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"Au-delà des murs brisés" raconte l’histoire poignante d’un enfant placé devenu directeur d’une maison d’enfants, déterminé à améliorer leur quotidien. Alors qu’il découvre des malversations au sein de la protection de l’enfance, il se dresse contre un puissant directeur d’association qu’il dénonce. Mais ce dernier, utilisant son réseau, parvient à le faire accuser à tort, manipulant une justice aveugle. Au cœur de cette bataille, une grave maladie vient briser son combat, bouleversant sa vie et ses espoirs. Un récit authentique et émouvant sur l’engagement, l’injustice et les dérives d’un système censé protéger les plus vulnérables.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Ancien directeur d’établissement de la protection de l’enfance,
Dayyan Farah a dédié sa carrière à améliorer le quotidien des enfants. Après avoir dénoncé des malversations, il a été écarté, une épreuve aggravée par la maladie et la pandémie de COVID-19. L’écriture de cet ouvrage a été une thérapie, lui permettant de surmonter ces difficultés. Malgré sa malvoyance, il partage son expérience pour sensibiliser le public aux injustices du système de protection de l’enfance et témoigner de sa résilience.
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Seitenzahl: 273
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Dayyan Farah
Au-delà des murs brisés
Mon combat pour révéler la face cachée
de la protection de l’enfance
© Lys Bleu Éditions – Dayyan Farah
ISBN : 979-10-422-7221-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce récit témoigne de ce qui se trame entre les murs d’une association qui, sous couvert de philanthropie, camoufle des agissements bien moins glorieux et broie des vies – dont la mienne et celle des mineurs sous ma responsabilité, victimes collatérales de l’avidité et de la malhonnêteté du directeur général sous couvert de l’Aide Sociale à l’Enfance.
Pour préserver l’anonymat des protagonistes et permettre à la justice de suivre son cours, les noms ont été modifiés ; les faits, en revanche, correspondent à ce que j’ai vu et vécu. Ils sont tirés de mon expérience en tant que directeur d’établissement au sein de cette association.
La protection de l’enfance devrait être un engagement sacré, un devoir moral inaltérable de notre société. Malheureusement, le secteur est asphyxié par une demande croissante : ils étaient 110 000 enfants à passer entre les mains de l’ASE1 en 2022, service qui dispose d’un budget annuel de 9,1 milliards d’euros. Une somme aussi considérable que le nombre de mineurs qui se retrouvent à la rue sans moyens, sitôt passés 18 ans : environ 55 000.
Dépassé, notamment depuis que des milliers de mineurs non accompagnés traversent la Méditerranée pour demander asile dans notre pays, le secteur de la protection de l’enfance a connu de profondes modifications structurelles : depuis 2016, l’ASE confie 95 % des placements à de grandes associations habilitées par la direction de la protection de l’enfance2. Cette décision est à mon sens une erreur monumentale, puisque ces institutions à but a priori non lucratif sont des organisations privées dont la gouvernance échappe aux services publics et à la vigilance de leur conseil d’administration, généralement pourvu de membres vieillissants. Hélas, il arrive trop souvent que des dérives affligeantes surviennent et que certaines de ces associations utilisent les subventions allouées par l’État à des fins d’enrichissement personnel. Je peux en témoigner.
Voilà cinquante ans que j’arpente les couloirs de la protection de l’enfance, un milieu que je côtoie depuis mon plus jeune âge. J’étais en effet âgé de six mois lorsque ma mère, contrainte de nous abandonner, mes frères et sœurs et moi, nous laissa aux portes de l’une de ces institutions. Nous étions en 1974, et j’étais loin d’imaginer, évidemment, que cette immersion précoce en pouponnière deviendrait le prélude de ma carrière.
D’abord enfant placé, donc, je suis plus tard devenu cadre stagiaire dans la pouponnière qui m’avait recueilli nourrisson, puis j’ai progressivement gravi les échelons jusqu’à diriger à mon tour des Maisons d’enfants à caractère social (des MECS), au sein de différents grands groupes. J’ai consacré ma vie d’adulte à me battre pour ces enfants déracinés de leur environnement familial, dont la souffrance liée à une séparation et/ou à des conditions d’accueil déplorables m’est intolérable. Pourtant, en dépit de tous mes combats, j’ai parfois eu le sentiment de servir une cause perdue. D’une part, parce qu’un enfant a besoin d’amour pour se construire, du moins d’une figure d’attachement forte et continue ; or, la permanence d’un éducateur auprès d’un jeune placé en maison d’enfantsest souvent réduite à trois mois, ce qui engendre inévitablement une succession de ruptures affectives qui lui sont préjudiciables. Et d’autre part, parce que la vulnérabilité de ces enfants devient parfois un moyen de profit pour des associations qui sévissent en toute impunité et qui se servent de la détresse de familles en situation de précarité comme d’une source intarissable de revenus. Une ironie scandaleuse dont j’ai été le témoin direct, et même le jouet, dans le dernier établissement où j’ai travaillé : la maison du Lac.
Cette histoire dans laquelle vous vous apprêtez à plonger, c’est donc celle d’un directeur de MECSdévoué à sa cause, qui découvre peu à peu qu’il n’est qu’une pièce maîtresse dans l’échiquier du directeur général, un pion manipulé pour servir des intérêts bien différents de ceux des enfants qui lui sont confiés ; c’est aussi celle d’un homme à qui l’on diagnostique une maladie grave et qui court derrière le temps pour dénoncer, avant que les ténèbres ne s’installent définitivement, les abus de ceux qui portent l’Aide sociale à l’enfance au bord de l’asphyxie ; c’est enfin, et surtout, celle d’un homme qui appelle au changement, à l’action, et qui malgré les obstacles garde intacte la foi qui le porte pour redonner espoir à des enfants qui, comme lui, ont connu l’obscurité.
Cette histoire, c’est la mienne, et celle de centaines d’enfants placés.
3 mars 2021
— Monsieur Bouras, vous êtes mis en examen ce mercredi 3 mars à 9 h 30. Vous pourrez faire appel à un avocat si vous le souhaitez, et un médecin viendra vous examiner.
Je fixe l’officier de police judiciaire, sidéré. Mis en examen ? Moi ?
Je regarde Jade. Elle ouvre des yeux ronds, le visage figé dans une expression de stupeur.
— Je… Quels sont les chefs d’inculpation ?
— Vous ne nous aviez pas tout raconté lorsque vous avez déposé votre plainte contre le directeur d’association de la maison du Lac.
Face à moi, l’officier au crâne luisant exhibe un air suffisant. Visiblement, du haut de son arrogance, il a déjà tiré ses conclusions sur mon cas. Dans ma tête, les choses se bousculent. Comment la situation a-t-elle pu en arriver là ?
— Mais pour quelles raisons suis-je mis en examen ?
— J’ai dit « mis en examen » ? Désolé, c’est un lapsus révélateur. Mais la procureure est déjà persuadée de votre culpabilité avec tous les éléments à charge que nous avons obtenus de la part de Monsieur Bardas et de Monsieur Lapoire. Ah oui, ils m’ont fait fort bonne impression.
Je fulminai en mon for intérieur. Les enfoirés… La parole d’un accusé a moins de poids devant la justice. Pourtant, j’avais récolté tellement de preuves… ! J’essaie de me reprendre.
—Quels sont les chefs d’inculpation ?
L’homme me toise par-dessus ses lunettes et les remonte d’un geste sec sur son nez.
— Plusieurs plaintes ont été déposées à votre encontre : Julie Lapine, Marine Pig, Samia Khadour et Aimé Joseph.
— Attendez, je n’y comprends rien. L’inspection du travail a déjà prouvé que leurs reproches reposaient sur des pièces falsifiées par le DRH3.
L’officier semble n’en avoir rien à faire.
— Vous irez vous plaindre au substitut du procureur de la République, c’est elle qui a décidé de votre garde à vue, rétorque-t-il d’une voix cinglante.
— Mais quelles preuves avez-vous contre moi ??
— Enlevez vos chaussures, votre ceinture, videz vos poches dans ce bac.
Je jette un regard désespéré à Jade, qui secoue la tête en signe d’impuissance, le visage baigné de larmes. Son sourire confiant du réveil a disparu, remplacé par l’effroi. Le choc est rude. Encore une épreuve, comme si nous n’en avions pas eu assez ces deux dernières années. Deux ans qu’elle paie les frais de l’acharnement dont je fais l’objet… Deux ans ! Quand ce cauchemar prendra-t-il donc fin ? C’est injuste. Tellement injuste ! Jamais je n’aurais dû accepter ce poste ! Me lancer dans cette croisade, quelle folie ! Je l’avais senti, en plus, que c’était un guêpier.
Quatre ans plus tôt
Située en plein cœur de l’est de la France, nichée sur une colline sur les hauteurs d’un lac, la maison d’enfants avait dû être prometteuse autrefois. Désormais, les façades décrépites du bâtiment offraient une tout autre image de l’ancienne pépite des années 30 : l’hôtel-restaurant chargé d’histoire et bourré de charme paraissait figé dans le passé, laissé à l’abandon. Comment pouvait-il abriter une MECS ? Je réprimai un frisson. Dire que des dizaines de mineurs étaient censés y trouver refuge…
Je traversai la petite cour goudronnée. Il n’y avait aucun enfant dehors, ni même de jeux à l’extérieur.
Je poussai la porte d’entrée défraîchie et entrai. Une odeur moite et un silence oppressant m’accueillirent. À l’intérieur, je clignai des yeux pour m’acclimater à la pénombre. Les ouvrants, semblables à des sentinelles immobiles, refusaient l’entrée à la lumière. Toutefois, la semi-obscurité dans laquelle était plongé le hall ne suffisait pas à masquer l’insalubrité de l’endroit. Partout sur les murs, la peinture s’écaillait en de grosses balafres, comme autant de cicatrices qui témoignaient de l’indifférence administrative et institutionnelle dans laquelle périclitaient le lieu et ses habitants. Ces derniers étaient-ils en sécurité dans ce foyer ? J’en doutais sérieusement. Il devait y avoir quantité d’amiante à l’intérieur, et vu l’état général de la bâtisse, on pouvait supposer que cela faisait planer sur les enfants et le personnel une menace non négligeable sur leur santé.
Brrr… Était-ce l’austérité du lieu ? L’accueil inexistant ? Le courant d’air glacial dans le couloir ? Je ne pus réprimer un frisson. Gorgé d’humidité, le bois des fenêtres avait sûrement gonflé, laissant le vent siffler à travers, et le froid qui régnait dans les couloirs trahissait l’inefficacité, voire l’inexistence de l’isolation. Et encore, le printemps pointait son nez… L’ambiance devait être d’autant plus sinistre en plein hiver, songeai-je.
Je m’attendais à trouver une maison en mauvaise condition, j’avais lu dans le rapport de l’ASE que le bâtiment se trouvait dans un état de délabrement avancé ; mais c’était peu de le dire. Visiblement, l’association manquait d’argent pour engager des rénovations qui s’avéraient pourtant plus que nécessaires. Bizarre, cela dit, pour une organisation qui connaissait un succès indéniable dont on pouvait mesurer l’ampleur à l’aune de sa croissance exponentielle – près de 600 personnes travaillaient aujourd’hui pour le groupe. Mais c’était bel et bien la réalité, la maison semblait à l’abandon.
À cela s’ajoutaient d’autres soucis, autrement plus graves : je savais pour l’avoir lu que les enfants et adolescents accueillis ici présentaient pour la plupart des conduites à risque, qu’ils multipliaient les actes de violence physique et les agressions verbales, et que certains consommaient des substances illicites. Je savais aussi que le personnel ne restait pas longtemps en poste et qu’aucune relation de confiance ne parvenait à s’établir entre les équipes éducatives et les mineurs, indifférents aux efforts déployés. Ces derniers étaient en colère – mais qui ne le serait pas, dans de telles conditions ? Quelle était la cause, quelle était la conséquence ? Difficile à dire pour l’instant. Quoi qu’il en fût, l’environnement vétuste ne créait certainement pas le cadre accueillant dont les enfants avaient besoin, et les dysfonctionnements institutionnels que révélaient les rapports de la DPE empêchaient les uns et les autres de nouer une relation saine. Un défi considérable m’attendait ici si j’acceptais le poste qu’on me proposait.
Tony Bardas, le directeur de l’association, m’attendait dans son bureau, une pièce aussi défraîchie que le reste de la maison. L’association comptait trois MECS : la maison du Lac, la maison des Collines, et la maison des Boréales, et vingt-quatre services d’accompagnement étaient rattachés à ces maisons afin de répondre à des besoins d’insertion sociale, professionnelle et scolaire. En tout, près de 1 000 mineurs étaient accueillis chaque année entre ces murs. C’est pour me recruter comme directeur d’établissement et de services d’insertion que Tony Bardas me faisait venir.
— Bienvenue Marek ! Bienvenue dans la Cour des Miracles…
Je ne relevai pas.
— Bonjour, monsieur Bardas, je suis heureux de vous rencontrer et impatient d’en savoir plus.
— Cela ne me surprend pas : on m’a fait part de votre pragmatisme et de vos performances.
Un ange passa…
Engoncé dans son fauteuil, Tony Bardas me présenta la situation d’une voix monocorde.
— Marek, la place est vacante depuis que l’ancien directeur a été déplacé pour problème d’alcoolisme, et depuis, les dirigeants se succèdent à ce poste. Je cherche quelqu’un qui puisse redonner de la stabilité et remettre de l’ordre dans le fonctionnement des établissements.
— Mais pourquoi moi ?
— J’ai entendu parler de vos réussites auprès de jeunes confrontés à de multiples difficultés et de votre capacité à adapter les services pour répondre aux besoins des enfants accueillis. Je crois que vous feriez un candidat idéal, rassurant. Et puis vous saurez travailler dans l’urgence, une qualité indispensable ici…
Je laissai mon interlocuteur soliloquer. Ce n’était pas un entretien, mais un monologue. Monsieur Bardas s’écoutait parler, il débitait des propos qu’il avait glanés je ne sais où, sûrement dans son réseau ou dans des ouvrages philosophiques.
Quand enfin je réussis à me saisir d’un petit espace de parole, je l’interrompis.
— Monsieur Bardas, si je comprends bien, il s’agirait donc de reprendre en main cette maison d’enfants et son service d’insertion,et de redonner un cadre devie à ces jeunes déracinés, c’est bien ça ?
— Tout à fait, Marek !
Le challenge m’attirait et me paraissait entrer dans mes cordes. J’avais toujours réussi à créer du lien avec les enfants et adolescents placés, y compris avec les plus récalcitrants. D’où me venait ce don ? Je ne me l’expliquais pas vraiment. Peut-être du fait que moi aussi j’avais connu l’abandon, la solitude, l’isolement, même si je ne m’en souvenais pas consciemment. Quelque part, j’avais le sentiment d’être l’un de ces enfants en souffrance, l’une des victimes d’une société française sclérosée par une politique ratée d’intégration de sa jeunesse. Peu importait, à vrai dire. J’avais le profil pour le job, et l’opportunité tombait à pic : j’avais besoin d’un nouveau départ. Jade et moi traversions une crise conjugale dont nous nous efforcions de sortir, et ce projet ambitieux pouvait nous y aider en nous redonnant du souffle et en m’offrant de nouvelles perspectives de carrière.
En même temps, j’hésitai : dans son costume élimé, Bardas ne me faisait pas grande impression. Outre son apparence négligée, j’avais du mal à saisir le personnage : sa chevelure grisonnante et son regard bleu perçant contrastaient avec sa silhouette bedonnante et sa démarche pataude, il présentait un mélange de maturité et de laisser-aller nonchalant qui me mettait sur mes gardes. Son discours également me laissait perplexe. Si Tony Bardas avait l’air conscient des défis et des enjeux auxquels les dispositifs d’accueil de l’ASE étaient confrontés, le plan qu’il m’exposa sonnait creux, presque politicien. Je n’y trouvai rien de concret.
Bardas me sortit de mes pensées :
— Alors, prêt à me redresser ces dispositifs ?!
— Je crois que oui, monsieur Bardas. Merci pour votre confiance.
L’entretien me laissa un étrange sentiment de malaise, j’en sortis un peu méfiant et je partageai mes inquiétudes à Jade :
— Arrête, Marek, avec ta parano… Saisis-toi de cette occasion qui t’est offerte. Et puis cette opportunité ne se présentera peut-être pas deux fois.
— J’ai envie de m’investir auprès de ces enfants, tu le sais. Et je pense pouvoir réhabiliter ces établissements à l’abandon, mais…
— Mais quoi ?
— J’ai une mauvaise intuition, comme si elle me soufflait de fuir avant qu’il ne soit trop tard. Tu sais, ce sixième sens qu’on évoque parfois… Il a toujours été de bon conseil jusque-là et j’ai appris l’importance de m’y fier. J’ai eu maintes fois l’occasion de constater que l’intuition était une bonne alliée… D’ailleurs, l’histoire regorge d’exemples de personnalités qui ont su écouter et user à bon escient de cette faculté. Regarde, Winston Churchill a suivi son intuition pendant la 2de Guerre mondiale en refusant de négocier avec l’Allemagne nazie malgré les pressions et a continué à défendre la résistance… une décision cruciale qui a finalement changé le cours de l’histoire.
— Marek, tu as cette capacité à adopter une perspective holistique et à te fier à tes sens plutôt qu’à écouter seulement la rationalité et ses chiffres rassurants. C’est ce qui te permet d’évaluer au mieux les choses. Mais il ne s’agit pas non plus d’écarter tout raisonnement et de se fier uniquement à ce subtil murmure pour décider ; il s’agit d’allier les deux. L’intuition ajoute un éclairage émotionnel à ce qui se présente, mais elle ne peut rien toute seule. Tu me le répètes souvent : la sagesse de la rationalité et la puissance de l’instinct.
Je regardai ma tendre épouse et portai ma main sur son visage pour puiser cette force qui émanait de ses yeux verts translucides. Elle avait raison. S’il fallait que j’écoute cette petite voix au fond de moi, je devais aussi prendre en compte les données plus objectives dont je disposais.
Je fis mes calculs. Je sentais confusément que quelque chose clochait et ne sonnait pas tout à fait juste malgré les apparences irréprochables de l’offre, mais en y réfléchissant bien, je considérai finalement qu’il s’agissait d’une chance à saisir pour retrouver une bonne dynamique. J’avais davantage à y gagner qu’à y perdre. Dans un autre contexte que celui-ci, j’aurais sans doute écouté ce frisson qui traversait mon échine à l’idée de cette nouvelle aventure. Pourtant, contrairement à ce que l’expérience m’avait enseigné, je fis taire ce sixième sens qui me titillait et acceptai l’offre.
C’est ainsi que mon destin bascula.
2 février 2017
Dès mon premier jour, j’aperçus sur mon bureau les rapports que j’avais demandés la veille au service administratif du siège. Avant de rencontrer chaque salarié, il me paraissait important de dresser un rapide état des lieux, et pour ce faire, j’avais notamment besoin d’examiner les comptes de la maison du Lac.
Je m’attachai donc à éplucher les rapports remis aux autorités de tarification de la direction de la protection de l’enfance, des documents qui à mon sens devraient être rendus publics puisqu’ils concernent les subventions allouées par l’État, autrement dit les finances du contribuable.Mais les Droits de l’homme qui faisaient dans le temps la force de notre pays s’étiolaient. Désormais, en France, nous n’avons pas le droit d’évoquer que le gouvernement « Macron » s’oriente sur une dictature sociale, même s’il peut y avoir des controverses à pointer sur ces politiques, en particulier sur lessubventions accordées aux dirigeants des grandes associations privées de la protection de l’enfance. On trouve peu de documents officiels qui en donnent le détail. Comment sont gérés les fonds publics ? L’obscurité qui règne sur ce sujet est préoccupante. Et ces préoccupations reflètent plus largement des inquiétudes sur la toute-puissance des directeurs de grandes associations qui ont la priorité sur tous les marchés publics.
Les citoyens ont le droit de savoir comment les fonds publics sont utilisés, et s’ils sont alloués de manière équitable et efficace. Ils ont le droit de s’interroger sur cette dotation globale allouée aux départements, qui s’élève à 9,1 milliards d’euros par an. Par conséquent, il est important que les autorités restaurent une certaine transparence et rendent compte des décisions financières prises dans le domaine des politiques sociales de la protection de l’enfance.Malheureusement, cette transparence paraissait précisément inexistante dans l’association que j’intégrais tout juste.
Diplômé d’un deuxième cycle universitaire, j’avais les compétences pour analyser les transactions réalisées, les comptes d’exploitations, les facturations établies. Et devant les feuillets, il me semblait qu’il manquait des lignes budgétaires. L’association comptait 27 services qui généraient 82 millions d’euros de facturation à l’État. Chaque enfant accueilli rapportait donc a priori 224 euros par jour, une somme relativement importante pour répondre à leurs besoins primaires. Pourtant, nous étions confrontés à un déficit abyssal.
Je détaillai les chiffres. J’avais accès à toutes les dépenses, sauf… merde ! Pas ça… !
La cour était animée par des adolescents qui discutaient en petits groupes. Ozan, un adolescent de 16 ans aux yeux noirs et aux cheveux de jais, venait d’arriver. Perdu, il semblait sur la défensive. Malik, 15 ans, d’origine tunisienne, le remarqua et s’approcha de lui.
— Salut, tu dois être le nouveau. Moi, c’est Malik. Bienvenue à la maison du Lac ou plutôt à la maison des Murs brisés, sourit-il, goguenard.
— Ouais, merci. Moi c’est Ozan.
— Pas facile d’arriver ici, hein ? T’inquiète, on s’habitue vite. Qu’est-ce qui t’amène là ?
Ozan détourna le regard.
— Rien d’important. Juste des problèmes à la maison.
— Je vois. On a tous nos histoires ici. Moi, j’suis là parce que ma famille ne pouvait plus m’gérer. J’ai fait quelques conneries, mais bon, la vie continue.
— Mon père… il a essayé de tuer ma mère. J’ai dû m’interposer. Maintenant, j’attends de savoir c’que la juge va décider.
Malik ouvrit de grands yeux, choqué.
— C’est sérieux, ça… J’suis désolé pour toi, mec. Ça doit être dur.
— Dur ?
Ozan eut un sourire amer.
— C’est un euphémisme. J’ai poignardé mon propre père pour protéger ma mère. Et maintenant, j’suis coincé ici, comme si c’était moi le criminel.
— C’est… C’est compliqué, la vie. Parfois, on doit faire des trucs qu’on n’aurait jamais imaginés. Mais ici, c’est pas le meilleur endroit pour trouver un peu de paix, avec la bande de Jonathan. Fais pas attention à lui, il se prend pour un caïd. Il se sert de la maison du Lac comme d’une « nourrice »…
— Une nourrice ??
— Ouais… Il planque sa drogue dans le sous-plafond du bureau des veilleurs avec la complicité du surveillant de nuit, Pedro. Il est accro, c’t’enfoiré, il le tient par les couilles… Mais c’est pas pire qu’ailleurs, l’ASE nous bousille en nous regroupant dans des institutions. Si tu voyais la voiture de certains directeurs… Porsche Cayenne, Audi RS Q8… La plupart du temps, ils se planquent et prennent leur vieilles Clio pour éviter d’attirer l’attention. Tu parles… Et nous, on vit dans c’taudis… Mais désormais, t’es ici chez toi.
Ozan haussa les épaules.
— P’t’être. De toute façon, j’me sens comme un étranger partout où j’vais. Même ici, les règles, les gens… Personne peut comprendre c’que j’ai vécu.
Malik tenta de le rassurer.
— Tu serais surpris. On a tous nos blessures. C’est dur de s’y faire au début, tu dois jamais montrer tes émotions, ni peur, ni tristesse, ni joie, et tu tapes le premier si besoin. On peut être des alliés, toi et moi. Surtout, contre cet enfoiré de Jonathan
— Des alliés ?
Ozan leva un sourcil.
— Ouais, sourit Malik. Des alliés, frère ! Parce qu’ici, on doit survivre. Et puis, t’as planté ton père pour sauver ta mère… T’as des couilles, mon frère.
— T’as p’t’être raison, ouais… Merci, Malik. Euh… frère !
— De rien, frère. Si t’as besoin de parler, j’suis là. Allez, viens, je vais te montrer les meilleurs coins pour éviter les éducateurs, mais la plupart du temps ils fument des clopes en buvant des cafés.
Ozan esquissa un léger sourire pour la première fois depuis longtemps. Les deux garçons s’éloignèrent ensemble, commençant à tisser un lien de camaraderie.
*
Les lignes afférentes au personnel – le groupe 2, groupe de dépenses le plus important dans le fonctionnement d’une institution– étaient verrouillées pour une raison inconnue. Je ne pouvais pas les lire. Je refis les calculs avec les données dont je disposais, mais tombais chaque fois sur le même résultat : 150 000 euros de dettes.
On frappa à la porte.
— Entrez !
Une silhouette se découpa dans l’encadrement. Julie Lapine, une femme menue dont les cernes accentuaient un léger strabisme, se présenta avec une certaine hésitation.
— Ah, madame Lapine. Je suis ravi de vous rencontrer. Monsieur Bardas m’a fait de nombreux éloges à votre égard, notamment concernant votre expertise dans la gestion des comptes d’exploitation de la structure.
— Bonjour, monsieur Bouras. Je suis ravie moi aussi de votre prise de poste. Nous vous attendions avec beaucoup d’impatience.
— Appelez-moi Marek !
Julie sembla surprise par ce manque de formalisme.
— Euh… Oui, monsieur le directeur… Pardon, Marek.
Elle paraissait anxieuse et méfiante. Cela pouvait se comprendre. J’étais le cinquième directeur en dix ans.
Les départs de mes prédécesseurs avaient été perçus comme des trahisons. Ils avaient été mis à la porte à la suite de diverses affaires de détournement de fonds, de pédophilie, d’alcoolisme… Tant d’erreurs de casting pour une seule structure. Peut-être auraient-ils dû écouter leur instinct.
Julie était restée, malgré tout. Elle semblait porter toute la misère de cette maison sur ses frêles épaules. J’aurais aimé connaître son parcours, mais cela viendrait plus tard. Je devais d’abord la rassurer. D’après Bardas, elle avait été le témoin et l’une des victimes des excès de colère de l’ancien directeur. Restons pragmatiques.
— Julie, je peux vous appeler Julie ?
— Oui, bien sûr.
— Julie, je n’arrive pas à accéder aux données du groupe 2, le compte d’exploitation afférent aux dépenses du personnel.
— C’est normal, Marek. Depuis l’arrivée de Monsieur Bardas, aucun directeur d’exploitation n’a accès à ce groupe.
— Ah bon ? Pourtant, c’est moi qui devrais parapher tous ces comptes. Et cela concerne 80 % des comptes des dotations.
— Oui, mais cela fonctionne ainsi dans toutes les maisons, y compris les autres maisons d’enfants où j’interviens.
— Ah…
— Monsieur Bardas ne vous a pas prévenu ? J’effectue la comptabilité de deux autres établissements et celle du siège social, mais ils ont accepté que mon bureau reste à la maison du Lac.
Je comprenais mieux son état physique et cette fragilité qui se dégageait d’elle. Elle semblait rincée, épuisée. Je décidai donc de la préserver quelque temps sans l’acculer avec mes questions. Je n’en tirerais rien de toute façon, cette femme avait peur.
— Julie, je vous libère avant que mes collègues ne pensent que je vous accapare trop.
— Oh non, n’hésitez pas. Je reste très attachée à cette maison. Nous attendions un capitaine pour sortir de cette crise institutionnelle.
Julie se retourna et rejoignit son bureau, adjacent au mien.
Que s’était-il passé dans cette maison ? Chaque fois que je croisais un salarié ou un enfant, il me saluait avec une telle distance, comme s’ils avaient peur. Mais de quoi ? Il régnait un climat anxiogène ici. D’autres interrogations submergèrent mon esprit, en particulier sur les dotations. Madame Lapine ne m’avait pas beaucoup éclairé. J’espérais que celles-ci n’étaient pas utilisées pour assouvir les caprices des dirigeants de cette association. J’avais une mauvaise impression. Mon bureau était cinq fois plus spacieux que la chambre des enfants placés, et si j’en croyais l’ameublement, mon prédécesseur devait être un véritable mégalomane : ma table mesurait trois mètres de long. J’avais le sentiment d’être à la place de Bernard Arnault, le boss de LVMH.
Je fixai longuement la porte par laquelle Julie venait de sortir. Les dossiers empilés devant moi semblaient me narguer. Quelque chose clochait dans cette maison, quelque chose de plus profond que les scandales qui avaient entaché mes prédécesseurs. Je ressentis un frisson le long de mon échine. Pourquoi n’avais-je pas accès aux comptes du Groupe 2 ? J’étais le directeur après tout.
Une sensation d’inconfort s’installait. La crise institutionnelle me paraissait plus grave qu’une simple crise de gouvernance. Quelque chose de sombre se cachait peut-être derrière ces murs. Et en tant que nouveau directeur, je me devais de découvrir quoi. Mais je devais avancer avec prudence et faire preuve de persévérance. Les mystères de la maison du Lac ne se dévoileraient pas si facilement.
Je me levai et m’approchai de la fenêtre. Dehors, le lac miroitait sous le soleil couchant. Je serrai les poings. J’étais déterminé à percer les secrets de cet endroit, même si cela devait me mener dans les recoins les plus sombres de cette maison.
*
Les jours suivants, je me plongeai dans les dossiers, essayant de trouver des indices sur les mystérieux comptes du Groupe 2. J’interrogeai le service comptable du siège, mais chacun semblait avoir peur de parler. Un soir, alors que je parcourais les archives, je découvris une note manuscrite cachée entre deux pages d’un vieux registre. Elle était signée par l’un des anciens directeurs, disparu sans laisser de trace.
« Si tu trouves cette note, sache que les murs de cette maison cachent plus que des secrets financiers. Les disparitions, les silences, tout est lié. Méfie-toi de J… »
Le mot ou le nom s’était effacé avec le temps. Je sentis un frisson parcourir mon échine. Le mystère de la maison du Lac venait de prendre une tournure encore plus sinistre.
Décidé à aller jusqu’au bout, je me rendis chez Julie, espérant obtenir des réponses. Mais lorsque j’arrivai devant son bureau, je trouvai la porte entrouverte, et l’intérieur saccagé. Julie ramassait ses dossiers.
— Monsieur le directeur, bredouilla Julie, je suis désolée pour cette pagaille… Cela arrive lorsqu’on refuse les avances d’argent de poche…
— C’est un enfant qui est responsable de cette pagaille ?
— Oui, c’est inadmissible…
— Je m’en occupe personnellement.
— Oh non, monsieur le directeur, laissez, je vais prévenir son éducateur.
— Je veux les voir tous les deux. Qui est-ce ?
— Enzo, je pense.
— Très bien. Je veux le voir avec son éducateur référent. Informez mon assistante, qu’elle priorise cette rencontre sur mon agenda.
— J’informe Zina, monsieur.
Avec la découverte de ce message et la passivité de Julie face à ce passage à l’acte dans son bureau, je savais qu’il n’était plus question d’une simple restructuration d’établissement. Je devais découvrir la vérité, et vite.
Retournant à mon bureau, j’essayai de me concentrer afin d’avancer dans l’analyse qui alimenterait mon rapport d’étonnement.
D’après le tableau, les dépenses majoritaires dont j’avais connaissance concernaient des travaux considérables de réfection. Avaient-ils bien été réalisés ? Où donc ? Vu l’état de délabrement général de la MECS, je ne voyais pas ce qui avait été rénové. Les murs, jadis vibrants de convivialité, étaient aussi ternes et gris que l’ennui sinistre qui régnait à présent ici. Aucune source de vie n’émanait des pièces exiguës, qui ressemblaient davantage à des cellules de prisonnier qu’à des chambres d’enfants ; aucun espace commun ne permettait aux jeunes de se retrouver, ils vivaient isolés les uns des autres, confinés dans des boîtes étroites qui entravaient tout développement social, tout espoir de partage ; et en matière de sécurité, on était loin du compte, on ne trouvait ni alarmes incendie ni extincteurs nulle part. Alors quels travaux de réfection avait-on entrepris ? Quels aménagements avaient récemment été effectués ? Aucun, me semblait-il… Les lieux étaient loin d’offrir la sécurité et le bien-être dont avaient besoin les mineurs. C’était un grave problème : comment pouvaient-ils se construire si tout autour d’eux partait en ruines ? Comment pouvait-on prétendre prendre soin d’eux, si on ne respectait aucune des normes réglementaires ? Et puis une autre question se posait, et non des moindres : où était passé l’argent du contribuable s’il n’avait pas servi à revitaliser les lieux ?
Déconcerté par la piteuse gestion financière de l’établissement, je poussai plus loin mes investigations sans me douter que je n’étais pas au bout de mes surprises, loin s’en fallait. La suite était peut-être pire encore.
Je découvris en effet que depuis 2016 la maison du Lac n’avait plus reçu son renouvellement d’habilitation, ce qui signifiait que depuis tout ce temps elle n’existait plus aux yeux de la préfecture. J’en restai scotché : l’établissement aurait dû fermer ses portes depuis bien longtemps ! Pourquoi était-il encore ouvert ? Pourquoi accueillait-il encore des mineurs carencés, s’il n’en avait plus l’autorisation ? Et pourquoi touchait-il toujours des subventions de l’État puisque son activité était désormais illégale ?
La perte de l’agrément incombait sans doute à l’ancien directeur d’établissement, un alcoolique incapable de tenir debout dès 13 heures, et dont le comportement agressif avait traumatisé les équipes de la MECS. J’avais entendu parler de ses frasques ; il était certainement responsable de la situation administrative. Mais même s’il avait été mis à la porte, comment Bardas avait-il fait pour obtenir un sursis auprès des autorités et maintenir l’activité de la maison ?
27 février 2017
Ozan était assis à côté de Malik, son acolyte de toujours, sur le muret de la maison du Lac. Ses doigts habiles roulaient un joint. Six mois avaient passé depuis son admission, mais il attendait encore et encore l’arrêté de la juge. Ozan avait perdu son innocence, son regard s’était endurci. Son histoire lui avait permis de gagner le respect de ses pairs.