Apprécier la France, comprendre l’Allemagne - Cyrill-Jean Nunn - E-Book

Apprécier la France, comprendre l’Allemagne E-Book

Cyrill-Jean Nunn

0,0

Beschreibung

Apprécier la France, comprendre l’Allemagne retrace le parcours d’un diplomate allemand qui, au travers de ses expériences, explore ses liens profonds avec la France. Ce roman autobiographique dévoile son regard sur les relations franco-allemandes, la diplomatie et les tensions historiques. À travers ses souvenirs et ses réflexions, il relate les défis et les dilemmes liés à sa double appartenance, tout en analysant les événements politiques majeurs qui ont façonné son époque. Le texte s’articule autour de l’évolution de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale et de ses interactions avec ses voisins européens, avec une attention particulière portée sur la réconciliation entre l’Allemagne et la France. L’auteur y partage aussi ses impressions sur le pacifisme allemand et la politique de détente, tout en offrant une critique nuancée des rapports entre les deux nations.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ambassadeur au Pakistan, en Irak, en Égypte et aux Pays-Bas, Cyrill-Jean Nunn est un diplomate allemand qui a exercé pendant quarante ans. De langue maternelle française, il a entretenu des liens forts avec le monde francophone. Dans cet ouvrage, il met en lumière l’importance essentielle de la coopération bilatérale en Europe et au-delà.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 257

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Cyrill-Jean Nunn

Apprécier la France,

comprendre l’Allemagne

Le regard français

d’un diplomate allemand

© Lys Bleu Éditions – Cyrill-Jean Nunn

ISBN : 979-10-422-7223-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma femme Tina,

et à mes enfants Siiri, Elias et Arja

Introduction

Pourquoi écrivez-vous en français ?

Parce que j’aime les mots, ça va, ça va.

(Samuel Beckett)

Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va.

(Sénèque)

Pendant plus de 40 ans, je fus un diplomate allemand, d’abord de l’Allemagne de l’Ouest et depuis 1990 de l’Allemagne réunifiée. Mon goût pour l’histoire et la politique, acquis durant mon enfance à Lyon et à Bruxelles, me porta très naturellement vers ce métier. S’intéresser, expliquer, débattre, conseiller, suggérer et écrire me motivèrent dans un parcours où curiosité, empathie et le sens des intérêts à défendre marquèrent les années. Longtemps, j’ai voulu enseigner l’histoire, peut-être également l’écrire. Ma vie professionnelle, mes activités, mes contacts, mes rapports écrits furent régis par la langue allemande sans jamais évincer le français maternel, ma langue de référence et de cœur et ma passerelle quotidienne vers le monde francophone.

Chaque jeudi, le facteur déposait dans la boîte aux lettres de notre maison à Lyon le journal de Tintin, le journal des jeunes de sept à 77 ans.

Semaine après semaine, les aventures des héros de la bande dessinée entraient à la maison et me tenaient en haleine. Je souhaitais que le prochain jeudi vienne rapidement. Glissées entre les séries, quatre pages introduisaient le lecteur à des événements et des personnalités souvent oubliées de l’histoire. Mon premier Panthéon personnel était ainsi peuplé d’hommes et de femmes dont les vertus étaient présentées en exemple. Charles Tellier, ce Normand nommé le père du froid, comprit que le froid ferait obstacle à la décomposition et inventa l’armoire frigorifique. Sa représentation en images comme un digne pionnier chercheur, qui ne rencontra qu’indifférence chez ses compatriotes et mourut pauvre et inconnu, m’accompagna longtemps. Les personnages dessinés se ressemblaient d’ailleurs tous avec leur air dynamique, leur menton carré et leurs larges épaules. Le Prévost de Paris, Étienne Marcel avait la même tête et des expressions semblables que son rival, le roi Charles V. Monsieur Gervais, le directeur du chantier français pour la construction du tunnel du Mont-Blanc, s’apparentait à s’y méprendre à son homologue italien, l’industriel de Turin, Lora Totino. Ces histoires édifiantes se gravèrent profondément dans mon imagination et très tôt façonnèrent une histoire de France composée de personnages surmontant les obstacles, de prouesses techniques et d’individus hors du commun dont le génie finissait tôt ou tard par émerger. C’était une école de l’optimisme où le bien triomphait du mal, la postérité reconnaissait tardivement les contributions personnelles de grandes personnalités et où la capacité du pays de se placer et de rester à l’avant-garde était soulignée. Ces premières lectures modelèrent durablement ma vision d’un monde de personnalités étroitement liées en bien ou en mal aux destinées de leur pays, de fierté palpable pour des contributions au développement universel et le sentiment encourageant que, malgré des phases de stagnation, d’oppression et de calamités nationales, la France s’était toujours redressée après des défaites, savait faire son examen de conscience et tirer des leçons qui s’imposaient. Tandis que le journal de Tintin m’expliquait le monde vu de France, ma seule lecture d’enfant en allemand était un journal hebdomadaire de football débordant d’informations sur les championnats du monde entier et de biographies individuelles de joueurs.

Clausewitz fit remarquer que le combat suscite la haine dans l’âme des combattants. Gneisenau, un maréchal prussien qui combattit à Waterloo avant de moderniser l’armée prussienne souhaitait que Napoléon fût traduit devant un tribunal. Mais les vainqueurs de la guerre sont chargés, qu’ils le veuillent ou non, de reconstruire leur ennemi abattu et de lui promettre un avenir. La diplomatie française fut tatillonne et brutale à l’égard de la République de Weimar à la fin de la Première Guerre mondiale, mais généreuse et orientée vers la reconstruction en commun de l’Europe après 1945. Elle n’a jamais pensé, par esprit de vengeance, à exclure l’Allemagne de la coopération économique. La France déploya une autre vitalité que dans les années d’après la Première Guerre mondiale. Le malheur fut un meilleur maître d’école que l’enivrement, vite passé, d’une victoire trop chèrement payée, comme l’écrit Raymond Aron dans ses Mémoires. Cela n’empêche pas que la France se devait à elle-même, après le danger de mort encouru plusieurs fois, de s’assurer que l’Allemagne ne reparaisse jamais plus comme une menace.

Comme dans d’autres pays européens, des idées parentes de celles du fascisme italien et du national-socialisme allemand ont prospéré en France. Mais elles n’ont jamais suscité un risque sérieux d’autoritarisme de droite en dehors des circonstances exceptionnelles de l’occupation. L’Allemagne, elle, a connu la dictature national-socialiste et la dictature communiste en RDA.

Ce passé palpable et visible reste aujourd’hui omniprésent à Berlin et dans tout le pays. Chaque nouvelle génération y est confrontée et cherche son équilibre propre pour y faire face. Une des premières décisions de la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, du parti écologique, fut de changer le nom de la salle Otto von Bismarck au ministère des Affaires étrangères de Berlin en décembre 2022, en la salle de l’unité allemande. Le ministère est situé en plein centre-ville dans un bâtiment construit en 1934 pour abriter la banque centrale du troisième Reich. Jusqu’à la réunification de l’Allemagne, cette construction massive dont Hitler posa la première pierre en 1934 fut d’abord le siège de la banque centrale, la Reichsbank et après la guerre du ministère des Finances de RDA avant d’accueillir les membres du comité central du parti socialiste unifié d’Allemagne, le SED. Celui-ci se réunissait dans une salle aux murs tapissés de bois clair au premier étage, portant le nom du chancelier de fer depuis le déménagement du gouvernement de Bonn à Berlin en 1999. Ma première réaction fut : quelle drôle d’idée ! Le gouvernement souhaite donc bannir de la mémoire collective l’homme d’État qui contribua grandement à l’unité de l’Allemagne. Le ministère expliqua que le nom de la salle devait représenter la tradition démocratique de l’histoire de l’Allemagne. Bismarck en fut donc exclu. Pour cette même raison, les portraits des ambassadeurs représentant l’Allemagne entre 1871 et 1945 ont été décrochés des murs de toutes les ambassades du pays dans le monde entier. Ceci concernait également les ambassadeurs en poste durant l’entre-deux-guerres, dont la quasi-totalité continua sa carrière après la prise du pouvoir national-socialiste en 1933. Un tableau de Bismarck fut ôté du mur de la salle qui portait son nom et banni dans un dépôt obscur. Depuis 1951, la salle Bismarck était le lieu de réunion quotidienne des directeurs généraux du ministère des Affaires étrangères déjà à Bonn et plus tard à Berlin. Cette tradition prit abruptement fin. Tandis que le Général de Gaulle représentait la continuité des institutions françaises à la libération du pays en 1944, l’Allemagne se redéfinit et se réinvente périodiquement. D’un parti politique à l’autre, la tradition historique varie fortement. Un gouvernement d’extrême droite ou d’extrême gauche aurait d’autres choix de noms pour les salles du ministère. Un gouvernement conservateur pourrait fort bien réintroduire le nom de Bismarck en rappelant qu’il fut également le Premier ministre des Affaires étrangères allemand en 1871.

Une éducation francophone est le garant d’une étroite relation avec les réalités françaises et francophones, mais également une leçon de continuité. Les différences parfois marquées entre les expériences historiques françaises et allemandes ainsi que les politiques souvent divergentes qui en découlent entrèrent toujours dans mes analyses et mes conclusions ainsi que dans les suggestions et les propositions qui en résultaient.

Un constat sobre me porte à observer après quatre décennies au service de la diplomatie allemande que celle-ci se caractérise depuis la réunification du pays en 1990 et particulièrement ces dix dernières années par de grands desseins, souvent peu précis et difficilement réalisables en pratique, des décisions parfois incompatibles avec les buts à atteindre et incompréhensibles aux voisins, car en contradiction avec les intérêts propres de l’Allemagne. De généreuses visions de paix, de démocratie et de droits partagés par le plus grand nombre masquent une approche souvent frileuse. Ignorer les réalités historiques, sociales, culturelles et géostratégiques du partenaire va volontiers de pair avec une attitude de supériorité morale qui n’a jamais servi les intérêts du pays, mais a contribué à aliéner les sympathies parfois même des voisins européens. Certains débats de politique étrangère du Bundestag me rappellent ceux du Parlement européen où les bons sentiments l’emportent sur une politique basée sur les réelles possibilités d’influencer nos interlocuteurs et nos concurrents dans l’intérêt national et européen. Le pays continue à se définir dans une singularité qui peut paraître orgueilleuse : le plaidoyer pour une politique écologique bannissant l’énergie nucléaire va à l’encontre des intérêts du pays et de ses voisins ; une grande retenue dans l’emploi de forces armées dans les conflits se fait au détriment des alliés qui assument le fardeau ; le manque d’ancrage géostratégique des débats sur le réarmement, les ventes d’armes ou du discours sur la prolifération nucléaire font de l’Allemagne un partenaire erratique.

Contrairement à la France, l’histoire de l’Allemagne ne lui permet pas une politique visible au Moyen-Orient ; sans présence digne du nom dans la région pacifique et dans les Caraïbes le pays n’a pas de rayonnement militaire et se concentre sur ses relations commerciales, souvent très développées. 1,6 million de Français vivent dans des collectivités territoriales françaises de régions dont le domaine maritime embrasse plus de 9 millions de kilomètres carrés, soit 17 fois la superficie de la métropole. La collaboration quotidienne avec mes collègues français à l’étranger me rappelait la marge de manœuvre étroite qui m’était imposée.

Parmi les puissances globalement et visiblement actives, la France est un des rares partenaires dont les arguments ont toujours été clairement reçus et entendus par tous les gouvernements successifs à Berlin. Ils n’ont pour autant pas toujours été compris et admis. Nous étions nombreux à Berlin à prendre les idées et les suggestions en provenance de Paris très au sérieux et à inciter le gouvernement allemand à engager un dialogue parfois difficile, mais toujours souhaitable.

Paris sous-estime volontiers sa force de proposition, particulièrement crédible lorsqu’elle émane d’une sincère vision tenant en compte les intérêts de la France, de l’Allemagne et de nos partenaires européens. Cette capacité française repose sur une mémoire nationale et une identité perçue comme moins douteuse que l’identité allemande. Elle garde sa force de conviction et d’inspiration symbolisée depuis la Révolution française par un attachement presque ininterrompu au drapeau tricolore tandis que l’Allemagne a connu quatre drapeaux nationaux successifs depuis 1871. Depuis 1879, La Marseillaise est l’hymne national français sauf sous le régime de Vichy et en zone occupée tandis que l’Allemagne a connu quatre hymnes nationaux depuis 1871 et que les deux premières strophes de l’hymne national actuel, le chant de l’Allemagne, ne sont pas chantées. Le Panthéon comme cœur de la nation n’a pas d’institution correspondante outre-Rhin, si ce n’est en Bavière où le roi Louis Ier fit construire en 1842 un monument surplombant le Danube à la gloire de personnalités de langue allemande. Il préconisa une définition très large puisque les peintres flamands Jan van Eyck, Hans Memling, les empereurs Habsbourg Maximilien Ier et Marie-Thérèse d’Autriche ainsi que l’amiral hollandais Maarten Tromp ou le roi de Suède Charles X Gustave y ont leur buste en marbre. Les diplomates français travaillent au Quai d’Orsay depuis 1853 alors que le siège du ministère des Affaires étrangères en Allemagne, le Auswärtiges Amt et du ministère des Affaires étrangères de RDA a maintes fois changé.

Aujourd’hui, c’est le président de la République française qui personnifie cette continuité et en est le représentant universellement connu. Sa présence, comme hôte d’honneur au Indian Republic Day en janvier 2024 à New Delhi, six mois après la visite du Premier ministre indien Modi pour assister à la parade du 14 juillet 2023 sur les Champs-Élysées, souligne cette capacité d’honorer de manière symbolique des relations bilatérales dans leur dimension stratégique, mais avec des retombées bien concrètes telles que la vente d’avions de chasse et de sous-marins. En Allemagne, un chef d’État français a toujours pu compter sur une grande visibilité et sur un fort capital de sympathie aussi bien dans l’opinion publique que dans les médias.

L’Allemagne est parfois tenue pour un pays sûr de soi et volontiers dominateur. En proie à ses propres démons du passé, dont elle ne se débarrassera que lentement et avec le soutien de ses voisins, la République fédérale est en vérité une fédération parfois dysfonctionnelle à la recherche d’un juste équilibre intérieur et extérieur. Le pays défend ses intérêts vitaux au sein de l’Union européenne et de l’OTAN en toute conséquence, mais n’a pas d’ambitions planétaires concrètes sauf celle d’être réélu régulièrement comme membre non permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies. En même temps, l’Allemagne surestime depuis longtemps sa capacité d’influencer des décisions en dehors de l’Union européenne grâce à ses liens commerciaux étroits et à son aide au développement et sous-estime l’importance d’une projection de puissance militaire conventionnelle et nucléaire. Présente partout dans le monde économiquement, mais également militairement, puissance nucléaire et grande exportatrice d’armes, la France a intérêt à continuer son effort difficile, mais nécessaire d’arrimer l’Allemagne dans le monde des dures réalités. Partager son siège de membre permanent du Conseil de sécurité aux Nations Unies et plus encore sa capacité militaire nucléaire avec l’Allemagne ne me semble pas à l’ordre du jour. Un dialogue sans fin avec Berlin sur des positions communes à définir ne conduirait pas à une ligne commune stratégique et opérationnelle claire avec un voisin où la politique de l’autruche remet volontiers des questions stratégiques inconfortables à un futur dont l’horizon est sans cesse repoussé.

Paris est cependant appelé à jouer, plus encore qu’auparavant, la carte du réalisme et de soumettre des propositions auxquelles une Allemagne encore hésitante pourrait adhérer. La France garde une force de conviction intacte et conserve cette capacité essentielle pour la diplomatie de convier, de proposer et parfois d’émerveiller.

Ces dernières années, de nombreux ouvrages ont été publiés en France décrivant un pays à bout de souffle et en reculade de par le monde. Ce flot d’analyse, un brin masochiste, ne correspond pas à mon expérience d’une diplomatie engagée et d’une voix écoutée qui continue à compter.

D’autre part, les cassandres pointant du doigt une Allemagne uniquement soucieuse de ses propres intérêts, rêvant d’une gloire passée, prête à pousser ses partenaires de côté quand l’occasion se présente et donc dangereusement fixée sur la défense de ses intérêts surtout économiques ignorent les réalités d’outre-Rhin. Le Pays longtemps divisé et en première ligne de front continue à se débattre avec son histoire qui pèse lourdement sur les décisions des gouvernements successifs. Les guerres et les meurtres inégalés du vingtième siècle restent source de fortes incertitudes. Quelles leçons doivent être tirées de ce passé ? Comment l’Allemagne doit-elle se présenter au monde ? Comment combiner une politique économique largement en mains privées avec la volonté d’avoir une politique des droits de l’homme dépassant la rhétorique onusienne ? Comment renforcer la volonté de se préparer militairement ? Le ton des débats internes est parfois celui d’un sentimentalisme politique que Talleyrand qualifiait d’« allemanderie » et en lequel il voyait le plus grand danger. Avant lui, Friedrich Schiller mit ses compatriotes en garde : Les idéalistes sont toujours en danger de périr à cause de leur idéalisme. La sortie impromptue du nucléaire, le jugement moral bien affiché par la ministre de l’Intérieur lors de la coupe du monde de football au Qatar en 2022 où Nancy Faeser porta un brassard avec l’inscription « one love » ou les ventes d’armes gérées comme un commerce fructueux dont on ne discute ni les opportunités ni les conséquences géopolitiques rendent les positions allemandes difficilement prévisibles et incalculables pour ses partenaires. La politique économique actuelle reposant sur des énergies renouvelables en principe abondantes substituant le gaz russe à bas prix est financée par le contribuable et par l’industrie tandis que le prix de l’énergie s’envole et que la compétitivité des entreprises diminue ; une structure de défense basée à terme sur le désarmement dans un monde idéalisé reste très prisée par les extrêmes de droite et de gauche et par une aile du parti social-démocrate qui ignorent les réalités et restent sourds face aux dangers du présent et du futur ; le refus de vendre des armes à une grande majorité d’États, même lorsqu’ils partagent nos intérêts, parce qu’ils ne remplissent pas les critères irréalistes, moins liés à l’utilisation de cet équipement qu’à une évaluation critique de leur politique intérieure et de leur politique des droits de l’homme va de pair avec un rejet, ou peut-être même une incapacité d’insérer cette politique dans un cadre plus large. Ne pas autoriser des ventes de matériel militaire européen comprenant des composantes allemandes est perçu par nos partenaires comme un manque de solidarité au détriment des industries de défense européennes.

Sur ces questions, la France est un partenaire pragmatique dont les positions parfois divergentes sont discutées à Berlin et qui continuera à influencer à court et à moyen terme la politique allemande. Il me semble donc essentiel de continuer cet effort même si souvent les réactions à Berlin restent tout d’abord défensives ou même négatives.

Voici donc un livre subjectif. J’ai entrepris de raconter comment une enfance passée à Lyon et à Bruxelles a non seulement formé mon caractère, mais aussi ma vue des événements. Ces années de scolarité ont influencé et modelé mon futur travail de diplomate allemand.

Longtemps encore la France garda une certaine obsession de l’Allemagne dont je me suis efforcé de libérer mes interlocuteurs français durant mes années aux Auswärtiges Amt et dans de nombreuses ambassades d’Allemagne où je fus affecté.

Chaque système national est cloisonné, replié sur lui-même et relativement imperméable. J’ai toujours travaillé avec mon regard également posé sur le voisin français et n’ai jamais perdu de vue ses propositions et ses intérêts sans oublier nos références historiques distinctes.

Expliquer les conclusions souvent différentes que Paris tire d’un événement reste une tâche ardue à Berlin. Ce travail est néanmoins nécessaire pour à l’avenir mieux comprendre et rapprocher nos positions. L’agression russe de l’Ukraine a plus bouleversé la politique de sécurité de l’Allemagne que de la France qui se voit confirmée dans sa stratégie de renforcement de la souveraineté européenne tandis que le pacifisme de millions d’Allemands continue à réduire la capacité de décision du gouvernement. Je reste persuadé que la confrontation avec les réalités qui nous assaillent conduira progressivement à une politique étrangère allemande plus réaliste, donc plus française à moyen et à long terme. Ce travail de longue haleine est nécessaire pour l’équilibre de notre continent et pour sa future visibilité globale. Les deux voisins peuvent compter sur une multitude d’institutions, de dialogues et d’individus qui continueront à garantir les solides liens entre les deux sociétés civiles.

Il est essentiel que la France continue à aller droit dans ses bottes dans le respect de soi-même et avec cette fierté dans la continuité qui fait si souvent défaut en Allemagne. Ceci est également dans l’intérêt de son voisin.

1

Enfance à Lyon

Tout le monde peuvent pas être de Lyon. Il en faut ben d’un peu partout.

(Proverbe lyonnais)

Dommage.

Ma grand-mère prononça ce mot, se tut et répéta d’une voix lasse : « Dommage. »

Je venais de réussir le concours d’admission pour le service diplomatique du ministère des Affaires étrangères de la République fédérale d’Allemagne à Bonn. Je l’imaginai, le répondeur de son téléphone fixe noir en main, silencieuse et déçue. Elle dut s’asseoir lourdement, le dos tourné à la commode en bois de cerisier avec des poignées de tirage en cuivre, son appareil posé sur une liseuse. Fin mars, le jardin derrière la maison fleurissait déjà. Son regard se portait sur une pelouse bordée de mimosas et jonchée de jonquilles et des premières tulipes.

Il existait pourtant une alternative. Jusqu’au dernier moment, elle avait espéré que j’opterais pour une vie en France, de préférence dans sa ville natale et celle de ses ancêtres à Lyon.

Il lui semblait incompréhensible que je ne reste pas travailler et vivre dans son pays. À ses yeux, une carrière, dans une profession libérale, comme médecin, avocat ou à la rigueur comme ingénieur, était une décision qui s’imposait. Comment imaginer une vie équilibrée, intense et heureuse en dehors des frontières culturelles connues ?

Pourquoi quitter les repères sûrs qui dans ma famille maternelle avaient guidé les vies dans un environnement bien établi, avaient façonné les existences de nombreuses générations dans un cadre national, fraternel, immuable et protecteur ? Sa déception était palpable.

Sa fille déjà avait tourné le dos à sa terre natale, mais avait-elle vraiment le choix après son mariage avec un étranger ?

Cette liaison, suivie d’une union en 1953, causa quelques remous dans ma famille lyonnaise. Des voix s’élevèrent contre une alliance avec un homme personnellement sympathique, certes, mais provenant d’un pays ne suscitant que méfiance et rejet. Dès le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement français offrit des bourses d’études à de jeunes étudiants allemands. Mon père fut un des premiers à en profiter et commença ses études à l’Université de Lyon en 1950. Mes parents avaient tous deux appris à l’école la langue du pays voisin. Durant l’occupation, des proches reprochèrent à ma mère d’apprendre l’idiome de l’occupant et à sa mère ce choix pour sa fille. Mes parents s’entretenaient de préférence chacun dans sa langue maternelle, ce point d’ancrage qui resta essentiel au cœur de leur personnalité. Ils m’inculquèrent que les langues ainsi que certains textes sont le fruit de civilisations qui subsistent et se développent.

On ne badinait pas avec le français et l’allemand. Une vie durant, tous deux ont insisté pour que leurs enfants maîtrisent aussi parfaitement que possible les deux langues. Pour ma mère, l’apprentissage du français allait de soi ; un français littéraire, comme langue de référence, sans laquelle le pays ne pouvait à ses yeux s’ouvrir complètement. C’est pourquoi elle décida de m’inscrire à l’âge de cinq ans dans une école privée catholique, loin de mes parents qui ne déménagèrent à Lyon que deux ans plus tard. Je grandis dans des espaces francophones à Lyon et plus tard à Bruxelles. Ce n’est qu’après le baccalauréat que je partis étudier en Allemagne.

J’ai toujours gardé un contact étroit avec la ville de mes aïeux.

Lyon tout entière était un grand cours d’histoire s’étalant sur plusieurs millénaires. Contrairement à la Bavière natale de mon père, le Lyonnais ne constitue pas une région géographique. Il n’a pas de frontière naturelle ou historique. La ville tient de son rôle de carrefour et de voie fluviale et terrestre son originalité propre.

Déjà enfant, je jouissais de nombreuses libertés ; celle de se déplacer librement entre la Croix-Rousse et le centre-ville, celle de retrouver mes camarades de jeux dans des endroits au nom évocateur et aux dimensions mythiques : le Gros Caillou, dont je m’imaginais qu’il fut trop lourd à porter, même pour Atlas, les traboules que je connaissais bien et dans lesquelles je me perdis néanmoins si souvent ou la fontaine en plomb, dont les chevaux crachent de l’eau par leurs naseaux sur la place des Terreaux. J’essayais de bien lire la ville. Mon code de sensibilité me guidait vers les sites anciens, mais aussi vers les noms historiques. Lors de mes découvertes ou le passé lointain se mesurait en millénaire, j’évitais par respect les tenues trop négligées.

Surplombant l’amphithéâtre des trois Gaules, je me sentais plus Romain que gaulois, plus proche du latin que d’une langue celte et plus citadin que campagnard. Ce territoire fut administré par des représentants de toutes les cités des trois Gaules qui se réunissaient chaque année à l’occasion de fêtes solennelles. Cette assemblée jouissait de pouvoir politique. Du haut de ma colline, j’étais parmi les premiers à sentir venir les vents du sud, les changements de saison, les grandes chaleurs estivales et le mistral hivernal. J’apercevais les cheminées de pierre, les grands immeubles des bords du Rhône et au loin, le premier gratte-ciel qui me projetait outre-Atlantique. Lyon balance entre la pointe méridionale du nord et l’extrémité septentrionale du sud et virait parfois franchement au sud. Elle s’est ralliée aux couleurs méditerranéennes, ocre italien, jaune lumineux, rose tonique de toutes nuances qui ont effacé les gris et les noirs incrustés dans les pierres et dans les façades. Un camarade de classe vivait dans un atelier-appartement des Canuts, haut de plafond pour abriter un Jacquard au pied duquel la famille autrefois dispersait la nuit ses matelas. Baudelaire décrivit « la grande ville du travail et des merveilles industrielles » et la nomma « Capitale de la plèbe ».

Nous étions libres de jouer dans le vieux Lyon où l’horloger de Saint-Paul et ses contemporains vivaient dans des hôtels particuliers défraîchis et des arrière-cours sombres et inquiétantes. Une fois par an, le quartier célébrait sa renaissance et se parait de ses plus beaux atours. Torche à la main et vêtus en écuyers du XVIe siècle, nous défilions dans le dédale de rues que le maire de la ville, Louis Pradel, aurait souhaité raser pour le remplacer par des habitations modernes. Un comité fut fondé pour préserver le vieux Lyon. Grâce au soutien du ministre de la Culture, André Malraux, le sacrilège fut évité.

La ville vit avec et parfois contre ses fleuves, la Saône et le Rhône. Sans ponts, Lyon n’existe pas. Septembre 1944 vit la destruction de tous les ponts de la ville lors de la retraite allemande. Reconstruit après la guerre, leur nom offre un cours d’histoire du XXe siècle. Le pont suspendu Masaryk, autrefois pont de la Gare, me permettait de traverser la Saône comme tant d’autres piétons depuis 1831. Ce n’est que plus tard que j’appris que Masaryk avait étudié en Autriche et en Allemagne, à Leipzig, avant de fonder le gouvernement provisoire tchèque à Paris en 1916. Devenu le représentant officiel de la future république tchécoslovaque, il fut président de la République de 1918 à 1935. Sous la pression des vents canalisés par le resserrement du fleuve, la passerelle tanguait. Il fallait s’accrocher à la rambarde sous risque de tomber. La mémoire historique est gravée dans le nom des ponts de la ville. L’ancien ministre britannique de la guerre en 1914, Lord Kitchener, dut en 1954, partager le pont qui portait son nom depuis 1916 avec Jean Baptiste Marchand qui dirigea la mission Congo Nil durant la crise de Fachoda en 1898. De nombreuses structures rappellent les grands acteurs des deux guerres mondiales ; un pont en acier reconstruit en 1962 porte le nom de Joseph Gallieni, un des vainqueurs de la bataille de la Marne en 1914. Les maréchaux de France de la Seconde Guerre mondiale ont tous un pont qui porte leur nom : depuis 1956, le pont de Lattre de Tassigny franchit le Rhône ; plus tard, le pont de Serin devint le pont Pierre Kœnig, lui aussi Maréchal de France, et Compagnon de la Libération ; l’ancien pont du Change prit le nom du Maréchal Alphonse Juin.

Bonaparte, Clemenceau, Woodrow Wilson et Winston Churchill prêtent également leur nom à un pont jeté sur la Saône et le Rhône d’amont en aval.

Mon grand-oncle Jean Ressicaud se chargea de mon éducation patriotique. C’est avec lui que j’assistais au défilé militaire du 11 novembre. Jean était un ancien du front des Vosges et de Verdun et resta une vie durant un organisateur actif d’associations d’anciens combattants. Il ne portait pas les allemands dans son cœur, mais avait dû accepter que sa nièce épouse l’un d’entre eux, il s’entendait bien avec mon père, mais garda néanmoins toute sa vie une méfiance profonde envers les voisins de l’Est. Très petit déjà, il m’emmena chaque année assister à la parade célébrant l’armistice du 11 novembre 1918, un béret basque vissé sur ma tête. C’est avec fierté qu’il me présentait à ses anciens camarades combattants. Il désirait m’inculquer certaines notions fondamentales telle la défense de la liberté et de connaissances historiques sur la Grande Guerre. Il aimait m’expliquer l’origine et la signification des drapeaux et des fanions, le nom des unités et les détails techniques du matériel militaire. C’est là que je fis mes premiers pas en géographie allemande. Les chars d’assaut qui défilaient portaient le nom d’un champ d’une bataille victorieuse des armées françaises. Ulm contre les armées autrichiennes, Iéna et Auerstedt contre la Prusse. Je lus pour la première fois, le nom des villes cédées à la Pologne et à la Russie en 1945 : Eylau, Friedland et Tilsit. Un recueillement profond enveloppait la foule lors du passage de véhicules blindés nommés la Marne, Verdun ou Douaumont. La fierté d’avoir participé à ces combats illuminait le visage de Jean. À mes yeux, il était l’incarnation parfaite du soldat. De taille moyenne, les yeux très bleus dans un visage carré sur un corps encore athlétique, il jouissait d’une autorité naturelle auprès de ses anciens camarades. Ses prouesses au front qui lui avaient valu d’être décoré de la Croix de guerre.

Parfois, nous allions dès la cérémonie terminée dans un bistrot où on se bousculait pour le privilège de s’asseoir assez mal sur d’étroits tabourets à trois pieds. L’endroit était un temple de la charcuterie chaude. Dans une cuisine exiguë, une immense marmite bouillait en permanence. Le partage de la nourriture m’introduisait dans l’intimité de Jean et de celle de ses camarades, de leurs repères historiques et culturels. Comme autre récompense de ma bonne volonté et de mon intérêt, Jean m’emmena parfois à la chasse dans les Dombes, cette région à l’époque encore marécageuse où il tirait des faisans et des lapins. C’est dans cette même région que nous nous retrouvions parfois le dimanche pour de grands repas de famille.

Ma famille possédait un magasin de jouets au centre de la ville où j’aimais découvrir les nouveaux jeux et jouets. Dans une cuisine à l’arrière du magasin, ma grand-tante mijotait le déjeuner du jour. À midi, le magasin fermait ses portes ; propriétaires et employés partageaient les plats préparés chaque jour. J’en garde le souvenir d’une cuisine riche en beurre, en crème et en viandes diverses. Dans la rue voisine, les parents de l’écrivain Henri Béraud tenaient une boulangerie à l’enseigne de la « Gerbe d’Or ». Celle-ci devait lui fournir le titre de l’un de ses ouvrages, inspiré par sa ville natale et son histoire. En 1922, il obtient le prix Goncourt pour Le Martyre de l’Obèse