Amère fortune - Pierre Delmas-Goyon - E-Book

Amère fortune E-Book

Pierre Delmas-Goyon

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Beschreibung

Un couple très âgé conservait dans une boîte en fer enterrée dans son jardin les économies de toute une vie qu’il dénommait « la Fortune ». Lorsque la femme décède, le mari découvre que leur précieux magot a disparu. Aussitôt, des meurtres surviennent et Antoine Marchal, jeune juge saisi de l’affaire, se retrouve plongé dans une enquête complexe. Au-delà de la recherche du coupable, ce récit explore les situations d’une rare intensité auxquelles est confronté le magistrat, toujours à la recherche d’une justesse qui est l’essence même de la justice.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Fruit de l’expérience professionnelle de Pierre Delmas-Goyon en tant que magistrat, cet ouvrage tire son inspiration de l’atmosphère des palais de justice. Il est toutefois important de noter que cette œuvre est purement fictive et ne constitue en aucun cas des mémoires ou une chronique judiciaire.

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© Lys Bleu Éditions – Pierre Delmas-Goyon

ISBN : 979-10-422-2732-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

 

 

 

Un vrai temps de Toussaint. De la pluie, une pluie fine et têtue, une bise glaciale qui soufflait par rafales et qui faisait s’envoler les feuilles mortes.

 

Antoine marchait à pas rapides en direction du palais de justice. Inutile de chercher à se protéger avec un parapluie que le vent aurait aussitôt retourné. Il serrait contre lui le col de son imperméable afin de s’abriter le mieux possible. Il pensait à l’interrogatoire qu’il allait devoir mener dans son cabinet d’instruction. Il ne savait pas trop comment s’y prendre. L’expérience qu’il avait acquise en cinq années d’exercice lui avait montré que la théorie et les enseignements qu’il avait reçus à l’école de Bordeaux ne sont pas d’un grand secours lorsque l’on se trouve face à des personnes dont les actes et le comportement défient la logique. Les déductions toutes faites ne servent alors à rien. Il faut écouter pour comprendre. Oui, mais comprendre quoi ? Comment comprendre Khadija, la jeune femme qu’il allait interroger tout à l’heure ? Pesaient sur elle de très forts soupçons d’avoir assassiné son neveu Mohamed, âgé de cinq ans, ou du moins d’avoir participé à ce crime. Plusieurs témoins l’avaient vue aborder l’enfant à la sortie de l’école. Elle avait hélé un taxi et elle était partie avec lui. Elle s’était fait déposer le long d’un canal. On n’avait jamais revu vivant le jeune garçon. Sur les indications données par le chauffeur de taxi, des recherches avaient été faites et l’enfant avait été retrouvé noyé deux jours plus tard. Mais Khadija persistait à affirmer qu’elle n’était pas sortie de chez elle et qu’elle n’avait pas vu son neveu le jour des faits. On pouvait bien lui mettre sous le nez les déclarations qui contredisaient sa thèse, cela ne la gênait pas le moins du monde. Ce n’était pas de l’obstination ; ce n’était pas davantage de la provocation ou la marque d’un esprit fort, d’un tempérament rebelle refusant, quoi qu’il en coûte, la possibilité d’un aveu considéré comme déshonorant. Non. C’était autre chose. La pure logique d’un raisonnement n’avait aucune prise sur cette jeune femme illettrée et elle ne comprenait visiblement pas pourquoi on ne la croirait pas elle plutôt que ceux qui disaient le contraire, fussent-ils nombreux à apporter des témoignages concordants sans avoir pu se concerter, alors qu’ils ne la connaissaient pas et qu’aucun intérêt personnel n’avait pu les influencer. Même les propos du chauffeur de taxi, qui l’avait formellement identifiée et dont les déclarations avaient permis de retrouver le corps de la victime, ne la troublaient en aucune manière. Antoine avait déjà mené deux interrogatoires infructueux et, s’il espérait toujours un déclic pour sortir de cette impasse, il ne savait pas comment le provoquer. Il savait seulement que ce n’était pas en assénant à Khadija des déductions fondées sur l’analyse des preuves qu’il pourrait progresser.

 

Arrivé au tribunal d’Angers, il se dirigea rapidement vers son bureau. Toujours absorbé dans ses pensées, il répondit distraitement aux saluts des personnes croisées en chemin. Il n’avait vraiment pas envie d’engager une conversation.

 

Magalie Delaporte, la greffière du cabinet, était déjà là. Antoine l’appréciait beaucoup, non seulement pour son efficacité irréprochable, mais aussi pour sa fine compréhension des gens. Il était toujours instructif de lui demander ses impressions et de l’écouter lorsqu’un dossier sortait de l’ordinaire. Elle suivait aussi bien que le juge le déroulement des affaires et, n’étant pas comme lui absorbée par la conduite des auditions, elle était parfois la seule à percevoir des attitudes ou des détails qui avaient leur importance.

 

« Bonjour Magalie. Encore Khadija aujourd’hui. J’espère qu’on pourra en savoir plus cette fois-ci.

— Bonjour Antoine. Peut-être.
— C’est pas gagné. L’enquête tourne en rond et je n’ai rien à lui sortir qui puisse l’inciter à nous en dire davantage.
— De toute façon, ça n’est pas en agitant des feuilles de papier ou en lui opposant de brillants raisonnements que vous pourrez la toucher.
— Je suis bien de votre avis. Plutôt que de me remplir la tête d’une foule de détails qui ne me serviront à rien, j’ai décidé de faire le vide et d’observer. On verra bien. »

 

L’escorte fit entrer Khadija. Belle jeune femme âgée de seulement dix-neuf ans, elle avait un port altier et une peau très blanche qui contrastait avec ses cheveux noirs. Elle promena son regard sur le bureau, le mur, le juge, avec une égale placidité. Elle semblait parfaitement sereine. Elle était pourtant en détention provisoire depuis un mois, mise en examen pour assassinat. Pas une bagatelle.

 

Antoine resta un long moment à l’observer sans rien dire, ce qui ne la troubla pas le moins du monde. Elle avait vraiment un beau visage. Mariée à seize ans, elle était enceinte de son troisième enfant. Elle avait vécu au Maroc jusqu’à son mariage. Son époux, qui travaillait en France, l’avait alors amenée avec lui, dans ce pays dont elle ne savait rien, dont elle ne parlait pas la langue et dont elle ignorait tous les codes. Qu’est-ce qui pouvait être important pour elle ? Qu’est-ce qui pouvait la faire réagir et lui faire prendre conscience de l’importance de ce qui se passait dans ce bureau ? Peut-être fallait-il lui faire parler d’autre chose pour mieux la cerner.

 

« À quoi occupez-vous vos journées ?

— … »

 

Phrase trop compliquée. Elle avait certes appris à comprendre le français depuis trois ans, mais son langage restait sommaire, ce qu’expliquaient d’ailleurs surtout son illettrisme et une intelligence visiblement limitée.

 

« Qu’est-ce que vous faites en prison ?

— Couture, promenade et puis aussi je regarde des séries à la télévision.
— Vous vous entendez bien avec celles qui sont dans votre cellule ?
— Je suis seule depuis une semaine.
— Pourquoi ?
— Les filles me tapaient. Elles disaient que j’ai tué un enfant et que je mériterais de mourir.
— Vous ne vous ennuyez pas ?
— Si. Je voudrais être avec mon mari et mes enfants.
— Ils viennent vous voir ?
— Non.
— Vous savez pourquoi ?
— Non.
— Vous savez pourquoi vous êtes en prison ?
— Parce qu’on dit que j’ai tué Mohamed.
— C’est vrai ?
— Non.
— Pourquoi on vous accuse alors ?
— C’est le dossier.
— Vous savez ce qu’est le dossier ?
— Non. »

 

Le dossier bien sûr. Du concret. Il était posé sur son bureau et Antoine le regarda. Il comprenait déjà plusieurs centaines de feuillets, procès-verbaux d’auditions, de saisies ou de constatations, comptes-rendus d’enquêtes, planches photographiques, rapport d’autopsie confirmant que l’enfant était mort noyé, sans aucune trace de violence. Le tout était contenu dans une épaisse chemise cartonnée. Très lentement, Antoine rassembla les feuillets du dossier et il boucla la sangle, le transformant ainsi en un gros paquet d’un rouge vif, la couleur que le greffe réservait aux procédures criminelles. Il le poussa lentement vers la jeune femme, en lui disant d’une voix très douce :

 

« C’est ça le dossier. Il sait tout ce qui s’est passé. Il sait aussi tout ce qui a été dit. Le dossier vous accuse. »

 

Khadija regarda fixement le dossier et commença à s’agiter. Dans le cabinet d’instruction, le silence était total. Plusieurs minutes passèrent, interminables. Rougissante, le visage crispé, la jeune femme était de plus en plus troublée. Elle jeta un regard désespéré à son avocat qui, depuis le début de l’interrogatoire, gardait une mine renfrognée. Ne trouvant aucun secours de ce côté, elle tourna son regard vers Magalie qui la gratifia d’un sourire compatissant.

 

« J’ai peur du dossier », dit Khadija.

 

Antoine ne réagit pas. Il s’efforçait de paraître aussi neutre que possible. L’attention devait rester fixée sur la chemise cartonnée qui symbolisait les charges réunies au cours de l’enquête contre la personne qui lui faisait face. De plus en plus troublée, celle-ci ne quittait plus le dossier des yeux. Elle commença à trembler. Quelques minutes encore passèrent. Le silence était de plus en plus pesant. Comme si elle venait de prendre une brusque résolution, Khadija dit alors très vite :

 

« C’est mon mari qui a tué l’enfant. »

 

Antoine s’attendait à tout sauf à cela. Le mari n’apparaissait à aucun moment dans les actes de procédure et les témoins n’avaient vu qu’une femme seule avec le jeune garçon.

 

« Vous étiez avec lui ?

— Oui, répondit Khadija.
— Pourquoi a-t-il fait ça ? »

 

Antoine n’obtint aucune réponse à cette question, mais Khadija maintint avec obstination qu’elle n’avait fait que suivre les directives de son mari, qui était allé jusqu’au canal avec sa voiture et lui avait demandé de l’y rejoindre avec son neveu. Il fallait essayer de comprendre ce qui pouvait susciter cette nouvelle version, aussi peu convaincante que la précédente.

 

« Vous aimez votre mari ?

— Oh oui, beaucoup.
— Il est gentil avec vous ?
— Très, mais moins depuis quelque temps.
— Pourquoi ?
— Il se méfie et il est jaloux.
— Vous savez pourquoi ?
— C’est à cause de sa sœur. Elle habite Angers et il la voit souvent. Elle lui dit que je suis pas d’une bonne famille et que je suis pas une femme bien.
— Sa sœur, c’est la mère de l’enfant qui est mort ?
— Oui.
— À votre avis, que va-t-il se passer maintenant ?
— Vous allez arrêter mon mari et on sera en prison ensemble puisqu’on a fait ça tous les deux. Il pourra plus voir sa sœur. Elle sera plus là pour lui dire du mal de moi et mon mari sera aussi gentil qu’avant. »

 

Antoine n’en croyait pas ses oreilles. Dans quel monde vivait-elle ? Comment pouvait-elle une seule seconde imaginer que les choses pourraient se passer comme elle venait de le dire ? Un couple de meurtriers enfermés pendant des années dans une étroite cellule pour y vivre un parfait amour, loin de ceux qui cherchaient à les éloigner l’un de l’autre.

 

Inutile de poursuivre plus longtemps cet interrogatoire.

 

Ayant retrouvé son calme, Khadija quitta le cabinet aussi sereine qu’elle y était entrée. Son avocat la suivit, sans même dire au revoir au juge, l’air visiblement courroucé. Il n’avait pas ouvert la bouche. Il est certain que la nouvelle version de sa cliente ne lui simplifiait pas la tâche.

 

De rapides vérifications confirmèrent que le mari n’avait pu se trouver sur les lieux du meurtre au moment où il avait été commis, car il était alors sur son lieu de travail. Serveur dans une brasserie, il était en relation avec suffisamment de gens pour que son alibi ne puisse être mis en doute.

 

Apprenant les accusations portées contre lui par sa femme, il entra dans une violente colère qui fut décuplée lorsqu’il se trouva en sa présence pour les besoins d’une confrontation.

 

« Jamais je ne te pardonnerai, lui dit-il. Toute la famille, les amis, tout le monde est révolté par ce que tu as fait. Plus personne ne voudra te revoir et moi non plus je ne veux plus te voir. Tu n’existes plus pour moi. »

 

Khadija se mit à sangloter en s’agrippant à lui, comme si elle voulait le retenir. « Tu es complètement folle », lui dit-il d’un ton haineux. Comprenant qu’elle ne pourrait le ramener à elle, elle lui saisit le poignet d’un geste brusque et elle attrapa sa montre en disant « souvenir, souvenir ! ». Le mari se dégagea avec brusquerie. La jeune femme se laissa alors tomber de sa chaise et elle se mit à hurler en gesticulant sous l’effet d’une véritable crise de nerfs. Les gardiens de l’escorte intervinrent, mais elle continua à se débattre et à se tordre en tous sens. Les efforts pour la calmer furent vains. Un médecin fut appelé. Constatant son impuissance, il fit intervenir le SAMU. Plusieurs personnes furent nécessaires pour la maîtriser et elle fut amenée hors du palais de justice en ameutant tout le monde avec des cris stridents.

 

L’affaire était résolue, en ce qu’il n’y avait plus aucun doute sur l’identité de la meurtrière, qui ne tarda pas d’ailleurs à reconnaître qu’elle avait agi seule.

 

Questionnée par Antoine, elle lui dit alors qu’elle estimait n’avoir pas changé sa version des faits. Elle avait tué Mohamed pour retrouver son mari qui s’était éloigné d’elle et c’est donc bien lui qui était responsable de sa mort.

 

Comment s’y retrouver ? Comment arriver à vraiment comprendre les motivations de Khadija ? Souffrait-elle d’une pathologie mentale ? Dans la négative, son comportement était aberrant. Il était pourtant essentiel d’y voir plus clair avant qu’elle ne comparaisse devant la cour d’assises. Il ne restait, sur les faits, qu’à accomplir des actes d’instruction de pure routine et tout l’enjeu subsistant, mais il était de taille, portait donc sur la compréhension de la personne mise en examen. Antoine en parla à une magistrate de son tribunal qui était membre d’une commission chargée de réfléchir sur la responsabilité pénale et sur l’évolution du sens de la peine. Elle le mit en relation avec le professeur Roumary, un expert psychiatre, membre de cette commission, spécialiste de grande renommée, auteur de nombreux ouvrages qui faisaient autorité. Antoine usa de toute son éloquence pour l’intéresser à son dossier. L’expert, visiblement intrigué, accepta la mission, mais il posa des conditions. Il demanda que Khadija soit transférée dans la région parisienne afin qu’il puisse aller la voir toutes les semaines pendant deux mois. Il souhaitait que lui soit adjoint un jeune confrère pouvant, mieux que lui, connaître le milieu culturel dans lequel la jeune femme avait grandi. Antoine accepta sans réticence ces conditions qui démontraient le sérieux avec lequel le praticien entendait exécuter sa mission. Pendant l’indisponibilité provoquée par le déroulement de cette expertise, il mena à bien les enquêtes destinées à connaître le passé de Khadija.

 

Il attendit avec impatience le dépôt du rapport. L’expert vint enfin le lui remettre. Âgé d’une soixantaine d’années, mince et de petite taille, il émanait de lui quelque chose d’indéfinissable, mais qui produisait une agréable sensation d’apaisement. Difficile de ne pas faire confiance à son regard tout à la fois malicieux et plein de bonté. Il lui sourit et lui dit :

« Je vous remercie, monsieur le juge, de m’avoir confié cette affaire. Elle n’est vraiment pas banale et je vous avoue que je me suis intéressé à la personnalité de Khadija au point d’éprouver pour elle une sorte d’attachement, en dépit de l’horreur de son crime. C’est vraiment une femme surprenante. Elle ne présente aucune pathologie mentale structurée et je dois donc conclure à sa responsabilité pénale ; mais ce qu’il y a d’extraordinaire chez elle, c’est qu’elle n’est en rien façonnée, comme nous le sommes tous, par les conventions et par le vernis de la civilisation et qu’elle est d’une stupéfiante naïveté qui la fait agir et s’exprimer sans aucun filtre, si je puis employer cette image. Cela s’explique sans doute par son vécu. Je me félicite d’avoir pu être assisté par mon interne, qui, comme elle, est d’origine berbère et qui a donc pu comprendre le sens des propos qu’elle tenait, parfois difficiles à saisir. Son père s’est suicidé. Il avait une sœur qui tenait une maison close, ce qui peut expliquer bien des choses. Une fois orpheline, Khadija, accompagnée de sa mère, n’a eu d’autre ressource que de venir habiter chez cette tante. La jeune fille n’avait que quatorze ans et elle n’a pas eu à se prostituer, mais son futur mari ne l’en a pas moins connue alors qu’il était client de la maison de passe. Il a été frappé par sa beauté et il l’a épousée. Il est facile de comprendre que la sœur du mari, sachant d’où venait Khadija, lui ait été hostile et qu’elle ait eu le sentiment d’une mésalliance nuisible à la famille. Elle n’a cessé de mettre son frère en garde contre les risques d’infidélité de son épouse, prévisibles selon elle, compte tenu du milieu dont elle était issue. Le mari de Khadija, devenu méfiant, s’est mis de plus en plus souvent à l’enfermer dans leur appartement lorsqu’il partait travailler et elle s’est sentie désemparée face à cette hostilité, incompréhensible pour elle. C’est là qu’intervient la structure de sa personnalité, marquée par une mentalité particulièrement archaïque que l’on dénomme pensée magique. Pour le dire simplement, la pensée magique attribue aux autres le pouvoir de provoquer des événements, heureux ou malheureux. Sa belle-sœur avait le pouvoir d’éloigner d’elle son mari. Supprimer le fils aîné de celle-ci devait donc avoir pour effet d’annuler le pouvoir maléfique qu’elle lui attribuait et de retrouver tout l’amour dont elle s’estimait injustement privée.

 

— Merci monsieur l’expert. C’est passionnant et ça éclaire vraiment le comportement de Khadija. Mais quelle absurdité ! Que de vies gâchées ! »

 

Le professeur Roumary esquissa un sourire en prenant congé d’Antoine. « Vous avez raison. Mais si l’on regarde les choses avec plus de recul, que voit-on ? Des préjugés sociaux qui pourrissent des rapports humains, une jalousie qui perturbe une vie de couple et une vengeance. Quoi de plus banal ? »

 

Antoine ne trouva rien à répondre.

 

 

 

 

 

Chapitre 2

 

 

 

Juliette Chardoux fit irruption dans le bureau d’Antoine. Une entrée dans le genre volcanique, comme d’habitude. Antoine aimait bien Juliette, la plus futée sans doute des vice-procureurs du tribunal. De taille moyenne, les cheveux châtain foncé, elle avait quelques taches de rousseur qui lui donnaient un air juvénile et l’on était vite frappé par la vivacité du regard de ses yeux couleur noisette. Antoine appréciait surtout l’originalité de son esprit, qualité fort appréciable dans un monde marqué par le rigoureux formatage qu’impose le respect des procédures.

 

« Bonjour Antoine. Je viens d’ouvrir une information. J’ai appris que tu étais le juge d’instruction saisi et je voulais t’en parler. Ce n’est peut-être pas l’affaire du siècle, mais elle me paraît vraiment dégueulasse. Des vieillards, les époux Legendre, plus de quatre-vingt-dix ans tous les deux, vivaient dans leur maison depuis toujours. Madame décède brutalement. C’est son mari qui la découvre morte en se réveillant le matin. Très secoué, comme tu l’imagines, il fait un grave malaise et il doit être hospitalisé. Lorsqu’il est suffisamment rétabli pour revenir chez lui, il s’aperçoit qu’on a volé les économies du ménage. Tiens-toi bien ! Deux millions et demi d’euros en liquide, planqués dans une boîte en fer au fond du poulailler. Ils avaient exploité pendant cinquante ans une épicerie de quartier. Ils ne dépensaient rien : pas de voyage, pas même de voiture, aucun luxe, leur maison n’a pas été modernisée depuis les années soixante. Ils n’avaient pas confiance dans les banques et trouvaient plus sûr de garder leur argent chez eux. Bon, d’accord, ils ont probablement aussi voulu dissimuler une bonne partie de leurs recettes au fisc, mais ils ont cessé leur exploitation il y a plus de vingt ans et il y a prescription. Ce qui est vraiment moche, c’est que les Legendre, qui n’ont pas d’enfant, comptaient sur cet argent pour payer les aides dont ils auraient besoin en vieillissant. Auguste Legendre n’est pas capable de se débrouiller seul. Puisque ce vol le prive des moyens de se faire aider pour rester chez lui, une seule solution : l’EHPAD. Mais il n’a qu’une très faible retraite et sa maison ne vaut pas grand-chose. Autant dire qu’il ne peut pas se permettre de faire le difficile.

 

— Il y a des suspects ?
— Ceux qui pouvaient avoir connaissance du magot. Trois personnes a priori : l’employée de maison, l’infirmière qui venait chaque jour faire une piqûre à Mme Legendre et un neveu. Ce sont les seules personnes qui pouvaient entrer dans la maison. Les Legendre ne recevaient aucune autre visite.
— On est sûr au moins de l’existence de ce magot ? Après tout, on peut en douter. Le vieux a-t-il bien toute sa tête ? Et puis, la somme annoncée paraît vraiment énorme.

 

— L’existence de ces économies est certaine. Les Legendre appelaient ça “la Fortune” et ils expliquaient qu’ils s’étaient ainsi mis à l’abri du besoin pour leurs vieux jours. Ils ont dit plusieurs fois qu’elle s’élevait à plus de deux millions, sous forme d’argent liquide caché chez eux et non pas déposé dans une banque.
— C’est effectivement une affaire bien moche. Je verrai ce que je peux faire, mais je ne te promets rien. C’est le genre de situation où il est bien difficile de trouver des preuves.
— Je sais. Je suis contente que tu sois chargé du dossier. »

 

Juliette Chardoux sortit du bureau et Antoine se tourna vers Magalie.

 

« Qu’est-ce que vous en pensez, Magalie ?

— Pas grand-chose encore pour l’instant, nous n’avons pas assez d’éléments. Mais c’est une affaire qui mérite qu’on s’y intéresse. Juliette Chardoux a raison. C’est vraiment dégueulasse. Je vais chercher le dossier. Il a dû être déposé dans notre case. »

 

Magalie revint dix minutes plus tard avec le dossier qu’Antoine feuilleta aussitôt. Outre le procès-verbal de synthèse, qui donnait une bonne vue d’ensemble de l’affaire, il comportait le compte-rendu des constatations faites au domicile des Legendre, l’audition poignante du vieil homme et celles des personnes qui avaient pu commettre le vol : l’aide-ménagère, l’infirmière et le neveu. Comme on pouvait le prévoir, ces trois auditions étaient sans grand intérêt. Tous trois confirmaient qu’ils avaient connaissance de l’existence du magot et, s’ils n’en connaissaient pas précisément le montant, ils savaient qu’il était très élevé et qu’il consistait en des billets cachés dans le jardin. Bien sûr, ils disaient ignorer l’emplacement de la cachette.

 

L’enquête préliminaire avait été effectuée par la section de recherches de la gendarmerie et Antoine décida que ce service, qu’il appréciait, continuerait à s’occuper de l’affaire. Il estimait particulièrement son chef, le capitaine Mercier, officier précis, rapide, diligent et loyal, avec lequel il savait pouvoir travailler en toute confiance. Il décida de lui téléphoner.

 

« Capitaine ? Ici Antoine Marchal. Je vous appelle pour l’affaire Legendre dont je viens d’être saisi. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Bonjour monsieur le juge. C’est un peu une affaire d’école. On a retrouvé la boîte en fer où avait été déposé l’argent volé. Aucune empreinte sur cette boîte. Il en va différemment dans la maison, où on a découvert des empreintes des époux Legendre et des trois suspects, ce qui n’a rien d’anormal puisqu’ils fréquentaient régulièrement les lieux. Auguste Legendre est resté hospitalisé près d’un mois après le décès de sa femme. Il lui a fallu ensuite le temps de se remettre. Un mois et demi s’est écoulé au total avant qu’il ne revienne chez lui et qu’il constate le vol, qui a donc pu être commis pendant toute la durée de cette absence. Aucune chance donc d’éliminer l’un des suspects en lui trouvant un alibi, sachant qu’aucun d’eux ne s’est éloigné de la région au cours de cette période.
— Merci capitaine. Je vais vous adresser une commission rogatoire. Il faut bien entendu mettre sous écoute les téléphones des trois suspects, perquisitionner chez eux et éplucher leurs comptes bancaires, même si je doute fort qu’ils aient pu avoir l’imprudence de garder l’argent ou de l’encaisser sur leurs comptes. Il serait utile d’étudier aussi le train de vie de chacun, de vérifier s’ils ont des difficultés financières et de rechercher s’ils avaient des rapports difficiles, voire conflictuels, avec les Legendre. À vrai dire, cette recherche concerne plutôt le neveu, car je suppose que si l’aide-ménagère ou l’infirmière avaient été en conflit avec eux il aurait été mis fin à leur mission. Pour ma part, je vais rapidement procéder à l’audition d’Auguste Legendre.
— Merci, monsieur le juge, de nous confier cette affaire. Nous allons faire une enquête minutieuse pour mieux connaître ces trois personnes et pour passer la maison des Legendre au peigne fin. Il ne faut pas que le voleur nous échappe. C’est vraiment une affaire sordide et je serais content de lui passer les menottes.
— Merci capitaine. Je sais que je peux compter sur vous. Tenez-moi au courant. J’attache une importance particulière à ce dossier. »

 

Antoine quitta son bureau à dix-neuf heures et rentra chez lui. Sa femme lui dit qu’elle venait de rentrer. Elle était avec leur fils Romain, un garçon de onze ans qui, comme il s’amusait souvent à le faire lorsque son père rentrait du bureau, fonça vers lui tête baissée et le ceintura comme un rugbyman qui plaque un adversaire. Le rugby était une passion familiale et Antoine avait initié très tôt son fils à ce sport.

 

« Bonsoir Papa. Tu as encore mis beaucoup de gens en prison, aujourd’hui ?

— Romain, je t’ai déjà dit cent fois que ce n’est pas le juge d’instruction qui met les gens en prison, mais le juge des libertés et de la détention.
— Oui, mais c’est toi qui lui demandes de le faire et, comme il doit penser que tu as de bonnes raisons, je suis sûr qu’il suit le plus souvent ton avis.
— Pas toujours ; et puis, ne va pas t’imaginer que ça me plaît. C’est même ce qui me plaît le moins dans mon travail.
— Qu’est-ce qui t’intéresse, alors ?
— Résoudre des enquêtes, et puis surtout voir les gens. Ce qu’il y a de formidable, c’est que je vois des gens qui ne se ressemblent pas du tout, des riches, des pauvres, intelligents ou bêtes, instruits ou ignorants, jeunes ou vieux, au caractère fort ou au contraire paumés et influençables. Ils font des tas de choses différentes dans la vie et je découvre leurs métiers, leurs occupations, leurs talents et leurs défauts. C’est à moi de m’adapter à la personnalité de chacun pour comprendre leurs réactions et ne pas me tromper sur le sens de ce qu’ils ont fait et sur ce qu’ils veulent me dire. Pour cela, il faut être un peu comédien, car on ne s’adresse pas à un PDG comme à un clochard, et il faut aussi être psychologue. Mon métier a plus de points communs que tu ne crois avec celui de ta mère. »

 

Sophie, l’épouse d’Antoine, était en effet psychologue. Il appréciait qu’elle ne vive pas dans le monde de la justice. Il n’enviait pas ceux qui, en rentrant chez eux, retrouvaient un collègue de bureau.

 

« Alors, monsieur le juge psychologue, la journée a été bonne ? »

 

Antoine l’embrassa et sentit avec plaisir l’odeur délicate de son parfum. De taille moyenne, elle avait des cheveux châtain clair mi-longs, ses yeux étaient de couleur brune avec des reflets verts et sa bouche charnue, que bordaient de petites fossettes, était souvent animée de discrètes mimiques par lesquelles elle illustrait ses propos ou exprimait ce qu’elle ressentait. La fermeté de ses traits révélait une femme de caractère. Tout en elle était raffiné. Ils approchaient de la quarantaine, mais elle était toujours aussi svelte, légèrement bronzée grâce à sa fréquentation assidue des courts de tennis.

 

« Je ne sais pas encore si la journée a été bonne. Elle m’a apporté une affaire nouvelle, assez différente de celles que je traite d’habitude. Trois suspects, un vol qui a pu être commis n’importe quand, aucun indice. Je ne sais pas très bien comment m’y prendre.

— Il va falloir faire preuve de logique, monsieur le détective. Toi qui aimes les échecs, tu es servi. »

 

Sophie aimait bien plaisanter Antoine et son frère Louis sur leur passion commune pour le jeu d’échecs. Louis avait une bonne dizaine d’années de plus qu’Antoine et il lui avait appris les subtilités de ce jeu. Ils se retrouvaient régulièrement pour des parties acharnées dont ils limitaient la durée à une heure et demie par joueur. Ils terminaient ensuite la soirée en refaisant le monde, un verre de whisky à la main.

 

Antoine n’était pas sûr que la logique soit une arme suffisante pour mener à bien son enquête. Il ne se sentait d’ailleurs pas l’âme d’un détective. Son intuition lui disait que c’était plutôt sa faculté de compréhension de l’humain qui serait mise à l’épreuve dans l’affaire Legendre.

 

 

 

 

 

Chapitre 3

 

 

 

« Monsieur Marchal, vous pourrez passer à mon bureau dès que vous aurez un moment ? »

 

Cette demande ne disait rien qui vaille. Antoine, comme la grande majorité de ses collègues, appréciait le président de son tribunal, qui respectait scrupuleusement l’indépendance des juges, savait apprécier les charges de travail et se montrer juste dans la manière dont il les répartissait. Mais il était fort peu probable qu’il le convoque en urgence simplement pour lui dire tout le bien qu’il pensait de ses dossiers et de la gestion de son cabinet.

 

« Bonjour Monsieur le Président !

— Bonjour Monsieur Marchal. Je vous ai demandé de venir pour une affaire un peu embarrassante. Maître Duval, l’avocat de la jeune femme mise en examen dans le dossier ouvert pour l’assassinat du jeune Mohamed, dont vous êtes en train d’achever l’instruction, s’est plaint de vous auprès du ministre de la Justice et du Conseil supérieur de la magistrature. Il vous reproche de vous être montré partial et d’avoir ainsi indûment obtenu des aveux.
— Mais c’est absurde ! Sur quoi se fonde-t-il pour me mettre en cause ?
— Il dit essentiellement que vous auriez fait pression sur la jeune femme en lui disant que le dossier l’accusait, manquant à votre obligation d’instruire à charge et à décharge. Selon lui, cette manière de faire aurait déstabilisé cette jeune personne illettrée et influençable. Elle aurait ainsi été en quelque sorte contrainte de reconnaître les faits, d’une manière d’ailleurs tellement incohérente, selon lui, qu’elle suffit à démontrer l’absence de spontanéité de ses déclarations.
— C’est invraisemblable. J’ai entendu à plusieurs reprises Khadija et je lui ai exposé, en présence de son avocat bien entendu, les charges qui pesaient sur elle dans cette affaire. Je me suis aperçu qu’un raisonnement déductif, fondé sur l’analyse des preuves, ne l’atteignait pas. J’ai donc usé d’une autre méthode en lui disant effectivement que le dossier l’accusait, simple manière de faire état des charges qui l’accablaient, mais sans user d’un raisonnement abstrait, en présentant le dossier comme une chose matérielle et concrète. Je supposais que cette manière de faire pouvait être mieux comprise d’elle et c’est en effet ce qui a provoqué ses aveux. Je précise d’ailleurs que la première version qu’elle m’a alors donnée n’était pas la bonne et que c’est seulement lors d’un interrogatoire ultérieur qu’elle m’a fourni un récit compatible avec les faits recueillis lors de l’enquête. Pendant tous les interrogatoires, Maître Duval était présent. Il n’a jamais ouvert la bouche. Il ne m’a en aucun cas demandé d’acter des réserves sur la manière dont se déroulaient les auditions. Tout cela m’a tout l’air d’être une tentative aussi tardive que désespérée pour fragiliser le dossier avant son évocation devant la cour d’assises.
— Je suis bien de votre avis. Je vous précise d’ailleurs qu’il a fait une première tentative auprès de sa bâtonnière. Il a essayé d’entraîner le barreau derrière lui, mais cette manœuvre a échoué. Les avocats pénalistes d’Angers vous connaissent et ne vous imaginent pas user de procédés déloyaux. J’ajoute que Maître Duval ne jouit pas de la confiance unanime de ses confrères, c’est un euphémisme.
— Et vous pensez que le ministère et le CSM vont croire ces bêtises ?
— Le CSM a une section chargée de l’instruction des plaintes qui va appliquer ses procédures habituelles. Les services du ministère n’estiment pas devoir croire ou ne pas croire. Pour l’instant, ils se bornent à demander que le premier président les informe sur cette affaire. C’est lui qui m’a chargé de vous prévenir, car il est probable qu’il va devoir vous entendre et il ne veut pas que vous soyez pris de court. Il n’y a pas de réelle urgence en l’état. Votre information est terminée, selon ce que m’a dit le procureur puisqu’il ne vous reste plus qu’à rendre l’ordonnance de renvoi. Cela élimine le risque qu’elle doive se poursuivre dans une atmosphère incompatible avec la sérénité de la justice.
— Mais que voulez-vous que je dise d’autre au premier président ? Je viens de vous dire tout ce que je sais.
— Je m’en doute. Ne vous inquiétez pas. Ma confiance en vous est entière et les choses devraient se tasser d’elles-mêmes. Mais il faut que vous sachiez que l’avocat a avisé la presse et vous savez comme l’opinion est prompte à se montrer défiante envers les institutions en général et la nôtre en particulier. Il n’est donc pas possible de classer sans suite une plainte sans vérification préalable. La phase délicate sera le début du procès en cour d’assises. On peut supposer que Maître Duval tentera alors d’obtenir un renvoi pour fragiliser le dossier et il ne faut pas qu’il puisse trouver dans la manière dont les choses auront été menées du grain à moudre pour étayer ses accusations. »

 

 

Antoine quitta furieux le bureau du président. Ce Duval était un sale type. Aucun talent, sauf celui de semer la zizanie et de chercher des embrouilles pour créer le doute. Plus facile de procéder par insinuations perfides que de bosser ses dossiers.

 

Arrivé à son cabinet, il téléphona à Corson, un de ses amis, avocat pénaliste, membre du conseil de l’ordre.

 

« Bonjour Alain. Je t’appelle pour la plainte déposée contre moi par Duval. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Bonjour Antoine. C’est nul. Encore une connerie de cet abruti qui cherche à se faire de la pub en disant n’importe quoi. Il a voulu nous entraîner dans son délire en invoquant les droits sacrés de la défense menacés par la partialité du juge. On l’a entendu lors d’une séance du conseil de l’ordre. Le moins que l’on puisse dire est que ça n’a pas tourné à son avantage. Quand on l’a questionné pour tenter d’obtenir quelque chose de plus précis, il a été incapable d’argumenter. Il se contentait de répéter comme un mantra : “Il a dit : le dossier vous accuse”. Sur le contexte, il est resté très flou. On lui a demandé s’il avait émis une quelconque protestation et s’il l’avait fait mentionner au PV, ce qui est tout de même la moindre des choses lorsqu’un avocat se plaint de la manière dont une instruction est conduite. Il nous a répondu qu’il avait été tellement choqué qu’il n’avait pas eu la présence d’esprit de réagir. Nous lui avons aussi demandé s’il se plaignait à la demande de sa cliente, mais non. Il agit de sa propre initiative. Il nous a confirmé que Khadija avait maintenu ses aveux lors d’interrogatoires ultérieurs, mais tout ce qu’il trouve à dire, c’est qu’elle n’ose pas se rétracter, car elle a peur des réactions de son juge qui est visiblement convaincu de sa culpabilité. Inutile de te dire que personne n’a eu envie de le suivre. Tu sais sûrement d’ailleurs que c’est un avocat dont on se méfie tous. Les juges ne sont pas les seuls à subir ses coups foireux. Ses confrères sont nombreux à en avoir été victimes et il a même reçu il y a trois ans un avertissement du conseil de l’ordre pour un manquement aux règles de la déontologie. Le seul problème, c’est qu’il est copain avec quelques journaleux de bas étage, toujours à l’affût de ragots dont ils font des articles ponctués de points d’interrogation. Poser des questions à partir d’insinuations non vérifiées leur donne l’apparence de l’objectivité et les dispense surtout de mener un travail sérieux d’enquête et de vérification qui permettrait de faire la part des choses.
— Tu crois qu’ils vont faire un article sur cette affaire ?
— Je ne sais pas. Ils n’ont pas beaucoup de matière pour ça. Mais le meurtre de Mohamed a ému l’opinion publique et la presse s’intéressera de près à l’affaire lorsqu’elle viendra aux assises. Il est probable que sortiront alors quelques papiers faisant état des critiques de Duval.
— Ça ne pourra rien donner. L’attitude de Khadija montrera bien à l’audience que ses aveux ne sont pas dictés par la crainte du juge.
— Oui, bien sûr, et l’arrêt de renvoi de la chambre de l’instruction purge les nullités éventuelles du dossier d’instruction, ce qui prive l’argument de toute portée juridique. Mais ce n’est pas sur ce terrain qu’il se place. Ce qu’il veut, c’est insinuer le doute, donner l’impression que sa cliente est victime d’un système qui l’agresse, afin de détourner d’elle l’hostilité que suscite son statut de tueuse d’un malheureux enfant de cinq ans.
—