Au fond du puits… - Juliette Villa Sens - E-Book

Au fond du puits… E-Book

Juliette Villa Sens

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Beschreibung

Dans les années 1900, la macabre découverte d’un cadavre au fond d’un puits à Montreuil sème le trouble et alimente les débats. Une enquête policière tumultueuse se profile, avec des personnages hauts en couleur, ajoutant un mystère de plus à cette affaire. Préparez-vous à une plongée haletante dans Au Fond du Puits… – Fait divers montreuillois – 1907, une énigme en apparence insoluble.


À PROPOS DE L’AUTRICE

Juliette Villa Sens se passionne pour la découverte des anecdotes méconnues de l’histoire de Montreuil, une ville riche d’un passé légendaire. À travers un mélange habile de faits historiques et de fiction, sa plume vous transporte dans des époques révolues.

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Seitenzahl: 246

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Juliette Villa Sens

Au fond du puits…

Fait divers montreuillois – 1907

Roman

© Lys Bleu Éditions – Juliette Villa Sens

ISBN : 979-10-422-0604-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Basile

Tant que je ne serais pas capable de lui rendre son nom, elle continuera de s’échapper dans les limbes de la fiction.

Didier Blonde

Prologue

Il traversait la place du marché de la Croix de Chavaux pour rentrer chez lui. Comme chaque deuxième mercredi du mois, les étals des biffins se déployaient à même le sol de la halle.

C’est l’association loi 1901 AMELIOR (Association des Marchés Économiques Locaux Individuels et Organisés du Recyclage), membre de l’alliance mondiale des récupérateurs de déchets, qui gère et organise ce marché depuis 2012. Il fédère plus de 500 travailleurs exclus du droit du travail et interdits d’exercer. Ce sont les nouveaux chiffonniers de la zone qui s’établissaient au-delà des fortifications de l’enceinte de Thiers depuis 1860 et qui, à la porte de Montreuil, contribuèrent au fil du temps à la notoriété du marché aux Puces.

Il n’avait pas l’intention de chiner, mais il réduisitson allure et jeta un coup d’œil par-ci, par-là, à ce qui était proposé : beaucoup de matériel de téléphonie en piteux état et également beaucoup de chaussures, dont la plupart étaient bien usées et déformées. De façon plus parcimonieuse quelques livres, DVD et CD, des cadres sans photo, des cache-pots et de la vaisselle. Quelques biffins s’étaient spécialisés : pour certains des tas de vêtements pêle-mêle, pour d’autres des alignements de gadgets divers. Chaque biffin essayait de mettre en valeur l’objet phare de son stock. Ici, c’était un poste de radio, là une couscoussière ou un costume trois-pièces élimé.

Il vit deux jeunes femmes accroupies devant un stand, dont l’une sélectionnait des assiettes de couleurs diverses. Certaines étaient ébréchées, voire fendues sur le diamètre, prêtes à se retrouver en deux morceaux sans effort. La fille expliquait à sa copine que ce serait un bon complément de matériel pour son atelier mosaïque. Le vendeur était fébrile, impatient avec un demi-sourire aux lèvres ; il sentait qu’il allait faire une bonne vente. Il y a ainsi à Montreuil beaucoup d’artisans et d’artistes qui trouvent avec ce marché de la matière première pour leur activité.

C’est alors qu’avant de quitter la halle, au dernier étal, son regard accrocha une petite valise ouverte, contenant à ras bord une multitude de papiers divers. Ce devait être un bagage destiné aux enfants ou à leurs poupées. Il se baissa pour regarder de plus près cette valisette en carton qui avait dû, lors de sa confection, arborer un beau rouge carmin. Aujourd’hui, la couleur était bien passée et le dessus était constellé de taches de graisse. Tous les bords étaient surpiqués d’un fil blanc et épais. La boucle du fermoir était rouillée, mais le système d’ouverture-fermeture fonctionnait bien. Il en était de même pour les charnières. Un petit nettoyage adéquat pouvait remettre cet objet en service. Le vendeur le surveillait. Il annonça le prix de cinq euros. Comment lui dire que l’objet ne l’intéressait pas à proprement parler, que c’était juste de la curiosité, un intérêt passager ? Il ne répondit donc pas, et continua d’étudier la petite valise.

Il ne savait pas ce qu’il pourrait en faire, mais finalement, il se dit que, bien nettoyée, il lui trouverait un usage sympathique et utile. Il dit au vendeur qu’il la prenait et sortit un billet de cinq euros. À sa grande surprise, le biffin ferma le petit bagage et le lui tendit avec son contenu. Il allait lui dire qu’il ne prenait que la valisette et non toute la paperasserie qu’elle contenait, mais il se ravisa. Il se dit, d’une part qu’il jetterait lui-même ces quelques documents témoins d’une vie, étalés sans pudeur et que, d’autre part, il se permettrait d’y jeter avant un coup d’œil ; ces petits papiers anodins pouvant révéler d’intéressants indices sociétaux du passé.

Arrivé chez lui, il entreposa la valisette dans un coin et ce n’est que quelques jours plus tard qu’il décida de s’en occuper. Il vida son contenu sur la table : c’étaient principalement des notes de restaurants parisiens pour deux ou trois personnes ; la plus ancienne datait de 1950. Il y avait également un bon nombre de cartes de visite d’artisans divers ou de boutiques montreuilloises de cette même époque ; deux cartes postales étaient signées « Solange » et à deux ans d’intervalle, elles avaient été postées de Nice. Elles avaient la même formule bateau : « Meilleurs souvenirs de vacances – Amicalement ». Une troisième avait une écriture et une signature illisibles et avait été postée d’Espagne en 1953 ; la carte représentait une place de Séville. En fouillant encore parmi ce fatras, il en sortit deux photos qu’il jugea ratées, c’est-à-dire floues. Elles représentaient deux femmes au loin qui prenaient la pose devant une église ; au dos de l’une d’entre elles, était écrit : « Moi et Mari-Ro – Olivet 1948 ». Sous une liasse de factures diverses, il découvrit, bien pliée en deux, une vieille partition de chanson très bien conservée : il s’agissait de « Viens Poupoule » de Félix Mayol. Il y avait encore un très joli mouchoir brodé et une fine paire de gants en dentelle qui recouvraient un petit tableau représentant un moulin. Enfin, au fond de la valise, une enveloppe contenait une dizaine d’articles de journaux datant de 1907 qui relataient un fait divers montreuillois : des ossements humains retrouvés au fond d’un puits !

Il mit de côté la partition, le petit tableau, la paire de gants, le mouchoir et l’enveloppe contenant les articles de journaux. Il hésita pour les deux photos et décida finalement de les garder, elles aussi. Puis il jeta l’ensemble des autres documents en les déchirant en petits morceaux, par respect pour cette personne. Il se mit ensuite à examiner sérieusement sa petite valise. Elle semblait finalement en bien meilleur état qu’au premier abord. Le fond et les parois étaient tapissés d’un papier fleuri, jauni, mais qui n’avait pas trop subi de dommage. En revanche, l’intérieur du couvercle était différent et avait été renforcé par un double cartonnage, dont il doutait qu’il fût d’origine. L’un des coins rebiquait et en voulant le repositionner, il arracha une partie du contrefort. Oh, surprise ! Derrière était caché un document qui avait la taille exacte du dos de la valise. Dans un élan de curiosité, il décolla le contrefort et un cahier tomba. En le feuilletant, il constata qu’il s’agissait d’un journal écrit à la plume, d’une écriture à l’ancienne de pleins et de déliés, et fut stupéfait de constater au fil des pages qu’il datait lui aussi de 1907. Des feuillets datant eux de 1915, de la même écriture, étaient intercalés par endroit. Sur la page de garde, quelques lignes étaient écrites :

Pourquoi ai-je conservé ce cahier ? Je ne peux apparemment pas me résoudre à m’en séparer. Je vais le cacher dans cette valise que ma petite Edith m’a offerte l’an dernier. Hier, elle et son frère Michel, qui sont en train de débarrasser ma maison pour sa mise en vente, m’ont apporté une grande pochette qui contenait quelques-uns de mes souvenirs. Je ne me rappelle plus comment tout cela s’est retrouvé dans une pochette. Ma mémoire me joue des tours. Je pensais que c’était rangé dans le petit coffre en bois de Papa. Qu’est-il devenu ce coffre ? Je vais tout mettre dans la valisette. À ma mort, ils verront bien ce qu’ils en feront. Je ris en pensant à Marie-Rose : « Fous-moi tout ça en l’air », me dirait-elle, si elle était encore de ce monde.

6 juillet 1962

Mercredi 27 novembre 1907

J’entame mon cinquième cahier !

Hier matin, j’ai reçu un courrier de la juridiction de Pontoise. Je savais bien de quoi il s’agissait, mais j’ai gardé la lettre fermée à la main un bon moment. Je me suis assise près de la fenêtre. Le temps était gris et maussade et il pleuvait par intermittence. Cela fait presque un an que j’attends avec impatience ce document qui officialise mon divorce, promis lors de ma comparution en juin 1905. Le juge avait été compréhensif sur ma situation, mais m’avait néanmoins appris que, selon les dispositions légales, je ne pouvais prétendre à retrouver ma liberté qu’à l’issue de deux ans de mariage révolus. Du fait des circonstances, j’avais néanmoins obtenu l’éloignement, à condition d’être sous la tutelle de mon frère Jacques jusqu’à la réception de l’acte. Maintenant que je l’avais entre les mains, je ressentais une appréhension à y lire mon nouveau destin. Je me suis enfin décidée à ouvrir l’enveloppe et en sortir la lettre. Elle est datée de la semaine passée, mais stipule que le divorce a été prononcé en date du 14 décembre 1906.

Je suis libre ! Libre, vis-à-vis de cet homme qui a saccagé ma vie. Je suis une femme libre, sans la tutelle de mon frère. Je suis libre d’aller où bon me semble, libre de gagner ma vie et de disposer de l’argent que je perçois de mes travaux de couture. Cette liberté que finalement je n’ai jamais vécue, me tombe dessus brutalement à vingt-quatre ans ! Je me suis mise à pleurer doucement. Tout était confus dans ma tête et encore maintenant. Que vais-je faire de cette liberté ? J’attendais avec une telle impatience, pour une vie nouvelle, ce bout de papier ! Est-ce que ma vie va changer du tout au tout ? Depuis de longs mois, j’ai imaginé divers scénarios, et aujourd’hui que tout serait possible, je n’entrevois rien. Je suis heureuse ! Suis-je heureuse ? Non, ma vie est un désastre en tout point et ne ressemble à rien. J’ai tout perdu.

Petit à petit, je me suis calmée et j’ai repris mon ouvrage, les chemises à rapiécer de Mme Joubert m’ont bien occupé l’esprit toute la journée. Je m’attendais à la réaction de Jacques hier soir, quand je lui ai présenté le courrier : c’est-à-dire, rien. Il a lu et a déposé la lettre à l’autre bout de la table, sans prononcer une parole. Un petit mot, mon Jacques, juste un petit mot et j’aurais été définitivement apaisée, confortée dans mon nouveau statut de femme divorcée et libre. Ce matin, j’ai annoncé la nouvelle à Mumu. Mais là non plus, je n’ai pas reçu l’écho espéré. Elle m’a juste dit : « Eh bien, l’est pas pressée la justice ! Un an pour t’envoyer le papier officiel ! ». Je suis restée un moment chez elle. Elle m’a fait un café. Elle en est à son huitième mois de grossesse de son troisième enfant.C’est vrai que cela n’aurait pas été facile de s’épancher sur ma nouvelle situation avec les deux petits marmots dans les pattes. Mais Mumu n’avait qu’une préoccupation ce matin et en est folle de rage : elle vient d’apprendre que le photographe de la rue du Pré n’a pas retenu un seul cliché qu’il a pris de sa famille devant leur magasin pour illustrer et présenter la rue du Gazomètre en carte postale ! Et de m’évoquer le temps perdu passé, les habits des circonstances spéciales des uns et des autres qu’il avait fallu remettre en état, laver, repasser, les temps de pose, les souffrances infligées à son pauvre père, obligé de rester debout de longues heures, lui qui est la plupart du temps cloué dans son fauteuil. Et de reporter la faute sur la grosse Mme Michon, qui avait absolument voulu se faufiler dans le groupe familial en susurrant : « Je suis quand même une de vos meilleures clientes, je mérite d’être sur la photo. »

Je me rends compte que je ne partage pas son désappointement, que pour la première fois de ma vie, je ne suis pas au diapason avec elle. Elle, mon amie d’enfance, ma confidente, ma « presque sœur ». À vrai dire, je m’en fiche ! Je trouve que c’est un évènement bien disproportionné par rapport à ce que je viens de lui annoncer. En fait, aucun de mes proches ne semble attacher de l’importance à cet évènement crucial de mon existence. Je suis déçue par Mumu, déçue de son comportement à mon égard. Elle sait bien pourtant tout ce que j’ai traversé ! Peut-être la fin de sa grossesse y est-elle pour quelque chose…

Je réfléchis à ma nouvelle situation, à ce que ça change ou pas. Mais mon esprit est embrouillé. Je rabâche sans cesse : « Je suis divorcée ». Et si je suis divorcée, c’est que j’ai été mariée ! Comment ai-je pu céder aux avances de cet énergumène qu’on m’avait donné comme cavalier au mariage de Mumu et Augustin ? Cela fait plus de trois ans maintenant et j’ai l’impression que jamais je ne pourrais effacer ou du moins estomper l’horreur de ce que j’ai vécu pendant quelques mois auprès de cet homme.

Jeudi 28 novembre 1907

J’ai relu rapidement mes précédents cahiers hier soir et me suis aperçue que je n’y ai jamais évoqué mon mariage ! Il faut que je retrace par écrit cette horrible année de ma vie, que sortent enfin de moi toute ma hargne, toute ma colère, mes ressentiments, mes blessures pour retrouver ma dignité, pour me retrouver et entrevoir les perspectives plus saines de mon avenir. Oui, c’est à toi, mon petit journal, que je vais confier toute cette boue dans laquelle j’ai été traînée, car même si mon frère Jacques et ma chère Mumu savent bien ce que j’ai vécu et m’ont aidée à me sortir de cette situation sordide, je sens bien qu’ils ne sont pas disposés à m’entendre. Ils estiment sans doute qu’ils ont fait ce qu’il y avait à faire, que l’affaire est close, qu’il faut passer à autre chose. Je ne leur en veux pas. Ils ne comprendront jamais ce qu’il s’est passé dans ma chair, l’avilissement de mon corps, les humiliations quotidiennes, ma solitude.

15 novembre 1915

Lorsque je suis revenue à la maison, après mon hospitalisation, il m’a semblé que Mémé Jeannot était davantage préoccupée par le sentiment de culpabilité que pouvait éprouver son fils Jules de m’avoir présenté Fernand, que de mon état. Je me souviens de sa venue à mon chevet. Il avait accompagné Mumu. Il était très gentil, Jules, et je pense qu’effectivement, il a dû ressentir un grand malaise en me voyant.

Avril 1905

Ce qu’il venait de voir l’anéantissait ! Comment était-ce possible qu’un homme s’acharne avec tant de violence sur sa femme ? Jules, assis sur un banc, dans le jardin de l’hôpital, les jambes légèrement écartées, les coudes sur ses genoux, la tête rentrée dans les épaules, attendait que Mumu, qui était restée auprès de Jeanne, le rejoigne.

La pauvre Jeanne gisait dans un lit, méconnaissable, défigurée par de nombreuses ecchymoses et des plaies boursouflées. Ses lèvres étaient toutes violacées et quand elle les entrouvrait pour parler, ce n’était qu’un long râle rauque et inarticulé qui sortait de sa bouche édentée. En lieu et place de son œil droit, c’était une boule saillante et rubiconde et l’œil gauche présentait un cocard, permettant néanmoins de croiser un regard effrayé. Sur son cou apparaissaient des traces de strangulation. Sur ses bras, reposant par-dessus les draps, là aussi, des hématomes, des contusions, différentes marques de coups témoignaient de la violence quotidienne endurée depuis des mois. À l’annulaire de sa petite main gauche miraculeusement épargnée scintillait l’anneau fatidique !

Il releva la tête et son regard se perdit loin au-dessus des bosquets qui entouraient le parc de l’hôpital. Il se revoyait l’année précédente, à peu près à la même époque, au retour de quatre années de service militaire, présenter Fernand, son camarade de régiment, à sa famille. Il l’avait invité au mariage de sa sœur et les deux avaient décidé avec enthousiasme, quelques jours plus tard, qu’il serait un parfait cavalier pour Jeanne. Au cours de son service, il lui avait semblé vivre une amitié fraternelle et éternelle. Fernand était un boute-en-train, joyeux luron avec qui ce n’était que rigolade et bonne humeur communicative. Aujourd’hui, Jules se reprochait de ne pas avoir été plus attentif ; il aurait certainement pu entrevoir une faille, une contradiction, une ombre. Il se sentait à la fois trahi et coupable.

Tout à l’heure, sur le chemin de l’hôpital, Mumu lui avait révélé, en pleurant, les sept mois tragiques qu’avait endurés Jeanne. Elle non plus n’avait pas réalisé l’ampleur du drame, toute à la joie de jeune mariée qu’elle était. Elle décrivait cet été comme un tourbillon dans lequel ils s’étaient tous laissé entraîner : les préparatifs du mariage, la venue au monde fin août du premier enfant de Jules et Marthe, mariés un an plus tôt lors d’une permission accordée au militaire et leur installation à Nogent pour reprendre la crèmerie des parents de Marthe.

Elle lui raconta se souvenir qu’à la fin du repas de ses noces, Augustin lui avait susurré à l’oreille que le Fernand était bien éméché et qu’il trouvait Jeanne pas très à l’aise à ses côtés. Elle ne se rappelait plus ce qu’elle lui avait rétorqué. Par la suite, elle avait vu Jeanne et Fernand danser sur la piste, enlacés. Elle se souvenait s’être fait la réflexion que décidément son mari n’avait aucune intuition. Un peu plus tard, lors de la folle farandole qui avait entraîné famille et amis à serpenter entre les tables, elle avait noté leur absence. Le lendemain, Jeanne lui avait avoué que Fernand l’avait emmenée à l’écart et contrainte. Mumu, qui vivait une relation charnelle épanouie avec Augustin, s’était enthousiasmée pour son amie et n’avait pas compris l’amertume qui brisait sa voix dans cette confidence.

Jules écoutait sa sœur lui rappeler ces moments de félicité qui avaient marqué cette fin d’été 1904. Il était effectivement, à cette époque, lui-même tout à sa joie d’être récemment père et de découvrir les bonheurs de la vie familiale et conjugale.

Un dimanche de novembre, au cours d’un repas dominical familial chez ses parents à Montreuil, il avait appris la situation de Jeanne et le projet d’union avec Fernand, dès le début du mois de décembre, prévu dans la plus stricte intimité. L’enfant était attendu pour le mois de juin. Ce jour-là, il avait trouvé sa sœur Mumu bien triste puisque son amie de toujours allait s’installer dans l’Oise. Il était descendu au café du coin, boire un coup avec son beau-frère Augustin et Jacques, l’ami de toujours. Celui-ci avait alors confié son désarroi et parlait de honte, de déshonneur et d’outrage vis-à-vis des Prunier à qui, disait-il, lui et Jeanne devaient tant, eux, les enfants Blanchard. Jules avait essayé de le réconforter et il se remémorait les paroles rassurantes qu’il avait prononcées à propos de son ami Fernand, que c’était un bon gars, travailleur, courageux et que Jeanne à ses côtés serait heureuse. Qu’une fois le mariage célébré, tous attendraient la venue de l’enfant dans la joie.

Il y avait une petite côte pour rejoindre l’entrée de l’hôpital qui avait essoufflé Mumu à leur arrivée. Elle était enceinte de quatre mois. Quand elle avait compris son état fin janvier, elle s’était réjouie à la pensée d’une grossesse presque simultanée avec son amie de toujours ; elle avait fait part à Jules de la lettre qu’elle avait reçue de Jeanne à ce moment-là et à laquelle, elle s’en rendait compte aujourd’hui, elle n’avait pas accordé l’importance qu’elle méritait. C’était un appel au secours ! Les coups avaient plu en fait dès le premier jour ! Jeanne ne le mentionnait pas dans sa lettre, mais y parlait des souffrances auxquelles elle était confrontée et qu’elle ne se serait jamais crue capable d’endurer, affirmant qu’elle tenait bon pour l’enfant qu’elle portait. Mumu avait pensé que son amie n’avait pas eu la chance comme elle de connaître une union amoureuse. Elle lui avait répondu assez vite et de façon assez succincte, en lui disant que peut-être avec le temps, elle finirait par chérir le père de son enfant. Mumu et Jules savaient que Jacques avait également reçu un courrier alarmant de Jeanne, le mois précédent. Courrier auquel il n’avait pas répondu. Il en avait parlé aux parents Prunier, sans leur montrer ni leur lire la lettre, en disant qu’elle n’avait que ce qu’elle méritait puisqu’elle avait agi en « Marie, couche-toi là » et qu’elle devrait plutôt rendre grâce puisque Fernand avait accepté de l’épouser. Mais quinze jours plus tard, lorsque les policiers s’étaient présentés rue du Gazomètre à Montreuil en demandant M. Jacques Blanchard, il avait appris alors, avec effroi, l’impensable ! Retrouvée agonisante dans les escaliers, sur les marches, entre deux paliers, par une voisine, elle était en train de perdre son enfant, alors que son mari, complètement ivre dans l’appartement, l’invectivait violemment. Elle avait été admise dans l’hôpital le plus proche et Fernand avait passé la nuit au poste, mais libéré le lendemain matin sans être inquiété plus que cela. Jacques s’était précipité. Lui, d’habitude si pingre, avait immédiatement pris un taxi pour aller au plus vite au chevet de sa sœur. Pendant tout le trajet, il avait harcelé le cocher pour qu’il accélère.

Devant la porte de la chambre de l’hôpital, Jules avait murmuré à Mumu : « On a tous été fous de rage après nous-mêmes, comment n’avons-nous rien vu, rien entendu, rien compris ? ».

Jules se retourna en entendant la porte d’entrée s’ouvrir et se leva du banc en voyant apparaître sa sœur. Elle était livide et il se dit que ce n’était pas bon dans sa situation. Marthe, sa délicieuse femme, avait beaucoup insisté pour qu’il accompagne sa sœur. Elle lui avait dit que rendre visite à Jeanne lui permettrait peut-être d’arrêter de se ronger de culpabilité. Il ne pensait pas, après avoir vu son état, que son remords s’estomperait. Il prit le bras de Mumu et ils se dirigèrent tous les deux vers la sortie du parc. Dans un souffle, elle lui révéla : « Elle ne pourra plus jamais avoir d’enfant ».

Vendredi 29 novembre 1907

Mes écrits d’hier m’ont fait un bien fou. Je crois que c’est la première fois depuis trois ans que je dors sans faire de cauchemar. J’ai pu reprendre mes différents travaux ce matin et rattraper mon retard. Je pourrai ainsi faire mes livraisons cet après-midi et passer à la mercerie me réapprovisionner en fils de couleur. Je pense être plus sereine aussi pour les essayages de la petite Margot, avec sa mère que j’entends déjà me dire avec ses « on » : « Et si on raccourcissait les manches ? On ne peut pas évaser un peu plus de ce côté-ci ? On aurait peut-être dû choisir un tissu un peu plus clair. Peut-on élargir la taille ? ».

Ce soir, c’est le jour de la semaine où Jacques et moi allons dîner chez Mumu et Augustin. Je ne dirai rien sur ma nouvelle situation. On verra bien s’ils abordent le sujet. Mais je pense que, comme tous les vendredis soir, Jacques et Augustin parleront de leur boulot, du journal et des évènements politiques en cours. Mumu et moi, nous papoterons, comme à l’accoutumée, en égrenant les potins du quartier. D’habitude, j’attends cette soirée de fin de semaine avec joie et impatience, mais aujourd’hui, pour la première fois, je m’en dispenserais bien. Je pressens que tout ce que va me raconter Mumu, avec son entrain habituel, va m’agacer et m’ennuyer et qu’il va falloir que je déploie une grande énergie pour être à son écoute et participer aux commérages.

15 novembre 1915

Tous les jours, en début d’après-midi, avant l’ouverture du magasin, Pépé et Mémé Jeannot se retrouvaient dans la remise pour travailler à leur comptabilité. Je me plais à imaginer que leurs discussions ne relevaient pas seulement des activités de leur boutique et que nous étions, Jacques et moi, le centre de leur préoccupation.

Novembre 1907

— La petite, elle n’a rien dit hier soir, mais dans la semaine, elle a reçu les papiers de son divorce, dit la mère Prunier en s’asseyant sur sa chaise.

Eglantine et Jean Prunier avaient pris l’habitude de se retrouver chaque jour en début d’après-midi, dans la remise à l’arrière de la boutique. Peu de clients y venaient à cette heure-là et de toute façon la clochette accrochée à la porte carillonnait si quelqu’un pénétrait dans le magasin. Ils avaient installé contre le mur, près de la fenêtre qui donnait sur une courette, une petite table avec deux chaises, qu’ils appelaient leur « bureau » ; c’est là qu’ils étalaient leurs livres de comptes, les factures et bons de commande. Et au milieu des stocks de marchandises entreposés, ils travaillaient ensemble à la bonne marche de leur épicerie tout en s’accordant des temps d’échanges sur les évènements du quartier, ou ceux plus personnels de leur famille.

« La petite », c’était Jeanne. Ils l’avaient toujours désignée ainsi entre eux, depuis qu’elle et son frère vivaient sous leur toit. Quand treize ans plus tôt, en 1894, leurs amis Blanchard étaient décédés, asphyxiés par leur poêle à charbon, c’est tout naturellement qu’ils avaient pris sous leur coupe les deux enfants épargnés dans l’accident. Jacques avait vingt-sept ans à l’époque et démarrait une carrière prometteuse au journal Le Petit Parisien. Il n’était pas question pour lui d’abandonner sa petite sœur à de lointains parents et il avait accepté la tutelle. Et beaucoup plus volontiers qu’il savait les Prunier prêts à l’épauler dans cette responsabilité. Et aussi parce que sa sœur avait toutefois passé deux nuits à l’hôpital en observation et que, rentrée et comprenant qu’elle était orpheline, elle avait pleuré toutes les larmes de son corps en suffoquant qu’elle ne voulait pas qu’on ajoute à sa douleur en la séparant de sa chère Mumu, sa meilleure amie.

C’est à la même époque que les Prunier avaient emménagé rue du Gazomètre. À la suite d’un héritage d’une grand-tante de Mme Prunier, ils avaient pu acquérir ce petit immeuble de deux étages avec une boutique au rez-de-chaussée. Il comptait quatre appartements, deux à chaque étage. Ils s’étaient réservé celui du premier, qui avait un escalier menant au magasin ; pour une somme modique, ils louaient à Jacques l’appartement du dessus et avaient trouvé des locataires pour les deux autres logements. Ainsi, pendant très peu de temps, ils avaient élevé la petite avec leurs autres enfants, et surtout avec Mumu, qui avait le même âge, sans la séparer de son grand frère. Les Prunier s’étaient demandé pourquoi, un an plus tard, dans un revirement de situation, Jacques avait soudainement décidé d’éloigner Jeanne. Dès qu’elle obtint son certificat d’études, il la confia à une cousine de province, qui avait un atelier de couture à Niort. Cette fois-ci, les cris et les pleurs de Jeanne ne l’ébranlèrent pas et il ne céda en rien. Eglantine Prunier avait soutenu Jacques et souvent le père Prunier s’était demandé s’il n’aurait pas dû être plus ferme quant à l’éducation et l’avenir de Jeanne, car il regrettait amèrement d’avoir laissé faire les choses. D’autant que la petite, dès sa sortie de l’hôpital, avait dit à tous, haut et fort, qu’elle voulait être institutrice, et elle avait le potentiel pour poursuivre des études. Ce fut pour Jeanne six années d’absence de Montreuil, qui ébranlèrent bien son amie Mumu qui, elle, ne brilla pas dans les études et s’en détacha bien vite pour travailler au magasin avec ses parents.

Jeanne revint en juillet 1901, malgré l’insistance de Jacques pour qu’elle fasse sa vie à Niort. Elle ressentit que les Prunier n’accueillaient pas son retour avec autant de joie qu’elle l’aurait cru. Mais ce fut grâce à eux, parce qu’au magasin ils vantaient ses mérites, qu’elle obtint quantité de travaux de couture des gens du quartier.

— On a passé une bonne soirée avec les enfants ! s’exclama Jean Prunier en allongeant sa jambe malade sur un petit tabouret prévu à cet effet sous la table de travail.
— Oh, vous, les hommes, vous n’avez pas arrêté de parler politique, lui répondit sa femme. Il en a dit quelque chose, du divorce de sa sœur, le Jacques ?
— Non. Tu le sais bien, tu étais là.
— Je me suis absentée plusieurs fois pour aller veiller les petits dans la chambre. Je suis sûre que tu ne t’en es même pas rendu compte, ajouta-t-elle, tellement vous étiez pris dans vos discussions.
— Qu’est-ce que tu veux qu’il en dise ? Voilà une sale histoire qui se termine enfin ! dit Jean en ouvrant le livre de comptes qui était sur la table.
— Cela peut changer beaucoup de choses, pour elle, comme pour lui, renchérit sa femme Eglantine.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Eh bien, le Jacques, maintenant il n’a plus son mot à dire. Si la folie de faire des études lui reprend à la Petite, elle est libre et indépendante. Ne hausse pas les épaules ! Je le sais parce qu’elle en parle souvent à Mumu. Et lui, le Jacques, tu ne crois pas qu’il pourrait un peu forcer le destin et proposer ses articles ailleurs que de rester secrétaire au Petit Parisien