Atimé Dogon de la falaise - Bernard Suertegaray - E-Book

Atimé Dogon de la falaise E-Book

Bernard Suertegaray

0,0

Beschreibung

« Atimé a construit sa vie sur les fondations transmises par ceux de ses ancêtres qui ont fait de lui un homme fiable et responsable. Alors, à bientôt cinquante ans, il puise dans son expérience et son quotidien la richesse morale et la réserve de sérénité, toutes deux, indispensables pour concilier mémoire ancestrale et actualité de nos jours, même sous la pression des évènements. Il n’a de cesse de poursuivre sa quête des clés nécessaires pour surmonter les problèmes inhérents à l’ouverture du monde dogon vers un environnement plus vaste où l’agitation est progressivement palpable et où les dangers apparaissent de plus en plus nettement. »


A PROPOS DE L'AUTEUR
Depuis 2012, les troubles armés dramatiques embrasent désespérément le cœur du Sahel, menaçant de noyer la falaise de Bandiagara et de compromettre sa culture hors du commun. Ainsi, Bernard Suertegaray éprouve un besoin viscéral, inéluctable, de romancer tant le quotidien que les us et coutumes du peuple dogon, dont la découverte personnelle fut d’une intensité insoupçonnée, avant que leurs conditions de vie soient profondément ou définitivement bouleversées, à tout jamais…

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 247

Veröffentlichungsjahr: 2022

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Bernard Suertegaray

Atimé

Dogon de la falaise

Roman

© Lys Bleu Éditions – Bernard Suertegaray

ISBN : 979-10-377-5832-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Remerciements

Vigie scrutant l’insondable plaine du Séno, enracinée sur l’énigmatique falaise de Bandiagara, Bongo est au cœur du pays dogon depuis des temps immémoriaux.

Forgé traditionnellement par l’âme des ancêtres de sa lignée, Atimé est confiant dans la solidité et la résilience de sa culture. Devenu chef d’une famille finalement novatrice et lumineuse, il n’a de cesse de s’efforcer de convaincre ses proches que l’extérieur de leur monde est potentiellement source d’enrichissement culturel et de survie identitaire. Un atout face à l’âpreté des conflits environnants qui déchirent le Sahel multiethnique.

Les personnages de ce roman ont été totalement imaginés. Mais les lieux sont authentiques et les faits au plus près de la réalité. Le récit s’inspire alors de la vie quotidienne que des Dogons éclairés ont bien voulu nous faire partager, en toute confiance. Qu’ils en soient profondément remerciés…

Sur la falaise, Bongo s’éveille…

Comme à son habitude, levé bien avant que les coqs ne chantent, Atimé a rejoint, d’une allure lente, mesurée, toujours les mêmes pas conduisant sur les mêmes pierres, les rochers qui dominent, à l’arrière, l’espace réservé aux tables de divination, à l’avant, le couloir naturel qui s’étire le long du village de Bongo. Il y vient fréquemment s’asseoir, occuper sa place favorite pour méditer, se ressourcer, retrouver la sérénité. Comme un besoin absolu, indéfinissable, de se détacher des charges d’un quotidien trop régulé, pour laisser place à sa réflexion intime. Ces rochers, témoins éternels, peuvent toujours, pense-t-il, lui confier quelques secrets passés, quelques traditions oubliées qui font défaut à sa connaissance, à son expérience. C’est comme s’il y captait, physiquement, moralement, les ressources nécessaires à sa réflexion et à son dynamisme pour la journée naissante. Sur ce plateau rocheux, tourmenté, les chemins du quotidien escaladent, surplombent ou dévalent pour, tantôt s’esquiver au beau milieu d’un champ de mil, tantôt plonger pour se fondre dans un marigot. Chacun sait que, sur ce rocher familier, le temps ne compte plus. La méditation conduit le voyage pour parcourir un univers parsemé de symboles, de totems, de fétiches et autres autels sacrificiels. La présence constante de l’âme des ancêtres y accompagne la recherche de la sagesse, de la sérénité.

À quarante ans, Atimé a, pense-t-il, déjà cheminé, longuement, lentement, pendant la première moitié de sa vie, telle qu’elle lui a été dictée, réglée, par ceux des anciens de sa lignée qui avaient tout à la fois la connaissance et l’expérience, donc, l’autorité. Il a pleinement conscience, avec femmes et enfants, du poids grandissant de ses responsabilités. Homme de réflexion, de plus en plus reconnu par les siens, pour espérer entrer progressivement dans le groupe restreint des initiés, il n’est toutefois pas encore un sage.

En quelques lunes, la vie d’Atimé vient de basculer. La voix de son vieux père, Atanou, s’est tue, définitivement, pour lui et ceux de sa lignée, comme pour Bongo et les villages alentour où, faute de griot, Atanou était admiré, et reconnu comme l’animateur indispensable des fêtes rituelles. Sa personnalité, son autorité et son charisme l’avaient imposé, depuis longtemps, comme le médiateur consulté et respecté par tous. Entouré de sa famille, tout a été fait pour accompagner ses derniers instants, et ses amis les plus proches ont transporté sa dépouille après les soins qui lui étaient dus. Son corps est maintenant à sa place, dans la falaise, près des siens, pour l’éternité. En attendant le prochain dama, la fête de levée de deuil, comme pour tous les impurs, son âme reste présente dans le village, rôde à hauteur d’homme et reste attentive à l’attitude des siens qui poursuivent le chemin de la vie.

Pour Atimé, la force de la tradition, l’exemple des anciens, l’expérience de sa vie jusqu’au moment présent, tout cela lui a progressivement livré, inculqué, la pensée et la connaissance nécessaires au chef de famille qu’il vient de devenir. Vont ainsi l’accompagner intimement le souvenir intense qu’il conserve d’Amakana, son grand-père, parti depuis plus de vingt ans, et la présence encore proche de son père Atanou qui vient de s’en aller…

Atimé se sent prêt à assumer la nouvelle charge qui lui incombe. Ses ancêtres défunts seront présents à ses côtés. Ils l’ont suffisamment informé, préparé, pas à pas. Atimé sait pouvoir puiser, dans la vie intense de ceux qui l’ont précédé, la clé pour chacun des aléas que les siens auront à affronter.

Dorénavant responsable de la ginna, la maison de la grande famille, où se succèdent depuis toujours, les aînés d’une même lignée, Atimé ne doute pas que, à ses côtés, sa famille ne faillira pas. Sa mère, Yatigué, comme Yati et Yamaga, les deux premières épouses de son père Atanou, seront encore longtemps, pour peu que les génies les protègent, les yanapey, les grands-mères, tout aussi bienveillantes qu’indispensables à l’éducation de ses enfants. Rien, jusque-là, n’a troublé l’entente, voire la complicité, qui unit ses deux épouses, Yapérou et Yassagou. Atimé y voit là, avec la plus grande quiétude, le ferment indispensable à la bonne marche de sa famille, pour le bien de tous et, en particulier, de ses cinq enfants qu’il prépare à une vie meilleure. Guider les siens est donc sa première charge.

Homme de devoir, Atimé n’en est pas moins homme de conviction toujours attentif et ouvert sur le monde tel qu’il l’entrevoit, tel qu’il le sent évoluer. Il est intimement convaincu que pour subsister, il appartient aux Dogons de veiller à faire respecter leur culture avant de l’enrichir harmonieusement. C’est un défi à relever dans lequel il entend bien continuer de prendre sa part pendant la deuxième moitié de sa vie…

Annoncé de loin en loin par le chant répété des coqs et le rythme sourd des pilons qui résonnent déjà comme des tambours, le jour commence à poindre, à l’infini, là-bas où, chaque soir, la plaine, accourue du pied de la falaise, rejoint le ciel et s’estompe avec lui.

Les premières lueurs de l’aube dévoilent alors l’atmosphère intensément sauvage, intacte depuis des générations, de ce plateau rocheux. Cet environnement immuable, donc rassurant, mi-décor lunaire, mi-magma originel, est chaque année, depuis la nuit des temps, raviné et érodé par les pluies de l’hivernage, avant d’être figé, pétrifié, sous le soleil brûlant, et régulièrement lustré par le vent abrasif venu du Sahara.

Sortant de sa méditation, Atimé pense qu’il est temps de rejoindre la ginna familiale où chacun doit poursuivre la vie sans Atanou. Le ciel est déjà gris, voilé, et l’odeur ténue de la poussière portée par l’harmattan annonce une de ces journées ternes où la lumière se noie dans un décor figé et sans âme.

Déjà, le village vibre et bourdonne comme une termitière. Les coursives s’animent des salutations rituelles, répétées comme en écho, chacun confirmant que tout va bien dans la famille, que l’entente règne entre tous, au début d’une journée que beaucoup ont déjà commencée. Après avoir salué respectueusement le forgeron que son père tenait en grande estime, puis deux ou trois amis qui partent déjà aux champs, le daba sur l’épaule, Atimé arrive dans sa ginna. Toutes et tous s’y activent de leur mieux, encore éprouvés par la succession des journées de condoléances et l’intensité de la fête rituelle des funérailles. Tout en continuant de s’affairer, chacun revit intimement, sans le laisser paraître, ces moments intensément rudes…

Depuis toujours, dans une famille touchée par le deuil d’un ancien, chacun doit intégrer dans son comportement quotidien la nécessaire évolution de son rôle pour maintenir continuité et cohésion collectives. Il en va de même dans la vie du village qui vient de perdre l’un des siens parmi les plus marquants de la vie communautaire…

Seul, au plus profond de lui-même, Atimé est et restera dépositaire, pour tous, des derniers instants de la vie de celui qui a guidé ses pas, tout en veillant à l’harmonie de la famille…

La mort du père

Depuis toujours, le marché d’Ibi était, pour Atanou, un repère temporel, tous les cinq jours, chaque fin de semaine dogon. Il avait pris cette habitude, très tôt, avec son père Amakana. C’était d’ailleurs le seul marché où il se rendait régulièrement.

Point n’était besoin de partir tôt, deux heures de marche suffisaient. Ce jour-là, comme chaque fois, à cette heure où les cris des enfants se multiplient, la traversée de Gogoli était une succession de salutations rituelles où chacun s’assure que tout va bien chez l’autre, comme pour se conforter. Assuré par son dégé bàga, son bâton de marche sculpté, son pas était lent, sûr, régulier. Dans la descente vers Banani, la succession des marches bâties, pierre après pierre, par les premiers Dogons, traduisait déjà une certaine effervescence dirigée vers le pied de la falaise. Au village, une première halte permettait de rendre visite à un ami commerçant et de se rafraîchir de quelques godets d’eau puisés dans le canari familial installé à l’entrée de la ginna. Au-dessus, sous Bongo, la falaise était parfaitement éclairée par le soleil qui prenait progressivement de la vigueur. La roche était dorée, adoucie par la lumière pure du moment. À mi-hauteur, les habitations troglodytes s’étiraient comme une guirlande à la mémoire des Tellems et rappelaient que ce peuple avait, jadis, précédé les Dogons au cœur de cette falaise dite de Bandiagara. Ce décor immuable, donc familier, apportait toujours à Atanou la même impression de sérénité.

Ensuite, la piste sablonneuse longe la falaise et passe sous Neni, avant que n’apparaisse, progressivement, Ibi, fondu dans son décor naturel comme par mimétisme. Les charrettes s’y succédaient, tirées, selon l’importance du chargement et des passagers, par un âne ou un zébu. De part et d’autre de la piste, apparaissaient, çà et là, puis de plus en plus nombreux, comme sortis de nulle part entre les champs de mil, plusieurs groupes de femmes marchant d’un pas alerte et vif, leurs bassines rivées sur la tête, remplies des quelques produits qu’elles espéraient troquer ou vendre. Bavardant avec entrain, toujours très bien alignées, elles savaient parfaitement que les piétons ne sont jamais prioritaires sur une piste.

Atanou était bientôt arrivé. Au-dessus des balanzans et des baobabs plusieurs fois centenaires, agrippé aux éboulis dans un décor apparemment chaotique mais domestiqué depuis des siècles, Ibi s’étageait jusqu’aux premiers rochers de la falaise.

Atanou avait toujours éprouvé un attachement particulier pour ce village, parmi les plus anciens, dans la plus pure tradition dogon. Appuyées sur les blocs rocheux, les concessions dispersaient harmonieusement maisons en quinconces et greniers élégamment chapeautés de kerugoy, de paille d’andropogon, la « paille à balai ». Au-dessus, la falaise, majestueuse, s’avance en un promontoire aux anfractuosités particulières où beaucoup, en venant du plus loin de la plaine, y reconnaissent la tête d’un chat sauvage ou de quelque autre félin.

Le marché, réparti sur plusieurs places, a toujours fait partie intégrante de la vie du village. L’animation, continue jusqu’à la fin de journée, en traduit la vitalité. Atanou s’y sentait chez lui. Il n’y avait que des amis, venus, comme lui, en quête d’échanges humains et fraternels qui lui apportaient des nouvelles de Koundou, Yendouma, Youga ou Bamba. Même les Peuls de Bombou appréciaient en lui l’homme tolérant, chaleureux mais pondéré, et le sage avisé et ouvert à tous. Atanou avait toujours puisé dans cette ambiance confiante et d’ouverture aux autres, la force et la sérénité de faire face à son quotidien.

Ce jour-là, malgré ce bien être habituel, Atanou avait éprouvé plusieurs fois le besoin de s’asseoir longuement. Ses jambes étaient lourdes et sa respiration, par instant, laborieuse. Ces difficultés qu’il avait déjà connues à plusieurs reprises, sans y accorder beaucoup d’importance, se faisaient, cette fois, plus pressantes. Bien à regret, mais par précaution, il préféra alors ne pas attendre la fin du jour pour se mettre en chemin.

La piste jusqu’à Banani lui parut vite interminable. S’aidant, de plus en plus, de son dege baga, son bâton de marche, Atanou avait dû s’asseoir plusieurs fois, ici, sur la souche abandonnée d’un vieux tamarinier, là, sur un rocher tombé au pied des éboulis de la falaise. Son souffle était de plus en plus court, ses jambes tremblantes, sa démarche hésitante. Une sueur inhabituelle le faisait frissonner. Après chaque halte, regroupant ses forces, il s’était remis en chemin car la nuit tomberait rapidement.

Toboggan que les siècles ont installé dans une faille de la falaise, les mille marches montant de Banani avaient très vite pris l’allure d’un atroce supplice. Le regard fixe scrutait, sous ses pieds, les blocs de pierre, pour assurer ses pas. À chaque halte, ses yeux embués, tournés vers le haut avec une lassitude inhabituelle, cherchaient en vain, tout au bout de la montée, les premiers rochers de Gogoli… Dans son regard voilé, percevait-il, à cet instant, quelque inquiétude face à ce mal et ces difficultés qu’il n’avait, jusque-là, jamais connus ?... Malgré l’obscurité grandissante, sa main, lourde, lasse, s’appuyait en tremblant sur les rochers qui soutiennent les marches et s’étirent en fuyant jusqu’au sommet de la falaise. Sa poitrine était tenaillée par une douleur inconnue, tantôt sourde et mal définie, tantôt brûlante, mordante et insupportable.

À l’approche des premières maisons de Gogoli que la nuit venait d’envelopper, pour n’inquiéter aucun villageois et ne rien montrer de ses difficultés, Atanou, les épaules adossées à la roche, reprit quelques forces et ralentit le rythme heurté de sa respiration. La traversée du village fut ponctuée par de nombreuses salutations habituelles auxquelles il avait le plus grand mal à répondre.

Il entra enfin dans Bongo, puis dans la ginna, la grande maison. À bout de forces, incapable d’expliquer clairement ce qu’il ressentait autrement que par des gestes maladroits, Atanou s’étendit sur sa natte, bien calé sur le côté droit, les genoux instinctivement relevés pour atténuer cette douleur qui lui creusait la poitrine et retenait son souffle. Le corps chaud, immobile, silencieux, rassuré d’être enfin parmi les siens, il espérait retrouver le calme.

Chacun comprit aussitôt que la santé d’Atanou pouvait basculer rapidement. Sans plus attendre, Yati, sa première épouse, prépara une décoction avec diverses plantes dont les vertus sédatives lui avaient été transmises par les vieux de sa famille. Elle le fit boire longuement, dege dege, petit à petit. Son corps était si chaud que la sueur mouillait encore son vêtement. Pour lui redonner quelques forces, parce qu’il n’avait, peut-être, encore rien mangé de la journée, Yati lui prépara, sans bouillir, une crème de mil où la farine et l’eau sont agrémentées de jus de tamarin et de miel.

Discrètement, Atimé était déjà parti chez le jojoñuné, le vieux guérisseur, sur qui l’âge ne semble toujours pas avoir de prise, et dont les enseignements salutaires, reçus de plusieurs générations, sont reconnus et toujours respectés. Lui seul pouvait connaître la maladie concernée et les soins adaptés qui lui ont été enseignés dans sa famille, de génération en génération, et qu’il avait pu comparer avec d’autres thérapeutes traditionnels. Ses connaissances, son expérience, lui permettent toujours de préparer lui-même les médications à prescrire, à partir de feuilles, tiges, racines, terres, insectes, qu’il récolte dans la nature qui l’environne et qu’il sait conditionner, sous forme d’huile, de poudre, de macération…

Le jojoñuné ne tarda pas à venir retrouver Atanou pour lui apporter son réconfort et sa médecine, en implorant Amma, le Dieu suprême, de soutenir son ami en grande difficulté. Il salua chacun longuement, s’approcha du malade, s’assit et déposa, près de lui, son inséparable besace de cuir noirci par l’usage et le vieillissement qui lui a été transmise par ses ancêtres. Après avoir longuement examiné Atanou, il se concentra, en silence, la tête appuyée sur ses deux mains ouvertes. Convaincu de la gravité du mal, il ouvrit sa besace et passa en revue ses flacons, boîtes et poches dont l’étiquetage lui a toujours paru inutile. Finalement, il choisit une poudre fine et légère à base de plantes et de peau d’un gibier de brousse, l’Edegiye sié, en déposa, soigneusement, quelques pincées dans les narines d’Atanou puis en appliqua, en croix, sur le dessus du crâne. Il était urgent, en effet, que son malade éternue vivement, plusieurs fois, pour chasser le mal de son corps. Ensuite, le reste de la poudre permettrait de préparer, selon ses instructions précises, une infusion à boire abondamment pendant quelques jours.

La complexité de la situation n’avait pas échappé au guérisseur. Nul doute que le corps d’Atanou, jusque-là si vif, si dynamique, était en grande difficulté. Persistante et sournoise, la douleur à la poitrine ne laissait présager rien de bon. La nuit était déjà fort avancée. Il fallait agir rapidement, énergiquement. Simplement, la fin de la nuit donnerait le temps de la réflexion pendant qu’Atanou, déjà assoupi par tant de faiblesse, retrouverait quelques forces…

Le jour commençait à poindre lorsque le guérisseur revint s’asseoir auprès d’Atanou dont le corps chaud était amoindri par une respiration douloureuse et hésitante, entrecoupée de quintes d’une toux sèche qui lui brûlait la gorge. Comme à chaque fois, le jojoñune examina soigneusement l’état de fatigue, les battements du cœur, la texture de la peau, le regard et la profondeur de l’œil d’Atanou. Il questionna, autour de lui, la proche famille et porta une attention soutenue aux réponses et observations de chacun. Puis, silencieux et immobile, il s’accorda un court moment de silence et de réflexion. Enfin, il préleva dans sa besace une médication poudreuse et sombre et demanda à Yati de la laisser infuser délicatement dans une eau bouillie longuement. Il lui confia alors que, pour un « cœur gâté » son grand-père utilisait déjà cette préparation complexe qui nécessitait plusieurs séjours en brousse pour effectuer divers prélèvements précis dans une termitière, récolter des racines et des écorces d’arbustes de plus en plus difficiles à trouver. Le tout était, ensuite, trié, séché au soleil, puis mis en poudre et conservé précieusement à l’abri de l’humidité et de la poussière. Cette prescription lui paraissait particulièrement indiquée pour aider Atanou à se relever. Avant de partir, serrant fermement l’avant-bras d’Atanou en signe de réconfort, le guérisseur n’oublia pas de rappeler à Yati, son épouse, qu’elle devait lui faire boire, très régulièrement, la nuit comme le jour, trois verres à thé de cette préparation.

Atimé n’avait pas trouvé le sommeil. Rongé par l’inquiétude, il avait tenu, dès le premier chant des coqs, à rendre visite à Ogodana, l’ambéré, le chef de village, ami fidèle de la famille, pour lui confier sa préoccupation. Assis sur une natte où il avait convié Atimé à le rejoindre, Ogodana resta un long moment silencieux, les traits figés, comme pour dominer son émotion. Puis, avec la plus grande sérénité, il posa sa main sur l’épaule droite d’Atimé et lui dit :

— Atanou est mon vieil ami depuis toujours. J’ai souvent puisé dans sa sagesse, son expérience et ses connaissances pour trouver des solutions judicieuses aux problèmes communautaires les plus délicats. C’est un homme respecté, courageux et dévoué pour tous. C’est un homme de devoir, un homme fort et droit, résistant aux épreuves de la vie.

— Mais, intervint Atimé, impatient, que puis-je faire pour l’aider à surmonter son mal, à déjouer la maladie ?

— Tu es jeune, tu l’as toujours respecté et soutenu. Tu lui fais donner les soins dont son corps a besoin. Remets en toi, maintenant, à Amma, notre dieu Amma, pour qu’il redonne des forces à Atanou et qu’il nous ramène la sérénité à tous. Que les génies assistent ta famille et te soutiennent auprès d’elle…

Suivant les conseils d’Ogodana, Atimé revint quelques instants à la maison de la grande famille, auprès de son père, toujours alité, toujours souffrant. Puis, emportant une énorme calebasse de mil et le poulet le plus fier, Atimé se rendit aussitôt sur la place du village où, dans la partie la plus haute, un espace sacré est délimité par quelques pierres alignées, posées à même le sol. Là, trois mono, trois autels sacrificiels des jeunes hommes, sont érigés pour, notamment, protéger le village des ennemis et des maladies graves. Après s’y être recueilli longuement, il se rendit, quelques maisons plus loin, chez un berger, sacrificateur reconnu et respecté des villageois. Les salutations habituelles terminées, Atimé lui confia les raisons de son désarroi, lui remit grains de mil et poulet et le remercia d’effectuer sur les fétiches, avant la fin du jour, des offrandes de sang de poulet, puis de bouillie de mil.

Alors, un instant apaisé, Atimé revint auprès des siens, leur fit part de ses démarches et leur communiqua quelques raisons d’espérer. Mais, bien avant le coucher du soleil, Atimé était allé retrouver le divinateur, que chacun appelle « le renard » compte tenu de l’origine, lors de la création du monde. Parfaitement immobile, enveloppé dans sa tunique de basin à motifs jaune clair, il était à son poste, à l’écart de la piste qui mène à Sangha, assis près de sa table de divination, plane d’un sable bien lissé, délimitée par une bordure de cailloux trouvés à proximité. Déjà, pour quelques questions posées, il avait savamment mis en place, après plusieurs cônes de sable, quelques bâtonnets, pailles et galets sélectionnés et disposés selon les règles particulières à cette activité traditionnelle.

À son tour, Atimé s’approcha à quelques pas, pour marquer son respect, avant d’échanger les salutations rituelles. Il informa le divinateur de la situation et posa sa question, selon une formulation traditionnelle :

— Le grand frère va-t-il guérir ?

Alors, le divinateur, après une réflexion intense et prolongée, avait traduit cette interrogation sur le sable, avec des gestes volontairement ralentis pour plus de précision. Puis, la fin du jour s’annonçant, il répartit méticuleusement, grain par grain, une poignée d’arachides sur l’ensemble de la table. Pendant la nuit, Yurugu, le renard pâle, en y dégustant cette offrande, apporterait ainsi, par l’emplacement et le sens de ses empreintes, les réponses que seuls les vieux sages savent interpréter.

La nuit parut spécialement longue à Atimé qui, dès que le jour commençait à poindre, partit s’enquérir des indications qu’avaient pu fournir le Yurugu, le renard, pendant la nuit. Il attendit en silence, à une vingtaine de pas de la table. Le divinateur était là, concentré, absorbé par les différentes réponses, les empreintes touchant les éléments des questions posées. Sa concentration pour un examen méticuleux de toute la table traduisait la difficulté de l’interprétation qui devait être longuement mûrie. Lorsqu’il fit signe à Atimé de s’approcher, ses traits exprimaient, à nouveau, la sagesse et la sérénité. Après l’échange des salutations habituelles et quelques considérations relatives à la fragilité de l’homme, il eut à annoncer à Atimé ce qu’il avait pu lire sur la table :

— Le grand frère ne va pas guérir. Il n’est plus dans la vie…

Atimé avait alors la confirmation de ce qu’il pressentait depuis plusieurs jours. Il ne lui restait plus qu’à retrouver la famille et à assurer pleinement son rôle de fils aîné. D’instinct, il se souvenait. Il avait dix-sept ans lorsque son grand-père était décédé et il n’avait rien oublié du regain d’importance qu’avait pris, ce jour-là, instantanément, son père Atanou. Atimé se sentait moralement armé pour veiller à ce que sa famille franchisse cette épreuve avec dignité et sérénité. Et il savait aussi parfaitement comment respecter les rituels qui allaient suivre la mort de son père.

Trois jours durant, Yati, Yamaga et Yatigue, ses épouses, se relayèrent auprès d’Atanou pour lui rafraîchir le corps de plus en plus chaud, lui administrer les médications, rehausser périodiquement, sur un pagne roulé, sa tête de plus en plus lourde. Dans la cour de la ginna, les femmes et les filles s’affairaient aux tâches quotidiennes, les unes pilant le mil indispensable au tô habituel, les autres multipliant les allers-retours au puits du village, leurs énormes bassines d’eau sur la tête, le corps élancé, droit et parfaitement équilibré. Comme chaque jour… Les enfants avaient rejoint les autres garçons du village, s’amusant avec rien à des jeux souvent improvisés. Comme chaque jour…

Atanou, silencieux, accablé de fatigue, pensait apercevoir le bout du tunnel. Régulièrement, cette douleur sourde et oppressante se faisait vive et plus fréquente, comme un nouvel avertissement. Comme si sa conscience et sa perception des choses commençaient à prendre du recul, comme si son esprit et son corps épuisés incapables de lutter se dédoublaient, il attendait, calme, attentif, immobile, presque serein, la prochaine alerte, la prochaine étape vers une issue qu’il savait fatale. Ainsi, son esprit intact et clair allait-il devoir laisser son grand corps usé sur le bord du chemin !

Atimé, soucieux, inquiet mais responsable, faisait de son mieux. Tantôt aux côtés d’Atanou pour lui apporter quelques signes de respect, d’affection et de réconfort, tantôt à l’entrée de la ginna pour renseigner les villageois qui se présentaient : confidences avec les plus proches, propos rassurants avec les autres… Au plus profond de lui-même, recueilli, Atimé méditait, implorait, espérait malgré tout…

Au crépuscule du troisième jour, Atimé, comme un rituel, veillait, en tête à tête avec lui, au repos d’Atanou, échangeant avec son père, brièvement, intimement, quelques mots où alternaient le réconfort, la souffrance, l’espoir et la fatalité. Puis, en quelques instants, tout bascula très vite. Les joues creusées par la fatigue, Atanou s’agita, se recroquevilla en grimaçant, le souffle court heurté par une toux de plus en plus brûlante. Avant qu’Atimé ait pu se manifester, Atanou, comme dans un sursaut, releva nerveusement la tête, bouche ouverte, les yeux exorbités… Sans une plainte, il retomba aussitôt, inanimé, sans vie. Le mal n’avait pas pu quitter son corps, les médications n’avaient pu qu’atténuer ses souffrances. Son cœur avait fini de battre. À tout jamais…

Le choc était rude pour la grande famille, mais chacun saurait assumer pleinement son rôle. Le chef et les vieux du village informés, la nouvelle allait vite parvenir aux parents proches dans les villages voisins, chacun étant chargé de répercuter l’évènement. Sans attendre les premières visites, l’oncle Abora s’était mis à laver soigneusement le corps de son frère avec l’eau et l’huile de karité que les femmes lui avaient apportées, pour que la peau reste douce et souple. Et, comme le veut la tradition, il lui rasa le crâne avec le plus grand soin. Le corps était ainsi prêt pour être, aussitôt, soigneusement enveloppé avec les bandes de coton blanc qu’Atimé s’était procuré chez le tisserand du village. La préparation du corps était à peine terminée que, bien avant les premières lueurs du jour, les parents proches venaient déjà rendre une dernière visite à Atanou et présenter leurs condoléances. Pour soutenir la famille, chacun ne manquait pas de rappeler la vie du défunt, ses qualités, ses mérites, sa sagesse.

Le lendemain, le corps devait être porté au tombeau. Attaché aux trois barres qui composent le talagam, le brancard funéraire, il fut enveloppé de la couverture des morts, à damier noir et blanc, que conserve chaque famille. Un Dogon étant avant tout cultivateur, les hommes avaient cassé, symboliquement, le manche de son daba, le sarcloir dogon, pour le déposer, dans le tombeau, à côté du corps. La partie métallique étant conservée, elle continuerait de servir aux hommes de la famille. Dans le même esprit, en signe de deuil, Yati, sa première épouse, avait cassé la calebasse dans laquelle les repas étaient servis au défunt.

Dès lors, sa place autour du plat de tô familial allait rester vide, son absence physique rappelant que son âme, son esprit allaient rester présents dans la ginna, au moins jusqu’au dama.

Il était alors temps pour le corps d’Atanou de quitter définitivement les siens, suivi par la famille et les proches qui avaient du mal à se frayer un chemin au travers de toute la population venue exprimer son soutien jusqu’à la falaise, une voix lancinante et monocorde alternant les louanges et les supplications. Pour sa sépulture traditionnelle, Atanou allait reposer près de ses ancêtres, à même la roche, dans une des anfractuosités de la falaise, difficilement accessible, près des habitations tellem transformées ainsi en ossuaires. Les hommes les plus aguerris, suspendus à flanc de falaise par des cordes en fibres de baobab, avaient, lentement, méticuleusement, hissé et installé, respectueusement, Atanou près d’Amakana et des autres ancêtres de sa lignée.

Alors, les mâchoires nouées, les poings serrés, mais le buste droit, dignement, Atimé avait viscéralement senti une énorme déchirure. Cet homme à qui il devait tout, depuis sa plus tendre enfance, ce guide généreux qui avait fait de lui un homme mûr et responsable, quittait définitivement le monde des vivants. Mais, la gorge étreinte par l’émotion, la poitrine oppressée, Atimé avait compris à cet instant que le souvenir et l’esprit du vieil Atanou l’accompagneraient jusqu’à son dernier souffle, le soutiendraient dans les épreuves les plus difficiles qui jalonnent la vie. Une certitude l’habitait depuis ce moment-là : son courage, sa volonté, sa sérénité, en seraient renforcés, décuplés, pour lui permettre d’être bientôt un chef de famille accompli, un exemple reconnu par tous, afin de devenir, plus tard, un sage dans la lignée du vieil Atanou.

Comme toujours, pendant les cinq jours de la semaine dogon qui suivent la sépulture, Atimé et sa famille étaient restés à la ginna pour recevoir les condoléances des parents et amis, certains étant venus de fort loin. Il fallait aussi préparer la fête rituelle des funérailles destinée à chasser l’âme du défunt de la ginna, de la famille, dàma dont la date est fixée en accord avec le plus ancien du village et communiquée largement à tous les parents de la famille et aux villages des alentours. Les femmes d’Atanou s’occupaient activement de regrouper tout le mil nécessaire pour fêter le défunt, pour célébrer ses funérailles rituelles et, finalement, préparer la bière de mil qui allait être bue à cette occasion.