Au bout du rouleau - Joseph Conrad - E-Book

Au bout du rouleau E-Book

Joseph Conrad

0,0

Beschreibung

Un vieux capitaine se raconte.

Disparues les occasions qu’il aurait su comment saisir : et disparu aussi le troupeau aux ailes blanches de ces voiliers qui vivaient de la vie incertaine et turbulente des vents, et tiraient de grosses fortunes de l’écume de la mer. Dans un monde qui rognait les profits au strict minimum, dans un monde qui pouvait faire deux fois par jour le compte de son tonnage libre, et où les affrètements disponibles étaient happés par câble trois mois à l’avance, il n’y avait aucune chance de faire fortune pour un homme qui erre au hasard avec un petit trois-mâts : - en vérité à peine de quoi vivre.

À l’aube de sa vie un vieux capitaine, dans une nuit sans fin, se raccrochait à tous les espoirs ; et quand l’évidence de son infortune était plus forte que son espérance, il s’efforçait de ne pas croire à la réalité…

(Re)découvrez ce grand roman classique, et plongez dans le récit d'un vieux capitaine, dans un monde où il n’y avait aucune chance de faire fortune pour un homme qui erre au hasard avec un petit trois-mâts...

EXTRAIT

Un pilote voit mieux qu’un autre, parce que sa connaissance des lieux, comme une vision plus pénétrante, précise la forme d’objets rapidement entrevus, perce les voiles de brume que les orages de la mer étendent sur la terre, définit avec assurance les contours d’une côte couverte d’un Iinceul de brouillard, les formes de repères à demi-ensevelis dans une nuit sans étoiles comme dans une tombe à fleur de terre. Il se reconnaît parce qu’il sait déjà. Ce n’est pas à la grande portée de sa vue, mais à son savoir plus étendu que le pilote demande sa certitude, celle de la position du navire d’où peut dépendre le bon renom d’un homme, et la paix de sa conscience, la justification de la confiance qu’on lui a marquée, et sa propre vie aussi, vie qui est trop rarement son entière propriété pour qu’il puisse en disposer, et d’autres vies encore, celles d’humbles êtres dont les affections sont enracinées au loin peut-être, et que le poids du mystère qui les guette rend aussi intéressantes que celles des rois. La science du pilote soulage et rassure le commandant d’un navire; toutefois, dans cette fantaisiste suggestion d’un poisson-pilote escortant une baleine, on ne pouvait attribuer au sérang une connaissance supérieure. Comment l’aurait-il acquise ? Ces deux hommes - le blanc et le brun, - avaient commencé ensemble à faire ces voyages, le même jour : et un Blanc en apprenait naturellement plus en une semaine que ne pouvait le faire en un mois le plus doué des indigènes. Il avait été attaché au commandant comme s’il pouvait lui être utile, comme on dit que le poisson-pilote l’est pour la baleine. Mais de quelle façon - là était la question, - de quelle façon ? Un poisson-pilote… un pilote… un… Mais s’il ne s’agissait pas d’une connaissance supérieure, alors…
Sterne avait découvert la chose. Elle répugnait son imagination, choquait ses principes d’honnêteté, sa conception de l’humanité. Cette énormité affectait la notion qu’il avait de ce qui est possible en ce monde; c’était comme si, par exemple, le soleil était devenu bleu, et eût jeté une lumière nouvelle et sinistre sur les hommes et la nature. Au premier moment, Sterne se sentit réellement défaillir, comme s’il avait reçu un coup bas; pendant une seconde son regard distrait crut même que la mer avait pris une couleur nouvelle et étrange; et il éprouva dans tous ses membres une sensation d’instabilité, comme si la terre s’était mise à tourner en sens inverse.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 277

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Photographie de la couverture : CLAAE

Maquette : Atlant’Communication

Couverture : Erwan Lejalle

© CLAAE, France, 2018

Tous droits réservés. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

EAN eBook : 9782379110740

1

Après que le vapeur Sofala eut changé de route pour rallier la terre, la côte basse et marécageuse conserva longtemps encore l’aspect d’une simple traînée sombre au-delà d’une zone de lumière. Les rayons du soleil tombaient violemment sur l’eau calme et semblaient se briser sur une surface de diamant en une poussière étincelante, en une vapeur lumineuse dont l’éclat scintillant aveuglait le regard et fatiguait le cerveau.

Le capitaine Whalley n’y prêtait aucune attention. Quand son sérang, s’approchant du vaste fauteuil de rotin qu’il remplissait amplement, l’avait averti à voix basse qu’il fallait changer de route, il s’était levé aussitôt et était demeuré debout, le visage fixé vers l’avant du navire qui abattait d’un quart de cercle. Il n’avait pas prononcé un seul mot, pas même l’ordre de redresser la barre. C’avait été le sérang, un Malais de petite taille, très brun de peau, et vif en dépit de son âge, qui avait murmuré le commandement à l’homme de barre. Le capitaine s’était alors rassis lentement dans son fauteuil sur la passerelle et était resté à regarder fixement le pont entre ses pieds.

Il ne pouvait rien espérer voir de nouveau sur cette route familière. Il y avait trois ans qu’il naviguait sur ces côtes. De Low Cape à Malantan, la distance était de cinquante milles, six heures de route pour ce vieux navire avec le courant, ou sept heures, courant debout. Puis on piquait droit sur la terre, et bientôt on voyait se détacher sur le ciel trois palmiers hauts et sveltes, dont les têtes rassemblées en un bouquet, avaient l’air d’échanger des critiques confidentielles au sujet des noirs palétuviers. Le Sofala mettait le cap sur la bande sombre de la côte, qui, à un moment donné, alors que le navire s’en rapprochait obliquement, laissait voir plusieurs coupures nettes et brillantes, l’estuaire débordant d’un fleuve. Alors, fendant un liquide brunâtre fait de trois parties d’eau et d’une de terre noire, et avançant entre des rives basses faites de trois parties de terre noire et d’une d’eau saumâtre, le Sofala, remontant le courant, s’ouvrait un chemin sur le fleuve, ainsi qu’il l’avait fait une fois par mois depuis sept années ou plus, bien avant que le capitaine Whalley connût même son existence, longtemps avant qu’il pensât avoir jamais rien à faire avec ce navire et ses invariables traversées. Le Sofala devait connaître la route mieux que son équipage, qui n’avait pas toujours été le même durant ce temps, mieux que le fidèle sérang amené par Whalley de son dernier navire pour faire le quart du capitaine, mieux que celui-ci, qui ne le commandait que depuis trois ans. On pouvait être sûr que le Sofala tenait exactement la route. Ses compas n’étaient jamais déréglés. Il ne donnait aucune sorte d’ennui, comme si son grand âge lui avait assuré savoir, prudence et fermeté. Il faisait ses atterrissages au degré près et presque à la minute de son horaire. À n’importe quel moment, qu’il fût assis sur la passerelle sans lever les yeux, ou tout éveillé dans son lit, rien qu’en calculant le nombre de jours et d’heures, le capitaine Whalley pouvait dire où il se trouvait - l’endroit précis du parcours. Lui aussi la connaissait bien, cette monotone tournée de colporteur, d’un bout à l’autre des détroits; il en connaissait l’ordre, les aspects et les gens. Cela commençait par Malacca où l’on entrait au jour et dont on repartait au crépuscule, pour couper tout droit d’un sillage phosphorescent cette grande route d’Extrême-Orient. Ténèbres et étincellements sur la mer, étoiles claires sur un ciel noir, parfois les lumières d’un navire d’Europe qui tenait immuablement sa route au milieu du détroit, ou parfois l’ombre furtive d’une embarcation indigène dont les voiles de natte glissaient silencieusement, - et la côte basse de l’autre rivage en vue au lever du jour. À midi, en remontant un fleuve paresseux, les trois palmiers de l’escale suivante. Le seul Blanc qui y résidait était un jeune homme, un ancien marin avec lequel il s’était lié d’amitié au cours de ces nombreux voyages. Soixante milles plus loin, une autre escale, une baie profonde où l’on ne voyait que deux habitations sur le rivage. Et toujours ainsi, à l’aller et au retour, ramassant çà et là le fret côtier, pour finir par une centaine de milles de marche ininterrompue à travers le dédale d’un archipel de petites îles, jusqu’à une grande ville indigène, terme du parcours. Le vieux navire prenait trois jours de repos avant de repartir en sens inverse, pour revoir les mêmes rivages d’un autre point, réentendre les mêmes voix aux mêmes endroits, et revenir une fois de plus au port d’attache sur la grande route vers l’Extrême-Orient, où il venait mouiller à peu près en face du grand bâtiment de pierre de l’administration du port, jusqu’au moment de repartir pour cette sempiternelle tournée de mille six cents milles en trente jours. Ce n’était guère une existence aventureuse pour le capitaine Whalley, autrement dit Harry Whalley le casse-cou, Henry Whalley du Condor, un voilier réputé dans son temps. Certes, une existence fort peu aventureuse pour un homme qui avait servi des maisons fameuses, commandé des navires fameux (dont plusieurs lui avaient appartenu), qui avait fait des traversées fameuses, avait été le pionnier de nouvelles routes et d’entreprises commerciales nouvelles, qui avait navigué dans des parages du Pacifique dont l’hydrographie n’était pas faite et qui avait vu le soleil éclairer des îles inconnues de la carte. Cinquante ans de navigation, dont quarante en Extrême-Orient (un assez sérieux apprentissage, ainsi qu’il le remarquait volontiers en souriant), lui avaient valu une honorable réputation auprès d’une génération d’armateurs et de commerçants de tous les ports, sans interruption, depuis Bombay jusqu’à l’endroit où l’Orient s’amalgame à l’Occident sur la côte des deux Amériques. Sa renommée était inscrite, non pas en grosses lettres, mais lisiblement, sur les cartes de l’Amirauté. N’y avait-il pas quelque part, entre l’Australie et la Chine, une île Whalley et un récif du Condor ? Sur ces dangereux bancs de corail le fameux voilier était resté échoué trois jours, tandis que le capitaine et l’équipage jetaient la cargaison par-dessus bord, d’une main pour ainsi dire, tandis que de l’autre, ils tenaient en respect une flottille de sauvages montés sur des pirogues de guerre. À cette époque, ni l’île ni le récif n’avaient d’existence officielle. Un peu plus tard, en adoptant ces deux noms, les officiers du navire de guerre le Fusilier, envoyé pour examiner le parcours, rendirent hommage au courage de l’homme et à la solidité du navire. En outre, comme chacun peut s’en rendre compte si cela l’intéresse, le General Directory, vol. II, p. 410, commence la description du Passage Malotu ou Whalley par ces mots : Cette route avantageuse, découverte en 1850 par le capitaine Whalley, à bord du Condor, etc. et termine en la recommandant chaleureusement aux voiliers qui font route des ports de Chine vers le sud pendant les mois de décembre à avril inclus.

C’était le gain le plus clair de sa vie. Rien ne pouvait lui enlever cette sorte de renommée. Le percement de l’isthme de Suez avait, comme la rupture d’un barrage, déversé sur l’Extrême-Orient un déluge de nouveaux navires, d’hommes nouveaux, de nouvelles méthodes commerciales. Cela avait transformé l’aspect des mers extrême-orientales et la nature même de leur vie; si bien que les anciennes aventures du capitaine Whalley ne signifiaient à peu près plus rien pour la nouvelle génération de marins.

À cette époque lointaine, des milliers de livres sterling lui avaient passé entre les mains, l’argent de ses armateurs aussi bien que le sien : il avait veillé en toute conscience - ainsi que la loi lui en faisait un devoir, - aux intérêts contradictoires des armateurs, des affréteurs et des assureurs. Il n’avait jamais perdu un navire ni consenti une transaction louche. Et il avait tenu bon : plus longtemps même, en fin de compte, que les conditions d’existence qui avaient contribué à lui faire un nom. Il avait perdu sa femme (dans le golfe du Petchili), avait laissé sa fille épouser l’homme qu’elle avait si malencontreusement choisi, et le krach d’une fameuse banque, la Travancore et Deccan Banking Corporation, dont la chute avait secoué l’Extrême-Orient comme un tremblement de terre, lui avait coûté plus qu’une belle aisance. Et il avait soixante-sept ans.

2

L’âge ne s’appesantissait que légèrement sur lui : et il n’avait aucune honte de sa ruine. Il n’avait pas été le seul à croire à la stabilité de la Banking Corporation. Des gens dont le jugement en matière financière était aussi fondé que le sien en matière de navigation avaient loué la prudence de ses placements, et avaient eux-mêmes perdu beaucoup d’argent dans cette grande faillite. La seule différence entre lui et eux était qu’il y avait tout perdu. Et pourtant non pas tout. Il lui était resté de sa fortune un fort beau trois-mâts barque, la Fair Maid, qu’il avait acheté pour occuper ses loisirs de marin en retraite, pour s’amuser, comme il disait.

L’année d’avant le mariage de sa fille, il avait formellement déclaré qu’il en avait assez de la mer. Mais une fois que le jeune couple fut allé s’établir à Melbourne, il s’aperçut qu’i1 ne pouvait être heureux à terre. Il se sentait trop capitaine de la marine marchande pour que le simple yachting pût lui suffire. Il lui fallait l’illusion des affaires; et l’acquisition de la Fair Maid assura la continuité de son existence. Il la désigna aux relations qu’il avait dans divers ports comme mon dernier commandement. Quand il serait trop vieux pour assumer la charge d’un navire, il le désarmerait et s’en irait se faire enterrer, en laissant dans son testament l’ordre de remorquer la Fair Maid en eau profonde, le jour de son enterrement, et de la couler bel et bien. Sa fille ne lui reprocherait pas de se donner la satisfaction de savoir qu’aucun étranger n’aurait à manœuvrer son dernier commandement après lui. Étant donnée la fortune qu’il pouvait lui laisser, la valeur d’un navire de cinq cents tonnes était une quantité négligeable. Il disait tout cela avec un clignement d’œil jovial; la vitalité de ce vigoureux vieillard lui interdisait le sentimentalisme du regret : et il y mettait aussi quelque ardeur, car il se sentait à son aise dans l’existence, jouissant tout naturellement des sentiments et des biens de ce monde, de la dignité de sa réputation et de sa fortune, de son amour pour sa fille et du contentement de posséder ce navire - le jouet de sa solitude inactive.

Il avait fait aménager sa chambre d’après son idéal très simple du confort à la mer. Une grande bibliothèque - il était grand lecteur, - en occupait tout un côté : une peinture plate et bitumineuse où se voyaient le profil et la longue boucle noire d’une jeune femme - le portrait de sa femme, - faisait face à la couchette. Trois chronomètres le berçaient de leur tic-tac et, au réveil, le saluaient de la rivalité de leurs battements réguliers. Il se levait chaque jour à cinq heures. L’officier de quart, en prenant son café du matin sur l’arrière, près de la barre, pouvait, par le vaste orifice des manches à air de cuivre, entendre le capitaine s’éclabousser, souffler et barboter en faisant sa toilette. À ces bruits succédait le murmure grave et soutenu de la prière que le capitaine récitait d’une voix forte et fervente. Cinq minutes après, la tête et les épaules du capitaine Whalley émergeaient du panneau de la descente. Invariablement, il s’arrêtait un moment au haut des marches, jetait un regard circulaire sur l’horizon, levait les yeux vers la mâture pour s’assurer de l’orientation des voiles et aspirait à larges bouffées l’air frais du matin. Alors seulement il s’avançait sur la dunette et répondait au geste de la main portée à la visière de la casquette par un majestueux et bienveillant Bonjour. Il arpentait ensuite le pont jusqu’à huit heures, scrupuleusement. Parfois - une ou deux fois par an -, il lui fallait se servir d’une grosse canne qui avait l’air d’un gourdin, à cause d’une certaine raideur dans la hanche, une légère crise de rhumatisme, pensait-il. À part cela, il ignorait encore toute espèce de souffrance physique. Au premier coup de cloche du petit déjeuner, il descendait donner à manger à ses canaris, remonter les chronomètres et prendre le haut bout de la table. Là, il avait devant les yeux les grandes photographies au charbon de sa fille, de son gendre, et de deux bébés aux jambes potelées, ses petits enfants, dans deux cadres noirs fixés au panneau d’érable du carré. Après le petit déjeuner, il essuyait lui-même avec un chiffon le verre de ces cadres, et époussetait le portrait de sa femme avec un plumeau suspendu à un crochet de cuivre à côté du lourd cadre doré. Puis, s’enfermant dans sa chambre, il s’asseyait sur le canapé placé au-dessous du portrait pour lire un chapitre d’une grosse Bible de poche - la Bible qui avait appartenu à sa femme. Certains jours, il se contentait de rester là une demi-heure, un doigt entre les feuilles, le livre fermé sur les genoux. Peut-être s’était-il soudain rappelé combien elle aimait la navigation à voile.

C’avait été un vrai camarade de bord et une vraie femme aussi. C’était pour lui un article de foi qu’il n’y avait jamais eu et ne pourrait jamais y avoir un foyer plus clair et plus gai que le leur sous la dunette du Condor, avec son grand carré blanc et or, décoré comme pour une fête perpétuelle d’une guirlande durable. Au centre de chaque panneau, elle avait peint un bouquet de fleurs d’Angleterre et il ne lui avait pas fallu moins d’une année pour achever tout autour du carré cette longue besogne faite avec amour. Cela restait pour lui une merveille de peinture, un chef-d’œuvre de goût et d’habileté; quant au vieux Swinburne, son second, chaque fois qu’il descendait pour les repas, il restait pétrifié d’admiration devant les progrès de l’ouvrage. On peut presque sentir le parfum de ces roses, déclarait-il, en reniflant le relent de térébenthine qui, à cette époque, envahissait le carré et qui (comme il l’avoua plus tard) lui coupait quelque peu l’appétit. Mais rien de pareil n’atténuait pour lui le plaisir de l’entendre chanter. Mrs Whalley est un véritable rossignol, commandant ! déclarait-il d’un air sentencieux, après avoir attentivement prêté l’oreille au-dessus de la claire-voie jusqu’à la fin du morceau. Par beau temps, pendant le quart de quatre à huit du soir, les deux hommes pouvaient entendre les trilles et les roulades aller leur train dans le carré avec accompagnement de piano. Le jour même de leurs fiançailles, il avait écrit à Londres pour commander l’instrument; ils étaient déjà mariés depuis un an lorsqu’il leur parvint après avoir fait le tour du Cap. La grande caisse faisait partie du premier chargement direct qu’on débarque dans le port de Hong Kong - événement qui doit paraître aussi confusément lointain que les temps préhistoriques aux gens qui parcourent les quais affairés d’aujourd’hui. Le capitaine Whalley pouvait, en une demi-heure de solitude, revivre toute sa vie, avec son roman, son idylle, et son chagrin. Il avait dû fermer lui-même les yeux de sa compagne. Elle mourut à bord, en vraie femme de marin, elle-même marin dans l’âme. Sans la moindre défaillance dans la voix, il avait lu sur le cercueil la prière des morts, dans le livre qui lui avait appartenu. Quand il levait les yeux, il voyait en face de lui le vieux Swinburne qui serrait sa casquette contre sa poitrine, et dont le visage, hâlé, tanné, impassible, ruisselait de larmes, comme un bloc de granit rouge et rugueux sous une ondée. Ce vieux loup de mer pouvait bien pleurer. Lui, il lui avait fallu lire jusqu’au bout; mais après l’immersion il ne se rappelait plus bien ce qui s’était passé pendant les jours suivants. Un ancien de l’équipage, exercé à la couture, avait confectionné une robe de deuil pour l’enfant dans une des jupes noires de la mère.

Il n’était pas vraisemblable que Whalley oubliât jamais; mais on n’endigue pas la vie comme un cours d’eau nonchalant. Elle déborde et recouvre les malheurs d’un homme, elle se referme sur une douleur comme la mer sur un cadavre, quel que soit l’amour qui s’en est allé par le fond. Et le monde n’est pas méchant. On avait été très bon pour lui; spécialement Mrs Gardner, la femme de l’associé principal de la maison Gardner, Paterson et Cie, les armateurs du Condor. Elle s’était offerte elle-même à s’occuper de la petite et, le moment venu, elle l’avait emmenée avec ses propres filles en Angleterre pour y achever son éducation - un vrai voyage à cette époque, même par la route de la malle continentale. Dix ans s’étaient écoulés avant qu’il revît sa fille.

Toute petite, le mauvais temps ne l’avait jamais effrayée : elle demandait à son père de la porter sur le pont, blottie dans son ciré, pour voir les grosses vagues se ruer sur le Condor. Le tourbillon et le fracas de la mer semblaient remplir sa petite âme d’une joie haletante. Un vrai garçon manqué, disait-il volontiers. Il lui avait donné le nom d’Ivy1, à cause de la sonorité du mot et par l’obscure attirance d’une vague association d’idées. Elle s’était étroitement enroulée autour de son cœur et il pensait qu’elle s’enlacerait à jamais à son père comme à une tour puissante : il oubliait, quand elle était petite, que selon l’ordre naturel des choses, elle choisirait probablement quelqu’un d’autre pour s’y enlacer. Mais il aimait tellement la vie que la perspective de cet événement même lui donnait une certaine satisfaction, abstraction faite du sentiment plus intime de la perte qu’il en éprouverait.

Dès qu’il eut acheté la Fair Maid pour occuper sa solitude, il se hâta de prendre, à un taux assez peu avantageux, du fret pour l’Australie, uniquement pour avoir l’occasion de voir sa fille installée chez elle. Une fois là, ce qui lui déplut, ce ne fut pas tellement de voir qu’elle était maintenant attachée à quelqu’un d’autre, que de constater que le support choisi par elle semblait, vu de plus près, un soutien de rien du tout, même au point de vue de la santé. La politesse affectée de son gendre lui déplut, plus encore peut-être même que sa façon de disposer de la dot de sa femme. Mais il ne laissa rien paraître de ses appréhensions. Toutefois le jour de son départ, la porte du vestibule déjà ouverte, il avait pris les mains du sa fille et lui avait dit en la regardant dans les yeux : Tu sais, ma chérie, que tout ce que je possède est pour toi et les petits. Ne manque pas de m’écrire à cœur ouvert. Elle lui avait répondu d’un mouvement presque imperceptible de la tête. Elle avait la même couleur d’yeux que sa mère, et la même nature, et, comme elle, elle le comprenait à demi-mot.

Elle eut assurément l’occasion de lui écrire, et plusieurs de ces lettres firent se dresser les sourcils blancs du capitaine. Mais au fond il considérait qu’il récoltait la véritable récompense de sa vie en se voyant à même de répondre à toutes les demandes de sa fille. Il ne s’était jamais pour ainsi dire senti plus heureux, depuis la perte de sa femme. La persistance des insuccès de son gendre lui fit – chose caractéristique - ressentir à distance une sorte de tendresse pour cet homme. Ce garçon était si infailliblement drossé à la côte qu’il eût été vraiment injuste d’en accuser entièrement ses manœuvres imprudentes. Non, non ! Le capitaine Whalley savait bien à quoi s’en tenir. C’était de la malchance. Sa chance à lui avait été simplement merveilleuse, mais il avait trop vu, au cours de sa vie, des hommes capables, - marins ou autres, - écrasés sous le poids de la malchance pour n’en pas reconnaître les signes fâcheux. Aussi ne cessait-il de réfléchir au meilleur moyen de tirer parti du moindre penny qu’il pourrait laisser à sa fille, lorsqu’à la suite de vagues rumeurs (dont le premier écho lui parvint à Shanghaï) se produisit le choc de la grande banqueroute; et après avoir passé par des phases de stupeur, d’incrédulité, d’indignation, il lui avait bien fallu accepter le fait qu’il n’avait pour ainsi dire plus rien à laisser après lui.

Sur ces entrefaites, comme s’il n’avait attendu que cette catastrophe, le malchanceux, là-bas à Melbourne, abandonna son infructueuse carrière et se reposa - dans une voiture de malade, pour tout dire. Il ne pourra jamais plus marcher, lui écrivit sa fille. Le capitaine Whalley, pour la première fois de sa vie, se sentit un peu ébranlé.

Désormais, la Fair Maid dut se mettre sérieusement à l’ouvrage. Il ne s’agissait plus de perpétuer le souvenir d’Harry-le-Casse-cou dans les mers du Sud ni d’assurer à un vieillard son argent de poche et ses vêtements, et peut-être une note d’une centaine de cigares de première qualité au bout de l’année. Il lui fallait s’y mettre et la faire marcher dur sur une très maigre allocation de dorure pour les fioritures de l’étrave et de la poupe.

Cette nécessité lui découvrit les changements fondamentaux qui s’étaient produits dans le monde. De son passé il ne restait plus ici et là que les noms, mais les choses et les gens, tels qu’il les avait connus, avaient disparu. On voyait bien encore le nom de Gardner, Paterson et Cie sur les murs de hangars au bord des quais, sur des plaques de cuivre ou sur les vitres, dans les quartiers d’affaires de plus d’un port d’Extrême-Orient, mais il n’y avait plus ni Gardner ni Paterson dans l’affaire. Il n’y avait plus pour le capitaine Whalley un fauteuil et un bon accueil dans le bureau des patrons, avec une petite affaire toute prête pour un vieil ami, en souvenir des services passés. Les maris des demoiselles Gardner étaient assis derrière des bureaux, dans cette pièce où, longtemps après avoir quitté son emploi, il avait conservé ses entrées du vivant du vieux Gardner. Leurs navires maintenant avaient des cheminées jaunes avec le haut noir, et un horaire fixe comme un service de tramways. Ils ne s’inquiétaient des vents ni de décembre ni de juin : leurs capitaines (d’excellents jeunes gens, sans doute) connaissaient assurément l’île Whalley, parce que dernièrement le gouvernement avait fait placer à sa pointe nord un feu blanc fixe (avec un secteur rouge couvrant l’écueil du Condor), mais la plupart d’entre eux auraient été bien étonnés d’apprendre qu’un Whalley de chair et d’os existait encore - un homme âgé qui parcourait le monde pour essayer de trouver ici ou là du fret pour son petit voilier.

Partout il en était de même. Disparus les hommes qui auraient hoché la tête d’un air approbateur en entendant prononcer son nom, et qui se seraient crus tenus de faire quelque chose pour Harry Whalley le Casse-cou. Disparues les occasions qu’il aurait su comment saisir : et disparu aussi le troupeau aux ailes blanches de ces voiliers qui vivaient de la vie incertaine et turbulente des vents, et tiraient de grosses fortunes de l’écume de la mer. Dans un monde qui rognait les profits au strict minimum, dans un monde qui pouvait faire deux fois par jour le compte de son tonnage libre, et où les affrètements disponibles étaient happés par câble trois mois à l’avance, il n’y avait aucune chance de faire fortune pour un homme qui erre au hasard avec un petit trois-mâts : - en vérité à peine de quoi vivre.

Il y trouva d’année en année plus de difficulté. La médiocrité des sommes qu’il put envoyer à sa fille lui faisait mal. Dans l’entre-temps, il avait renoncé aux bons cigares, et même pour ceux de qualité inférieure, il se limitait à six par jour. Il ne mit jamais sa fille au courant de ses difficultés, et elle, de son côté, ne s’étendait pas davantage sur la lutte qu’il lui fallait mener pour vivre. Leur confiance réciproque ne demandait pas d’explications, et leur mutuelle entente pouvait durer sans manifestations de gratitude ou de regret. S’il était venu l’idée à sa fille de le remercier en longues phrases, il en eut été choqué, mais il trouvait tout naturel qu’elle lui avouât avoir besoin de deux cents livres.

Il était entré sur lest avec la Fair Maid au port d’attache du Sofala; c’est là qu’il reçut des nouvelles de sa fille. La teneur de la lettre était qu’il n’y avait plus à dissimuler les faits. Sa seule ressource était d’ouvrir une pension de famille, dont, à son avis, les chances étaient bonnes. Assez bonnes, en tout cas, pour lui faire déclarer franchement qu’elle pourrait entreprendre la chose avec deux cents livres. Il avait ouvert l’enveloppe, précipitamment, sur le pont, où la lettre lui avait été remise par le commis de l’approvisionneur qui lui avait apporté son courrier au moment de mouiller. Pour la seconde fois de sa vie, il fut frappé d’étonnement, et resta figé à la porte de sa chambre, le papier tremblant entre les doigts. Ouvrir une pension de famille ! Deux cents livres pour débuter ! La seule ressource ! Et il ne savait même pas où dénicher deux cents pennies.

Cette nuit-là, le capitaine Whalley ne cessa d’arpenter la dunette de son navire à l’ancre, comme s’il approchait de la terre par temps bouché, sans être sûr de sa position après avoir marché pendant des jours, sous un ciel gris, sans pouvoir observer le soleil, la lune, ni les étoiles. Dans la nuit sombre scintillaient les feux de direction du port, et, à terre, des rangées toutes droites de lumières : tout autour de la Fair Maid, les feux des navires mettaient des traînées tremblotantes sur l’eau de la rade. Le capitaine Whalley ne vit nulle part la moindre lueur jusqu’à ce que le jour se levât et qu’il s’aperçût que son vêtement était traversé par la rosée.

Son navire s’était éveillé. Il s’arrêta court, caressa sa barbe humide, et descendit à reculons l’échelle de la dunette, d’une démarche lasse. En l’apercevant, le second, qui somnolait sur l’arrière, resta bouche bée au milieu d’un large bâillement.

— Bonjour, fit solennellement le capitaine Whalley, en gagnant sa chambre. Mais il n’en avait pas franchi le seuil qu’il s’arrêta et, sans se retourner :

— À propos, dit-il, il doit y avoir une caisse vide de côté dans la soute. On ne l’a pas démolie, n’est-ce pas ?

Le second referma la bouche et demanda, ahuri :

— Quelle caisse vide, commandant ?

— Une grande caisse d’emballage qui a servi au tableau qui est dans ma chambre. Faites-la monter sur le pont et dites au charpentier de l’examiner. Je puis en avoir besoin d’ici peu.

Le second ne fit pas le moindre geste avant d’avoir entendu, dans le carré, la porte de la chambre du capitaine se refermer. Puis il fit du doigt un signe au lieutenant qui se trouvait sur l’arrière, pour lui indiquer qu’il se passait quelque chose.

Quand sonna la cloche du petit déjeuner, on entendit retentir à travers la porte fermée la voix autoritaire du capitaine Whalley :

— Asseyez-vous et ne m’attendez pas.

Fort impressionnés, ses officiers s’assirent à leurs places, en échangeant des regards et des murmures à travers la table. Quoi ! Pas de petit déjeuner ! Et après avoir apparemment arpenté le pont toute la nuit ! Il y avait assurément quelque chose dans l’air. Au-dessus de leurs têtes, gravement penchées sur leurs assiettes, trois cages de fil de fer se balançaient et vibraient sous la claire-voie, au sautillement incessant des canaris affamés : et les officiers distinguaient le bruit des mouvements délibérés du capitaine. Le capitaine Whalley remontait méthodiquement les chronomètres, époussetait le portrait de sa femme, tirait de sa commode une chemise propre, se préparait, avec sa manière méticuleuse et posée, pour descendre à terre. Il n’aurait pas pu avaler la moindre bouchée ce matin-là. Il avait pris la décision de vendre la Fair Maid.

_________________________

1. Ivy, lierre en anglais.

3

À cette époque précisément les Japonais cherchaient de tous côtés des navires de construction européenne, et il n’eut aucune difficulté à trouver un acheteur, un spéculateur qui marchanda âprement, mais paya comptant la Fair Maid, avec l’idée de la revendre avec profit. C’est ainsi que le capitaine Whalley se trouva, un certain après-midi, descendant les marches d’un des plus importants bureaux de poste d’Extrême-Orient, un morceau de papier bleuté à la main. C’était le reçu d’une lettre recommandée contenant un chèque de deux cents livres et adressée à Melbourne. Le capitaine Whalley fourra le papier dans la poche de son gilet, prit dans sa main la canne qu’il avait sous le bras et descendit la rue.

C’était une avenue récemment percée et encore en désordre, avec des trottoirs rudimentaires, et qu’une moelleuse couche de poussière couvrait sur toute sa largeur. À l’une de ses extrémités, elle aboutissait à la rue sordide des boutiques chinoises près du port, et de l’autre côté, elle filait tout droit, sans la moindre maison, pendant environ deux milles, à travers des bouquets de végétation qui avaient l’air d’une jungle, jusqu’aux grilles des cours de la nouvelle Compagnie des docks. Les façades crues des nouveaux bâtiments du gouvernement alternaient avec les palissades de terrains vagues, et la vue du ciel semblait ajouter encore de l’espace à cette large enfilade. L’avenue était vide et les indigènes l’évitaient après les heures de travail, comme s’ils se fussent attendus à voir quelque tigre venir au petit galop des environs des nouveaux réservoirs situés sur la colline, jusqu’au milieu de la ville pour y dîner d’un boutiquier chinois. Le capitaine Whalley n’était pas écrasé par la solitude de cette avenue en construction. Il avait trop belle allure pour cela. Sa silhouette isolée avançait d’un pas décidé : il avait une grande barbe blanche comme un pèlerin et une grosse canne qui avait l’air d’une arme. D’un côté de l’avenue, le nouveau palais de justice offrait la ligne d’un portique bas et sans ornements, soutenu par des colonnes trapues que dissimulaient à demi les vieux arbres que l’on avait conservés dans les abords. De l’autre côté, les ailes du pavillon de la nouvelle trésorerie coloniale s’avançaient en bordure de l’avenue. Mais le capitaine Whalley, qui n’avait maintenant ni navire ni loyer, se rappelait en passant là, qu’à cet endroit même, la première fois qu’iI était venu d’Angleterre, il y avait un village de pêcheurs, quelques huttes montées sur pilotis, entre une crique envasée où l’on ne pouvait entrer qu’à marée haute et un sentier boueux qui serpentait jusqu’à une jungle inextricable, sans le moindre dock ni le moindre bassin.

Ni navire, - ni foyer. Et sa pauvre Ivy, là-bas, n’avait pas de foyer non plus. Une pension de famille n’est pas un foyer, encore que cela puisse vous procurer de quoi vivre. Il se sentait froissé dans ses sentiments à l’idée d’une pension de famille. Dans sa situation sociale, il avait ce tempérament véritablement aristocratique que caractérisent le mépris de la bourgeoisie commune et les préjugés sur la nature humiliante de certaines professions. Pour sa propre part, il avait toujours préféré commander des voiliers de commerce (ce qui est une profession sans détour) plutôt qu’acheter et vendre des marchandises, occupation qui nécessite d’avoir raison de quelqu’un dans un marché - déploiement d’intelligence peu digne. Son père avait été le colonel en retraite Whalley, au service de la Compagnie des Indes, il n’avait que peu de ressources en dehors de sa pension, mais il était fort bien apparenté. Le capitaine Whalley pouvait se rappeler combien souvent, dans son enfance, il avait entendu les garçons d’auberge, les boutiquiers dans les villages et autres petites gens de cette espèce, appeler le vieux soldat my lord,