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Vingt ans après sa disparition, le corps d’une jeune fille est retrouvé dans une fosse. Dès lors, François, Thomas et Olivier apparaissent comme suspects. L’inspecteur Pierrick Delevise ne les lâchera plus. Dans un premier temps, il ne leur dit rien de l’affaire sur laquelle il enquête. Chacun se demande alors ce qu’il a pu commettre de si terrible pour l’avoir effacé de sa mémoire… à moins que ce ne soit l’un des deux autres.
Amnésies lacunaires nous présente trois narrateurs pour trois points de vue et la nécessité commune de retrouver l’innocence, celle qui ne passe pas par les tribunaux… sauf si la vérité se trouve encore ailleurs…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Auteur, comédien et metteur en scène,
Nicolas Ragu navigue dans le théâtre depuis trente ans. Lauréat du Prix Claude Santelli 2012 de la Fondation S.A.C.D. Beaumarchais,
Amnésies lacunaires a déferlé dans son esprit, tel un rêve, une exploration de la mémoire cachée, de la part inconnue de soi ou de ses proches.
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Seitenzahl: 625
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Nicolas Ragu
Amnésies lacunaires
Roman
© Lys Bleu Éditions – Nicolas Ragu
ISBN : 979-10-377-6957-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Elle me regarde de ses yeux gris enfoncés dans leurs cavités. Des yeux de cendre froide. Elle me regarde de son regard minéral. Elle ne dit rien. La bouche entrouverte, édentée, sans parole. Elle ne dit rien mais tout son être m’est un reproche : les sillons qui creusent ses joues et la fossilisent, les cheveux vert de gris, hirsutes, que le vent peine à faire frémir, les lèvres empoussiérées, striées, encroûtées, le nez tors, qui dût jadis lui faire mal à chaque inspiration, les sourcils couleur de pus séché, et les oreilles fermées, comme cousues sur elles-mêmes rétractées, peut-être pour ne plus laisser le vent siffler son agonie. À moins qu’elles ne fussent aspirées par un trop grand vide de mot.
Elle me regarde, plantée au-dessus de moi sur sa montagne ravinée. Elle m’assigne de son regard. J’ignore encore ce que cela signifie précisément, mais je me sens assigné à l’immobilité sous son regard pétrifié.
Elle tient un arbre à la main, petit arbre déraciné, à peine plus grand qu’elle, tout sec, depuis longtemps calciné de l’intérieur par la lave.
Elle me regarde du haut de sa montagne de reproches et le cratère de sa vie creuse son gouffreà l’endroit de ses pensées.
Elle me terrifie de son silence de haine. Je ne sais pas pourquoi elle s’en prend à moi, je comprends seulement qu’elle m’a trouvé et qu’elle ne me lâchera plus. Moi. Thomas Trévise.
La journée avait pourtant bien commencé. Une journée sans se raser, c’est déjà une journée de détente. J’avais pris mes dispositions pour ne pas aller à l’agence et m’occuper enfin des papiers en retard. Je restais à la maison avec mes poils au menton. Petits poils piquants d’une journée sans client. Je disposais de mon temps jusqu’à l’heure des enfants. J’avais étalé des papiers partout sur mon bureau, sur la petite table à côté du bureau, et les deux dossiers des impôts étaient ouverts par terre. Je ne connais pas d’autre méthode pour traiter les papiers administratifs : il faut que j’étale. J’arrive parfois à essaimer jusqu’à la table de la salle à manger. Mieux vaut alors ne pas m’interrompre et si, pour une raison ou une autre, je dois tout ranger en catastrophe, j’empile les dossiers ouverts et les papiers éparpillés. La session suivante commencera par un tri laborieux pour retrouver un peu d’ordre. Cette seule perspective me fera repousser au maximum le moment de m’y remettre, accumulant une nouvelle pile de papiers à traiter en urgence. Ma seule motivation pour m’y atteler, outre la nécessité, sera la promesse d’une journée entière à la maison, sans client, sans cravate et sans chaussettes, en jean uséet chemise froissée, pas rasé et pas chaussé.
J’en étais là de mon chantier, à remplir les imprimés, dater, signer, reporter pour la deuxième ou troisième fois la perspective d’un nouveau café à la fin du formulaire en cours lorsque le téléphone a sonné quelque part sous les papiers. C’est alors qu’elle m’est revenue. J’ai même cru que la sonnerie l’empêchait d’apparaître tout à fait, mais elle l’a plus certainement rappelée. Qui sait, s’il n’y avait pas eu cet appel, peut-être serait-elle restée enfouie dans les limbes de ma mémoire fantôme ? Jusqu’à quand ? Mais pourquoi, avant même que j’aie décroché, la sonnerie l’a-t-elle rappelée ?
Le téléphone enseveli sous la paperasse n’arrêtait pas de sonner sans que je parvienne à mettre la main dessus. Et elle était là. Funeste silhouette d’un rêve sombre. Je ne me souvenais pas l’avoir rêvée, je la retrouvais déjà familière. Elle aurait presque pu entrer dans la maison tant sa présence était prégnante. Je croyais sentir son odeur desséchée.
Je me souviens rarement de mes rêves, même lorsqu’ils me réveillent. Ils sont présents sur le moment, me plongent dans un état de conscience intermédiaire, puis je finis par me rendormir tout à fait et ce nouveau sommeil lave les empreintes laissées par le rêve au premier réveil. Je suis aussi amnésique au matin qu’au lendemain d’une anesthésie. Il arrive cependant qu’un évènement insignifiant, une association d’idées, une pensée en fuite, fasse ressurgir un pan du rêve enseveli. J’essaie alors de le retenir, de l’extraire de ma mémoire obscure pour en retrouver la trame. Bien souvent, je n’exhume qu’une portion tronquée de ce qui m’a plongé quelques heures plus tôt dans un état second. Si j’essaie de le raconter, c’est pire, les mots trahissent les images. Mais cette fois, le fragment ressuscité a commencé à teinter ma journée de son éclat particulier.
Je me souviens rarement de mes rêves, mais son regard de cendre froide m’est revenu avec tout le poids de son reproche comme si ce n’était pas la première fois qu’il ressurgissait.
Certains songes ont ce pouvoir de traîner une mémoire en eux, nous laissant une impression familière dès leur première apparition comme s’ils nous hantaient depuis longtemps.
Quand j’ai enfin trouvé le téléphone, il ne sonnait déjà plus. La messagerie m’avait pris de vitesse. Le silence semblait se reformer autour de ce regard qui me sondait.
— Thomas ? C’est Olivier. Rien de bien urgent. J’avais juste envie de te raconter un truc in-cro-ya-ble. Je ne t’en dis pas plus pour te laisser sur ta faim. Rappelle-moi si tu veux en savoir plus ! Embrasse Julie et les enfants.
J’ai hésité un instant à le rappeler aussitôt, mais j’ai préféré me couler mon café d’abord. Pour le boire avec Olivier. Nous faisons ça parfois. Chacun se sert un café, ou un alcool selon l’heure, et l’on trinque au téléphone, ensemble bien que chacun chez soi.
Elle était toujours là.
Dans le bureau auprès du téléphone, dans le couloir, dans la cuisine, elle était là.
Elle était revenue et elle ne me lâcherait plus.
Je ne connaissais pas cette femme. Cela faisait longtemps que je ne la connaissais pas. Elle m’était pourtant familière. Pour longtemps, je le pressentais. L’impression qu’elle hantait ma mémoire depuis toujours.
Je ne savais encore rien de ce qui allait se passer, mais la conjugaison de ces deux éléments, le rêve revenu et l’appel d’Olivier me soufflait qu’une nouvelle ère venait de s’ouvrir. Le temps ne serait plus le même dorénavant, le temps qu’il fait, dont je ne verrai plus jamais l’azur totalement dégagé, j’en avais la certitude, et le temps qui passe, qui ne pourrait plus désormais passer sans un laissez-passer valable quelques heures à peine.
Je suis retourné au salon avec ma tasse fumante. J’ai à peine entendu que cela sonnait de nouveau. Pas le téléphone cette fois, mais à la porte. Le temps de réagir, j’ai aperçu par la fenêtre la factrice qui s’éloignait. Je l’ai hélée de loin, elle est revenue, m’a fait signer un avis de réception pour mon chéquier et m’a tendu une autre enveloppe à l’en-tête du commissariat de Police de ma ville natale.
— Bien. Reprenons.
— Trévise Thomas.
Né le 6 janvier 1972, à Éroun ;
Agent immobilier ;
Marié à Julie Trévise, née Goujot ;
Trois enfants : Claire, 11 ans, Simon, 9 ans et Apolline, 3 ans ;
Demeurant 18, impasse de la Vieille Écluse à Bourg-Cher ;
Enfance à Éroun.
Je recommence, pour la troisième fois, à égrener la litanie des renseignements que je viens déjà de leur énoncer. Professions de mes parents, établissements scolaires fréquentés. Cette fois, les questions portant sur les Lycées me semblent plus appuyées. On me fait confirmer les classes, les raisons de mon changement de lycée…
Je m’aperçois de l’imprécision de ma mémoire, moi qui pourtant me souviens avec facilité. C’est du moins ce que je croyais.
— Bien. Reprenons depuis le début.
J’ai faim, j’ai soif et je ne comprends rien. Surtout, je me demande à quoi tout cela rime. Je suis venu de mon plein gré dès que la factrice m’a remis la lettre et je suis traité comme un suspect.
J’ai d’abord pensé à un excès de vitesse ou un autre délit mineur dont je ne me serais pas rendu compte. Je ne crains plus le banquier depuis des années et paie mes impôts dans les délais, je ne suis engagé dans aucune action compromettante, ma vie ne fait guère de vagues. J’ai pensé qu’on allait peut-être me demander mon témoignage et me suis bien demandé, ça m’a accompagné un moment sur la route, de quoi je pouvais avoir été témoin qui puisse présenter un intérêt quelconque pour la Police. Rien en tout cas qui m’ait laissé un souvenir marquant. Mais est-on convoqué par lettre officielle pour un simple témoignage ?
J’ai quitté la ville il y a des années, lorsque je suis parti de chez mes parents, et je n’y retourne que rarement, pour une visite à la famille. Les amis aussi se sont dispersés, ou bien ce sont les amitiés qui n’ont pas survécu à l’éloignement et aux années. Que pouvait-on me vouloir là-bas ? 240 km aller, autant pour revenir… en partant sans tarder, je pouvais être rentré pour la sortie de l’école. Mes papiers attendraient encore, de toute façon, je n’aurais plus l’esprit tranquille tant que je ne saurais pas la raison de ma convocation.
J’ai laissé les dossiers étalés partout avec l’espoir de trouver le temps de m’y replonger dès mon retour. Je n’ai même pas fini mon café.
Les kilomètres avaient quand même une drôle d’allure sur l’autoroute. Bien que respectant scrupuleusement les limitations, histoire de ne pas ajouter une difficulté supplémentaire à une situation qui ne me semblait pas simple, je trouvais que j’approchais très vite de ma destination. Trop vite peut-être, mais hâte d’en finir.
— Qui fréquentiez-vous au Lycée ? Vous souvenez-vous du nom des filles ? Des garçons ?
Je réponds poliment. Demande pourquoi cet interrogatoire. D’autres questions se pressent déjà. Quel âge avais-je en Première ?
— Tout dépend de quelle Première nous parlons… la première ou la seconde ? Dix-sept ans, je crois. Ou dix-huit. Ou bien seize et dix-sept. Je recompte. Seize ans en début d’année. De la première Première. Et dix-sept pour la seconde.
— Et en Terminale ? J’hésite à répondre. La question mérite-t-elle vraiment d’être posée ? Il attend, la main contractée.
— Dix-huit ans, évidemment.
— Quels profs ? Leurs noms. Quels copains ? Leurs noms. Mes habitudes ? Le nom des endroits que je fréquentais. Café du matin. Bar de l’après-midi. Pub des sorties. Est-ce que je buvais ? Beaucoup ? Je fumais ? Beaucoup ? Consommais-je des drogues ? Pas même occasionnellement ? Des expériences avec d’autres substances hallucinogènes ? Des aventures sexuelles passagères ? Des ennemis, des jalousies, des envies ?
— Cela remonte à presque vingt ans Monsieur, je ne me souviens plus de tout !
Nous tournons en rond. À quoi bon répondre à des questions qu’il me reposera dans un instant alors que j’y ai déjà répondu lorsqu’il me les a posées la première fois, il y a une heure. Ou deux. Il n’y a plus de temps.
— Avais-je un deux roues ? Scooter ? Mobylette ? Le permis de conduire ? Oui, passé quinze jours après mon anniversaire. Obtenu du premier coup, avec plus de motivation que pour mes résultats scolaires, au grand désespoir de mes parents.
Comment expliquer que j’ai utilisé, à maintes reprises, une mobylette probablement volée que nous avions trouvée abandonnée et en mauvais état ? Nous l’avions rafistolée comme nous avions pu et je m’en servais parfois. Sans aucune assurance. J’esquive.
— Entretenais-je une relation amoureuse durable ? Des partenaires multiples ? Les deux ? En parallèle ? Des activités extrascolaires ? Sportives ? Artistiques ? Culturelles ? Des amis plus âgés que moi ? Des noctambules ?
Qui n’a pas des amis plus âgés que lui à seize ou dix-huit ans ?
— Des gens aisés ? Modestes ? Des homosexuels ? Des musiciens ? Quels groupes ? Des originaux ? Des marginaux ? J’ai l’impression que le faisceau de questions se resserre, mais leur fréquence ne me laisse pas le temps de définir autour de quel centre.
J’aurais dû manger quelque chose avant de venir. Je n’avais pas faim alors, l’estomac un peu noué même. Mais l’attente dans le hall, puis l’interrogatoire, que l’on ne cesse de reprendre, ont eu raison de mon appréhension. Mon estomac aussi s’impatiente.
Je ne sais toujours pas pourquoi je suis là, je sais seulement que j’en ai assez. Je les aiderais volontiers dans leur enquête qui semble enlisée depuis des années, mais j’aimerais un minimum de considération ! J’ai l’impression que l’on me prend pour un autre. Le commissaire, ou l’inspecteur, je ne sais pas trop et il n’a pas jugé nécessaire de se présenter, semble croire que je sais des choses que j’ignore. Mais peut-être l’espère-t-il seulement. L’enquête ne doit pas être très avancée pour que l’on s’intéresse maintenant à ce que je pourrais dire 20 ans après. Après quoi ? Après l’année de ma seconde Première ou de ma Terminale. Je n’en sais pas plus. L’agent à côté de celui qui m’interroge tape scrupuleusement (j’espère !) toutes mes réponses sans jamais me les relire. Il ne parle pas, ne me voit pas, regarde seulement son écran.
Il faudrait finir. Encore une heure et je serai en retard à l’école pour les enfants.
— Bien. Reprenons depuis le début… Nom. Prénom. Date de naissance. Adresse…
Pourquoi ? J’ai envie de… de quoi ? De craquer ? Hurler ? Refuser de répondre ? Demander un avocat ? En finir. Et m’en aller. Que veulent-ils m’entendre dire ? Je n’ai rien à me reprocher. Rien qui justifie la situation. Quel témoignage attendent-ils de moi ?
— Vous pensez que je cherche à « couvrir » quelqu’un ?
— C’est vous qui posez la question… vous pensez à quelqu’un en particulier ?
— Non ! Non… je ne crois pas détenir la moindre information qui puisse nuire à quelqu’un si je vous en parlais. J’ai l’impression que vous me donnez une importance injustifiée et vous risquez de perdre votre temps.
— C’est possible. Seulement possible. Je prends le risque, monsieur Trévise. Reprenons.
Je ne me souviens plus bien. Me suis-je trompé dans mes réponses ? S’ils vérifient, peut-être penseront-ils que j’ai falsifié certains souvenirs. Chaque nouvelle question me fait douter. Même celles qui ont déjà été posées.
— Vous reconnaissez que vous fréquentiez François Chaluin et Olivier Loitrel ?
— Évidemment que je le reconnais… je les ai cités plusieurs fois déjà ! Je les connais et les reconnaîtrais les yeux fermés ! Nous étions inséparables depuis le collège… nous passions une partie de nos vacances ensemble, nos soirées… et les mêmes filles nous faisaient rêver ! Nous nous voyons moins souvent maintenant. Chacun s’est installé dans une vie différente et je n’habite plus la même ville, mais nous nous téléphonons encore et passons de temps en temps une soirée tous les trois. Si l’un d’eux avait quelque chose à se reprocher, je serais le mieux placé pour être au courant. Avec l’autre, évidemment. Puis-je partir maintenant ?
Je jette un nouveau coup d’œil à la pendule murale. Dans ma précipitation, j’ai oublié ma montre et je n’ose pas regarder l’heure à mon téléphone que j’ai d’ailleurs éteint en entrant. J’ai encore une heure devant moi, après quoi les enfants devront rester à l’étude. Encore une heure ? Je me suis déjà dit ça tout à l’heure… il y a plus d’une heure au moins.
— S’il vous plaît… pouvez-vous m’indiquer l’heure ?
— 15 h 20.
C’est l’homme derrière son ordinateur qui a répondu. Une petite voix très douce, un peu feutrée, inattendue en ce lieu d’intimidation. La pendule reste figée à 13 h 05 sur le mur. Même en partant maintenant, c’est trop tard pour l’école. Une vague de découragement me submerge. Je n’ai pas si souvent l’occasion d’aller les chercher. Ils vont m’attendre. Ils vont être déçus. Je ne leur ai pas préparé de goûter et je ne les ai pas prévenus. Ils vont penser qu’ils comptent moins que mes papiers, moins que mon travail, moins que mes clients. J’en veux à la pendule d’être arrêtée, j’en veux à tous ceux qui ne lui ont pas changé sa pile, j’en veux au commissaire qui l’a peut-être volontairement arrêtée à 13 h 05. Il me sourit. Même s’il n’est qu’inspecteur, cela m’est complètement égal, je ne vois que son sourire. C’est sûrement lui qui a eu l’idée perverse de laisser la pendule à l’arrêt. Histoire de me perdre, de nous perdre, nous tous qui passons entre ses questions.
— Si vous le voulez bien, nous allons reprendre sans tarder. Je ne sais pas ce que vous espérez que je vous dise, je ne sais pas ce que vous croyez que j’ai fait ou pas fait, vu ou pas vu, mais je vais devoir rentrer, mes enfants vont m’attendre à l’étude, ma femme ne peut pas aller les chercher aujourd’hui, il aurait fallu me prévenir que cela pouvait durer, je me serais organisé, mais là, je ne peux plus rester.
Non, je ne peux pas partir. Pas encore. Nous n’avons pas fini. Il reste des questions que nous n’avons pas abordées. Je peux téléphoner. J’envisage un instant d’appeler un avocat. Pour lui dire quoi ? Nous n’en sommes pas là. J’appelle Émilie. Elle habite tout près de l’école, elle pourra prendre Claire, Simon et Apolline en même temps que ses enfants à elle. Ils seront ravis de jouer ensemble. Elle accepte immédiatement sans me demander d’explication. Ça tombe bien, je ne peux rien expliquer. Comment lui dire que je suis à deux heures trente de la maison, à répondre à des questions auxquelles je ne comprends rien, posées par des policiers qui se trompent sur mon compte ? Ils vont être tellement déçus quand ils vont comprendre que je ne suis pas celui qu’ils espèrent avoir trouvé ! Déçus et embarrassés de m’avoir ainsi importuné ! Je raccroche, temporairement soulagé. Les enfants seront entre de bonnes mains jusqu’à mon retour. Et tant pis pour les devoirs.
Un autre policier est entré pendant que j’étais au téléphone. Ils ont parlé ensemble, je n’ai pas suivi leur conversation, je parlais à Émilie. Est-il supérieur à mon interlocuteur ? Ou inférieur ? J’aimerais leur demander lequel est inférieur à l’autre. Pas sûr qu’ils apprécieraient. Surtout l’inférieur.
— Reprenons. C’est le nouveau qui parle. Qu’avez-vous fait le jeudi 24 avril 1990 dans la journée, le soir, dans la nuit du 24 au 25 et le 25 ?
C’était donc ça ! Les mêmes questions en boucle, juste pour atteindre le degré d’usure qui permettrait d’asséner la question pour laquelle ils m’ont fait venir, celle qui leur brûle les lèvres depuis le début, la seule digne d’une réponse. Ils me regardent tous les trois, celui qui m’a indiqué l’heure tout à l’heure, celui qui m’interroge depuis le début et le nouveau venu. Leurs yeux sont des sondes à l’affût du moindre cillement de paupières, du plus infime trouble en moi provoqué par leurs questions. Je sens l’instant critique, celui où il ne faut pas leur donner de signe dont l’interprétation m’échapperait. Mais leur attente me met en panique ! Je voudrais paraître normal, j’essaie de calmer ma respiration qui s’emballe, mon cœur qui cogne. J’ai l’impression d’avoir des capteurs branchés sur moi et qu’ils suivent avec attention mon électroencéphalogramme. J’imagine que c’est le moment le plus difficile lorsque l’on a quelque chose à cacher. Comment rester normal dès lors que l’on cherche à le paraître ? Moi qui n’ai rien à cacher, je ne me sens pas normal. Pas du tout. Et je ne suis pas rasé ! J’ai la pilosité du week-end augmentée de celle du lundi. Autant dire que je n’ai pas l’air net.
Je dois avoir une tête de portrait-robot.
Le nouveau ressort. Était-il venu uniquement pour donner plus de poids à la question ?
— Comment saurais-je ce que je faisais ce soir-là ? De quelle année dîtes-vous ?
— 1990.
Cela pourrait aussi bien être l’année d’avant ou l’année d’après, ça ne change rien pour moi. Je n’ai aucun souvenir mémorable, aucun marqueur de la mémoire sur cette période. Je n’ai pas dû être très touché par ce qu’ils cherchent. Interrogez-moi sur le décès de ma Grand-mère, la naissance de mes enfants, mon permis de conduire ou mon baccalauréat, alors oui, je me souviendrais de la date, de la météo et des vêtements que je portais, je vous donnerais des détails dont vous ne saurez plus quoi faire, mais en avril 1990, je ne me souviens de rien.
Absolument rien.
— Quel jour dîtes-vous ? La nuit du 24 au 25 ? Ils pourraient m’annoncer n’importe quelle autre date, cela me ferait le même effet. J’essaie de me remémorer si j’avais une amoureuse à cette période. Le calendrier des souvenirs se bouscule. Je crois que oui. J’ai un doute sur l’année, pas sur la saison. Cette année-là ou la précédente ? Laurence ou Virginie ? En mars-avril ou en avril-mai ? Quel jour ? Un jeudi… puisque vous le dîtes… de toute façon, un jeudi ou un samedi… quelque chose va peut-être me revenir, mais il me faudrait des repères. Si j’en parlais à François et à Olivier, ils pourraient m’aider à rétablir une partie de ma mémoire. S’il s’est passé quelque chose d’important, soit nous étions ensemble, soit nous nous le sommes raconté. Peut-être se souviendraient-ils mieux que moi.
Ils ont tous les deux l’air décontenancé. Pas fâché ni énervé, seulement décontenancé. L’autre n’écrit plus ce que je dis. Il semble absorbé par son écran.
— Si vous pouviez me donner le nom d’une personne ou deux, me dire ce qu’il s’est passé ce jour-là, cela pourrait peut-être me mettre sur une piste… dis-je timidement.
— En général, je pose les questions moi-même. Je vous demande de répondre, pas de m’interroger.
— Je sais bien, enfin je suppose, je disais ça comme ça, au cas où… je n’ai pas demandé à venir, moi, alors si vous voulez que je participe, il faut m’aider un peu. Voilà. C’est aussi simple que ça après tout. Parce que là, j’ai vraiment l’impression de ne servir à rien.
Laurence ou Virginie ?
La Première ou la Terminale ? Olivier avait redoublé avant moi, seul François était passé en Terminale… mais nous étions toujours aussi souvent ensemble, et comme il a raté son bac, nous nous sommes retrouvés de nouveau réunis pour finir le lycée.
Merci. Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. Je peux rentrer chez moi.
Dire qu’ils m’ont fait venir pour ça ! On aurait pu commencer par-là ! Je jette un coup d’œil inutile à la pendule murale. 13 h 05. La grande aiguille couvre la petite.
— S’il vous plaît, quelle heure est-il ?
— 16 h 15 monsieur Trévise.
En me dépêchant, je passe prendre les enfants chez Émilie et nous pouvons encore être à la maison avant le retour de Julie. Elle déteste arriver avant moi quand elle s’attend à me trouver à la maison. Et mes papiers qui sont restés étalés partout ! Je n’ose pas partir. J’ai l’impression de fuir, que l’on me tend un traquenard, qu’une main va s’abattre sur mon épaule au moment où je franchirai le seuil, accompagnée d’une accusation de tentative de fuite, preuve irréfutable de ma culpabilité, puis les menottes, la cellule. Une chance encore si on ne passe pas par une phase soudainement plus musclée de l’interrogatoire.
J’enfile ma veste en essayant d’éviter la précipitation, ne pas avoir l’air soulagé, je regarde autour de moi… rien ne semble plus inquiétant qu’il y a cinq minutes.
— Au revoir Messieurs.
Je n’ose demander confirmation de mon autorisation de quitter les lieux. Il me semble que ce serait immédiatement traduit comme un aveu de faiblesse, de doute, de quoi encore ?
J’arrive à la porte et je l’entends qui vient vers moi, sa main s’abat sur mon épaule, me tasse.
— Je sais bien que vous êtes pressé de retrouver vos enfants, mais prenez tout de même le temps de relire votre déposition avant de la signer.
Pourquoi ne l’a-t-il pas dit avant que je me lève ? Évidemment, je dois relire ma déposition ! Et la signer. Comment n’y ai-je pas pensé ? Son ton n’est pourtant pas désagréable, ne l’a été à aucun moment de la journée. Assez humain même. Impossible de savoir s’il joue avec moi. Peut-être qu’il me l’a dit.
Je me rassieds. Relis les feuillets de mes mots à peu près restitués. Ai-je dit les choses ainsi ? N’y a-t-il pas de légers raccourcis dans leur transcription ? De toute façon, je n’ai pas le temps de discuter les détails, je m’efforce déjà de ne pas lire trop rapidement. D’éviter tout empressement ! Je signe des déclarations anodines en apparence, mais dont je pressens qu’elles peuvent modifier mon existence.
Cette fois, je peux partir. Nous serons de toute façon amenés à nous revoir. En attendant, je peux continuer à vivre normalement. Comme je le fais depuis avril 1990.
Je promets d’essayer de me souvenir de ce que j’ai fait le 24 avril au soir.
— Et le 25 au matin.
— Et le 25 au matin, entendu. Toute la journée même si cela me revient. Je noterai scrupuleusement tout ce que je pourrai retrouver.
J’ai quitté la ville aussi vite que possible, évitant les grandes artères déjà encombrées par la sortie des bureaux, pour me faufiler par les petites rues… l’impression de fuir par des portes dérobées. Sur l’autoroute, j’ai roulé vite. Trop vite. Laurence ou Virginie ?
Un arrêt rapide sur une aire de repos pour appeler François et Olivier. C’est anonyme une aire d’autoroute. Nous étions plusieurs hommes seuls, à l’arrêt, au téléphone… représentants de commerces et maris infidèles confondus. Quelques poids lourds au repos un peu plus loin.
— François ? C’est Thomas… je… rien de spécial… j’avais juste envie de te parler un peu… de prendre des nouvelles… on se rappelle… À bientôt.
J’ai eu plus de chance avec Olivier. Sa voix m’a immédiatement réchauffé. Puis refroidi.
— Olivier ? C’est Thomas… ça va ? … ça va bien ? Excuse-moi, je suis assez pressé, je n’ai pas trop le temps de bavarder, mais j’ai besoin de ta mémoire. Est-ce que tu te souviens de ce que l’on a fait – je suis sérieux, ce n’est pas une blague – de ce que l’on a fait le 24 avril 1990 ?
— Ah ! Toi aussi ! Ça y est, ils nous ont rattrapés ! Ça devait bien arriver un jour… t’inquiète pas trop, pour le moment ils pataugent, ils n’ont aucune preuve, mais ils vont finir par en trouver, l’étau se resserre… l’étau se resserre… prêt pour une cure d’oranges ? Tu crois qu’ils nous mettront ensemble ? À part ça, ça va ?
— …
— Thomas ? Thomas ?
— De quoi parles-tu Olivier ?
— De l’interrogatoire… je plaisante… c’est n’importe quoi leur affaire, non ? Dommage que l’on n’y soit pas allé ensemble… on se serait fait un restau… non, ils ne m’ont rien dit de précis… comme toi, je suppose… des questions sur le lycée… savoir si je te connaissais… toi… et François aussi… je ne pensais pas qu’ils te feraient venir, sinon je t’aurais appelé… d’ailleurs, je t’ai appelé ce matin… je voulais te raconter… mais je n’imaginais pas qu’ils voudraient t’interroger aussi… je pensais plutôt à une affaire en lien avec l’hôtel… ça arrive parfois… un truc du temps de mes parents qui ressortirait maintenant… puisqu’ils t’ont fait venir, François va sûrement y avoir droit aussi… à moins qu’il n’y soit déjà allé… il nous aurait appelés pour nous en parler… je les ai un peu envoyés se faire voir, limite poli. C’est leur boulot d’enquêter, pas le nôtre. Je n’ai même pas retenu la date… avril 1990, par là, c’est ça ? Un quoi… ? Un jeudi… ? Possible. Le 24 ? Si tu le dis. Oui, à bientôt. T’aurais quand même pu passer à l’hôtel avant de reprendre la route !
Ça n’avait pas l’air de l’inquiéter plus que ça, Olivier. D’ailleurs, qu’est-ce qui l’inquiète ?
— Ça a l’air sérieux quand même, je lui ai dit, ça va faire 20 ans, c’est sûrement pas pour un vol de mobylette ou un feu rouge grillé à vélo !
— Va savoir ! Ils raclent les fonds de tiroir pour remplir les statistiques, alors s’ils n’ont plus rien d’autre à se mettre sous la dent ! T’en fais pas et laisse-les faire leur boulot… si t’avais quelque chose à te reprocher, tu le saurais, non ?
Je ne l’ai jamais vu inquiet, Olivier. Ni préoccupé. Même quand il se trouvait dans des situations qui m’auraient empêché de dormir.
— Tu te souviens si j’étais avec Laurence ou avec Virginie ?
— Ni l’une ni l’autre. Tu sortais de Laurence. Et moi de Virginie.
— T’es sûr ? Ce n’était pas l’inverse ?
— Non, c’était l’année d’avant, l’inverse. Ou plutôt, c’est l’année d’après qui a été l’inverse de l’année d’avant, parce que l’année d’avant, on ne pouvait pas encore savoir que l’année d’après serait la même chose inversée.
Oui, oui, bien sûr. C’est vrai que nous avions passé deux printemps avec les mêmes filles, mais pas dans la même distribution.
— T’en as parlé à Guillemette ?
— Évidemment ! Ça l’a bien fait rigoler de voir le temps qu’ils ont à perdre. Et ça la fera encore plus rigoler quand je vais lui dire qu’ils t’ont fait venir. Allez, t’inquiète pas ! Wait and See.
— C’est ça. Wait and See. Embrasse Guillemette !
Depuis que l’on a appris l’expression en cours d’anglais, c’est sa devise, à Olivier. Wait and See. Et quand son présent ne l’enchantait pas, ces trois petits mots lui ont toujours permis d’attendre des lendemains qui chantaient mieux.
Wait and See.
Jusqu’à ce qu’ils se trouvent, Guillemette et lui. Et depuis, ils donnent l’impression que chaque matin leur apporte quelque chose de chantant, même au cœur des difficultés, même quand l’hôtel ne se remplit pas, même quand il leur a fallu entreprendre des travaux pour s’adapter aux normes, même quand d’autres auraient baissé les bras.
Au péage, des gendarmes scrutaient les automobilistes. Impression furtive qu’ils m’attendaient et qu’ils allaient me ramener à la case commissariat. Je n’étais pas sûr d’avoir mes papiers avec moi, j’étais parti trop vite le matin pour y penser. Comment faire pour avoir l’air naturel ? Je suis passé sous leurs regards indifférents.
Je ne sais pas ce que j’ai raconté à Émilie. Je lui ai parlé de n’importe quoi sauf du commissariat. Je l’ai surtout remerciée plusieurs fois. Je ne me souviens pas non plus de ce qu’elle m’a dit. Je ne pensais qu’à l’interrogatoire. Claire et Simon ne m’ont pas posé de questions, trop contents d’avoir joué avec Maxime et Basile. Apolline m’a demandé pourquoi je n’étais pas venu à l’école, mais j’ai l’impression qu’elle connaissait déjà la réponse : forcément, je travaillais. C’est ce que je me suis entendu lui dire. Je les ai trouvés tellement beaux, tous les cinq à jouer ensemble, tellement innocents ! Nous sommes arrivés à temps avant le retour de Julie. Quand elle est rentrée, Claire et Simon étaient sous la douche, Apolline, déjà en pyjama. Julie était énervée après une cliente qui change systématiquement ses dates à trois jours du départ. Une bonne cliente pourtant, qui voyage toute l’année, mais qui l’oblige chaque fois à des tours de passe-passe pour lui trouver une place disponible sur un vol au dernier moment. Elle a jeté un regard sur les papiers empilés à la hâte, puis elle a haussé les épaules et m’a demandé comment s’était passée ma journée. J’allais répondre mais elle est repartie sur son enquiquineuse de dernière heure. Je n’ai rien dit.
J’en aurais parlé, une fois les enfants couchés, mais le téléphone a sonné. Sa mère, pour préparer l’anniversaire de Claire, samedi après-midi. Elle n’a plus parlé que de ça. Je ne la sentais pas très disponible à autre chose. Après ma journée, je n’aurais pas su comprendre qu’elle m’écoute d’une oreille distraite.
Elle dort maintenant et le 24 avril 1990 me hante dans le noir. Je ne me souviens de rien.
Pourquoi m’a-t-il quitté en me disant que je pouvais continuer à vivre normalement comme je le fais depuis avril 1990 ? Je ne devrais pas vivre normalement ? J’y sens une menace, une dose de suspicion. Comme s’il savait des choses de moi que je ne sais pas.
J’ai fini par m’endormir. Elle m’attendait. En embuscade dans mon sommeil. Son petit arbre sec à la main comme un sceptre. Elle me plante son regard minéral. Elle a tout son temps.
Au moins, ici je suis tranquille… quelques minutes de répit à l’abri de leurs regards.
Je comprends mieux le ton de Thomas sur ma messagerie. Laconique. Lui qui ne sait pas parler sérieusement à un répondeur. Il a dû penser que nous étions sur écoute. Sinon, il aurait insisté pour que je le rappelle. Ou il m’aurait annoncé ce à quoi je devais m’attendre. Combien en interrogent-ils ainsi ? Nous trois seulement ou toute la classe de Terminale ? Tout le lycée ? Combien de suspects ? De suspects de quoi ? Ils ont l’air de patauger. Moi aussi. Ils m’attendent. Je ne peux pas rester indéfiniment aux toilettes, mais je n’arrivais plus à respirer face à eux. De toute façon, nous n’avons plus rien à nous dire tant que je n’auraipas un avocat. Je n’aime pas les manières de celui qui me parle. Il peut prendre l’air aimable, se faire chaleureux, il n’en est pas moins en train de m’interroger. Et j’ai l’impression que l’autre, trop absorbé par son ordinateur pour m’adresser le moindre regard, me scrute de ses oreilles, traque la moindre hésitation, le plus petit trémolo. Je ne sais même pas s’il est légal d’être retenu, harcelé de questions, sans savoir de quoi je suis soupçonné. C’est sûr que je ne peux pas contester. Contester quoi ?
J’imagine qu’Olivier n’a pas dû les prendre au sérieux. Il les aura énervés, avec ses réponses de dilettante. Ils ont dû le trouver léger, insouciant, le genre de type qui ne pense pas aux conséquences de ses actes. De là à le considérer potentiellement comme coupable, il n’y a qu’un petit pas qu’ils ont dû franchir sans même s’en rendre compte. Coupable de quoi ? Le pas suivant, à peine plus grand, les amène forcément à nous considérer comme complices, Thomas et moi. Complices de quoi ? Ils ne connaissent pas le tempérament d’Olivier : éternellement détendu, mais incapable de faire du mal à une mouche, de porter préjudice, pas même de se garer devant une porte cochère de peur de déranger. Détendu, mais trop respectueux pour être inconséquent.
— Bien. Reprenons.
— Ça alors ! J’aurai juré être resté un moment aux toilettes et j’ai l’impression qu’il est la même heure que tout à l’heure ! 15 h 15. Marignan. L’heure de la bataille. L’heure de la victoire. Victoire de qui ? Les aiguilles se chevauchent. La grande couvre la petite. Qui chevauche qui ? Qui couvre qui ?
— Reprenons.
— Ça va, j’ai compris, ne posez plus les questions, je me souviens de l’ordre des réponses.
Chaluin François ;
Né le 26 mars 1972 ;
Comptable à l’hôpital Jehan Rictus ;
Marié à Valérie Seillant ;
Deux enfants : Léopold, 11 ans et Camille, 8 ans et demi.
Il joue avec son stylo mais n’écrit presque rien, juste un mot de temps en temps. L’autre saisit tout, j’entends le clavier qui ne s’arrête jamais, même pendant mes silences. Il doit rattraper son retard.
— Je connais Olivier Loitrel et Thomas Trévise, nous sommes amis depuis bientôt 30 ans. Nous avons passé l’essentiel de notre scolarité ensemble et je n’ai pas la moindre idée de ce que j’ai fait, dans la soirée du 24 avril 1990 ni dans la nuit du 24 au 25. Je sais seulement que rien de remarquable n’a gravé ma mémoire. Vous me dîtes que c’était un jour de semaine, j’étais lycéen, j’imagine que je suis allé en cours dans la journée, et que la nuit, j’ai dormi. Peut-être me suis-je couché un peu tard, peut-être suis-je sorti jusque vers quoi, 22 h, 23 h maxi si mes parents n’étaient pas là car sinon cela aurait été impossible, mais il se peut aussi bien que je me sois couché de bonne heure en prévision de l’interro du lendemain. Je suis certain de ne pas avoir eu de liaison amoureuse ce jour-là, ni cette semaine-là, ni ce mois-là. Mon année de Terminale a été marquée par un vide affectif sidéral, je l’ai assez regretté. Pas une aventure qui soit allée jusqu’au lit. Des débuts et pas de suite. J’invoquais alors la poisse, interprétais des facteurs externes et compris plus tard seulement l’étendue de mes maladresses d’alors. Je faisais fuir les filles avant même de les connaître. Je me croyais amoureux au premier coup d’œil et voulais construire, parlais d’avenir et négligeais l’instant présent et la futilité. Il y avait quelque chose de pur et de niais en moi, c’est peut-être idiot, mais cela ne me transforme pas nécessairement en criminel ou en terroriste. Plutôt en gentil naïf, il me semble. On peut y trouver de quoi se moquer, mais pas au point de m’incriminer dans je ne sais quelle affaire non élucidée.
Un mouvement de la main m’interrompt, mais je n’avais certainement rien à ajouter. Geste furtif, impatient, qui a dû lui échapper.
— Certaines affaires peuvent être rouvertes juste avant la date de prescription.
Il gratte l’air de sa main gauche. Mouvement incontrôlé, puéril, un peu ridicule, qu’il interromprait immédiatement s’il en prenait conscience. Longs doigts osseux, repliés sans être serrés, semblables à des serres de rapace. La main droite reste imperturbable sur le bureau, posée, figée. Le stylo à l’opposé. Je n’avais pas remarqué qu’il était gaucher.
— Pour de la naïveté ? De la niaiserie ? Une trop grande idéalisation de l’amour ? De manque de discernement ? Une sous-estimation de la puissance du désir ?
— Tous ces états ont parfois mené des gens très structurés à commettre des actes abjects, monsieur Chaluin.
Ses doigts se sont refermés d’un coup. Autour de quelle proie imaginaire ? J’ai l’impression de les sentir sur moi, qu’ils me réduisent à la taille d’un insecte enserré dans sa main. Il me tient, ne me secoue pas encore, m’étouffe déjà. J’ai trop parlé de moi, avec trop de sincérité, il a senti une faille, il ne va pas tarder à me dire que je n’étais pas plus niais qu’un autre, que je n’idéalisais pas tant que ça l’amour, que j’aurais bien aimé aussi goûter au plaisir, jouir et oublier, mais que les filles me pétrifiaient de timidité. Je ne pourrai pas lui donner tort.
— On se fait croire beaucoup de choses, monsieur Chaluin. Surtout à l’adolescence. On se fait croire qu’on n’est pas comme les autres, on se fait croire que les garçons de notre âge ne respectent pas les filles de leur âge, on se fait croire qu’ils sont très à l’aise parce qu’ils parlent fort et vantent leurs exploits quand ils font tout pour nous faire croire à ce qu’ils aimeraient croire eux-mêmes. On finit par marcher dans leur ombre, on oublie de douter d’eux, on doute de soi. Si on est amoureux, on se dit qu’on vit quelque chose d’exceptionnel, qu’ils ne peuvent connaître, pas même prétendre comprendre, ils sont trop… ou pas assez. Si on est amoureux, même notre amoureuse nous dit qu’on est différent, elle nous entretient dans notre illusion d’exception, et si on n’est pas amoureux, on se dit qu’on ne voudrait pas vivre quelque chose qui sonne faux, quelque chose qui ne soit pas singulier. On se fait même croire qu’on n’aimerait pas une rencontre éphémère. Le désir des corps, les yeux qui scintillent et les peaux qui frémissent, se parler sans chercher à se connaître, juste pour le plaisir, pour s’emporter dans l’instant, on laisse ça aux autres. On se fait croire qu’on est plus exigeant, qu’on veut vivre une vraie relation, pas une émotion fabriquée. On ne voudrait surtout pas désirer une fille sans l’aimer. On se fait croire qu’elles fonctionnent comme ça, les filles, elles se donnent tellement de mal à se le faire croire à elle-même que l’on s’en voudrait de ne pas considérer leurs efforts. Enfin, il me semble que c’était à peu près comme ça il y a longtemps. Maintenant, je ne sais plus.
Je ne l’aurai pas cru capable d’une telle tirade ! Pour un peu, il en ferait une chanson, de son envolée quasi lyrique. Serait-il un parolier contrarié, le policier ? Un peu longue, peut-être, sa chanson. Il ne s’arrête plus, encouragé par mon silence étonné ou flatté par ses propres mots.
— Mais qu’une seule nous emmène avec elle, une de celles qu’on aurait cru réservées aux autres, et l’on se sent pousser des ailes et l’on commence à croire qu’on est un autre. Et l’on accède à cette fierté imbécile du mâle conquérant, et l’on pense déjà au trophée suivant. On n’a pas changé pourtant, si ce n’est dans le regard des autres. On se grise de ne plus être celui qui parle d’exception pour accepter sa solitude.
Ou bien lui aussi a connu sa traversée du désert en Terminale. Ou peut-être plus récemment. Peut-être maintenant. Ou depuis toujours.
— On se fait croire beaucoup de choses pour s’accepter, on se fait croire qu’il y a des actes dont on n’est pas capable alors que l’on est seulement incapable de s’en souvenir, on se fait tellement croire à ses idéaux qu’on oublie beaucoup. On oublie les frontières, même celles que l’on a pu franchir. On oublie les compromissions, les histoires qu’on préférerait ne pas avoir vécues, les fins de nuits pas fières, les petits matins où l’on aimerait mieux ne pas croiser nos amis.
Ses doigts se relâchent, libèrent l’invisible. Je respire. Comme s’il m’avait tenu à distance, réellement tenu entre ses doigts sans me toucher. Sa main droite n’a pas bougé d’un millimètre. Paralysie ?
— Nous pouvons vous aider à retrouver la mémoire. Nous sommes aussi là pour ça.
— Pourquoi me dîtes-vous ça ? J’ai l’impression que vous me prenez pour un autre. Est-ce que vous ne vous feriez pas croire que je suis celui que vous recherchez ?
— Nous nous reverrons, monsieur Chaluin, nous nous reverrons.
Un dernier coup d’œil à la pendule arrêtée. Rien n’a bougé. Retiendrait-il le temps entre ses doigts gauches ?
Sa main droite frappe un grand coup sur le bureau. Claque magistrale qui fait sursauter son collègue derrière son écran. Bref regard agacé de ce dernier vers son supérieur, léger haussement d’épaule et soupir. Le clavier, déjà, crépite de nouveau. Ce que j’ai pris pour une possible paralysie semble plutôt relever d’une dissociation entre les deux mains, comme si elles n’étaient pas reliées à un même corps, et encore moins dirigées par un seul cerveau. Elles semblent n’en faire qu’à leur tête en toute indépendance, sans concertation ni réflexion. Des gestes désordonnés dont l’homme qui me parle a perdu le contrôle. C’est à la fois impressionnant et fascinant d’observer ces mouvements imprévisibles qui trahissent le flegme du policier, lui donnent des allures de pantin agité. Il n’a pourtant pas l’air de s’en soucier. Peut-être trop habitué pour lutter encore. Depuis quand a-t-il renoncé à maîtriser ses gestes ?
Le plus déroutant, c’est qu’en sortant, il est effectivement 15 h 15. Hasard ou préméditation ?
Avait-il arrêté la pendule sur l’heure à laquelle il avait décidé de me libérer ? Ou s’est-il appliqué à me congédier à l’heure exacte sur laquelle les aiguilles se sont figées ?
Est-ce l’heure de la fin de tous ses interrogatoires ? J’en reste troublé pendant un moment, sans aucune notion du temps. Ni du temps présent ni de celui qu’il vient de plonger en abyme. Envie d’aller attendre Camille et Léo à la sortie de l’école. Les serrer dans mes bras, les emmener goûter au parc. Pas le cœur à croiser Valérie qui me croit au travail.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Il n’y a pas si longtemps, c’est elle que j’aurais eu hâte de retrouver. Nous aurions ri des questions incongrues du policier. N’y a-t-il vraiment pas si longtemps ? Des années tout de même. Des années à s’éloigner, à combattre les doutes et les évidences, à respirer chacun de son côté. À se persuader de l’avenir, parce que les enfants, parce que pas envie de penser autrement.
Il a raison, le policier, je me fais toujours croire.
Il n’y a pas si longtemps, je serais rentré à l’appartement, j’aurais passé du temps avec les enfants pour me bercer de leur existence, pour ne pas voir que je n’en passais pas avec ma femme. Ou bien je me serais réfugié dans mon antre et j’aurais cherché des mélodies au saxo pour écrire en musique ce que je n’aurais su décrire en parole. Un continent d’isolement. Aujourd’hui, je file retrouver Méliane.
— Tu lui as parlé de nous ?
— Non. C’est même curieux qu’il ne m’ait rien demandé sur ma vie d’aujourd’hui. Je ne lui ai rien dit. Ils doivent savoir. Ils ont dû enquêter sur le présent. Il suffit qu’ils interceptent nos messages. Ça ne doit pas être bien compliqué pour eux. Ils ont tous les moyens pour scanner nos vies. Ils n’ont même plus besoin d’aveux, ils ont déjà les preuves. C’est sur le passé qu’ils sont moins équipés. Obligés de travailler à l’ancienne. Questions, intimidation. Ne disent pas de quoi ils sont au courant… entretiennent l’impression d’en savoir toujours plus que ce qu’ils disent, d’avoir une longueur d’avance pour maintenir l’interrogé dans un état de vulnérabilité.
— Tu te sens en état de vulnérabilité ?
Et comment ! On pourrait être en train de faire l’amour et au lieu de ça, on parle à poils de l’interrogatoire, n’est-ce pas être en état de vulnérabilité, ça ?
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Me remettre à la musique. Il a un don pour les paroles, je vais lui trouver la mélodie.
— Je n’ai jamais connu un comptable comme toi.
— Tu as connu beaucoup de comptables ?
— Des dizaines ! J’adore les comptables… C’est ce qui m’a tout de suite plu chez toi. Ton côté comptable…
— Je me disais bien aussi que j’étais victime de mon métier trop sexy !
— En fait non. Tu es le seul dans mes relations.
— C’est pour ça que tu n’as jamais vu de comptables comme moi. Il y en a plein d’autres, des comptables rappeurs, des comptables surfeurs, des comptables travestis, des comptables permanentés… mais ce n’est pas comme ça que tu nous imagines.
Quand Méliane rit, ses seins sont gais, sa peau transpire la joie.
— Ris encore ! J’aime ton rire ! Je voudrais l’encadrer !
— Tu veux toujours tout encadrer ? L’autre jour, c’était notre jouissance que tu voulais encadrer.
— Elle était magnifique, non ?
— Ce n’est pas une raison. C’est beau, l’instant passé, l’instant perdu, l’instant du souvenir… ta mémoire, tu ne peux pas l’encadrer.
— Ce doit être mon côté comptable, cadre moyen. Le besoin de faire rentrer les faits dans des cadres, des petits, des grands, des moyens. Sinon, leur poésie m’embarrasse.
Elle me regarde avec son sourire indulgent. Je sais bien ce qu’elle garde pour elle. Elle pense que c’est de vivre avec une encadreuse qui a déteint sur moi. J’apprécie son silence qui n’altère pas sa bonne humeur.
Pas dupe, pas rivale, elle laisse glisser son sourire sur ma peau.
— Et moi, tu trouves que je ressemble à une peintre ?
— Toi ? Tu en es le portrait craché, avec ton regard qui voit autre chose que ce que tu regardes, au-delà, ta façon d’apprécier la lumière, la manière dont tu choisis tes positions pour bien profiter des profils, des contours, des lignes et des contre-jours, tes cheveux en pinceaux ébouriffés et ton art d’échapper à toute tentative de description… tu es un défi au peintre, aucun ne pourrait te saisir… Et on hésite, on se dit soit elle peint, soit elle sculpte… tu sculptes ta vie et tu peins ce que tu ne peux vivre.
— À quoi tu vois ça ?
— À tes mains… tu as des mains à créer. Et tes yeux ! Ils voient ce qui ne se voit pas encore. Ta langue aussi, qui sait se taire. Et ta bouche, qui peut sourire longtemps, longtemps, de ce que tes yeux voient et qui n’est pas. Que les miens ne voient pas. Ton corps en tension, aux aguets, en imperceptible mouvement pour accompagner ton regard, tes hanches, qui ne connaissent pas la pause, le confort, l’attente, pas l’ennui, et ne laissent pas de prise au superflu. Tes hanches peignent le mouvement.
— Et mon sexe ? Est-ce qu’il peint ?
— Il sculpte. Ton sexe sculpte le mien. Il va à l’essentiel. Il sait prendre, recevoir. Il sait donner. Il sait le flux, le reflux, la tempête. Il sait l’énergie.
— Et mon cul ?
— Il sait me faire rêver.
— Retourne le voir !
— Ton cul ?
— Non, ton policier. Sinon tu ne vas plus dormir. Mon cul aussi. Pour ne pas dormir.
Cinquième visite de la matinée. Couple marié depuis douze ans, deux enfants, le troisième ne devrait pas tarder si j’en juge au ventre de Madame. Le déménagement devient urgent, il faut une chambre supplémentaire. Ils en oublient de poser les questions essentielles, la taxe d’habitation, les charges communes. Sont-ils à ce point pressés de vivre ailleurs ou bien distraits, perturbés ? Peut-être n’ont-ils pas eu ensemble les deux enfants mentionnés. Peut-être leur histoire toute récente est-elle encore compliquée de leurs passés respectifs, elle déjà enceinte d’une étreinte passionnée, tous deux poussés à l’urgence d’écrire leur avenir. Elle aime le quartier, les grandes fenêtres, les arbres sur la place, l’église en face et le tintement des cloches tous les quarts d’heure. Lui apprécie la cuisine, la disposition des chambres, la proximité du centre-ville et le marché sur la grande place à côté le samedi matin. Tous deux se projettent dans la détente, s’imaginent prendre le soleil à la terrasse du café voisin, écouter les cloches égrener les heures, flâner. Ils ne parlent que de ce qui les enchante quand la plupart des clients énumèrent les contraintes des appartements que je leur fais visiter. Ils ont le bonheur communicatif, sans l’insolence de ceux qui aiment étaler leur félicité. J’aimerais tant me laisser gagner par leur légèreté ! Je ne peux m’empêcher de penser qu’ils oublient leurs enfants d’avant et leurs quatre-vingts ans à eux deux, les ennuis à crédit et les plaisirs qu’ils devront bientôt remettre à plus tard. Je les sens dans un entre-deux, un espace hors-sol avec pour références celles de leurs vingt ans, lorsqu’avoir décroché un travail donnait assez de liberté pour ne pas être trop exigeant sur l’intérêt de l’emploi, lorsqu’un salaire minime permettait de vivre au jour le jour. Avant les projections. Avant les séparations. Avant les reconstructions. Oui, elle doit porter leur enfant pas prévu, celui de l’insouciance illusoire et de l’impatience des corps à rassurer. Ils sont touchants avec leur façon de dégager l’horizon, de ne pas se poser de questions. Ils doivent bien savoir pourtant que les responsabilités finiront par les rattraper. J’admire leur liberté de vivre complètement l’instant.
— Vous faisiez quoi, vous, le 24 avril 1990 ?
— Pardon ?
— Excusez-moi, je… rien.
— En 1990, j’étais en apprentissage.
— Et moi, en avril, j’avais abandonné ma première année de fac.
Pour un peu, je leur déballais tout. C’est leur bonheur qui me fend le cœur ? Je les envie d’ignorer ce qui les attend. Il y a dix jours, moi non plus, je ne savais pas.
Ils se décident pour l’appartement sans même en visiter d’autres. J’aime cette faculté à choisir sans hésiter, sans chercher à se rassurer. J’aime leur sourire sans la moindre amertume et les petits plis au coin de leurs yeux qui vivent l’instant. J’aimerais les inviter à déjeuner, me nourrir de leur éclat et profiter de leur présence pour fuir la mienne. Que feraient-ils de ma compagnie ? Ils n’ont besoin de personne, ils sont au complet. Je ne parviendrais même pas à les assombrir tant ils réfléchissent chacun la lumière de l’autre. Je les laisse retourner seuls à l’agence remplir le bail avec Évelyne.
Dix jours depuis le commissariat. Dix jours déjà. Je n’ai encore rien dit. Dix nuits pendant lesquelles le 24 avril 1990 ne m’a pas lâché une seconde. Je sursaute dès que le téléphone sonne, j’appréhende les messages et je redoute le facteur. Je m’arrange pour rentrer à la maison avant Julie, ou pour y passer dans la journée. Je guette la boîte aux lettres. Rien encore à l’en-tête du commissariat d’Éroun. Je n’ai toujours pas su lui parler. C’est idiot, je sais qu’elle comprendra. Comprendra quoi ? Que pourrais-je lui dire ? J’ai peur d’instiller une dose de soupçon. Elle me comprendra, elle me défendra, elle me croira. Je lui expliquerai que je n’ai pas la moindre idée de ce dont il s’agit et cela suffira pour qu’elle ne s’inquiète pas davantage. Mais au premier trouble, demain ou dans dix ans, à la première explication manquante, le doute jaillira, depuis trop longtemps en embuscade. Je lui dirais si je savais.Ce qu’il s’est passé ou ce qu’ils pensent qu’il s’est passé, ce que j’ai fait, avec des conséquences que j’ignore, ou ce qu’ils pensent que j’ai fait, avec peut-être des conséquences qu’ils m’imputent.
Hier, j’ai imaginé que j’avais pu générer une catastrophe dont je n’avais pas eu connaissance, un carambolage à ma suite sur l’autoroute, un piéton renversé en pleine nuit dont je n’ai plus souvenir… peut-être ne l’ai-je jamais su ? Un choc étouffé, un instant d’absence… c’est si courant de s’apercevoir que l’on ne fait plus attention à la route depuis plusieurs secondes, le temps perd toute consistance dans ces instants-là.
Je suis sans cesse tenté de retourner les voir, de les interroger à mon tour pour arrêter de sonder ma mémoire qui ne me renvoie rien. Quand je ne dors pas, la nuit, j’envisage parfois d’aller au journal consulter les archives d’avril-mai 1990. Pour y trouver quoi ? Quel fait divers mérite d’être réveillé 20 ans après ?
Wait and See, comme dit Olivier. L’attente me ronge. Une nouvelle convocation, un courrier d’excuses pour expliquer la méprise, l’énoncé clair des faits de cette nuit-là, n’importe quoi vaudrait mieux. J’imagine que cela fait partie de la stratégie… laisser mariner… injecter une dose de poison, puis attendre. Peut-être avouerai-je. Je finirai par avouer n’importe quoi. Il suffit que je sois bien mûr. Je suis d’autant plus prêt à avouer tout ce que j’ai fait que je ne me connais pas d’acte inavouable. Je leur raconterai toute ma vie, jusqu’à l’écœurement, cela prendra des années, je ne laisserai aucun détail, ce sera la biographie la plus complète de l’histoire, je passerai le restant de ma vie à leur raconter ma vie d’avant le restant, et alors, alors seulement, nous serons vieux depuis longtemps, ils sauront que je ne suis pas dans leur histoire. Il n’y aura plus de place pour rien d’autre dans ma vie à venir, le mot même d’avenir n’existera plus, il n’y aura plus que ma vie souvenir. Je n’aurai plus d’enfant, plus de Julie, plus d’agence, plus de présent. Je craquerai souvent, j’aurai la tentation de la prison, un semblant de paix et des instants de silence. Je m’accrocherai pourtant, pour rester innocent.
Je ne les laisserai pas me fournir les preuves de ce que je n’ai pas fait.
Je deviendrai peu à peu comme cette vieille femme desséchée qui m’est apparue l’autre nuit, corps de pierre, regard de lave, teint de cendre, et je les regarderai, je les assignerai de mon regard, je ne les lâcherai plus. J’aurais pour eux le reproche de m’avoir arrêté de vivre.
Qu’est-ce qui m’empêche de dormir ?
Ils ne m’accusent de rien après tout ! Ils ont voulu m’entendre, ils m’ont entendu. Nous sommes quittes. J’ai témoigné du mieux que j’ai pu, je n’ai rien dissimulé, pas comme eux, je n’ai rien à me reprocher.
Mais pourquoi n’ai-je pas su répondre à toutes leurs questions ? Je voudrais tellement me rappeler ce que j’ai fait ce soir-là ! Il faudrait pourtant qu’il se soit passé quelque chose de bien exceptionnel pour m’en souvenir davantage que des autres soirs. C’est bon signe de ne pas savoir… c’est que rien de particulier n’a marqué ma mémoire. Ni celle d’Olivier. Ni sans doute celle de François. Nous sommes trois à ne rien avoir imprimé, cela devrait leur suffire.
Julie dort paisiblement à côté de moi. Sa tranquillité m’étouffe. Comment peut-elle dormir si bien ? Il va falloir que je lui parle. Elle va finir par me trouver bizarre. Elle va imaginer toutes sortes de choses, sentir que je dissimule, me supposer d’autres vies, devenir soupçonneuse. Elle qui ne l’a jamais été ! Elle qui vit dans la confiance, me l’inspire, me fait aimer cette paix qui nous unit et dont je ne suis pas digne depuis dix jours.
Claire et Simon aussi vont bien, dorment bien.
Apolline est plus agitée. Ressent-elle mon trouble ?
J’espère que nous étions ensemble ce soir-là, François, Olivier et moi. J’espère que ce n’est pas sur eux que l’on m’a interrogé. J’espère surtout qu’ils ne se souviendront pas mieux que moi du jeudi 24 avril 1990. On ne se souvient pas des jours normaux.
J’espère enfin que la mémoire n’est pas aussi sélective qu’on le dit, pas au point d’effacer j’ignore quoi au fond de moi.
Et si j’étais moins innocent que je ne le croie ?
Je sombre enfin à l’aurore.
Elle est là.
Elle m’attend.
Dès que je m’endors, elle renaît de ses cendres.
Depuis combien de temps me regarde-t-elle ?
Elle devient mon ombre… l’impression qu’elle ne me lâchait pas des yeux déjà bien avant que je ne croise son regard.
Peut-être m’attend-elle depuis toujours ?
Suis-je né pour nourrir son regard ?
Existe-telle hors de mon sommeil ?
— Bien. Reprenons monsieur Olivier Loitrel…
C’est la deuxième fois que nous nous voyons et nous ne faisons que reprendre depuis le début. N’y aurait-il qu’un début à son histoire ? Est-ce suffisant pour m’avoir fait revenir sans nouvelles questions à me poser ? Encore une matinée de perdue alors que j’ai du retard à l’hôtel…