Ron Burton
Anne/Marie
Roman
© Lys Bleu Éditions – Ron Burton
ISBN : 979-10-422-0764-9
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À mes enfants et à tous ceux qui me liront.
Préface
Seriez-vous capable d’écrire un roman, tout un roman, sur votre téléphone portable ? Moi, non ! Avec mes doigts gourds, je me trompe sans cesse de lettres lorsque je veux écrire un SMS. J’imagine la suite ! Mais n’oublions pas ce slogan de mai 68 : Soyons réalistes ! Demandons l’impossible ! Slogan que nous compléterons en cet été 2023 : Soyons réalistes ! Réussissons l’impossible ! Écrire un roman sur le portable, un défi impossible ! Et pourtant, son portable étant le seul instrument qui puisse lui permettre d’écrire, Ron Burton a voulu relever le défi… et y a réussi ! Un miracle de volonté, de courage et d’obstination. Lorsque j’ai fait la connaissance de Tron, voici une quinzaine d’années, il avait le port altier, la démarche noble, le pas cadencé de l’officier qu’il avait été ; sa prestance en imposait ! Mais durant les années qui suivirent, son état de santé se détériora rapidement ; pathologie invalidante, hospitalisation, passage d’une unité de soins à l’autre, rééducation ! La galère ! Et, en complément, la tragédie intérieure ! Fauteuil roulant, dépendance… déchéance, physique en premier lieu, mais aussi, à coup sûr, psychique. Être réduit à néant !
Mais pour Tron le militaire, « impossible n’était pas français ! » Il allait se battre jusqu’au bout, jusqu’à la dernière limite, physiquement et psychiquement ! Et triompher ! Chemin faisant, l’idée lui vint d’écrire un roman. Mais comment faire lorsque l’on ne peut plus écrire avec un simple stylo, et même plus avec un ordinateur, outil aujourd’hui indispensable de tout écrivain. Quel moyen restait-il à Tron pour réaliser ce projet qu’il portait et chérissait en lui ? En dernier ressort, le téléphone portable. Qu’à cela ne tienne, si ce gadget moderne devenu indispensable pouvait lui permettre d’atteindre son but. Et Tron s’y est attaqué, avec persévérance et détermination ! Le résultat, après tant d’efforts consentis, est là, face à nous ; l’impossible a été vaincu. Et nous ne pouvons que nous réjouir avec Tron de ce miracle !
Au fil des pages, nous sommes entraînés dans un conte fantastique, sur un cheminement qui mène de l’irréversible au réversible, de l’enfermement à l’ouverture. La vie anéantie redevient promesse d’avenir. Nous assistons, au gré des pages, à un processus de guérison, de libération. Sous forme littéraire, polar fantasmagorique mêlant amnésie, souvenir et auto-psychanalyse, l’auteur met en scène son propre destin. Il transforme le négatif en positif, dépasse les abîmes pour se relever de la déchéance… et marcher vers une nouvelle vie ! La rage de vivre l’emporte ; s’ouvre une aube nouvelle !
Une première œuvre littéraire qui invite le lecteur à méditer sur son propre destin et à suivre ce difficile périple de dépassement de soi. Première œuvre littéraire qui en annonce peut-être d’autres, toutes aussi riches en expérience humaine.
Gérard Grelle,
Maître de conférences émérite à l’Université de Limoges
Le réveil
Une ambulance arrive rapidement aux urgences. Une fois garée, trois pompiers en descendent précipitamment et en débarquent un brancard avec une personne dans un état de semi-conscience. Des traces de sang témoignent de la gravité de l’état du patient. À toute allure, ils se rendent à l’intérieur :
— Place, place, laissez passer ! dit l’un des pompiers en guidant promptement et énergiquement le brancard.
— On est à l’hôpital Madame, tenez bon ! dit un deuxième pompier.
Clac… clac… clac…, le bruit des roues du brancard sur le sol, des lumières au plafond qui défilent, des personnes qui bougent vite dans l’urgence. C’est comme dans une ruche, ça grouille, mais de façon organisée, très rapidement arrivent plusieurs personnes en blouse blanche.
— Une personne de sexe féminin, une trentaine d’années, sa tension est basse, accident de voiture, probablement de multiples fractures, dit le pompier de façon très robotique pour faire sa transmission.
— OK, on s’en occupe ! Il faut d’abord la stabiliser, emmenez-la en salle trois. Avez-vous ses papiers ?
— Oui, mon collègue a tout ce qu’il faut.
— Parfait ! que l’un de vous les donne à l’accueil pour lui faire un dossier.
Mal, elle a mal, n’arrive pas à bouger, elle essaie de parler, mais aucun son ne sort. Déjà transportée en salle trois, une équipe de soignants s’active autour d’elle, mais avec un peu moins d’agitation.
— Voilà Madame, vous êtes en sécurité. Vous pouvez vous laisser aller !
— On va la plonger dans le coma sinon on va la perdre… dit un homme penché sur elle.
***
Le silence, le calme… Elle ouvre les yeux lentement, elle n’arrive pas à bouger les jambes, elles sont comme immobilisées de force. La douleur n’est plus là, c’est fini ? Elle croit distinguer être seule dans une pièce aux murs blancs.
— Où suis-je ? murmure la patiente moyennant un certain effort.
La porte s’ouvre et une jeune femme en blouse blanche rentre sans précipitation, mais vite et dit :
— Bonjour, Madame de Vigne. Je suis Angélique, aide-soignante. Ne vous inquiétez pas, on s’occupe de vous, le reste de l’équipe arrive.
Angélique est une jeune femme d’une trentaine d’années, blonde aux cheveux longs. Svelte, elle dégage une douceur très rassurante.
— Euh… Je… Je suis où ? dit-elle en essayant de comprendre et en ayant la sensation de se réveiller après un profond sommeil.
— À la clinique du Parc. N’essayez pas de bouger, restez calme, dit Angélique en lui posant les mains devant les épaules.
Sécurisant sa patiente plus que ne l’entravant, Angélique contrôle en même temps les constantes sur le moniteur. À ce moment, la porte de la chambre s’ouvre :
— Bonjour, Madame de Vigne, je suis Philippe, votre infirmier, dit en rentrant un homme chauve et baraqué d’une cinquantaine d’années. Tout va bien, Angélique ? Comment se passe le réveil de Madame ? dit-il en s’adressant à sa collègue.
Le calme des deux soignants témoigne d’une atmosphère maîtrisée.
— Oui, les constantes sont bonnes, tout se passe pour le mieux.
— D’accord, le médecin ne va pas tarder, en attendant, nous allons passer à l’examen clinique.
Philippe se met à côté de la patiente et lui dit en passant son doigt devant son visage :
— Suivez mon doigt des yeux… Bien, maintenant, mettez vos mains à l’horizontale devant vous, comme ceci…
Il enchaîne en montrant à la patiente deux, puis quatre doigts qu’elle doit dénombrer.
***
Alors que Philippe, l’infirmier, termine son examen, une troisième personne arrive, toujours avec une blouse blanche, mais ouverte, laissant apparaître une chemise et un jeans, d’une quarantaine d’années. Il dégage beaucoup d’assurance même s’il semble avoir une certaine impatience. Son aisance ne laisse que peu de doutes sur le fait qu’il s’agisse du médecin.
— Bonjour, Anne, comment te sens-tu ? demande-t-il en allant directement vers la patiente.
— … Euh… un peu perdue… Vous êtes qui ? Pourquoi vous m’appelez, Anne ? Pourquoi les autres m’appellent Madame de Vigne ?
À ces mots, le médecin n’arrive pas à cacher une certaine déception, les interrogations de la patiente laissent entrevoir une réalité qu’il redoute de devoir affronter depuis plusieurs semaines au réveil de sa patiente qu’il connaît si bien et depuis si longtemps.
— Mais je suis Gaspard, ton ami d’enfance et ton médecin. De Vigne est ton nom de famille. Ça me fait très plaisir de te voir réveillée, dit Gaspard avec une mine quelque peu déconfite à la suite des paroles de sa patiente.
— Je… Je ne savais pas… La patiente est prise de panique pour la première fois depuis son réveil et commence à s’agiter.
Angélique prend immédiatement la patiente dans ses bras, le médecin se recule, Philippe l’infirmier, quant à lui, reste près de la patiente, mais sur ses gardes.
— Calmez-vous, dit Angélique d’une voix douce. Je vais vous expliquer ! Ça va aller, tout va bien.
Bien que la patiente se soit débattue sous l’effet de la panique, elle se calme très vite submergée par ses larmes.
— C’est bien, calmez-vous, comme ça, c’est très bien, je vais vous expliquer, lui dit l’aide-soignante qui l’entoure toujours de ses bras.
— Mais je suis qui ? Je suis où ? dit-elle entre deux pleurs qu’elle essaie de contrôler. Je ne me souviens de rien !
Alors que la patiente se calme, Angélique relâche son étreinte et lui prend la main.
— Vous êtes à la clinique du Parc à Paris, vous avez eu un accident de voiture sur le périphérique il y a deux mois. Vous étiez dans le coma. C’était un petit coma artificiel dans lequel vous avez été plongée à la suite de votre état qui ne pouvait que vous provoquer énormément de douleurs. En effet, vous avez eu de nombreuses fractures, un traumatisme crânien ainsi que beaucoup de contusions. Chose relativement rare, vous avez été transférée ici depuis l’hôpital qui vous a reçue juste après l’accident, c’était la volonté de votre sœur, Sophie, qui est venue quotidiennement et du médecin ici présent. Votre nom est de Vigne, c’est donc probablement pour cela que vous avez toujours été traitée avec une grande importance, il semble que vos proches vous aient toujours appelée Anne, c’est comme cela que vous appelle votre sœur. Si vous voulez, je peux vous appeler Anne, ce sera plus facile pour vous.
— Je ne me souviens pas de cela ! dit Anne. Je ne me souviens de rien ni de personne !
— Ça va aller, Anne, ajoute le médecin en essayant d’être rassurant. Je suis là, on s’occupe de toi ! Tu sembles faire une amnésie, il faut que j’évalue cela.
— Comment il est possible d’évaluer cela ? demande Anne, un peu incrédule.
— C’est déjà ce que je fais au travers de notre conversation et de diverses observations. Mine de rien, j’observe ce que tu me dis, mais tu as l’habitude, tu m’as toujours connu calme et observateur…
— Euh… non, je dois bien avouer que je n’ai aucun souvenir de vous.
— Est-ce que tu sais qui je suis ?
— Je sais ce que vous m’avez dit, c’est-à-dire que vous vous appelez Gaspard, mon médecin et un ami d’enfance.
— Et qui sont les deux autres personnes dans la chambre ?
— Il y a Angélique qui est aide-soignante et Philippe qui est infirmier.
— Tu es où ?
— À la clinique du Parc…
— Dans quelle ville ?
— À Paris, en France.
— Nous sommes en quelle année ?
— … je ne sais pas.
— Pourquoi es-tu ici ?
D’après ce que m’a dit Angélique, j’ai eu un accident de voiture il y a deux mois. Je n’ai aucun souvenir de l’accident et de ce qui s’est passé avant. J’ai été plongée dans un coma artificiel et mon réveil a été provoqué aujourd’hui.
— D’accord, dit Gaspard, visiblement ennuyé.
Profitant d’un moment de silence dans leurs échanges, Anne demande à Gaspard :
— Et j’ai quoi aux jambes ? Je n’arrive pas à les bouger.
— Tes jambes sont plâtrées, à la suite de l’accident, tu avais des fractures multiples. Demain vers dix heures, nous allons normalement retirer tes plâtres. Sois rassurée, a priori, elles vont très bien.
— Et pourquoi je n’arrive pas à me souvenir ? demande Anne, toujours effrayée.
— Il semble que tu fasses une amnésie à la suite de ton traumatisme crânien… Il apparaît que tu souffres d’une amnésie rétrograde, c’est-à-dire que tes souvenirs effacés sont les souvenirs antérieurs à ton accident, mais tu as une bonne mémoire pour tout ce que tu entends ou ce que tu vois depuis ton réveil.
— Mais ça va durer longtemps ?
— Je n’aime pas du tout répondre cela en tant que médecin, mais la vérité est que je ne sais pas et que personne ne sait ! Je suis désolé, j’aimerais pouvoir mieux te répondre, nous connaissons beaucoup de choses concernant le corps humain, mais la mémoire dépend du cerveau et le cerveau reste en grande partie mystérieux pour tous les médecins.
— Donc vous ne savez pas quand je serai guérie ?
— Déjà, pour que tout rentre dans l’ordre, il faudrait arrêter de me vouvoyer ! On se connaît depuis toujours ! Après, ça dépend de ce que tu appelles être guérie…
— Quand vais-je être comme avant ?
— Tu ne seras jamais comme avant, dis-toi que tu seras mieux qu’avant ! Mais nous allons bientôt t’enlever tes plâtres. J’ai appelé Sophie, ta sœur, elle sera bientôt là, elle va t’aider à te remettre sur pieds et je pense que ça ne va pas traîner, la connaissant et ayant beaucoup discuté avec elle, elle a plein de projets pour toi et tu peux lui faire une confiance aveugle. Elle va surtout t’aider à avoir un logement, vu qu’actuellement personne n’a réussi à te trouver un domicile connu.
— Ça veut dire que je suis sans domicile fixe ?
— On ne t’a pas trouvé de domicile connu, ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas ! Et puis tu es une de Vigne, c’est pas un détail. Ne te tracasse pas. Tu vas aussi aller en centre de rééducation après ton séjour ici. Ça va durer quelques mois, mais finalement je t’assure que tu seras contente !
Anne ne sait pas comment elle doit réagir aux paroles de Gaspard, bien qu’elle l’ait écouté très attentivement, elle n’arrive pas à déterminer la réaction qu’elle doit avoir. Alors que Philippe et Angélique s’activent autour d’elle, Anne reste silencieuse quelques minutes, essayant de réfléchir.
— Et c’est quoi les tuyaux qui sont branchés sur mon bras ? Et les fils un peu partout que Angélique retire ?
— Angélique retire l’électrocardiogramme qui permettait de surveiller les battements de ton cœur et le fait que ton sang circule bien. Pour les tuyaux branchés à ton bras, il y a une voie veineuse, qui servait à te donner des médicaments par exemple et t’administrer les sédatifs qui te maintenaient dans le coma. L’autre, c’est le restaurant, je veux dire que durant ton coma, cela servait à fournir à ton corps de quoi le nourrir. Mais comme je te l’ai dit, c’est quand tu étais dans le coma. On va tout retirer petit à petit.
— Et à propos de me nourrir, quand vais-je pouvoir manger ?
— Un jour, mais pas aujourd’hui ! répond Gaspard avec un grand sourire. Je te reconnais bien là ! On dit souvent quand l’appétit va, tout va !
— J’ai l’impression d’avoir faim, mais je ne crois pas que tout aille si bien ! Je dois vraiment attendre demain pour manger ?
— Oui, c’est un peu comme si tu avais été en veille durant ton coma. En fait, tu y as été plongée afin de t’éviter de trop souffrir à la suite de ton traumatisme crânien grâce à l’administration de différents médicaments, des sédatifs. Maintenant, après ton réveil provoqué, nous faisons un état des lieux, c’est-à-dire que nous nous assurons que tout fonctionne bien, ce sera le cas pour ton système digestif aussi. C’est aussi pour cela que nous ne retirerons les perfusions que ce soir seulement.
Philippe sort et laisse Anne avec Gaspard et Angélique.
— Et je fais comment pour me déplacer ? Pour aller aux toilettes, par exemple.
— Tu n’y vas pas !
— Sérieux ?
— Oui, tu n’as pas besoin d’y aller et il ne te sera pas utile d’y aller aujourd’hui.
— Vous… euh, tu as l’air bien sûr de toi. D’ailleurs, je commence à avoir besoin de faire pipi.
— Eh bien, fais ! Tu es sondée, autrement dit tu as un petit tuyau qui passe par ton urètre. Pour la selle, il faut que tu manges pour avoir besoin d’y aller, mais tu n’as pas mangé depuis deux mois et tu ne mangeras qu’à partir de demain. Rassurée ?
— En partie, la situation n’est pas vraiment rassurante pour moi…
— Je comprends… Sois certaine que je ferai le maximum pour toi et même plus ! Ta sœur va vite arriver, comme je te l’ai dit, je l’ai prévenue, elle est en chemin. Je vais te laisser te reposer, je ne dois pas oublier mes autres patients ! Mon bureau est à côté, n’hésite pas à demander après moi au besoin. À tout à l’heure, dit Gaspard à Anne en sortant et la laissant avec Angélique.
***
— Ça doit vous paraître très étrange ce réveil.
— Oui… c’est très effrayant. Ne même pas me souvenir de qui je suis ! Avant n’existe pas pour moi ! Les paroles de Anne précèdent de lourds sanglots.
Angélique qui jusqu’à présent avait l’attitude et la retenue propres aux soignants vient s’asseoir à côté de Anne, comme pour se mettre sur un pied d’égalité avec cette dernière.
— Je pourrais vous dire que je comprends, mais ce que vous vivez me dépasse totalement.
J’ai votre âge et je ne sais pas du tout comment je pourrais réagir à votre place.
— Je ne sais même pas comment je dois réagir, poursuit Anne, toujours en pleurs.
— Vous savez, je ne pense pas qu’il puisse y avoir de bonne ou de mauvaise réaction quand on est à votre place. Votre réveil était programmé et préparé, on avait envisagé différents réveils tout aussi possibles les uns que les autres, certaines hypothèses étaient très négatives et ça s’est plutôt bien passé si on fait abstraction de votre amnésie…
— C’est gentil de votre part d’essayer de me rassurer…
— J’essaie, mais comme je vous l’ai dit, je ne comprends pas tout et j’avoue que je ne voudrais pas être à votre place. Mais j’espère que j’arrive au moins à vous calmer.
— Vous y arrivez ! Peut-être que je ne suis pas totalement rassurée, mais ce que vous me dites me fait beaucoup de bien !
Les deux jeunes femmes restent à discuter quelques minutes, voulant oublier la relation de patiente et de soignante. Leurs échanges ne sont pas totalement insouciants, mais font beaucoup de bien à Anne. Angélique apporte beaucoup d’importance au facteur humain lors du séjour hospitalier, même si cela apparaît comme étant un risque pour certains, il est déconseillé de nouer une relation personnelle avec les patients, leur passage étant juste un épisode et l’issue de leur séjour incertaine.
— Bon, ce n’est pas tout, mais je dois aller travailler, je vais devoir vous laisser. Vous avez la sonnette ici sur la télécommande, c’est le gros bouton rouge, n’hésitez pas à l’utiliser au besoin et un membre de l’équipe viendra au plus vite. En tout cas, je vous remercie pour ces échanges…
— C’est moi qui vous remercie. D’ailleurs, je voulais vous demander si on peut se tutoyer ?
— Évidemment ! Je me demandais quand tu allais me le demander ! Tu me touches, Anne.
— Tu m’en as donné l’autorisation, Angélique… Et puis tu es la première personne que j’ai vue après mon réveil.
— Je te laisse, je dois retourner travailler, dit Angélique en se levant. À tout à l’heure.
— À tout à l’heure, Angélique, dit Anne, rassurée par le repère que représente Angélique.
Une vie
Maria profite de la grande propriété d’exception que son fiancé, Marco, a achetée à un partenaire d’affaires sur la Côte d’Azur, plus exactement dans le quartier très prisé de la Californie-Pézou à Cannes, plus communément appelé « La Californie ». Marco ne veut se refuser aucun luxe et pour lui, rien n’est trop beau pour sa famille.
La Californie-Pézou est une zone résidentielle très huppée, l’un des douze quartiers de Cannes. Ce quartier surplombe la baie de Cannes et offre une vue sur la mer tout à fait imprenable ! Nombreuses sont les grandes fortunes y ayant une villa, à l’instar de Pablo Picasso qui avait acheté la villa Californie ou plus récemment de Catherine Deneuve dans la bien nommée villa Bagatelle qui en deux mille deux a été vendue au prix de trente-sept millions d’euros. Le quartier est d’ailleurs surnommé « la colline des milliardaires ».
Avec un ensoleillement quasiment permanent et une situation exceptionnelle, il y règne un bon vivre de choix et une tranquillité qui invitent au voyage à chaque instant. Il n’est guère étonnant que ce quartier attire bon nombre de touristes tant pour ses jardins que pour ses bâtiments qui sont visités comme à Hollywood.
La villa, dans un style architectural néoclassique à l’américaine, a une superficie confortable de neuf cents mètres carrés et possède six chambres et suites. On y compte de grandes pièces de vie, une salle de sport et une salle de cinéma. Au bâtiment principal, il faut adjoindre le logement du personnel. En effet, l’entretien quotidien de la propriété nécessite la présence de deux femmes de ménage supervisées par la mère de Marco, Sofia, qui vit aussi dans la villa.
Dehors se trouve une piscine entourée de terrasses, d’un bar, d’un vestiaire, d’une salle de bain et d’une salle à manger ainsi que d’une cuisine d’été. La propriété s’étend sur treize mille mètres carrés de parc et de bois.
La mer leur dit bonjour chaque matin accompagnée des premiers rayons de soleil. Marco a pensé intégralement à leur confort. La situation fait de leur vie une vie très privilégiée.
Maria commence sa journée vers neuf heures par une baignade matinale comme Mathéo, son coach sportif, lui a recommandé.
Vers dix heures, son petit-déjeuner a été préparé par Sofia, la mère de Marco, plus communément appelée Mama. Son retour de la piscine est toujours guidé par une bonne odeur de café.
— Merci, Mama, vous êtes un amour. Tous les matins, votre café me rappelle la chance que j’ai et m’annonce une belle journée, dit-elle à Sofia en s’installant à une table bien achalandée.
— Mais c’est normal, ma fille, répond Sofia. Tu rends mon fils heureux, donc tu me rends heureuse !
Maria tartine de confiture une tranche de brioche qu’elle trempe dans le bon café que Sofia a préparé dans la plus pure tradition italienne.
— Mama, vous descendez en ville ce matin ?
— Je vais au marché place Gambetta comme tous les mercredis, pourquoi ?
— Pourriez-vous me prendre des bâtons d’encens à la vanille, s’il vous plaît ?
— Bien sûr, ma fille. J’y vais vers onze heures.
— Merci. Moi, à onze heures c’est mon cours de sport avec Mathéo.
Mathéo a été recruté par Marco. Homosexuel notoire sur la région, il a un goût prononcé pour son entretien physique et en a fait son métier.
— Va te préparer, je range la table et j’y vais.
— Oui, Mama, dit Maria en terminant son jus d’orange et en se levant.
Maria part vite dans sa suite pour se mettre en tenue de sport.
***
Arrivée dans ses appartements, elle prend son short et son top rose assorti à ses baskets de sport. Alors qu’elle termine de se préparer, elle entend une voix au rez-de-chaussée :
— Maria ! Je suis là !
C’est la voix de Mathéo. Vite, elle se dépêche. Maria va rejoindre son coach au plus vite à la salle de sport.
Elle arrive très vite auprès de Mathéo qui l’attend en surveillant son allure de bellâtre dans le miroir couvrant un mur entier. Marco l’a choisi autant pour ses compétences que pour sa personnalité. Sa proximité avec Maria ne devait en rien influencer sa relation de couple avec Marco. Ce dernier a été très clair avec Mathéo, « ton employeur, c’est moi ! », « je double ta paie pour tout savoir ! », « ton service doit être parfait et Maria ne connaîtra jamais mes propos ». Marco avait rappelé à Mathéo les liens qui unissent leurs deux familles et donc sa domination incontestable ! Des propos et une situation que Maria ignore totalement…
— Bonjour, Mathéo, je suis prête ! dit Maria en arrivant dans la salle de sport.
— Bonjour, Maria, tu as l’air en forme ce matin ! Il fait beau aujourd’hui, tu as fait ton programme aquatique ? lui demande Mathéo.
— Oui, comme tous les matins.
Les politesses échangées, Maria se met sur un vélo d’appartement pour dix minutes d’échauffement comme Mathéo lui fait commencer chaque séance.
— C’est parti, Maria ! On commence l’échauffement.
Sur ces paroles, le cours de gym débute. Maria s’applique pour cette heure de sport qui, bien que la fatigant, lui offre un corps de rêve.
À midi, le cours de sport s’arrête. Maria a juste le temps de se doucher et de retrouver une allure civilisée avant de rejoindre Sofia qui a préparé le déjeuner.
***
— Ça sent bon, Mama. Qu’est-ce que vous nous avez préparé ?
— Un plat de chez-nous en Italie. Tu m’en diras des nouvelles ! C’est un plat que Marco adore, je t’apprendrai à le faire.
Sofia tient beaucoup à son passé en Italie. Elle a été élue Miss Italia par le passé, elle était promise à une belle carrière de mannequin, mais elle avait tout arrêté quand elle a rencontré le père de Marco. Elle s’était appliquée à être une épouse parfaite dans la tradition de ce qu’elle avait toujours connu. Il est donc évident qu’elle a un devoir de transmission.
***
— C’était délicieux Mama ! Merci beaucoup !
Maria quitte la table alors que Sofia commence à ranger.
— Je vais faire la sieste, vous m’appellerez à l’arrivée d’Angelot, s’il vous plaît ?
— Oui, bien sûr ! répond Sofia. Va te reposer, je termine de ranger et j’irai me reposer aussi.
— Merci, à tout à l’heure, dit Maria en quittant la pièce.
***
Bip bip… bip bip… Maria est tirée de son sommeil, il est quatorze heures trente, c’est un message de Marco.
« Chérie, ce soir, Linda viendra manger à la maison. Nous serons là vers dix-neuf heures. Nous devons terminer un dossier. Je t’aime. »
Linda est la meilleure amie de Maria et l’associée de Marco, avocate de formation en droit de l’urbanisme, elle a la charge de la partie juridique de l’entreprise de Marco dans la promotion immobilière. Maria ne s’implique jamais dans leurs discussions professionnelles, tout comme eux prennent soin de ne pas la préoccuper par des problèmes qui n’en sont pas pour elle.
Réveillée, Maria vagabonde dans ses pensées. La présence de Linda ce soir est une bonne chose. Linda aime beaucoup la mode et sur ce sujet, Maria est incollable et la présence de Angelot lui apprendra les dernières nouveautés à Milan.
Soudain, quelqu’un sonne au portail, ce doit être Angelot. Maria se lève et se précipite vers l’interphone. Sofia y est déjà et a ouvert.
— Maria ! Angelot arrive ! crie Sofia à Maria.
— Oui, je suis là, répond cette dernière.
La voiture d’Angelot se gare devant la villa. Un gros tout terrain Dodge noir, étincelant comme son conducteur qui en descend, un jeune homme d’une trentaine d’années, au bronzage parfait, aux cheveux noirs et à la tenue soignée. Angelot est un homme délicat et très fier de son puissant tout terrain, il pousse sa fierté à ne jamais avoir fait rouler son monstre motorisé hors des voies carrossables. Il passe beaucoup de temps à nettoyer et lustrer son carrosse, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.
— Bonjour Angelot ! dit Maria en ouvrant la porte de la maison.
Sa mine réjouie ne laisse apparaître qu’une joie sincère d’accueillir le jeune homme.
— Bonjour, Maria, comment ça va ? Comment va Mama ? lui répond Angelot avec un fort accent italien.
Angelot est le cousin de Marco, il a été élevé avec ce dernier suite au décès de ses parents. Plus jeune que ce dernier de quelques mois, ils ont grandi comme des frères et ont toujours tout partagé. Profitant de son origine italienne et de son implantation à Milan, il importe en France nombre de tissus et de vêtements.
— Elle va bien, mais elle te le dira elle-même, viens, rentre !
— Oui, attends, je prends mon sac, dit Angelot en se dirigeant vers le coffre de sa voiture.
Maria est toute folle et impatiente, le grand sac que décharge Angelot contient la mode dernier cri de Milan. Mis à part son grand sac, Angelot n’a qu’un modeste bagage, en effet, une suite lui est dédiée de façon permanente et il y a déjà ses affaires.
***
Dix-neuf heures déjà ! Marco ne devrait pas tarder à arriver à la suite de sa journée de travail. Maria est impatiente de lui montrer ses nouvelles tenues.
Ça y est, un klaxon, Marco passe le portail, il doit être suivi par Linda.
Linda est associée minoritaire, mais a amené à Marco ses connaissances juridiques du monde de l’immobilier. Il y a quelques années déjà, ils ont décidé de joindre leurs compétences. Linda avait une maîtrise aiguisée de l’outil juridique bien compliqué dans le domaine de la construction immobilière et Marco apportait les moyens financiers, un réseau solide et sa méthode personnelle de persuasion. Ils se sont connus alors que Linda travaillait pour un client acquéreur de Marco. Il avait réussi un coup de maître, acheter un terrain vue mer non constructible à petit prix et le revendre au client de Linda avec un permis de construire à un prix d’or, générant à l’occasion un bénéfice important.
Longtemps, elle se souviendra de la venue de son patron, Monsieur De Mesmaeker dans son bureau, fier de lui montrer le dossier de sa future villa. C’était un projet sur lequel elle avait déjà été sollicitée, mais sa recherche s’était avérée vaine. Elle avait été très surprise que Monsieur De Mesmaeker lui amène un dossier pour acquérir un terrain d’un hectare vue mer et y construire une villa de six cents mètres carrés. Cela était impossible à trouver ! Surtout en obtenant un projet livré clés en main pour un prix inférieur de cinquante pour cent aux projections. Linda s’était saisie du dossier avec la certitude d’y trouver une irrégularité, mais après une lecture attentive, a dû reconnaître que c’était un dossier admirablement bien monté ! Linda prit rapidement la décision de rencontrer la personne à l’origine de ce dossier, c’est-à-dire Marco.
Ils avaient rapidement sympathisé et une fois la villa de Monsieur De Mesmaeker construite, Marco avait proposé à Linda de s’associer à lui. Linda avait hésité, mais le fait que Marco lui ait offert une splendide Porsche avait fini de la convaincre…
Linda est l’associée de Marco, mais elle est aussi une fidèle amie du couple et discute souvent chiffons avec Maria, étant une fan inconditionnelle de mode et de belles choses. Linda, la blonde, et Maria, la brune, forment un duo formidable. Elle en a sa propre suite réservée de façon permanente. Femme à homme, elle refuse de s’engager durablement, comme elle dit régulièrement : « Je n’ai pas le temps, c’est juste pour m’entretenir ! ». Ces mots suffisent à rassurer Maria sur les intentions de Linda concernant Marco…
Maria se précipite dehors et effectivement la Ferrari rouge de Marco arrive suivie par la Porsche blanche de Linda.
À peine Marco est-il descendu de voiture que Maria lui saute au cou.
— Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime… lui répète Maria à l’oreille.
— Je t’aime moi aussi, mon Amour ! Angelot est bien arrivé ? Je vois sa voiture… C’est une réponse laconique de la part de Marco, mais un « Je t’aime » est déjà énorme. Se tournant vers Linda qui sort de sa Porsche, Maria lui dit :
— Bonjour, ma chérie, j’ai beaucoup de choses à te raconter et à te montrer. En plus, Angelot est là, il nous a ramené des nouveautés. Je suis impatiente ! Je t’attendais pour te faire découvrir les pièces qu’il nous a sélectionnées.
— Bonjour, Maria, génial, je suis impatiente aussi ! répond Linda avec un grand sourire.
— Les filles, nous avons surtout un dossier très important sur lequel nous devons encore beaucoup travailler.
— Oui, Chef ! répond Linda en se mettant au garde-à-vous.
— Chéri, laisse Linda souffler un peu… Vous n’êtes pas au bureau.
— Linda, je ne suis pas ton chef, mais ton associé. Maria, je suis associé majoritaire, donc c’est moi qui décide. Maintenant, venez ! Mama et Angelot nous attendent.
Sur ces mots, Marco invite Linda et Maria à rentrer.
***
Arrivant dans le salon, Marco va de suite vers sa mère.
— Ciao Mama. Com'è antdata la tua giornata, lui dit-il sur un ton plein d’affection.
— Marco, nous parlons tous français ici ! répond Sofia à son fils de façon très directive et autoritaire.
— Ma… Mama…
— Marco ! C’était la volonté de ton père quand nous sommes arrivés en France. L’italien, c’est pour l’Italie, ici nous sommes en France, réplique fermement Sofia.
— Si… euh, oui, Mama. Pardon… dit Marco qui a perdu sa superbe devant sa mère.
Personne ne parle à Marco de la sorte… sauf sa propre mère. Elle dégage un tel charisme, que ce qu’elle dit résonne comme une loi que personne ne remet en cause. Son regard rend la situation ni risible ni dramatique. Elle arrive à dégager une autorité que personne n’ose défier directement ou indirectement.
— Asseyez-vous, on va prendre l’apéritif, annonce Sofia.
— Oui, champagne pour tout le monde ? demande Marco.
Angelot se tourne vers Maria et Linda :
— Aucune d’entre vous n’est enceinte ?
— Non, et ce n’est pas dans nos projets, n’est-ce pas Linda ?
— Si j’étais enceinte, ce serait bizarre, je n’ai pas encore rencontré le père, répond Linda avec plein d’humour.
— Oui, alors Marco, cinq coupes !
— J’arrive, j’en ai pour deux minutes, dit Sofia en partant à la cuisine.
Rapidement, elle revient avec quelques plats de toasts qu’elle a préparés. Durant ce court instant, Marco a déjà préparé la bouteille de champagne ainsi que cinq verres.
— À quoi trinquons-nous ? demande Linda.
— Il n’y a pas de raison pour boire du champagne, répond Angelot.
— Nous trinquons à l’arrivée de Angelot à la maison, réplique très vite Sofia.
— TCHIN !
***
Le repas préparé par Sofia était copieux et les vins abondants. Après le dessert, Marco prend la parole :
— Linda, chose n’est pas coutume, ce soir, nous nous relâchons et nous n’allons pas travailler. En revanche… Angelot, tu as ramené des nouveautés ?
— Oui, comme à chaque fois, répond Angelot, un peu surpris.
— Eh bien Linda et Maria, je vous propose de faire un défilé.
Maria se tourne vers Angelot la mine réjouie :
— C’est possible Angelot ?
— Oui, j’ai ramené bon nombre de tenues pour Linda et toi. Tu es partante, Linda ?
— Oui, Marco et Mama seront le public et toi, notre agent, répond Linda, les yeux pétillants.
— Parfait ! dit Marco. Installez-vous au premier dans la suite de Angelot. Vous arriverez par l’ascenseur, il s’ouvrira sur le hall où vous défilerez. Mama et moi serons le public installé au fond du hall. Je mets une musique d’ambiance. Tout le monde est partant ?
— OUI ! répondent en cœur, Linda et Maria.
— Ce que femme veut, Dieu le veut ! dit Angelot avant d’ajouter en se levant : c’est parti, les filles…
La recomposition
Anne est enfin seule dans sa chambre. Elle se sent fatiguée et se pose énormément de questions. Qui est-elle ? Que s’est-il passé ? Se trouver dans une situation chargée de vide ne la rassure pas du tout… il n’y a rien de connu ! Prenant conscience qu’elle n’a aucun souvenir, elle est prise d’un sentiment de panique quand quelqu’un frappe à la porte, elle sursaute…
— Oui, entrez… répond Anne timidement, l’œil hagard.
Une jeune femme entre dans la chambre, souriante et hésitante, les cheveux blonds, courts et décoiffés avec une allure de garçon manqué, habillée d’un pantalon noir et d’un t-shirt orange, un casque de moto à la main. Anne se sent déçue, le visage de la jeune femme ne lui dit absolument rien.
— Bonjour, Anne, dit la jeune fille dont la douceur de la voix lui donne un air timide.
— Bonjour… répond Anne presque interrogative, déçue de ne pouvoir poser de nom ou de souvenir sur ce visage.
— Je suis si heureuse que tu sois enfin réveillée ! Plusieurs années sans te voir et tu n’as pas changées. Ta blondeur honore ton surnom de boucle d’or que tu avais dès l’enfance.
— Mais… vous êtes qui ?
— Ho pardon, Anne. Je suis Sophie… euh… Sophie-Louise, ta petite sœur.
Anne se sent perdue, même si le médecin l’avait prévenue de la visite de sa sœur. Il lui semblait évident qu’elle allait la reconnaître, que son visage lui serait au minimum connu, familier. Gaspard lui avait fait part du fait que revoir un visage familier pouvait l’aider à retrouver la mémoire et, selon lui, sa sœur était la personne la mieux placée pour l’aider.
— Gaspard, ton médecin, m’a téléphoné tout à l’heure pour me faire part de ton réveil. Il m’a aussi envoyé un message me disant que tout va bien, mais que tu souffres d’amnésie. C’est un ami de la famille, ce qui nous a permis de te prendre en charge au mieux peu de temps après l’accident, explique Sophie.
— Euh oui… effectivement. Je dois bien avouer que je ne me souviens aucunement de vous… le médecin m’a avoué espérer que je me souvienne de lui lors de mon réveil, mais ce n’est pas le cas…
— Il était ton meilleur ami quand vous étiez enfants, vous avez été plus distants durant vos études. Il a été très présent après ta disparition, il regrettait de ne pas avoir été plus proche de toi.
— Mais je suis perdue, je ne me souviens de rien ni de personne… Je ne sais pas quoi faire…
Pourquoi me dites-vous que j’avais disparu ?
— Commence par arrêter de me vouvoyer, je suis ta petite sœur, ça me fait très bizarre. J’avais perdu toute ma famille, chaque jour j’espérais te retrouver et maintenant tu es là ! Alors, arrête de me vouvoyer s’il te plaît. Je vais t’expliquer.
— D’accord, je vais essayer. Et je dois vous… t’appeler comment ?
— Sophie ! Mon prénom entier est Sophie-Louise, mais juste Sophie pour les proches. Toi tu m’as toujours appelée Sophie, tu as bien souvent rigolé avec « Les Malheurs de Sophie », parfois tu m’appelais Soso parce que je ne supportais pas cela. C’est toujours le cas d’ailleurs.
— Sophie… Anne répète ce prénom en se concentrant, mais rien n’y fait, cela ne provoque rien ! « Les Malheurs de Sophie » tu dis ? Mais pourquoi ?
— C’est un livre très connu qui n’a en commun avec moi que le prénom Sophie. Tu dois avoir une multitude de questions, tu peux me les poser, j’y répondrai dans la mesure du possible.
— Oui, j’ai beaucoup de questions. Que m’est-il arrivé ? Je ne comprends pas tout, je n’ai aucune idée de ce qui m’arrive. Le médecin m’a dit que la mémoire pouvait éventuellement me revenir en te voyant, mais ça n’a pas été le cas… Pourquoi me parles-tu de disparition ? demande Anne en essayant de suivre une logique dans ses questions.
— Oui, Gaspard m’a parlé de cette possibilité, on essaiera un maximum de choses ! On y arrivera. Pour ce qui t’est arrivé, je sais que tu as eu un accident de voiture avec le taxi qui te transportait sur le périphérique parisien il y a environ deux mois. Tu as été plongée dans un coma artificiel lors de ton arrivée aux urgences afin de t’éviter trop de souffrances vu ton état, à ce jour, on peut dire que tu es miraculée. Il y a eu une enquête à la suite de l’accident, il n’en résulte rien malheureusement. Le chauffeur du taxi est mort sur le coup, il n’avait ni drogue ni alcool dans le sang. D’après les témoignages, une autre voiture vous aurait fait des queues de poisson jusqu’à vous faire quitter la route. Mais la voiture en question était une voiture volée, cependant la police n’a pas retrouvé le voleur. Nous n’en savons pas plus. Pour ce qui est de ta disparition, c’est arrivé il y a deux ans et demi, peu de temps après le décès de Papa. Tu as vendu ton appartement et depuis nous n’avions plus aucune trace de toi. Jusqu’à ce que l’on trouve tes papiers lors de l’accident.
— Et notre mère ? demande Anne extrêmement attentive à ce que Sophie lui raconte.
— Elle est décédée quelques mois après le décès de Papa et ta disparition. Il avait la plus grosse entreprise de construction de France, la DVC, c’est-à-dire la de Vigne Construction. Il a été assassiné il y a bientôt trois ans… le meurtrier n’a pas été retrouvé. On ne connaît pas réellement le mobile même s’il y a des hypothèses. Il était très proche de toi, tu travaillais avec lui. D’ailleurs, il t’a légué vingt-six pour cent de sa société, soit un pour cent de plus qu’à moi. Il voulait que notre lien de sœurs possède la majorité absolue des parts. Maman est décédée peu de temps après ta disparition. Les médecins pensent qu’elle n’a pas supporté le meurtre de papa et ta disparition.
Sophie s’arrête dans son récit, ses yeux rougissant et essayant de contenir son émotion,
quelques larmes coulent sur son visage, elle conclut son récit sur une note positive :
— Mais on t’a retrouvée… Pour moi, c’était devenu inespéré, je me sentais extrêmement seule, entourée par tous ces drames.
— … Anne voudrait trouver les mots, elle ressent de la peine pour le chagrin de sa sœur, mais elle ne sait pas comment réagir. Elle est très gênée, le récit de Sophie lui apporte des réponses, mais aussi bien plus de questions.
Sophie se lève et se tournant vers Anne dit en essayant de passer à autre chose et en essuyant ses larmes :
— Je vais me chercher un café, je te prends un cappuccino ?
— C’est quoi ?
— Ta boisson chaude préférée, avant en tout cas.
— Je veux bien alors, peut-être que cela peut m’aider.
— OK, j’en ai pour cinq minutes, j’arrive, dit Sophie en sortant.
***
Quelques minutes après que Sophie soit sortie de la chambre, on frappe à la porte et entre en suivant.
— Coucou Anne, dit joyeusement Angélique en s’approchant. J’ai vu que ta sœur est arrivée, les retrouvailles se passent bien ?
— Oui, ça fait très bizarre, mais il semble que ça lui fasse autant de bien qu’à moi.
— Donc, comme t’a expliqué le médecin, à la suite de ta sortie de coma, il faut attendre vingt-quatre heures avant que tu puisses manger. Aussi, je te laisse ici un tableau à remplir pour le choix de tes menus. J’ai croisé ta sœur qui le fera avec toi. Je te rassure, il n’y a pas de contre-indication à un cappuccino dès lors que ta sœur a confirmé que par le passé c’était ta boisson préférée. Aussi elle nous a indiqué ne pas te connaître d’allergie ou d’aliment à éviter.
— D’accord, mais en attendant demain, je vais avoir faim non ?
— En fait non, pour l’instant la perfusion pourvoit à tes besoins. Elle sera retirée tout à l’heure. Je te laisse, je passe dans une heure pour reprendre le formulaire. À tout à l’heure, Anne.
— Merci Angélique.
Alors que cette dernière vient de sortir, Sophie arrive avec son café et le cappuccino de Anne.
— Voilà ton cappuccino ! Je ne supporte pas, j’ai croisé un patient en fauteuil au distributeur qui s’est cru obligé de me draguer lourdement ! Quel culot ! dit Sophie avec un air outré.
— Ha… ça me fait penser. Es-tu mariée ? Et moi ? Avons-nous des enfants ?
— Non, je suis célibataire, enfin je n’ai pas de régulier et je n’ai pas d’enfant. Pour toi, tu n’as pas d’enfant et tu n’es pas mariée, enfin à ma connaissance tout du moins. Tu disais toujours ne pas avoir de temps pour cela, car tu avais trop de boulot.
— Tu veux dire que je n’ai personne à prévenir ? demande Anne cherchant aussi à comprendre quelle femme elle est.
— À ma connaissance, non… tu as toujours été très méfiante vis-à-vis des hommes qui te portaient de l’intérêt. Tu as toujours voulu avoir une totale maîtrise, je crois qu’au fond tu craignais de tomber amoureuse.
Anne tend la main vers le cappuccino que lui tend Sophie et le porte à ses lèvres.
— Attention, Anne, c’est très chaud…
Elle en boit une petite gorgée, la savoure tout en cherchant les souvenirs que cette boisson pourrait lui rappeler… C’est bon, mais rien ne revient à sa mémoire… elle en reprend une autre gorgée, avec le souvenir des paroles de Sophie « c’est ta boisson chaude préférée ». Mais aucun souvenir…
— Anne ? demande timidement Sophie en voyant sa sœur concentrée.
— Oui, pardon. Je pensais, j’essayais de savoir si le fait de boire un cappuccino me rappelle des souvenirs. Mais rien !
— Je comprends, je ne sais pas grand-chose à propos des amnésies. Suivant mon instinct, je ne pense pas que tu pourras provoquer ton cerveau volontairement. Si tu dois retrouver la mémoire, cela sera déclenché de façon involontaire.
— Tu as probablement raison, mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir espoir. Tu ne dois pas retourner au travail ?
— Non, tu es mon planning, c’est bien normal, tu es ma sœur ! Tu es ma priorité.
— … ça me fait penser à une question, indiscrète peut-être, quel travail fais-tu pour avoir une telle flexibilité.
— Je peins, je fais des tableaux de paysages à la peinture à l’huile.
— Et ça marche bien ?
— Ça marche, je n’ai pas à me plaindre. Toi, tu ne considérais pas que cela puisse marcher. Nous n’étions pas du même avis. Tu avais beaucoup de mal à reconnaître cette activité comme un métier. C’était aussi ce que pensait papa. Tu travaillais avec lui dans la promotion immobilière.
— Tu as des photos de tes peintures ?
— Attends, regarde, répond Sophie en montrant des photos sur son téléphone.
— C’est beau, dit Anne comme émerveillée par les photos.
— C’est vrai ? Tu aimes ? répond Sophie à sa sœur. Tu n’as jamais accepté de les regarder par le passé, c’est la première fois…
— Je n’ai jamais accepté de regarder tes peintures ? J’ai eu bien tort, je pense…
— Tu as juste suivi l’avis de Papa. Tu as fait des études de droit, tu travaillais avec lui. Étant la cadette, j’ai pu aller aux beaux-arts. Papa n’a pas accepté cela, mais Maman ne lui a pas laissé le choix. Plus jeune, elle pratiquait la danse classique à un très haut niveau, elle a mis fin à sa carrière en épousant Papa.
— C’est beau ce qu’elle a fait…
— Avant tu ne disais pas cela…
— Ah bon ! Que pouvais-je bien dire ?
— Tu disais qu’elle avait fait un choix de raison qui nous a permis d’avoir une vie…
— Moi ? Je disais cela ? Mais c’est horrible ! D’après ce que tu me dis, elle a fait un choix par amour !
— C’est ce que je t’ai toujours dit, mais tu n’as jamais été de cet avis !
— Je suis désolée… parle-moi encore de nous et de notre famille s’il te plaît…
Les deux sœurs discutent longuement. Sophie parle à Anne de leur famille, Anne essaie de comprendre, de comprendre son histoire, de comprendre qui elle est.
***
Déjà vingt heures ! Les heures sont passées tellement vite. Quelqu’un frappe à la porte.
— Entrez, répond Anne !
La porte s’ouvre, Anne reconnaît le médecin.
— Entrez Docteur…
— Je ne porte pas ma blouse blanche, je ne suis que Gaspard qui vient voir son amie d’enfance !
— D’accord Doc… pardon Gaspard ! Je suis désolée, je n’ai aucun souvenir… Sophie m’a parlé de ma famille, mais rien ne me revient. Je ne sais pas comment je dois réagir et j’avoue que cela me fait un peu peur.
— Je sais, Anne, je me remets compte… mais ne te tracasse pas, nous nous occupons de toi.
— Vous êtes restées toute la journée à discuter ? demande Gaspard aux filles.
— Oui, Gaspard, répond Sophie, nous vivons des retrouvailles importantes.
— Oui, j’imagine ! dit Gaspard à Sophie. Vous devez avoir beaucoup de choses à vous dire.
Tu n’es pas trop fatiguée, Anne ?
—