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8 mai 2063, Willow drive, Greenport, Etats-Unis Shaï est une étudiante de 17 ans très stricte avec elle-même. Passionnée de sciences naturelles, celle-ci aspire à devenir une des plus grandes chirurgiennes de sa génération. Malheureusement, malgré tous ses efforts pour tracer sa propre voie, la plupart des gens la connaissent comme étant la petite fille d'Alyson Hach, légende vivante de Hollywood, la seule actrice à avoir obtenu cinq Oscars dans toute l'histoire du cinéma. Mais ce jour-là, sa vie bascule lorsque Lèv, son meilleur ami d'enfance, réapparaît dans sa vie et qu'elle découvre, par hasard, une incohérence génétique entre les groupes sanguins de sa mère et de ses grands-parents. Quel est donc ce terrible secret que détient Alyson ? Bien décidée à découvrir la vérité, Shaï est loin d'imaginer que toute cette histoire a commencé en France, sur la Côte d'Azur, en 2008, lorsque sa grand-mère a rencontré Frédéric, un jeune Français venant du futur, qui va remettre en question sa notion de possible et d'impossible... Et si vous pouviez remonter le temps et rencontrer l'actrice de vos rêves avant que celle-ci ne devienne célèbre... Que feriez-vous ?
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Seitenzahl: 645
Veröffentlichungsjahr: 2020
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A toi, Papa,qui me manque tellement.
A mes deux merveilleuses filles Lisa et Elèna. Que cette histoire soit un symbole pour réaliser tous vos rêves.
A ma femme Véronique,pour m’avoir fait devenir quelqu’un de meilleur.
Et à toute ma famille, parce que je vous aime, tout simplement.
Cette histoire est inspirée de futurs faits réels.
Chapitre 1: Désillusion
Chapitre 2: Ignorance
Chapitre 3: Déni
Chapitre 4: Curiosité
Chapitre 5: Rejet
Chapitre 6: Insouciance
Chapitre 7: Impatience
Chapitre 8: Fraternité
Chapitre 9: Ego
Chapitre 10: Foi
Chapitre 11: Résignation
Chapitre 12: Amour
Chapitre 13: Éveil
Chapitre 14: Fidélité
Chapitre 15: Lutte
Chapitre 16: Bienveillance
Chapitre 17: Précipice
Chapitre 18: Désespoir
Chapitre 19: Renaissance
Chapitre 20: Espoir
Le cœur d’une femme est un océan de secrets.
Titanic, réplique de Rose (Kate Winslet)
Mardi 8 mai 2063
Shaï en avait presque la nausée. Depuis qu’elle était entrée dans la maison de sa grand-mère, elle sentait le regard de cette dernière peser sur elle, comme si la vieille femme comprenait que quelque chose perturbait sa petite-fille.
En effet, la découverte que Shaï venait de faire l’avait complètement bouleversée. Elle avait encore du mal à y croire, même si la science ne laissait pas de place au doute. N’étant que lycéenne, la jeune fille avait d’abord cru à une erreur. Elle s’était fermement accrochée à cet espoir, même au bout du troisième essai. Mais son professeur de sciences naturelles lui avait confirmé que ses conclusions étaient bonnes. Il était loin d’imaginer les squelettes que sa simple confirmation venait de déterrer…
Mais, comment Shaï aurait-elle pu imaginer que sa grand-mère détenait un tel secret ?
Après lui avoir proposé un thé glacé et un petit biscuit au chocolat fait maison comme à chacune de ses visites, Alyson constata que sa petite-fille ruminait toujours de sombres pensées. Cela ne lui ressemblait pas. En fait, elle ne l’avait jamais vue si pâle et silencieuse.
— Qu’y a-t-il, ma chérie ?
La jeune fille prit un gâteau et se recroquevilla sur elle-même en s’enfonçant dans les coussins du canapé. Elle contempla le biscuit sans vraiment y prêter attention et sa respiration devint irrégulière.
— Je ne sais pas si je dois t’en parler.
— C’est absurde ! Depuis quand doit-on se cacher des choses toutes les deux ?
— Je l’ignore. À toi de me le dire, répondit-elle d’un ton accusateur.
D’abord hésitante, elle reposa le gâteau sur la table basse, puis frictionna compulsivement ses mains entre elles et ferma les yeux afin de trouver le courage de vider son sac.
— Hier soir, je suis rentrée de l’école avec un devoir de biologie.
— Tu t’inquiètes encore pour tes notes ? supposa Alyson. Tu ne devrais pas, tu es la meilleure de ta classe et je n’ai jamais vu une enfant aussi assidue que toi…
— Je ne suis plus une enfant, coupa la jeune femme, et je ne m’inquiète pas pour mes résultats.
— Dans ce cas, qu’est-ce qui te préoccupe à ce point ?
Shaï contempla le vide un instant avant de prendre une grande inspiration et d’expliquer :
— L’un des exercices consistait à comparer les groupes sanguins de différents hommes et femmes et de définir la liste de ceux possibles pour leur descendance. J’ai réussi l’exercice haut la main et, pour aller encore plus loin, je me suis amusée à faire la même chose avec les groupes sanguins des membres de notre famille.
Alyson cessa soudainement de remuer son café. Elle scruta attentivement le visage de sa petite-fille et se recula dans son fauteuil.
— Ça y est, nous y sommes, murmura la septuagénaire.
Le cœur de Shaï s’emballa en entendant ces mots.
— Alors c’est vrai ? Tout est vrai ?
Devant le silence d’Alyson, la jeune fille formula ses doutes les plus dérangeants.
— Es-tu seulement ma véritable grand-mère ? Et papy ? L’un de vous deux est-il vraiment mon parent ? Est-ce que maman a été adoptée ?
Shaï avait longuement hésité avant de lui parler de sa découverte. À 73 ans, il n’était pas très prudent de la brusquer ainsi, mais elle avait le droit de savoir. Elle observa cependant les moindres faits et gestes de sa grandmère, à l’affût d’un quelconque signe de détresse. Elle ne voulait pas lui faire de mal ni lui rappeler de mauvais souvenirs, mais… il s’agissait de son histoire à elle aussi.
Le regard d’Alyson se perdit un instant à travers la fenêtre du salon. Elle observa ensuite l’alliance à son doigt, qu’elle ne cessait de triturer dans tous les sens. Puis, contre toute attente, elle leva ses beaux yeux verts en direction de sa petite-fille et lui adressa ce magnifique sourire que tant de monde connaissait et dont Shaï avait hérité, tout comme sa somptueuse chevelure rousse. Cette réaction si joyeuse déstabilisa complètement la jeune lycéenne.
— Dis-moi que je me trompe, la supplia-t-elle.
— Reviens me voir dans trois jours, après l’école, et je te dirai tout.
Tranquillement, Alyson se leva et emporta sa tasse et la boîte à biscuits dans la cuisine. Shaï, figée, n’y comprenait plus rien. La colère l’envahit brusquement et elle se leva à son tour, bien décidée à obtenir des explications.
— Pourquoi dans trois jours ? Et pourquoi pas maintenant ? J’ai le droit de connaître la vérité !
Sans répondre, son aïeule commença à nettoyer la tasse dans l’évier. Son expression prouvait qu’elle détenait un terrible secret, et pourtant elle continuait de sourire comme si de rien n’était. Ce n’était pas normal. Elle semblait si sereine. C’était sans doute dû à ses talents d’actrice.
— Je te dirai tout dans trois jours, ma chérie, répondit-elle calmement.
— Mais pourquoi dans trois jours ? Qu’y aura-t-il de différent par rapport à aujourd’hui ?
Alyson coupa l’eau du robinet, essuya ses mains et fit face à sa petite-fille en la prenant par les épaules.
— Ne sois pas si impatiente. Tu as pu vivre dix-sept ans sans connaître la vérité. Tu peux bien attendre encore trois petits jours.
Shaï se résigna. Quand sa grand-mère affichait cet air déterminé, elle savait que c’était perdu d’avance.
— Est-ce que maman est au courant ? Tu peux au moins me dire ça, non ?
— Dans trois jours, Shaï.
— D’accord mamy, répondit-elle après un long silence, déçue.
— Allez, rentre chez toi, ma puce. Tes parents vont finir par t’attendre pour dîner.
La jeune fille acquiesça, les larmes aux yeux. Le cœur d’Alyson se déchira face à tant de détresse. Elle la prit dans ses bras et murmura :
— Trois petits jours de rien du tout.
Shaï finit par quitter l’étreinte rassurante de son aïeule. Elle essuya son visage, salua sa grand-mère et s’évada brusquement de chez elle.
Appuyée sur le rebord de l’évier, la vieille femme observa l’adolescente s’éloigner de la maison par la fenêtre de la cuisine. À voix basse, elle tenta alors de se rassurer : « Nous y sommes enfin. Aie confiance. »
*
Mercredi 9 mai 2063
Un regard par-dessus ses lunettes fines, Shaï rabattit ses cheveux roux derrière ses oreilles et laissa une mèche onduler sur son front. Son apparence vestimentaire faisait d’elle une fille très sérieuse. Attentive à la situation, elle ne perdait rien du cours de sciences naturelles. La jeune femme était tout à fait dans son élément et elle en était consciente.
Contrairement à la plupart des personnes du même âge, ses lunettes lui apportaient un certain charme. Elles procuraient à Shaï l’impression de dégager quelque chose de pur, une personnalité dotée d’un courage incroyable et d’une détermination à toute épreuve. Cependant, son cou fragile et fin laissait entrevoir un caractère plein de timidité.
Ce jour-là, le cours portait sur la génétique. Le professeur tentait vaillamment d’expliquer à la nouvelle génération d’étudiants l’importance de cette science et les miracles qu’elle avait apportés à l’humanité. Il leur parla notamment du vaccin contre le cancer, découvert en 2025. Bien que découragé par son auditoire peu attentif, il s’investissait pour les quelques élèves qui semblaient promis à un avenir plus glorieux que les autres.
Il savait que la plupart d’entre eux trouvaient cela ennuyeux et se demandaient quelle était l’utilité de connaître l’organisation des cellules et de l’ADN dans le corps humain. Pour eux, cette connaissance n’avait aucun intérêt au quotidien. Alors, pourquoi perdre du temps en classe ?
Cette question, bien que normale pour le lycéen moyen, n’avait aucune valeur aux yeux de Shaï. Au contraire, la génétique la fascinait. Elle y voyait l’accomplissement d’une forme de destinée. D’ailleurs, les sciences naturelles l’avaient toujours passionnée. Elle ne savait pas d’où cela lui venait puisqu’elle était issue d’une famille d’artistes. Et même s’il pouvait parfois lui arriver à elle aussi de s’ennuyer pendant les cours, elle faisait preuve d’une assiduité hors du commun. Elle avait compris qu’il était nécessaire de souffrir pour se démarquer des autres. Et si c’était le prix à payer pour se construire un avenir qui en valait la peine, qu’il en soit ainsi.
— À présent, je vais vous projeter une série de diapositives holographiques. Vous pourrez ainsi observer l’organisation des cellules dont je viens de vous parler, dit M. Werner à toute la classe. Quelqu’un voudraitil bien se donner la peine d’éteindre la lumière, s’il vous plaît ?
Shaï jeta machinalement un coup d’œil sur sa gauche pour voir si quelqu’un s’en occupait. Elle fut surprise de constater que, pour une fois, Cassie prenait une initiative. Finalement, il lui arrivait d’écouter ce que le professeur disait. Lorsque Shaï voulut rediriger son attention vers l’avant de la salle, son regard s’attarda sur une silhouette familière.
Elle observa le jeune homme plus en détail. Bon sang, c’était bien lui ! Avec cinq ans de plus, mais elle l’avait quand même reconnu. Mais, comment n’avait-elle pas remarqué sa présence plus tôt ? Elle n’était pourtant pas arrivée la dernière en cours, et même dans ce cas-là, elle se targuait d’être une fine observatrice. Il est vrai que le mystère de sa grand-mère accaparait une partie importante de son esprit, en ce moment… Mais, tout de même ! Lèv était ici !
Depuis quand était-il revenu ? Pourquoi ne l’avait-il pas abordée ? Lorsqu’ils étaient enfants, Lèv et Shaï étaient inséparables. Ils faisaient toujours tout ensemble. Mais, à 13 ans, les parents de son ami passaient leur temps à se déchirer, et ce qui devait arriver arriva. Lèv avait beaucoup souffert de cette séparation. Shaï l’avait souvent retrouvé seul, en pleurs, caché au pied des arbres qui longeaient Dolphin Drive, où ils habitaient à l’époque. Puis, ses parents avaient vendu la maison et déménagé chacun de leur côté, à environ cinquante miles de Southold.
Shaï se remémora ce jour où elle avait vu la Chevrolet Silverado passer devant la maison. Elle était dans le jardin, à la recherche d’un écureuil qu’elle avait aperçu quelques secondes plus tôt par la fenêtre du salon. Elle avait couru dehors pour le voir de plus près lorsque, soudain, le temps s’était figé et son cœur s’était serré. Lèv était assis sur la banquette arrière et regardait défiler une ultime fois la rue où il avait grandi. Lorsqu’il avait aperçu sa meilleure amie, il avait collé sa main contre la vitre de la voiture comme s’il pouvait toucher la sienne malgré la distance qui les séparait.
C’était la dernière fois qu’elle l’avait vu. Ce souvenir était resté gravé dans sa mémoire à tout jamais.
Après cela, Shaï s’était sentie abandonnée. Le cœur déchiré, elle avait fui les autres par crainte de revivre une telle douleur et, avec le temps, elle avait fini par se construire une épaisse carapace pour continuer seule son chemin.
Elle était devenue très stricte avec elle-même et s’était engouffrée dans les études.
Mais le voilà qui était de retour dans sa vie après toutes ces années. Que faisait-il ici, à la Greenport High School ? Aux dernières nouvelles, il vivait plutôt du côté de East Northport.
Elle avait envie de se lever et de lui poser les dizaines de questions qui avaient soudainement envahi son esprit. C’était incroyable de le revoir. Il avait un peu changé, fini le petit garçon légèrement rondouillet avec sa coupe au bol. Du haut de ses un mètre quatre-vingt, sa silhouette s’était affinée et ses cheveux avaient triplé de longueur, arborant un look grunge comme on n’avait pas revu depuis longtemps, un style à la Bradley Cooper dans ce vieux film des années 2010, A star is born. Le teint bronzé et la barbe naissante, celui-ci ressemblait désormais davantage à un homme qu’au petit garçon qu’elle avait connu. Cela lui allait bien.
Soudain, en constatant le mouvement rythmé de ses mains, elle réalisa qu’il n’avait pas perdu sa passion pour le dessin. Elle reconnut également ses mimiques lorsqu’il griffonnait dans son cahier, exactement comme lorsqu’il était plus jeune et qu’il s’ennuyait en classe.
Les études n’avaient jamais vraiment passionné Lèv, à l’exception des cours d’arts plastiques. Shaï se demanda alors quel type de personne il était devenu en grandissant. Était-il devenu comme les autres ? Sans ambition ?
La pièce fut soudainement plongée dans l’obscurité. Ce changement brutal fit sortir le jeune homme de sa transe. Il observa le monde autour de lui et croisa le regard de Shaï, à l’autre bout de la pièce. À ce moment précis, son visage s’illumina.
Il aurait tant aimé pouvoir lui parler, mais la distance qui les séparait était bien trop importante. Il se contenta de lui sourire et en reçut un en retour. Mais quel magnifique sourire ! Lèv avait oublié quel effet cela faisait d’avoir le cœur léger en la voyant. La jeune femme avait hérité du même sourire que sa grand-mère, un sourire qui avait séduit le monde entier à travers les films dans lesquels elle avait joué.
Le professeur Werner poursuivit sa présentation, expliquant patiemment le contenu de chaque diapositive. Shaï reporta son attention vers l’avant de la classe et tenta à nouveau de se concentrer. Elle ne devait pas se disperser. Pourtant, malgré son engouement pour les sciences naturelles, la demi-heure restante parut en faire le double. Elle avait trop de choses en tête.
Tout à coup, la sonnerie retentit et toute la classe commença à s’agiter. Les étudiants désertèrent progressivement la pièce, et la classe se vida lentement dans la bonne humeur et les bavardages. Shaï, elle, prenait tout son temps. Elle mit son sac sur son épaule et se retourna. Lèv semblait l’attendre, mais elle partit dans la direction opposée pour rejoindre le professeur, près de son bureau. Déçu, le jeune homme quitta la salle.
— Professeur Werner, vous avez un instant, s’il vous plaît ?
Celui-ci s’assit sur le coin de son bureau, le regard évasif trahissant son malaise.
— Je suppose que vous voulez parler de votre devoir d’hier ?
— Oui. En fait…
— Je suis désolé, l’interrompit-il, mais la science n’a pas changé depuis. La conclusion que je vous ai apportée reste la même.
— Je ne remets pas en question votre analyse, lui assura la jeune femme. Je voulais juste vous dire que j’ai tenté de parler à ma grand-mère.
Celui-ci croisa les bras, intéressé.
— Elle n’a pas voulu me donner d’explication, mais…
Shaï réalisa soudain qu’elle s’apprêtait à dévoiler à son professeur des informations potentiellement scandaleuses sur la vie d’une des plus grandes légendes du cinéma hollywoodien. Elle avait confiance en lui et éprouvait beaucoup de sympathie à son égard, mais, au fond, elle ne le connaissait pas vraiment. Qui était cet homme lorsqu’il retirait son habit d’enseignant ? Étaitil quelqu’un capable de garder un tel secret pour lui ? Ou bien était-il de ceux qui n’hésiteraient pas à vendre les infos au plus offrant pour jeter Alyson dans les griffes des médias people ?
— J’ai réalisé que je m’étais trompée. Je n’avais pas utilisé les bons groupes sanguins, rectifia-t-elle in extremis.
La jeune femme sentit son cœur tambouriner et ses tempes gonfler rapidement. Elle avait mis sa grand-mère dans une position délicate et espérait à présent que M. Werner se laisserait duper par ce petit mensonge. Elle osait à peine le regarder.
Le professeur observa le bout de ses chaussures et se mit à sourire, les bras croisés.
— Oui, vous avez fait une erreur… c’est évident, répondit-il avec un regard complice.
Soulagée, la jeune femme comprit alors qu’elle pouvait lui faire confiance.
*
Shaï longea le bâtiment pour rejoindre le parking d’où partait le bus de l’école. Le regard dans le vide, elle se remémora la conversation qu’elle avait eue avec sa grand-mère. Elle peinait encore à y croire. Cette situation était surréaliste !
Depuis toute petite, la jeune femme avait placé son aïeule sur un piédestal. Il fallait dire que cette dernière était la seule actrice dans toute l’histoire du cinéma à avoir obtenu cinq Oscars, devançant de peu Katharine Hepburn. C’était une légende vivante, et tout le monde ne pouvait pas se vanter de l’avoir pour grand-mère.
Shaï se rendait bien compte de la chance qu’elle avait, car, en plus d’être une artiste talentueuse, Alyson était avant tout une femme extraordinaire, qui rayonnait d’amour.
Malheureusement, faire partie de sa famille n’avait pas que de bons côtés : cela compliquait aussi considérablement la vie de la jeune femme. Dès que les gens réalisaient qui elle était, ils ne pouvaient s’empêcher de l’encourager à démarrer une carrière dans le cinéma. Ayant en plus hérité de son légendaire sourire, de sa délicate chevelure rousse et de ses magnifiques yeux verts, elle ne pouvait échapper à la comparaison. Heureusement, elle tenait de son père sa haute taille et son visage arrondi. Sinon, elle aurait pu passer pour son sosie. En revanche, personne ne semblait vouloir comprendre que la passion de Shaï, c’étaient les sciences naturelles. Une fois adulte, elle voulait devenir chirurgienne, mais pas n’importe laquelle : elle voulait être la meilleure et sauver autant de vies que possible. Elle ne vivait que pour cela. Cependant, ce rêve impliquait des sacrifices, car, pour atteindre l’excellence, elle devait faire mieux que les autres. Elle devait rester concentrée et éviter toute distraction.
Soudain, alors qu’elle approchait du parking, elle vit le bus démarrer. Paniquée, elle courut aussi vite que possible, espérant atteindre le portail à temps malgré le poids de son sac à dos qui lui donnait subitement l’impression d’être rempli de briques.
— Attendez-moi, hurla-t-elle en faisant de grands signes des deux mains.
Elle accéléra encore, mais il était trop tard : le bus venait de quitter la rue. Elle s’arrêta net à l’entrée du parking, le souffle court, et largua son sac par terre. La jeune femme pesta contre le véhicule. Comment allait-elle rentrer maintenant ?
— Tu veux que je te ramène ? demanda une voix derrière elle, étrangement familière.
Elle se retourna et découvrit un homme en tenue de motard. Celui-ci retira son casque et s’approcha d’elle.
— Salut Lèv, dit-elle timidement.
Il lui répondit d’un grand sourire.
— Salut Shaï. Ça fait un bail.
— Je vois que tu as enfin réalisé ton rêve, dit-elle en désignant la moto d’un geste de la main.
Il se retourna et observa sa Harley Davidson avec fierté.
— J’ai toujours dit que si j’atteignais le cap des 18 ans, je passerais le permis et j’achèterais une de ces anciennes motos qui roulent encore à l’essence.
— Je suis contente pour toi.
Ils avaient tant de choses à se raconter, tellement de temps perdu à rattraper, mais, pendant quelques secondes, ils ne purent que se regarder en silence.
— Alors comme ça, tu es de retour dans le coin ?
— Oui. Ma mère s’est trouvé un gars, un trader qui habite dans le sud de Greenport, sur Brown Street, entre la 4e et la 5e. On a emménagé ce weekend.
— Et comment va ton père ?
Lèv resta silencieux. Shaï perçut sa douleur et n’insista pas.
— Ça me fait plaisir de te revoir, dit-elle. Tu m’as manqué pendant toutes ces années.
— Toi aussi.
Un silence lourd de milliers de sous-entendus s’étira entre eux. La jeune femme se racla la gorge et fit une nouvelle tentative pour relancer la conversation.
— Qu’est-ce que tu deviens depuis tout ce temps ?
— Pas grand-chose. Je n’ai pas vraiment changé, tu sais. En revanche, j’ai beaucoup voyagé.
— Vraiment ? Où ça ?
— En France, en Égypte, au Pérou…
— Comme je t’envie ! s’exclama Shaï, impressionnée. Ça devait être magnifique !
— Ça l’était, répondit Lèv en souriant. Et toi ? Qu’est-ce que tu as fait pendant ces cinq dernières années ?
— Tu me connais, j’ai beaucoup travaillé.
— Laisse-moi deviner… pour devenir médecin ?
— On ne peut rien te cacher, lui répondit-elle avec une petite tape amicale sur l’épaule.
Au même moment, Lèv trouva un tract coincé entre le guidon et le réservoir de sa Harley. Il le déplia et découvrit une publicité sur laquelle apparaissait une DeLorean et le titre « La féérie dansante des sirènes ». Un bal était apparemment organisé samedi soir au bord de l’océan, du côté de Greenport West.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Shaï qui essayait de déchiffrer le texte à l’envers.
— De la publicité.
Sans rien ajouter, Lèv rangea le papier dans sa poche, puis tendit son casque à la jeune femme. Elle l’observa avec angoisse, le sourcil gauche levé.
— Je te ramène chez toi ?
— Pas question. Je ne monte pas là-dessus !
— Je te retrouve bien là, dit-il en riant. Aie confiance. Tout se passera bien.
Il endossa son sac à dos posé sur la selle et fit tomber par inadvertance le petit cahier qui se trouvait en dessous. Shaï se baissa pour le ramasser lorsque, tout à coup, son visage se figea. Elle découvrit avec émerveillement le portrait de la mère de Lèv fait au crayon. La reproduction était impeccable. L’image était si réaliste ! Il fallait vraiment chercher les détails pour se rendre compte qu’il ne s’agissait pas d’une photographie. Cela faisait cinq ans qu’elle n’avait pas revu cette femme, mais elle n’avait pas oublié son regard bienveillant, le même qu’elle retrouvait dans l’œuvre en cet instant.
— C’est toi qui as fait ça ?
— Oui.
— C’est magnifique ! Tu t’es drôlement amélioré depuis la dernière fois.
— Comme toi, j’ai beaucoup travaillé.
— Je suis impressionnée. Sincèrement.
Elle passa à la page suivante et découvrit le portrait ténébreux de son père. Celui-ci était représenté au milieu d’une tempête avec un regard à la fois dur et triste. Lèv semblait gêné, comme si elle détenait entre ses mains les clés de son intimité. Frustré, il commença à s’agiter. Il était évident qu’il voulait reprendre son cahier, mais il n’en fit rien. Shaï lui offrit un regard admiratif qui eut plutôt tendance à angoisser son camarade. Elle avait toujours su lire en lui comme dans un livre ouvert. Puis, elle tourna encore une page.
— Attends ! étouffa le jeune homme, crispé.
Trop tard. Shaï reconnut un dessin d’elle, sans doute fait durant le cours précédent. Elle était assise au milieu d’une sorte de jardin idyllique, le regard tourné dans sa direction. Elle apparaissait dans un rayon de soleil divin qui soulignait la finesse de son cou et sublimait son sourire. En découvrant cette œuvre, les mots lui manquèrent.
Soudain, Lèv lui retira le cahier des mains et lui tendit son casque, comme pour changer de sujet. Sidérée, elle continuait de le contempler avec émerveillement.
— On y va ?
À son ton brusque, la jeune femme comprit qu’il ne fallait pas insister : Lèv détestait qu’on perçoive ce qu’il y avait sous sa carapace. Elle prit le casque et l’enfila avec maladresse. Puis, elle s’installa fébrilement derrière lui et passa ses bras autour de sa taille. Il mit alors les gaz et fit gronder le moteur en avançant sur Front Street, en direction de Southold.
À peine avaient-ils démarré que Lèv sentit les bras de sa passagère se crisper autour de lui, puis son corps se coller contre le sien dès qu’ils s’insérèrent sur la route.
— Ça va ? cria-t-il, en inclinant légèrement le visage en arrière.
— Comme sur des roulettes, hurla Shaï.
Lèv ne put s’empêcher de rire. Il roula doucement à travers la ville pour lui laisser le temps de s’adapter aux sensations. Après quelques minutes, il la sentit plus à l’aise : ses mains se détendirent et son équilibre s’assouplit lorsqu’il manœuvra pour doubler les voitures. Puis, ils arrivèrent à l’entrée de la forêt.
— Tiens-toi bien.
— Pourquoi ?
Il enclencha une vitesse et poussa l’accélération de la Harley à son maximum. Shaï hurla et ferma les yeux. Elle ne pouvait pas voir ça ! Lorsqu’ils atteignirent 88 miles à l’heure en ligne droite, elle commença à ouvrir un œil, tenta de réaliser ce qu’elle était en train de vivre et finit même par apprécier les montées d’adrénaline. Elle serra Lèv de toutes ses forces et savoura le moment en contemplant le paysage rempli de souvenirs qui défilait sous ses yeux.
À l’entrée de Dolphin Drive, elle aperçut le panneau stop où cette brute de Tony McCulley était venue l’agresser. À l’époque, elle n’avait que 8 ans. Ses parents commençaient à peine à accepter qu’elle fasse du vélo, seule dans la rue.
— Va te cacher la rouquine ! Tout le monde sait que ta grand-mère est une pute !
Shaï en avait eu les larmes aux yeux et avait tout fait pour rester forte devant lui. Elle s’était tenue droite face à son visage grassouillet. Mais il avait finalement réussi à la coincer entre ses bras, contre le tronc de l’arbre qui jouxtait le panneau. Il avait voulu l’empêcher de rentrer chez elle et y était presque parvenu.
— Mes parents disent qu’il faut coucher pour faire carrière dans le cinéma. Tu veux que je t’aide à mettre un doigt dans le métier ? insistait-il en la collant d’un peu trop près.
C’était à ce moment précis que Lèv était apparu pour la toute première fois dans sa vie. Il paraissait si petit face à Tony et pourtant déjà si courageux.
— Laisse-la tranquille !
— Qu’est-ce que t’as l’morveux ? Tu crois que tu me fais peur ? T’es pas de taille, barre-toi !
Lèv avait alors sorti une batte de baseball de son dos et avait commencé à le menacer de s’en servir. Sans crainte, Tony avait retiré son bras et s’était approché du jeune homme qui, surpris par la réaction de son adversaire, avait reculé d’au moins trois pas. Shaï en avait profité pour se sauver à vélo. Après quelques mètres, cependant, elle avait eu des remords et s’était arrêtée pour voir ce que devenait son sauveur.
Lèv menaçait son rival avec beaucoup moins d’aplomb que la première fois, alors que celui-ci continuait d’avancer jusqu’à se retrouver face à lui.
— Vas-y ! Frappe, mauviette ! T’as même pas le cran d’le faire.
Puis, Tony avait attrapé la batte. Lèv avait tenté de la récupérer, mais son adversaire était bien plus fort que lui. À son tour coincé, il avait réalisé que provoquer cette brute n’avait pas été l’idée la plus brillante qu’il avait eue. Son adversaire commençait à le menacer de son poing lorsque soudain un bruit fracassant avait retenti. Tony s’était agenouillé en hurlant de douleur : Shaï avait réussi à se faufiler discrètement derrière lui et avait dirigé toute sa force dans un coup de pied à destination de son entrejambe.
Libéré de son emprise, Lèv s’était précipité derrière la jeune fille et ils avaient déguerpi à toute vitesse. Elle l’avait emmené jusque chez elle où, le cœur battant, elle l’avait remercié d’être intervenu. Ce jour-là, une belle amitié était née et ils étaient devenus inséparables… jusqu’au divorce des parents de Lèv.
Émue par ses souvenirs, Shaï s’appuya légèrement contre le dos de son ami d’enfance. Lèv était revenu dans sa vie et cette pensée la rendait… heureuse. Elle ne savait pas où cette histoire les mènerait, mais pour l’heure, elle s’en fichait. Son ami conduisait avec aisance la moto à travers les rues de Greenport. Avec lui, la jeune femme se sentait en confiance. Elle savait que jamais il ne la mettrait en danger, et c’était un sentiment que même cinq années de séparation n’avaient pas altéré.
Lèv retint un frisson en sentant les mains de Shaï s’agripper plus fermement à son blouson. Elle lui avait tellement manqué. Il aurait aimé le lui dire, mais exprimer ses sentiments n’avait jamais été son fort, et ce n’était pas cinq années d’éloignement qui allaient arranger ça. Il se contenta donc de savourer le fait qu’elle soit là, juste derrière lui.
Le trajet fut cependant trop court. Arrivé au bout de la rue, Lèv gara la moto devant la maison de Shaï.
Le jeune homme n’avait pas revu ce lieu depuis l’enfance. Cela lui évoquait les plus beaux moments de sa vie, mais aussi les pires. Comme cette nuit de 2058 durant laquelle ses parents s’étaient disputés si fort à la maison qu’ils en étaient arrivés aux mains. Lèv s’était échappé par la fenêtre de sa chambre alors qu’il pleuvait des trombes d’eau et que l’orage se déchaînait sur la ville. À l’époque, il n’avait que 13 ans, mais il était déjà suffisamment grand et fort pour escalader la palissade sous la fenêtre de sa meilleure amie. Il avait frappé au carreau de sa chambre alors que la jeune fille dormait à poings fermés. Elle s’était réveillée en sursaut lorsqu’il avait frappé une deuxième fois. Dès qu’elle l’avait aperçu, complètement trempé derrière la vitre, elle avait couru lui ouvrir. Quelque chose n’allait pas, elle le savait.
Dans l’obscurité, elle avait tenté de veiller sur lui, mais elle était incapable de voir si c’étaient des larmes ou des gouttes de pluie qui ruisselaient sous ses yeux. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’il souffrait.
Avec le temps et la complicité, ils avaient développé une sorte de lien télépathique entre eux. Sans rien dire, elle l’avait fait asseoir sur son lit et avait déposé une couverture sur ses épaules pour le réchauffer. Elle l’avait pris dans ses bras et ils étaient restés ainsi plusieurs minutes, partageant une amitié qui allait bien au-delà des mots. Puis, elle avait tendrement posé sa main sur son visage et leurs regards s’étaient trouvés. Leurs fronts s’étaient touchés, leurs nez s’étaient rencontrés et leurs yeux s’étaient fermés.
Ce moment, Lèv ne l’avait jamais oublié. Même si ce qu’il avait vécu à cet instant n’avait rien de comparable avec les épreuves qu’il avait subies les années précédentes, la présence de Shaï avait une fois de plus été le remède miraculeux permettant sa survie.
Refoulant ses souvenirs dans un coin de sa mémoire, il arrêta le moteur. La jeune fille descendit et lui redonna son casque.
— Je suis heureux de t’avoir revue, lui confia-t-il.
— Moi aussi.
Elle s’approcha et l’embrassa sur la joue.
— Encore merci pour la balade.
— Il n’y a pas de quoi, répondit-il automatiquement, encore sous le coup de ce baiser inattendu.
— On se voit demain ?
— Avec plaisir.
Son entrain faisait vibrer sa voix et, un instant, Lèv eut peur que cela ne l’effraie. Mais Shaï lui offrit son fabuleux sourire en retour, celui qu’il adorait depuis tant d’années. Rasséréné et un brin euphorique, il la regarda remonter l’allée pour rentrer chez elle. Puis, il enfourcha sa moto et mit les gaz.
Malheureusement, il ne vit pas le signe de la main que lui adressa Shaï, debout sur le perron, tandis qu’elle le regardait quitter la rue.
*
Le silence régnait dans la maison. Voilà qui était plutôt étrange, pensa Shaï. Habituellement, le son du violon de son père l’accueillait aussitôt le seuil franchi. En effet, Charly était violoniste dans l’orchestre philharmonique de Newark et participait fréquemment à l’élaboration de musiques de film. Avec les années, il avait pris l’habitude de répéter aux heures où sa fille revenait de l’école. Mais, ce jour-là, aucun son ne troublait le lourd silence qui pesait sur la maison. Pas de musique, tout était calme et silencieux.
Shaï déposa ses clés sur le support mural et s’avança vers l’entrée de la cuisine en s’attendant à y trouver sa mère. Personne.
Cela l’intriguait de plus en plus. Elle entendit soudain un bruit provenant du living-room. Elle traversa le vestibule pour arriver dans l’encadrement de la porte et y découvrit ses parents qui chuchotaient sur le canapé. Ils étaient penchés l’un vers l’autre, comme s’ils complotaient quelque chose. Quelques phrases lui parvinrent :
— Elle ne va jamais y croire.
— C’est pour ça qu’il faut attendre vendredi.
— Je ne suis pas d’accord.
— Tu sais comment ça marche. Il faut…
Avisant la présence de sa fille, Lorie interrompit brutalement la conversation. Elle changea de position d’une gestuelle inhabituellement tremblante et maladroite. Shaï observa ensuite son père qui était légèrement plus détaché, mais sur le qui-vive. La situation le rendait évasif et attentif à ses propres réactions. Vraiment très étrange.
— Shaï, ma chérie ! Tu es rentrée !
La voix de sa mère vibrait de nervosité à ses oreilles. Quoi que ses parents essaient de lui cacher, cela semblait les mettre très mal à l’aise.
— Oui, comme tous les soirs. Je suis même un peu en retard. J’ai loupé mon bus.
Lorie observa l’horloge.
— Ah oui, en effet !
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda la jeune femme, espérant sans trop y croire qu’on lui donnerait enfin quelques réponses.
Les parents semblaient gênés et souriaient compulsivement sans raison apparente.
— Rien. Tout va bien.
Un long silence s’installa, chacun s’observant, dans l’expectative.
— Bon, je monte faire mes devoirs.
Cachant son soupir, déçue, la jeune fille emprunta lentement l’escalier alors que ses parents redirigèrent chacun leur attention sur leur holotab1. À mi-chemin, elle s’arrêta et se retourna pour observer sa mère. Devait-elle lui parler de ses découvertes ? Était-elle seulement au courant de ce qu’Alyson cachait ? Parlaient-ils de cela quand elle était rentrée ? Si ce n’était pas le cas, elle prenait le risque de lui briser le cœur. Après réflexion, elle se résolut à garder ce secret pour elle, le temps d’y voir plus clair et d’obtenir des explications.
Elle partit dans sa chambre et tenta de reprendre une vie normale.
*
Jeudi 10 mai 2063
Comme à son habitude, Shaï était la première dans la salle de cours. Lorsque ses camarades arrivèrent en troupeau, Lèv se dirigea immédiatement vers elle.
— Je peux m’asseoir ? lui demanda-t-il en désignant la place vacante à ses côtés.
— Bien sûr.
Shaï sentit les coins de sa bouche s’étirer d’eux-mêmes en un large sourire. Son cœur, lui, avait décidé de battre la chamade. Elle l’entendait résonner dans sa cage thoracique tandis que Lèv posait son sac et prenait place sur le siège à côté d’elle.
— On se croirait au cours élémentaire, plaisanta-t-il.
Shaï laissa échapper un petit rire nerveux avant de se rattraper. Mais qu’est-ce qui lui arrivait de ricaner ainsi ? Cela ne lui ressemblait pas du tout. Reprends-toi, s’adjura-t-elle en silence.
Heureusement, Mme Newton, leur professeure d’anglais, demanda le silence et démarra son cours.
— Shakespeare ! annonça-t-elle fièrement.
Malgré les grognements peu enthousiastes de ses élèves, l’enseignante diffusa à chacun un passage de Roméo et Juliette sur leur holotab, puis commença l’analyse de texte.
Shaï absorba ses paroles avec passion. Les œuvres de cet auteur, écrites plusieurs centaines d’années auparavant, la fascinaient. La vie qu’il décrivait était si différente de la sienne ! Il y avait quelque chose, dans le passé en général, qui l’attirait, l’intriguait, comme un mystère insaisissable qui la narguait.
Soudain, elle perçut un bruit sourd de papier déchiré. Elle tourna son regard en direction de Lèv, assis droit comme un piquet avec un petit rictus en coin, les mains cachées sous la table. Elle voulut comprendre ce qu’il faisait, mais il lui ordonna d’un mouvement ferme du coude de détourner son regard. Intriguée, elle se plia néanmoins à ses instructions et tenta à nouveau de suivre le cours. Il lui était cependant maintenant impossible de retrouver sa concentration. Elle ne cessait de se questionner sur les manigances de Lèv. De temps à autre, il se reculait légèrement pour observer le résultat de ses propres manipulations sous la table, ce qui agaçait prodigieusement la jeune femme. Avec un soupir, elle essaya vaillamment d’ignorer les gesticulations de son voisin.
Quand il termina enfin son œuvre quelques minutes plus tard, Shaï était à nouveau plongée dans le cours d’anglais. Il tenta alors d’attirer son attention en tapotant discrètement le bois de la table du bout de l’ongle, mais rien n’y fit : elle était absorbée par les paroles du professeur. Il essaya donc une autre méthode : il orienta son crayon de papier sous la table, mine pointue en avant, en espérant entrer en contact avec la jambe de sa camarade. Il réalisa avoir mal évalué la distance lorsque celle-ci étouffa soudainement un cri de douleur.
L’enseignante interrompit son récit et fusilla du regard les deux étudiants qui chahutaient. Un silence glacial s’installa quelques secondes avant que la leçon ne reprenne.
Shaï sentit son estomac se nouer. Elle n’avait pas pour habitude de se faire remarquer. Lèv lui fit alors signe de regarder sous la table et lui donna un petit bout de papier. Elle le posa sur sa jupe et découvrit une caricature humoristique de Mme Newton, avec d’énormes lunettes et de grandes dents pointues. Retrouvant le plaisir de leur complicité, Shaï eut l’idée d’aller plus loin : elle prit le crayon des mains de Lèv et ajouta une moustache et des cornes. Elle redonna le dessin à son ami, qui ne put se retenir de rire.
L’enseignante se retourna à nouveau, vibrante de colère :
— Puis-je enfin savoir ce qui se passe ?
Les deux étudiants se redressèrent instantanément, la mine sérieuse. Dans sa précipitation, Lèv fit malencontreusement tomber le dessin.
— Rien madame, répondirent-ils en chœur.
Celle-ci les observa d’un air supérieur, prête à exploser, puis s’abaissa pour ramasser le papier. Elle contempla l’œuvre en soupirant.
— Dehors !
— Excusez-nous mada…
— Dehors ! hurla-t-elle. Vous avez gagné une visite chez le directeur !
À ces mots, Shaï sentit une terreur froide la submerger. C’était la première fois de sa vie qu’elle se faisait renvoyer de classe. Cela ne lui ressemblait pas.
Mais comment avait-elle pu oublier que, plus jeune, Lèv avait déjà un talent fou pour s’attirer des ennuis ? Et aujourd’hui, cinq ans plus tard, elle l’avait naïvement suivi dans son jeu. À présent, elle s’en voulait terriblement.
Tous deux se levèrent et suivirent Mme Newton hors de la salle. Quelques instants plus tard, elle les laissa sous l’œil averti de la secrétaire, le temps que le directeur termine sa conversation téléphonique dans la pièce voisine.
Shaï devint pâle sur sa chaise, honteuse de son comportement. Les récriminations tournaient en boucle dans sa tête. Pourquoi avait-elle cédé au jeu de Lèv ? Elle valait mieux que ça. Elle aurait dû être assez forte pour ne pas le suivre. Qu’allaient en penser ses parents ? Cette pensée en particulier lui donnait la nausée. Elle plongea sa tête au creux de ses mains et se pencha en avant, les coudes appuyés sur les genoux. Lèv, en revanche, semblait plutôt détendu, conservant un sourire pincé au coin des lèvres.
— Il y a un bal rétro au bord de l’océan samedi soir. Ça te dirait qu’on y aille ensemble ?
Elle le dévisagea sans savoir quoi dire, la bouche ouverte, oscillant entre colère et frustration.
Avant qu’elle ait pu répondre, cependant, M. Johnson ouvrit la porte.
— À vous deux. Suivez-moi.
Ils obéirent en silence et s’assirent face à lui, devant son bureau.
— On m’a expliqué que vous aviez perturbé le cours d’anglais.
Le silence régna un court instant. L’ambiance était électrique. Le directeur dirigea alors son regard vers la jeune femme.
— Je suis très sincèrement déçu et surpris de votre implication dans cette histoire, mademoiselle.
— Je suis désolée, répondit Shaï, les larmes aux yeux.
— Ça ira pour cette fois. Je me contenterai d’un simple avertissement.
Puis, il observa Lèv plus sévèrement.
— Quant à vous, c’est à peine votre deuxième jour dans cet établissement et vous vous faites déjà remarquer.
— Je suis désolé.
— Je ne suis pas convaincu de votre sincérité, jeune homme, mais pour y remédier, vous viendrez en colle samedi matin.
Lèv ne tenta pas de se défendre, acceptant la sentence, ce qui ne fut pas le cas de son amie, que cette injustice révoltait.
— M. Johnson, sauf votre respect, je trouve ça injuste. Je suis tout aussi coupable que Lèv dans cette histoire. Je ne vois pas pourquoi il mériterait une punition plus lourde que la mienne.
— Vous souhaitez peut-être venir en colle, vous aussi ?
— Si ça peut rétablir la justice, alors oui, rétorqua Shaï. Faites-le ! Nous sommes tout aussi fautifs l’un que l’autre.
Le directeur parut sidéré par sa réaction. Avec son excellent dossier, elle faisait partie des meilleurs élèves de l’établissement, ceux qui contribuaient à valoriser son image et qui en faisaient sa fierté. Il était évident que le directeur ne s’attendait pas à la voir mettre en doute son autorité. Troublé, il resta silencieux et fixa Shaï dans le blanc des yeux. Celle-ci soutint son regard sans sourciller. Il finit par capituler et s’adressa à Lèv.
— Vous avez de la chance, M. Townsen, d’avoir une amie si sérieuse et bienveillante. Je vous accorde le bénéfice du doute. Nous en resterons là pour cette fois.
— Merci monsieur.
— Ne me le faites pas regretter ! Que cela ne se reproduise plus !
— Merci, répondirent en chœur les deux complices.
— Filez ! Hors de mon bureau.
Ils obéirent et sortirent en faisant profil bas. Une fois dans le couloir, ils marchèrent en direction de la salle de cours. Lèv attrapa son amie par la main et la retint près de lui.
— Merci Shaï.
Celle-ci observa leurs mains enlacées, puis le regard pénétrant du jeune homme tout en restant muette.
— Au fait, tu ne m’as pas répondu tout à l’heure. Ça te dit de venir au bal avec moi samedi soir ?
Shaï se remémora ce qui venait de se passer. Cela ne lui ressemblait pas et Lèv ne semblait pas en avoir tiré de leçons, comme s’il avait déjà vécu ce genre de situation à maintes reprises. Avait-il une mauvaise influence sur elle ? Elle qui était si sérieuse et si sûre de l’avenir qu’elle convoitait, elle ne se reconnaissait plus depuis qu’elle l’avait retrouvé.
Puis, elle songea à sa grand-mère. Elle se rappela qu’une longue discussion les attendait toutes les deux le lendemain. Elle se demanda dans quel état elle serait après cette conversation. Et si la vérité était pire que ce qu’elle imaginait ?
— Écoute Lèv, dit-elle en libérant sa main. J’en ai très envie, mais j’ai certains problèmes à régler en ce moment. C’est compliqué.
— Même si nous nous sommes perdus de vue depuis longtemps, je te connais par cœur. Quand tu ne dis pas non, ça veut toujours dire oui. C’est juste que tu ne le sais pas encore.
Qu’est-ce qu’ils pouvaient l’agacer, lui et son sourire provocant ! Comment pouvait-il être aussi sûr de lui ? Peut-être avait-elle changé depuis cinq ans. Peut-être que quand elle ne disait pas oui, cela voulait juste dire qu’elle n’avait pas pris de décision.
— À ta place, je n’en serais pas si sûre, rétorqua-t-elle en guise d’avertissement.
— Dans ce cas, voilà ce que je te propose : quoi que tu décides, j’irai au bal et je t’y attendrai. Si tu ne viens pas, je ne t’en voudrai pas. Et dans le cas contraire, je serai heureux de passer la soirée avec toi.
Shaï accepta en maugréant avant de se diriger vers la salle de cours.
Elle avait presque envie de ne pas y aller juste pour lui donner une bonne leçon. D’un autre côté, l’idée de passer toute une soirée avec Lèv lui plaisait… Mais le bal était le lendemain de sa discussion avec sa grand-mère. Après ses explications, elle n’aurait peut-être aucune envie d’enfiler une robe et de danser toute la nuit. Ce serait cruel de dire oui à Lèv, puis de l’abandonner. Mieux valait ne pas lui donner de faux espoirs.
*
Vendredi 11 mai 2063
Sa jambe piétinait sous la table et sa main avait la tremblote. Depuis le matin, Lèv trouvait Shaï distante. Cela l’inquiétait. Lui en voulait-elle pour leur petit dérapage de la veille ? L’avait-il mise mal à l’aise avec son invitation au bal ? Il ne cessait de se torturer l’esprit à la recherche d’une explication. Quelque chose la préoccupait, il ne pouvait le nier, et il redoutait d’être à l’origine de cette angoisse.
Sur le cadran de l’horloge, les aiguilles tournaient plus lentement que d’habitude. C’était insupportable. Lorsqu’enfin arriva 18 heures, Shaï remballa ses affaires avant même que la sonnerie ne retentisse. Après s’être levée précipitamment, elle se tourna vers son ami.
— Je suis désolée, je ne peux pas t’attendre. Je dois partir immédiatement.
Sans lui laisser le temps de répondre, elle sortit de la classe à toute vitesse, abandonnant Lèv à ses tourments. Sidéré, le jeune homme resta un instant immobile, figé sur place. Il ne l’avait jamais vue ainsi, aussi… fébrile. S’ébrouant, il rangea ses affaires dans son sac aussi vite que possible, prit le reste sous le bras et courut la rattraper dans le couloir.
— Attend ! cria-t-il.
Elle s’arrêta brusquement près des portes vitrées de l’école et sautilla sur place en soupirant. Elle leva les yeux au ciel, puis se retourna pour lui faire face.
— Que se passe-t-il ? Il y a un problème ?
— Non, répondit-elle, tiraillée, coincée par ce secret qu’elle ne pouvait lui révéler.
— C’est à propos de mon invitation au bal, demain ?
— Non ! Je te jure, ça n’a rien à voir. C’est… compliqué. Mais ça ne te concerne pas. C’est une histoire de famille.
— D’accord. J’accepte de te croire.
Incapable de rester immobile plus longtemps, elle reprit rapidement son chemin avec Lèv dans son sillage. Ce dernier, soulagé de n’être pas la cause de son agitation, réfléchit à ce qu’il pouvait bien faire pour l’aider.
Il remarqua alors qu’au lieu de se diriger vers le parking sur lequel attendait traditionnellement le bus, Shaï partait dans la direction opposée.
— Tu ne prends pas le bus ce soir ?
— Non, je vais chez ma grand-mère, répondit-elle sans se retourner.
— Mais c’est à une demi-heure à pied !
— Ce n’est pas si long que ça en a l’air.
— Je t’emmène ?
Avec un soupir excédé, elle se tourna vers lui. Il lui tendait déjà son casque avec défi. Après un instant d’hésitation, elle accepta son offre, saisit son casque et le suivit jusqu’à sa Harley.
Elle s’étonna de n’éprouver aucune crainte à l’idée de monter à nouveau sur une moto. C’était une première ! Elle qui avait toujours été prudente, elle trouvait cela presque normal à présent. C’était un petit détail qui révolutionnait sa vie.
Elle positionna ses bras autour de la taille du jeune homme et s’y cramponna avec tendresse. Et comme la veille, il roula doucement dans la ville… avant de bifurquer sur Moores Lane et de profiter de la grande ligne droite à la sortie de l’agglomération pour faire une pointe à 90 miles à l’heure. Oubliée la tendresse, Shaï s’agrippa à lui de toutes ses forces. Les sensations que cela procurait étaient indescriptibles ! Après un bref moment de frayeur, elle s’aventura même à écarter les bras au vent pour s’enivrer de cette fabuleuse sensation de liberté.
Quelques minutes plus tard, ils pénétrèrent dans Willow Drive et s’arrêtèrent devant la maison de sa grand-mère. Shaï descendit de la moto et rendit le casque à son propriétaire. Elle posa ensuite tendrement la main sur son bras et, un instant, leurs regards se croisèrent. Le temps fut comme suspendu.
— Merci pour cette balade.
Lèv dut faire un effort pour déglutir et parvenir à articuler quelque chose en retour.
— On recommence quand tu veux. Je peux même venir te chercher demain soir si tu le souhaites.
— Lèv…
— J’ai compris, ne t’inquiète pas. Tu es toujours indécise, mais je sais que tu diras oui. Je te connais.
Le sourire qu’il lui adressa était désarmant. Shaï se sentit fondre.
— Tu sais, j’ai beaucoup changé depuis ce temps où tu lisais en moi comme dans un livre ouvert, dans les couloirs de l’hôpital.
— Je t’attendrai au bal, se contenta-t-il de répondre en détournant le regard.
Sans rien ajouter, la jeune femme se pencha pour déposer un baiser sur sa joue.
Elle traversa le jardin de sa grand-mère à reculons, ne voulant pas quitter des yeux son ami nouvellement retrouvé. Elle lui offrit son merveilleux sourire et le cœur de celui-ci s’accéléra. Avant d’arriver sur le perron, elle lui fit un dernier signe de la main en guise d’adieu et l’observa quitter la rue sur sa Harley. Soudain, alors qu’elle s’apprêtait à frapper à la porte, celle-ci s’ouvrit spontanément.
— Bonjour, ma petite Shaï ! l’accueillit joyeusement sa grand-mère. Entre donc, ne reste pas sur le palier.
Les deux femmes traversèrent le hall et pénétrèrent dans le salon.
— Je peux t’offrir un thé glacé et un biscuit au chocolat ?
— Je préférerais qu’on parle, mamy.
La voix de Shaï était ferme, mais la vieille dame n’en tint pas compte.
— Je vais quand même te chercher à boire et à manger. Nous risquons d’en avoir pour un petit moment.
Restée seule, la jeune femme prit place dans un grand fauteuil confortable. Cette petite manie qu’avait sa grand-mère de toujours veiller à son bien-être la fit sourire.
— Depuis quand fais-tu de la moto ? demanda celle-ci depuis l’autre pièce.
— Je n’en fais pas. Lèv a juste proposé de m’emmener.
— Lèv ? Ton ami d’enfance ?
— Oui, il a emménagé de nouveau dans les parages il y a quelques jours.
Shaï fut soulagée de constater que sa voix demeurait ferme, ne reflétant en rien le trouble qu’elle ressentait lorsqu’elle pensait à Lèv. Alyson réapparut alors dans l’encadrement de la porte. En pleine réflexion, elle chuchota :
— Ce n’est pas un hasard.
— Que dis-tu, mamy ?
— Rien, répondit-elle en revenant à elle.
Elle s’installa face à sa petite fille.
— Et alors, c’est ton petit ami ?
— Voyons mamy ! Non !
— Pourquoi as-tu honte ? Ce sont des choses de ton âge à présent. Il ne te plaît pas ?
La question se voulait innocente, mais Shaï n’était pas dupe. Le pétillement qui brillait dans les yeux de sa grand-mère ne lui avait pas échappé.
— Si, dit la jeune femme d’un ton monotone.
— Mais ?
— Mais on ne se ressemble pas du tout, lui et moi. Il n’a aucune véritable ambition, il veut simplement faire de la moto et dessiner. On ne crée pas une vie avec cela !
— Et pourquoi pas ? J’ai bien gagné la mienne en tant qu’actrice. Ce n’est pourtant pas une profession que la plupart des parents conseilleraient à leurs enfants. Et regarde où tout ça m’a menée.
— Oui, mais tu es une exception, mamy.
— Tout le monde est une exception ! Il suffit d’y croire suffisamment fort et d’être prêt à se dépasser chaque jour et son lendemain.
— Cela me rappelle le film que tu as réalisé et qui t’a valu ton dernier Oscar. Tu cites cette phrase au tout début.
— Oui, en effet, répondit Alyson, la mine grave.
— D’ailleurs, j’imagine que tu as dû tourner cette scène il y a très longtemps. On dirait que tu as 35 ans à l’image. Comment as-tu eu l’idée de réaliser un film en entrelaçant des rushs de tournages faits tout au long de ta vie ?
— C’est une longue histoire, ma chérie. Sache néanmoins qu’il ne s’agissait pas de rushs, mais bien de moments de ma vie réelle.
Le silence s’installa. Prenant une grande inspiration, Shaï décida qu’il était temps de lui rappeler la raison de sa visite.
— En parlant de longue histoire, pourrait-on reprendre cette conversation que tu repousses depuis trois jours ?
La vieille femme se leva, quitta la pièce et revint quelques secondes plus tard avec une photographie prise dans un Photomaton. Les couleurs un peu passées laissaient penser que l’image datait de plusieurs décennies. On y voyait Alyson riant aux éclats aux côtés d’un jeune homme d’une vingtaine d’années.
— Qui est-ce ? demanda Shaï, intriguée.
— C’est ton grand-père. Il s’appelait Frédéric.
— Mon grand-père…
La jeune femme contempla la photo un instant, perdue dans ses pensées. Ainsi, elle avait eu raison. L’un de ses grands-parents n’avait pas de véritable lien biologique avec elle. Vu sa ressemblance avec sa grand-mère, il était presque logique que cela concerne grand-père Marc.
— S’appelait ? souligna alors la jeune femme.
Sa grand-mère confirma d’un mouvement lent de la tête.
— Tout le monde l’appelait Fred. Il a changé ma vie…
Soudain, sa respiration se fit saccadée. Elle cessa de parler et quelques larmes roulèrent sur ses joues. Choquée, Shaï réalisa que c’était la première fois qu’elle voyait sa grand-mère pleurer en dehors de ses films. Elle en eut le cœur brisé et s’empressa de prendre la vieille dame dans ses bras.
— Mamy, ça va ?
Celle-ci releva son visage en pleurs et, contre toute attente, Shaï constata qu’elle rayonnait de bonheur. Une lueur d’espoir brillait dans son regard.
— Qui était-ce ?
— Quelqu’un d’exceptionnel !
Shaï écouta attentivement.
— C’était le garçon le plus drôle que j’ai connu, et il avait ce feu en lui, cette volonté de toujours croire en un avenir meilleur. Il racontait les histoires comme personne… Ton grand-père est un ange.
La vieille femme s’était mise à parler très vite. Elle comprit qu’en continuant ainsi, sa petite-fille allait rapidement perdre le fil. Elle reprit sur un ton plus posé.
— Veux-tu connaître toute l’histoire ?
Une partie de Shaï appréhendait la suite, mais une autre tenait fermement à connaître la vérité. D’un hochement de tête, elle encouragea sa grand-mère à poursuivre. Quelle que soit l’histoire, elle voulait l’entendre.
— Très bien. Je vais tout te raconter, tel que Fred l’aurait fait. Tout a commencé en 2008…
Elle se reprit.
— Excuse-moi. Tout a commencé en 2018…
1 Holotab : tablette tactile holographique. La base de projection est située dans un bracelet et diffuse une image tridimensionnelle face à l’utilisateur. Appareil présent dans 95 % des foyers américains en 2063.
N’as-tu jamais fait un de ces rêves qui ont l’air plus vrais que la réalité ? Si tu étais incapable de sortir d’un de ces rêves, comment ferais-tu la différence entre le monde réel et le monde des rêves ?
Matrix, réplique de Morpheus (Laurence Fishburne)
Dimanche 30 septembre 2018
« Quand j’étais petit, j’avais peur des tracteurs… alors j’ai décidé d’être acteur ! »
Voici encore une des répliques idiotes d’Alexander. Alexander qui n’arrive jamais à être sérieux plus de deux minutes par année bissextile. Tout comme : « Oh regarde ! Papa est là. Ah oui… et maman couscous ! ».
Ses histoires ne veulent rien dire, mais il adore faire des jeux de mots. D’ailleurs, vous connaissez l’histoire de l’avion qui se crashe ? Elle est de lui, celle-là aussi.
« C’est l’histoire d’un avion qui se crashe. Après analyse de la boîte noire, les experts ont conclu que l’accident était dû à la journée porte ouverte que le pilote avait organisée dans l’appareil ce jour-là. »
La fois où il nous l’a racontée, il s’est surpassé. Néanmoins, malgré ses blagues à l’humour douteux, Alexander est quelqu’un de bien.
C’est un jeune homme d’environ un mètre quatre-vingt, pas spécialement attirant, mais pas repoussant non plus. Au quotidien, il exprime très franchement ses opinions : il ne mâche pas ses mots. Résultat, les gens ont tendance à le cataloguer comme quelqu’un de buté, malgré son incroyable ouverture d’esprit. Et malheureusement, à force de blaguer à longueur de temps, personne ne le prend jamais au sérieux. C’est son plus grand défaut, bien qu’il soit souvent capable de nous surprendre.
D’ailleurs, dans notre petit groupe d’amis, les conversations les plus importantes ont souvent été initiées par lui. Quand on y réfléchit bien, Alexander est quelqu’un de très complexe. Il a un don. Lorsque tout va bien, il tient le rôle du rigolo de service, et lorsque notre petite bande traverse des périodes difficiles, il est notre ancre, celui qui nous maintient soudés. Toutes ces réflexions me paraissent soudain évidentes.
Il est 8 h 30, mon réveil vient de sonner, mais je n’ai pas encore trouvé le courage de me lever. J’aperçois quelques rayons de soleil qui parviennent à traverser les volets de ma chambre. Une belle journée s’annonce.
On est dimanche. Je n’ai rien à faire, rien ne presse, je peux me permettre de traîner un peu. Que c’est bon ! Aucune contrainte. Libre de faire ce que bon me semble. Puis, mes pensées s’évadent vers Alyson.
Je l’ai rencontrée au lycée, plus précisément lorsque j’étais en première. À l’époque, je la voyais tous les vendredis soir vers 23 heures, dans une boîte de nuit très branchée du quartier, et sa fragilité me faisait craquer. Elle était si innocente et réservée.
Dans notre petit groupe d’amis, nous étions quatre garçons et quatre filles. Lorsque nous avions des conversations entre mecs à propos des filles de notre bande, Sarah faisait toujours l’unanimité. Elle avait une forte personnalité et un physique avantageux. Mais au-delà de l’apparence, le charme d’Alyson faisait constamment battre mon cœur. C’était quelque chose que je ne contrôlais pas.
J’ai été le premier à percevoir sa beauté intérieure. C’était sans doute pour ça que je me sentais proche d’elle depuis si longtemps. Puis, en grandissant, elle est devenue une femme et a su extérioriser sa personnalité. C’est à ce moment-là que les autres garçons ont commencé à s’intéresser à elle. Bien sûr, tout ça s’est produit bien avant qu’elle ne découvre qu’elle était une sorcière. Dès lors, elle et moi étions totalement en phase. Il suffisait que je la regarde pour comprendre ce qu’elle avait en tête. Et, alors qu’elle se découvrait des pouvoirs surnaturels et qu’elle développait sa personnalité, de mon côté, je continuais de grandir et repoussais constamment les limites de mon esprit. Au quotidien, je découvrais de nouvelles connaissances qui me permettaient de bâtir une grande force intérieure, une sorte de rage de toujours vouloir me dépasser et de me prouver chaque jour et son lendemain que je pouvais faire encore mieux.
Nous avions beaucoup de points communs. Nous évoluions ensemble dans la même direction. Grâce à elle, j’ai découvert le monde du cinéma, et, malgré le cursus scientifique dans lequel je m’étais engagé à l’université, je rêvais de me lancer dans la réalisation d’un long-métrage.
Je suis parti à la rencontre de professionnels du métier, ce qui a beaucoup impressionné mes amis. Pour la première fois de ma vie, je me suis senti important. Je n’étais plus le petit Fred timide et réservé que tout le monde connaissait. Ma détermination avait fait de moi celui qui osait aller plus loin que les autres, celui qui était différent. Plutôt que de me laisser entraîner par le mouvement des études, je traçais déjà ma propre voie. Je me plaisais alors à penser que c’était sans doute ce que ressentait Alyson avec ses nouveaux pouvoirs surpuissants. Elle aussi était devenue… différente. Puis, nous avons dû partir chacun de notre côté, à la recherche de nos limites. Avec sa magie, elle a combattu les monstres, les vampires et toutes les autres créatures de la nuit, pendant que je me battais contre mes propres démons intérieurs.
Soudain, une alarme stridente retentit. En ouvrant un peu plus les yeux, je contemple les murs gris de ma chambre, avant de lancer mon bras pour arrêter mon réveil qui continue de hurler. Ce dernier affiche 9 heures. Ma tête, confuse, s’enfonce dans l’oreiller avec un soupir. La journée commence. Et des étirements s’imposent.