Anonymes victorieuses - Marine Vanniez - E-Book

Anonymes victorieuses E-Book

Marine Vanniez

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Beschreibung

Tout commence par un fait divers : le viol d’une jeune fille mineure, un crime resté impuni sous tous ses aspects. La narratrice, à sa manière, brise le silence de cette impunité à travers un live sur Facebook afin de sortir de l’ombre où l’injustice humaine l’avait confinée. Entre réalité et fiction, Anonymes victorieuses donne la parole à de nombreuses survivantes de viol, provenant d’horizons divers, et invite à une profonde réflexion sur ce fléau.

À PROPOS DES AUTEURS

Marine Vanniez explore les mystères de l’âme humaine à travers un mélange subtil d’expressions orales et écrites. Inspirée par diverses formes artistiques comme la photographie, la peinture et le cinéma, elle se consacre principalement à l’écriture de scénarios. Son style raffiné et ses récits nuancés témoignent de son éclectisme et de sa maîtrise du langage. Docteur en linguistique,

Nadjloudine Abdelfatah est à la fois romancier, poète et dramaturge. Enseignant à l’université de Mayotte, il allie rigueur académique et sensibilité littéraire, créant une harmonie subtile entre discours oraux et écrits. Ses œuvres, empreintes d’une grande finesse, révèlent la richesse de la langue et explorent avec profondeur la complexité des émotions humaines.

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Seitenzahl: 138

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Marine Vanniez

&

Nadjloudine Abdelfatah

Anonymes victorieuses

Roman

© Lys Bleu Éditions – Marine Vanniez & Nadjloudine Abdelfatah

ISBN : 979-10-422-4906-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

1

Un témoignage et rien d’autre. C’est un témoignage que je vais faire, car je n’ai pas d’histoire, pas d’histoire à moi. Ç’a toujours été ainsi, non ? Des histoires partagées, l’histoire des autres qu’on s’approprie à notre manière. Des histoires qui résonnent en soi, que l’on peut s’approprier, qui nous semblent familières tout en nous étant étrangères. C’est bien ça la vie, les choses se sont toujours passées ainsi. Il y a deux sortes d’histoire : l’histoire des visibles et l’histoire des invisibles. Des invisibles, il y en a plus que de visibles ; et les visibles sont le plus souvent les méchants dans l’histoire de ce monde suintant la traîtrise et pourri à chaque millimètre de terre. Les invisibles, leur histoire n’est que l’histoire de ceux qui subissent celle des visibles, des vénérés, des protégés par la bêtise humaine.

Tels des métronomes déréglés, certains ressassent à s’en couper la langue qu’il y a ceux qui font l’histoire et ceux qui la subissent.Ils prennent leurs mots pour des paroles de philosophes, de grands sages… Je plains toujours ceux qui gobent ces idioties comme des comprimés à l’usage imposé pour des raisons de santé publique. Je les plains, ceux qui disent et ceux qui écoutent. Voyez-vous ? Il y a toujours deux rangs, les choses se sont toujours passées ainsi. Il y a ceux qui tapent et ceux qui reçoivent les coups. Il y a ceux qui vomissent et ceux sur qui on vomit. Il y a les bouches qui parlent et les bouches qui bavardent. Les sages penseurs qui prêchent l’existence de ceux qui font l’histoire, eux, ils bavardent. Personne ne fait l’histoire. C’est l’histoire qui fait les deux rangs de personnes qui peuplent ce monde ; telle une frontière terrestre, elle délimite l’espace des intouchables de celui des faibles, dont même la voix criant au secours est inaudible.

Ce monde n’est qu’un drap de mensonges tiré sur l’espace des faibles afin de les asphyxier et d’étouffer jusqu’à leur moindre cri. Ils doivent mourir dans le silence. C’est comme ça que doivent mourir les gens comme moi ; nous méritons une mort silencieuse alors que le coup reçu est d’un bruit plus terrible que le fracas du verre qui se brise, les tonnerres et le crépitement du bois qui se consume. S’il avait un son, le bruit de ma douleur serait extrême. Pris de pitié, le ciel se déchirerait et tomberait en miettes. Seulement, mon cri, notre cri, reste inaudible. Qui l’aurait entendu ? Les visibles ont les doigts assez longs et fins pour boucher les oreilles de ceux dont le devoir est d’entendre notre cri sourd et de le traduire en acte de justice. Plus jamais le cri sourd de douleur d’un être meurtri dans sa chair ne devrait voir le jour ! Les crimes d’hier doivent prendre fin. Non dans des décennies, non demain ; mais aujourd’hui même pour que cesse la souffrance déchirante de ces êtres en errance.

Longtemps en errance sur la Terre après avoir subi le crime dont je vais vous faire le récit, je ne trouvais plus de sens au monde. Après avoir rencontré le mal incarné, le monde environnant n’avait plus la même saveur. Puis, j’ai compris que mon pouvoir d’action est le partage de mon témoignage. Je vais témoigner, dire ce que j’ai vécu, vu et entendu. La même histoire se répète inlassablement, mais elle aura une voix ici, peut-être résonante. D’une victime à l’autre, l’histoire change de nom, de visage et d’ampleur, mais elle reste fondamentalement la même : l’histoire des invisibles à la douleur étouffée. À toute règle, il y a une exception, dit-on, n’est-cepas ? L’exception n’est pas permise par les intouchables, mais je m’en empare tout comme d’autres victimes s’en empareront. L’exception dont je vous parle, je l’ai obtenue du courage, de cette force d’affronter le démon en ne sachant pas de quel bout il surgirait.

Du courage j’ai obtenu la force d’affronter le silence criminel dont j’ai longtemps été victime, car, voyez-vous, c’est le plus grand crime dont on puisse être victime. Le silence. Par mes mots, je vais sortir de cette prison invisible qui impacte ma vie à chaque instant. Je refuse le sort que les autres pensent pouvoir décider pour moi, pour les gens comme moi. Dès que j’aurai fini de retourner, bouleverser et saccager toutes les idées reçues autour de mon histoire, de mon statut de victime, je m’en irai. Je vous quitterai après vous avoir tout dit et balancé à la figure mon expérience malheureuse du monde, celle que ce monde m’a contrainte d’épouser.

Je refuse de partir en silence. Je refuse de me taire. Je parlerai, et vous m’écouterez. Oui, je partirai après que chacun de vous m’aura écoutée jusqu’au bout. M’écouter vous parler de ma vie, de celle de mes semblables, je veux dire ces êtres à qui on fait endosser l’habit des invisibles. Serez-vous fichus de continuer à le dire après moi ? Continuer à dire ce que je n’ai pu dire qu’une fois ? Prolongerez-vous l’onde de mes mots ? Croyez-moi, si jusque-là je n’ai jamais rien dit, c’est que j’avais confiance en la justice des hommes, en la justice et en une humanité sublimée. Aujourd’hui, j’en ai fini avec ces croyances et ces inventions sociales. Je l’affirme, la justice des hommes, loin d’être juste, augmente, bien souvent, la souffrance des anonymous victimae, les culpabilise et les désigne comme des coupables. La justice, en tant qu’institution, ne peut pas rendre un verdict satisfaisant lorsque l’on considère la lourdeur du préjudice infligé, la légèreté de la peine retenue et le large spectre des victimes. Rien ne peut apaiser et éteindre la douleur des victimes et de leur famille. Enfin, j’affirme que le sublime ne se trouve pas dans l’humanité, mais en dehors de toutes les basses choses de ce monde.

Aucune voix ne peut retentir plus fort dans le silence de ce monde que l’attention que vous pourrez m’accorder pendant que je vous ferai le récit de ce qui était censé être ma vie et celle de mes semblables. Je ne crierai point. À quoi me servirait-il de crier ? Vous serez mes témoins, c’est tout ce qui importe. Je n’aurai pas besoin de crier : vous continuerez à témoigner de ce que vous aurez entendu, appris.

Au commencement était l’amour. Difficile de croire que l’amour a pu conduire à l’état où je me trouve. Qui l’eût pensé ? Dites-moi, qui l’eût cru ? Qui eût cru que ce sourire permanent auquel j’avais droit était la clé dans la serrure à plusieurs tours de la porte derrière laquelle se trouvait mon enfer ? Qui eût douté que ces mots farcis de tendresse fussent le coup qui me jetterait dans ce ténébreux couloir dont l’issue n’était autre que ce précipice au bord duquel je me trouve à présent ? Cette romance avortée est devenue la cage invisible qui m’enserre, m’étouffe, provoque mes spasmes sans me tuer. Ce feu impalpable qui brûle ma chair, mes os, mon être entier. La lame qui coupera mes veines au moment où mes paroles se feront silencieuses. De ma bouche ne sortiront aucun cri, aucun hurlement, je tairai ma souffrance.

La douleur a fui mon corps comme les moustiques fuient un lieu désinfecté. La douleur s’est enfuie quand elle s’est approchée de moi : elle se sentait d’une inutilité aussi grosse que la tête de ce magistrat dont je vous parlerai plus tard. Elle ne servait à rien, alors elle a émigré comme un insecte ; il lui fallait un corps où elle pourrait se nourrir. La douleur se nourrit d’attention et de compassion, de l’attention et de la compassion des autres ; c’est sa sève vitale qui s’échappe le long d’un tronc, à la vue de tous ceux qui veulent voir, derrière les couches successives d’écorce, la vulnérabilité humaine. La douleur s’atténue et disparaît, non la souffrance.

La souffrance n’est pas un mal de corps, mais d’âme. Elle ne se voit pas, ne s’atténue pas, se dissimule dans l’inconscient si bien que l’âme en souffrance ne peut la rencontrer à sa naissance. La souffrance grandit, s’installe invisiblement puis vient le moment où elle surgit, jaillit de l’inconscient à la conscience de l’âme qui la porte : c’est l’effondrement. Bien sûr, la souffrance ne décide pas d’apparaître et de se révéler d’elle-même : l’introspection, la parole, les thérapies, l’hypnose rendent conscient ce qui ne l’était pas, dont les souffrances d’âme. Ainsi, la souffrance se révèle toujours à l’âme qui la porte par des instruments autres que ceux présents et disponibles en soi lors de son irruption, de sa naissance et de sa croissance.

Un regard neuf sur soi, une parole à voix haute formulée pour autrui, mais qui est en réalité destinée à soi, le soin d’un mal relevant de l’âme faisant apparaître un autre plus intense, plus profond, un état de demi-conscience : voilà les révélateurs de la souffrance d’une âme humaine. Longtemps, j’avais été aveugle face à la souffrance de mon âme et puis elle s’est révélée à moi ; je ne pouvais plus ignorer sa présence en mon âme, il me fallait l’écouter, composer et vivre avec elle autant que possible. Pour moi, elle est devenue la matière nourricière de la vengeance.

Je ne vous nie pas les moments sombres traversés après notre rencontre, ma souffrance et moi. Deux choix se présentaient à moi : être ensevelie, écrasée par elle ou bien la convertir en bénédiction, en moyen d’action pour créer quelque chose qui la dépasserait. J’aurais pu trouver refuge et me noyer dans l’alcoolisme, les drogues, la perdition et me laisser emporter par mes souffrances. Je ne l’ai pas fait et ai fait l’autre choix. Sans doute, vous demandez-vous quelle est la création qui m’a permis de dépasser et surpasser la souffrance extrême liée à mon viol. Ce qui m’a sauvée ne vous sauvera peut-être pas, et inversement. C’est pourquoi je tairai la réponse à cette question et vous laisserai l’entière liberté de découvrir le moyen le plus adapté pour vous libérer de votre souffrance. Taire cela permet de taire mon nom déjà associé aux faits divers dont j’ai été le sujet malgré moi. Ainsi, inutile de me demander « mon vrai nom », je ne le révélerai pas.

Lorsque vous prendrez vous aussi la parole, taisez le vôtre. Mon nom, nos noms n’ont pas d’importance. Ils ne résonnent pas et ne sont qu’une création du langage humain, laissant penser que chaque Homme est unique, irremplaçable dans la société, mais il n’en est rien. Peu sont ceux dont on se souviendra du nom après leur trépas, peu sont ceux qui marquent l’Histoire. Peu sont ceux qui ont une histoire singulière, nombreux sont ceux qui ont une histoire commune. Les destins se répètent ; ce que nous vivons, d’autres l’ont déjà vécu auparavant et d’autres le vivront plus tard, si bien qu’il n’existe pas une victime singulière, mais des victimes. Je suis l’une d’entre elles et serai, pour vous, Anonymous Victima.

À présent, il me faut vous définir ce qu’est une victime. Tentée de vous répondre qu’une victime n’est autre que le résultat des traumatismes transmis et vécus, je nuancerai mon propos. Qualifier une personne avec le statut de victime revient à reconnaître son droit à l’obtention d’une réparation, à reconnaître la souffrance infligée. La reconnaissance des victimes a commencé par la non-négation d’un passé de violence infligée à une société, à un peuple, à une personne. Reconnaître les atrocités historiques, c’est en reconnaître les victimes, donner le droit de faire entendre son récit, libérer la parole autour de ce sujet.

Elle partage son écran et démarre une vidéo retraçant l’histoire du viol. Rien que les faits, la voix commentatrice est neutre :

« En France, le viol est inscrit dans la liste des crimes depuis 1791. Deux cents ans ont été nécessaires pour redéfinir ce crime en tant que torture infligée aux femmes en vue de les protéger et non plus voir dans le viol le déshonneur porté à la famille par l’offense d’un de ses membres. Deux cents ans ont été nécessaires pour aboutir à la condamnation de ce crime.

En 1970, les victimes de viol commencent à faire entendre leur vécu après le témoignage de l’une d’entre elles dans la revue Partisans. En 1972, les témoignages s’accumulent et résonnent lors des journées de dénonciation des crimes commis contre les femmes, organisées par le mouvement pour la liberté de l’avortement.

En 1975, la médiatisation des viols en réunion commis contre deux campeuses donne lieu à un débat ouvert aux femmes, “Dix heures contre le viol”, comptabilisant quatre mille participantes, et à la rédaction du manifeste contre le viol. En 1978, le procès aux assises a lieu : la requalification des faits en “coups et blessures” est abandonnée au profit d’une peine de six ans pour l’instigateur du crime et de quatre ans pour ses complices poursuivis pour tentative de viol. La circonstance aggravante du crime en réunion est abandonnée. La même année, Brigitte Gros, sénatrice, rassemble les témoignages, les écrits des associations féministes et les travaux des avocates pour proposer une loi redéfinissant le viol. »

À la fin de la vidéo, elle marque un long silence, précisant sa pensée, bien moins neutre, concernant l’histoire du viol en France. Pour elle, deux cents ans de reconnaissance du viol, c’est nier l’existence de ce crime jadis. Or, le viol existe depuis des millénaires ! Les choses ont une existence, une substance lorsqu’elles sont signifiées, ratifiées ; il en est de même pour les crimes. Ne pas signifier, reconnaître officiellement le viol c’est nier son existence, réduire au silence ses victimes et occulter ce crime sexuel de la face visible de la société. Le nommer, le signifier c’est reconnaître socialement l’existence de ce fléau pour ensuite accorder le statut de victime à celles et ceux qui en ont été et en sont touchés. Elle reprend son récit.

***

Nous, les victimes silencieuses et oubliées, n’avons plus de nom et pourtant nous sommes davantage anonymisées par ceux qui ferment les yeux, détournent le regard de nos histoires, ne ressentent pas ou ne veulent pas ressentir notre détresse et notre souffrance. Tout est pseudo chez elles, chez nous, chez moi. Elles mènent une pseudo-vie, elles sont des pseudo-membres d’une des nombreuses sociétés existantes ; elles attendent éternellement qu’une pseudo-justice leur rende la dignité qu’on leur a volée. Voilà leur vie, leur condition. Voilà comment nous devons vivre, nous autres, innocentes condamnées. Nous y sommes contraintes, par la justice des hommes et la société dans son ensemble. Voilà ce que j’ai fini par croire.

Non, je n’ai plus de nom, plus d’identité, plus d’existence. Je suis un spectre qui vagabonde parmi mes semblables, sans leur ressembler, sans appartenir à leur monde. Je n’appartiens plus totalement à la société, je n’attends plus rien de ce que l’on nomme justice. Il faut vivre pour être nommé. Ma vie, mon nom, on me les a arrachés, engloutis sauvagement, sans culpabilité, tel un chat affamé qui vous arrache un morceau de viande, une aile de poulet, un os, pour ensuite l’enterrer. À quoi servirait-il de vous donner un nom qui atteste de mon assassinat symbolique et de ma mort prochaine ? Un nom qui, dès ce soir, ne servira plus qu’à désigner un départ de plus pour le ciel. Moi à qui on a destitué le nom pour un numéro dans le décompte des victimes de la fameuse justice des hommes, je récupérerai ma dignité par la mort. Souvenez-vous simplement de mon histoire, de mes paroles, des faits. Rien d’autre n’a d’importance à mes yeux.