.

–C’est entendu, cher Docteur. Vous avez votre liberté d’action. Qui aurait dit que je puisse prononcer ces mots un jour, n’est-ce pas ? Certainement pas mes enfants ! Venez, venez, ne soyez pas timides, entrez saluer une vieille connaissance de votre père, un expert renommé mondialement, une sommité qui vient apporter sa pierre à l’édifice.

Ayant surgi du fond de la pièce, deux préadolescents faisaient à présent face à Ephraïm. Le premier, un garçon, revêtait une de ces tenues intelligentes qui monitorait en permanence ses constantes vitales et le niveau d’exposition de son organisme à d’éventuelles agressions bactériennes, virales ou allergènes. Le dispositif actualisait en permanence les projections d’espérance de vie à différents horizons temporels, quinze minutes, une journée, trois mois, et ainsi de suite jusqu’à plusieurs décennies. Il arborait une symétrie parfaitement dérangeante, dans les traits de son visage comme dans l’équilibre général de son corps. Le médecin repéra plus de grâce chez la jeune fille, une forme de fragilité. Ceci étant, à y regarder de plus près, elle s’avérait tout aussi construite, pour ainsi dire, que son frère. L’interlude familialiste tournait à l’embarras. Il fut soulagé de voir Arthur congédier ses ouailles.

Les derniers détails réglés, il s’apprêtait à tourner les talons pour rejoindre les ascenseurs qui le ramèneraient à ses appartements. Il dut néanmoins encaisser une dernière salve de fausse amabilité et de véritables commandements.

–Ah, Ephraïm, j’oubliais. Nous voudrions, au niveau du directoire, que tu puisses aussi t’entretenir et tester quelques Inuits qui assurent la maintenance et la logistique, à l’extérieur du périmètre. Simple routine. On ne laisse rien au hasard.

–Entendu. Mais ils n’ont pas développé de symptômes à ce stade,si ?

–À toi de voir, c’est ton métier, mon vieux.

4

Le centre de traitement des anomalies jouait à cache-cache. Il était savamment dissimulé dans le paysage. Les collines imposantes qui l’entouraient paraissaient avoir été bâties dans l’unique but de couper les vues sur l’immense blockhaus de pierre noire. Les transhumanistes excellaient dans l’art de dissimuler à l’opinion publique les réalités contrariantes. Ephraïm avait beau tordre son cou en tous sens depuis l’habitacle du véhicule autonome, il échouait systématiquement à obtenir un aperçu durable et net de l’endroit dans lequel il était appelé à résider au cours des semaines à venir.

Le temps s’était soudainement dégradé. Le ciel avait une couleur d’asphalte et paraissait très bas. Le vent semblait contraint de passer dans l’interstice laissé vacant entre le plafond nuageux et la steppe. Le caractère sauvage de cet endroit aurait fasciné les explorateurs du siècle précédent, ceux qui voulaient finir d’arpenter la planète et qui voyaient dans la nature un paradis perdu. Le temps lui avait toujours manqué pour nourrir ce type de vision rousseauiste de l’existence. Il y était néanmoins perméable dans son for intérieur, se souvenant des récits familiaux de voyages, toujours préparés, jamais réalisés, se remémorant surtout la sensibilité extrême du jeune garçon qu’il avait été devant le spectacle des éléments, y compris dans leur version la plus triviale et quotidienne. Il se rappelait la poudre de cacao se dissolvant dans la tasse remplie de lait, à l’heure du goûter, les larmes de pluie sur la vitre de la voiture de son père, les jours de crachin et de mélancolie. Cette connexion avec la nature, il l’avait eue pendant l’enfance et l’adolescence. Adulte, il l’avait troquée pour une soif absolue de savoir, de compréhension, d’élucidation. Une soif qui pouvait, par intermittence, procurer une vibration esthétique, mais qui ne laissait pas non plus beaucoup de place au sensible. Dans sa vie, l’essentiel était désormais ailleurs. Il lui fallait trouver des solutions aux problèmes, mettre le réel à la question, trouver son fonctionnement caché.

Ici, on lui offrait l’opportunité de travailler sur l’épidémie la plus virulente qui ait jamais été recensée. Au rythme de son expansion, on pouvait calculer une dissémination planétaire sous quelques mois, en dépit de toutes les mesures prises, notamment le confinement très sévère des malades. Si la société transhumaniste, qui était probablement la plus paranoïaque, la plus obsédée par le contrôle et la plus méticuleuse de toute l’histoire humaine, échouait à juguler le processus épidémique, il n’osait imaginer les effets de celui-ci sur des communautés plus vastes et moins structurées.

La masse noire du centre apparut au détour d’un massif. Il éprouva un sentiment de déjà-vu, qu’il associa au souvenir du musée des cultures européennes et méditerranéennes de Marseille. Simultanément, il pensa à l’édifice vu une fois à Riga, en Lettonie, ce mémorial à la mémoire des victimes de l’Union soviétique. Dans les deux cas, la dimension du bâtiment vous empêchait de délimiter ses contours. Le bloc vous dominait de toute sa noirceur architecturée. Le grain de la matière, sa rugosité, due au travail de chaque parcelle du cube par des motifs répétés à l’infini, renforçait encore le sentiment de faire face à une puissance sans limites. Il retrouvait cette même sensation en approchant du principal centre de traitement des anomalies de Prométhée1.

À son arrivée, les autorités firent preuve d’une relative célérité dans la mise en œuvre des procédures administratives. Peut-être était-il simplement en voie d’acculturation à la bureaucratie tatillonne de la colonie. Toutes les conversations qu’il eut avant de pénétrer dans la salle d’interrogatoire n’eurent aucun intérêt. Il choisit de les effacer de sa mémoire pour mieux se concentrer sur son premier cas, son premier patient. Réflexion faite, il se dit que le vocable de patient n’était vraiment pas adapté à la situation, puisqu’on ne lui demandait en aucun cas de soigner cette personne, simplement de la diagnostiquer. Il ignorait le nom de la femme d’âge mûr qui se trouvait assise dans la pièce. Plongé dans la lecture des rapports d’analyses médicales, il l’avait laissée un long moment dans le silence. Son regard de bête traquée semblait osciller d’un point à l’autre de la pièce, sans cohérence. Elle cherchait manifestement un point d’appui quelque part, une jolie couleur à fixer, un angle, sur un mur ou sur un meuble, qui permette de s’adosser un moment, même en pensée, de garder la tête hors de l’eau, de ne pas sombrer complètement. Elle était frêle, à la limite de la maigreur. Sa manière de joindre les mains sur les genoux, avec une force excessive, témoignait d’une inquiétude extrême. N’y pouvant plus, elle se lança dans une chevauchée verbale, en apnée.

–Le dossier a été bien réalisé, c’est certain. La colonie fait ce genre de choses avec beaucoup de sérieux, vous savez ? Ils sont venus encore ce matin. J’ai fait tout ce qu’ils m’ont demandé. C’est une marque de fabrique, chez moi, et même dans la famille. On a le sens de la discipline et du travail. Sinon ils ne nous auraient pas choisis, pas vrai ? Hein ? Koff,koff.

Une petite toux sèche ponctua l’interpellation. Il choisit de garder le silence, réfléchissant à ce symptôme, se demandant si une véritable quinte de toux se déclencherait.