Au large du Petit Minou - Brigitte Gringoire - E-Book

Au large du Petit Minou E-Book

Brigitte Gringoire

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Beschreibung

À travers une mosaïque de récits où se mêlent périples maritimes et haltes terrestres, "Au large du Petit Minou" invite à une double évasion : celle du voyage physique et celle de l’accomplissement personnel. L’océan, vaste et insondable, agit tel un appel irrésistible vers l’inconnu, offrant à ceux qui s’y aventurent une promesse d’aventure et de transformation. En mer, l’humilité imposée par les forces indomptables de la nature nourrit l’illusion d’un destin tracé par le souffle du vent. À chaque escale, les terres dévoilent des horizons insoupçonnés, révélant des instants de vie où tout semble se jouer entre un avant chargé d’attentes et un après marqué d’un renouveau. Mais ces récits cachent bien plus qu’un simple voyage : à chaque page, le lecteur sent poindre la promesse d’une révélation.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Depuis son enfance, la lecture a été pour Brigitte Gringoire une porte ouverte sur des mondes inconnus, lui permettant d’explorer des époques révolues et des lieux inaccessibles. Cette évasion littéraire a nourri son imagination et l’a préparée à un voyage bien réel : une croisière d’un an sur un voilier, à la découverte d’autres cultures. Plus qu’une aventure maritime, cette expérience riche en émotions a éveillé en elle le désir de les retranscrire. Les nouvelles, par leur concision et leur rythme, se sont imposées comme le format idéal pour décrire la diversité de ces sentiments fugaces.

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Seitenzahl: 245

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Brigitte Gringoire

Au large du Petit Minou

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Brigitte Gringoire

ISBN : 979-10-422-5813-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Le Petit Minou est le nom d’un phare qui marque la sortie du goulet de la rade de Brest. C’est là que prend fin la sécurité d’une mer intérieure, calme et protégée, pour s’ouvrir sur l’immensité de l’océan et ses promesses d’aventure.

Le jeune homme et la mer

Pour la seconde fois consécutive, la barre s’était durcie. Une première secousse n’avait pas suffi à sortir Martin de sa profonde rêverie. Mais cette deuxième tension avait eu raison de sa léthargie. Il se redressa doucement et observa la mer. À l’horizon, des moutons commençaient à blanchir la surface de l’eau. Dans le ciel, les nuages s’accumulaient. Pas de doute, le vent forcissait.

En se levant de son siège, l’engourdissement de ses jambes et la raideur de son dos lui rappelèrent qu’il se trouvait dans cette position depuis un bon moment. Combien de temps ? Une extension en étirant les bras vers le ciel lui redonna un peu de souplesse. Il se pencha au-dessus de la descente et jeta un coup d’œil à la pendule du carré. Un rapide calcul lui révéla que cela faisait près de cinq heures qu’il avait quitté le port de Sanary à bord de Mogambo.

Il ne voyait pas le temps passer lorsqu’il était à la barre. Il se laissait porter par le mouvement des vagues, épousant les creux et les crêtes. Les tractions et les relâchements de son bras accompagnaient les montées et les descentes, de façon à corriger les écarts et ne pas dévier la direction du bateau. À la tension de la barre, il ressentait les oscillations de la force du vent et son changement de direction. Si le vent refusait, instinctivement, il repoussait la barre pour garder la vitesse. Si au contraire le vent adonnait, il en profitait pour tirer sur la barre et remonter le plus possible au vent. Il aimait ce jeu de recherche d’équilibre pour faire avancer le bateau le plus vite possible. Lorsque cette complicité était établie avec la mer et le vent, l’esprit se libérait. Son regard balayait l’étendue d’eau qui s’étalait devant lui jusqu’à l’horizon. En veille, ses pensées s’envolaient vers des rêves et des projets les plus fous.

Martin était arrivé à Sanary par le train du matin. Sur le chemin de la marina, il avait attendu un quart d’heure l’ouverture du supermarché pour faire un minimum d’avitaillement. Exceptionnellement, il avait préféré faire ses achats dans l’anonymat d’un supermarché plutôt qu’à l’épicerie du port, chez Mado, où il était connu. Sa présence en semaine, à cette période de l’année, pouvait amener des questions auxquelles il n’avait surtout pas envie de répondre. Il était ensuite passé à la capitainerie pour vérifier la météo. Les prévisions étaient conformes aux normes saisonnières. Aucune mauvaise surprise ne devait contrecarrer ses plans. Il pouvait y aller. Alors sans plus tarder, il s’était dirigé vers le bateau.

C’était une belle journée d’arrière-saison. Le port était calme. La luminosité apportait un chaleureux éclairage, sans être brûlante. Malgré le soleil, les terrasses étaient désertes, exposant tables et chaises soigneusement rangées. Des retraités se préparaient à embarquer pour une partie de pêche. Un employé du port à la peau cuite faisait sa ronde sur un canot à moteur, en sifflotant. Il semblait savourer la tranquillité retrouvée après l’agitation des marins estivaux. Des dizaines de bateaux alignaient leur désœuvrement le long des pontons numérotés. Les chariots, fatigués par leur service intensif de l’été, attendaient groupés aux portes d’accès des usagers du port.

Une fois à bord, Martin se débarrassa de son sac dans la cabine arrière, se contentant de dérouler son duvet sur la bannette et d’accrocher son ciré au porte-manteau en bas de la descente, rapidement accessible, en cas de besoin. Il rangea les courses dans les placards de façon à ce que tout soit bien calé. Un coup d’œil à la jauge de gasoil lui confirma qu’il n’y avait pas besoin de faire le plein. De même, le niveau de la cuve à eau était suffisant, mais par précaution, il alla remplir un bidon au robinet du ponton. Dans le carré, il étala les cartes nécessaires, après avoir mis en route les équipements de navigation. La VHF était allumée. Sur le pont, il ouvrit le sac qui protégeait la grand-voile le long de la baume, pour qu’elle soit prête à être envoyée le moment venu. Il n’avait pas oublié de fixer le pavillon à l’arrière. Bon, il ne restait plus qu’à modifier l’amarrage pour le départ. Martin procédait à cette succession de préparatifs tranquillement, sans précipitation. Mais au fur et à mesure, il sentait l’inquiétude le gagner. Surtout ne rien oublier qui puisse mettre en danger la navigation. Ce rituel de mise en route lui était familier. La seule différence, c’est que pour la première fois, il partait en solitaire.

Le bateau appartenait à son père. C’était un petit voilier de modèle ancien, mais fiable. Depuis ses onze ans, Martin passait ses vacances à bord de Mogambo. Dans sa famille, ils avaient cessé de se poser des questions sur la destination des vacances. C’était simple. Ils embarquaient puis ils allaient là où le vent voulait bien les mener. De toute façon, en mer, c’était déjà ailleurs. Quel que soit le mouillage où ils jetaient l’ancre, quel que soit le port où ils s’amarraient, c’était l’évasion assurée. Loin des voitures et de la foule. Le mode de vie nomade du cabotage assurait un dépaysement. Comme sa mère avait donné son accord pour l’achat du bateau à condition de ne pas avoir à manipuler les cordages, Martin, en tant que fils unique, avait été rapidement sollicité pour prêter main-forte à son père. Au début, les taches qui lui étaient confiées pouvaient paraître secondaires, il n’en était pas moins fier de montrer qu’il participait aux manœuvres, lorsqu’ils arrivaient dans un mouillage. C’est avec beaucoup de zèle, qu’il s’appliquait à employer les termes marins. Pas question de passer pour un novice en utilisant du vocabulaire de terrien. Et puis, si bâbord et tribord apportaient à toute orientation un air de grand large, son expression favorite restait « paré à virer ! » qui sonnait comme un appel à l’aventure à chaque changement de bord. Rassuré par sa motivation, son père l’avait initié petit à petit à la voile puis à la navigation jusqu’à ce qu’il devienne un équipier confirmé. Des copains avaient été régulièrement embarqués pour lui tenir compagnie. Parmi eux, Thomas était devenu mordu de voile à son tour. Si bien que, maintenant qu’ils étaient devenus de jeunes hommes, le père de Martin leur laissait quelques fois le bateau pour une petite virée entre copains, en toute confiance.

Au moment de larguer les amarres, Martin regretta de ne pas avoir fait appel à l’un des papys pêcheurs pour lui donner un coup de main. Ils auraient pu assurer la sortie du bateau pour qu’il ne se frotte pas au catway. Ce serait trop bête de compromettre son projet à cause d’une manœuvre de port ratée. Heureusement, comme il n’y avait pas beaucoup de vent, le bateau se dégagea du ponton sans aucun problème.

Après avoir dépassé le phare du bout de la jetée, Martin orienta le bateau face au vent pour envoyer la grand-voile. L’avantage, à cette saison, c’est qu’il y avait de l’espace. Aucune crainte de se trouver sur la trajectoire d’une autre embarcation. La manœuvre pouvait être menée en toute sérénité. Une fois que la grand-voile fut hissée, il s’occupa de dérouler le génois. Le moteur pouvait être coupé. Quel calme tout à coup ! Il n’y avait plus que le bruit de l’eau glissant sous la coque. Avec une houle quasiment inexistante, Mogambo fendait la surface de la mer avec assurance. Sur bâbord, l’archipel des Embiez égrenait son chapelet de rochers noirs dans le contrejour. Avant de prendre le large. Martin ajusta le réglage des voiles. Une fois les îles dépassées, il mit cap à l’ouest. Et voilà, c’était parti ! Quel plaisir de se trouver ainsi, entre ciel et mer, porté par le vent ! En route pour affronter l’immensité. Rien de tel pour se ressourcer. Son sentiment de liberté était renforcé par le fait d’être seul. Cette situation inédite était très excitante. À la fois stressante, parce qu’il ne pouvait compter que sur lui-même, et enivrante parce qu’il se sentait complètement libre.

La décision de cette virée en solitaire avait germé une semaine auparavant, sur les bancs de l’école. En classe préparatoire depuis la rentrée, la pression était devenue insupportable. L’élément déclencheur avait été un contrôle de maths catastrophique. Devant sa copie blanche, il s’était senti minable. Il avait craqué. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Au fond, sa présence dans cette salle d’examen était le résultat d’une suite de décisions prises par défaut qui n’avaient rien à voir avec une quelconque vocation. Il ne voyait pas son avenir enfermé entre quatre murs. Il refusait encore plus l’idée que son destin soit dicté par les lois de la sélection et de la concurrence. Qu’est-ce qu’il voulait vraiment faire ? En attendant le gong de la première heure, temps minimum avant de rendre sa copie, il avait réfléchi. Une chose était sûre : il n’avait rien à faire là. Alors, il était parti. Depuis, il n’avait pas remis les pieds à l’école. Ses parents ne le savaient pas encore. Martin avait besoin de prendre du recul pour se mettre à l’écoute de ses envies et définir un vrai projet. Les conseils de ses parents ou de ses copains n’avaient aucune valeur. Il fallait qu’il réfléchisse seul. C’est pour effectuer ce travail d’introspection qu’il prenait le large. Il allait pouvoir identifier ses véritables aspirations. Quand il avouerait sa digression à ses parents, il leur présenterait en même temps le résultat de sa réflexion sur son avenir. Il voulait présenter la situation sous un angle positif, pas sous celui d’une défaite.

Pour récupérer les clés du bateau auprès de son père, il avait prétexté une sortie dans le cadre d’un week-end d’intégration. Bien sûr, il était sous-entendu que Thomas faisait partie de l’équipage comme d’habitude. Il n’avait presque pas menti. Il avait seulement omis de préciser qu’il partait sans Thomas. Sinon, ses parents auraient refusé. Question de sécurité. Ils ne l’auraient pas laissé partir seul. Il se réjouissait pourtant à l’idée de leur annoncer son aventure. Inévitablement, ça commencerait par un savon, mais une fois la colère retombée, il ne doutait pas que son père serait fier de lui.

Et puis, il y avait une autre raison à son escapade. Elle s’appelait Pauline. Une charmante brune aux yeux verts, rencontrée l’été dernier. Martin était amoureux. Elle travaillait à l’office du tourisme de Sète jusqu’à la fin octobre. Il était impatient de lui faire la surprise de la retrouver. Bien sûr, il aurait pu y aller en train ou en bus. Cela aurait été nettement plus rapide. Mais l’image d’un navigateur solitaire était quand même plus virile que celle d’un étudiant déserteur, voyageant en train. Il voulait l’impressionner. Il avait hâte de lire sa surprise sur son beau visage, lorsqu’il frapperait à la vitre de sa boutique. Comme elle finissait sa mission bientôt, il lui proposerait de venir faire un tour en Méditerranée avec lui, à bord de Mogambo. Les destinations ne manquaient pas. Elle n’aurait qu’à choisir. Ça pouvait être la côte espagnole ou la Corse. À cette époque, c’était tellement agréable. Ils pourraient mouiller aux îles Lavezzi sans qu’il y ait la foule. Ils se baigneraient dans une eau limpide encore chaude.

Il en était là dans sa rêverie lorsque le vent s’annonça en trouble-fête. Il frissonna en observant l’état de la mer. Les nuages commençaient à se sculpter en forme d’amande. Déjà Mogambo devenait plus nerveux. Non seulement le vent forcissait mais il changeait de direction, obligeant Martin à s’écarter de son cap. Pas le choix. Il était obligé de céder. De toute façon, la priorité était de calmer son ardeur en réduisant la voilure. Il commença par enrouler le génois. Puis, il se rapprocha du vent pour déventer la grand-voile. Utilisant le pilote automatique, il s’achemina prudemment au pied du mât pour prendre deux ris. De petit gabarit, il se déplaçait avec agilité sur le pont. Une houle s’était déjà formée. Dans cette position, face à la vague, le bateau tapait rageusement. En peu de temps, la mer s’était creusée. Mogambo se cabrait sur la crête des vagues avant de retomber lourdement dans les creux, ébranlant toute la coque et faisant vibrer la mâture. Déventée, la voile se mit à battre violemment. Le vent sifflait dans les cordages. Une écoute claquait sur le ponton comme des coups de fouet. Non sans mal, Martin réussit à tendre la voile avec sa nouvelle surface réduite. Il se cramponna alors pour revenir dans le cockpit. Surtout ne pas tomber à l’eau ! Libérant le pilote automatique, il reprit la barre pour s’éloigner du lit du vent. Mogambo parut aussitôt plus docile. Maintenant, il se couchait doucement sur les vagues.

Martin s’aperçut que ce petit exercice lui avait donné faim. Normal ! Il n’avait rien avalé depuis son départ. Il vérifia la stabilité des nouveaux ajustements, tant au niveau du vent que du cap avant d’envisager d’aller se faire à manger. Ce n’était pas le moment de faire de la grande cuisine. Il suffisait d’ouvrir l’une des boîtes de conserve achetées le matin et de la réchauffer. Le temps de trouver l’ouvre-boîte, d’ouvrir le gaz, de placer la casserole sur le feu et d’attendre que cela chauffe un peu lui parut interminable. Les gestes n’étaient pas aisés. Obligé de se tenir d’une main à cause du balancement infligé par les vagues, il ne procédait pas plus vite qu’un manchot à la réalisation du repas. Dans le carré, des relents de gasoil associés à une odeur de renfermé rendaient l’atmosphère pesante. Refroidi par cette fin d’après-midi en plein vent, la faim et les mouvements du bateau commençaient à lui donner la nausée. Connaissant sa sensibilité au mal de mer, Martin veillait habituellement, à prendre le temps de s’amariner avant de rester de façon prolongée à l’intérieur, en cas de houle. Cette fois, il y avait un peu trop longtemps que son corps n’avait pas été exposé à ces mouvements. Sans traîner, il mélangea un peu le contenu de la casserole, attrapa un bout de pain et se précipita dehors avant qu’il ne soit trop tard. Une fois à l’extérieur, il respira bien fort, pour reprendre de bonnes bouffées d’air. Il était temps. Il se régala d’un ersatz de cassoulet, tout juste tiède, son menu préféré des traversées en mer.

Ce frugal repas le requinqua immédiatement. Le vent restait assez fort mais Mogambo se tenait bien avec sa voile réduite. En cette fin octobre, les jours étaient déjà plus courts. C’était déjà le moment d’allumer les feux de route. Il s’habilla chaudement en prévision de la nuit qui arrivait, en commençant par enfoncer son bonnet sur ses épaisses boucles blondes. Au cours de la journée, il avait croisé peu de navires. Maintenant, au large de Marseille, le trafic de bateaux de commerce s’intensifiait. Au loin, de petits points immobiles se métamorphosaient progressivement jusqu’à devenir d’austères carcasses métalliques traversant la route de Mogambo à vive allure. Des porte-containers transportaient leur vertigineux chargement avec autant d’insouciance que s’il s’agissait d’un empilement de boîtes d’allumettes. Des gaziers exhibaient d’opulentes citernes aux sulfureuses rondeurs. Un pimpant paquebot blanc brillait de mille feux. Devant ces géants, Mogambo avait l’air d’une coque de noix. Martin passa une partie de la nuit à veiller pour éviter une collision. L’idée qu’il pourrait heurter l’un de ces cargos, sans qu’il ne s’en rende compte, lui donnait froid dans le dos. La tension retomba avec le trafic jusqu’à ce que le sommeil le gagne.

C’est le grincement de la bôme qui le réveilla au petit matin. Le vent était complètement tombé. La voile ne savait plus de quel côté aller, battant lamentablement son hésitation. Il faisait beau. La houle avait disparu, laissant place à une mer d’huile. Malgré un sommeil agité par manque de confort, Martin se sentait en pleine forme. Il s’étira. C’était la pétole, et alors ! Il n’était pas pressé. Il avait même tout son temps. La perspective d’une belle journée méritait de commencer par un bon café, qu’il accompagna d’un paquet de gâteaux et d’une pomme. Un sentiment de sérénité l’envahissait. En se remémorant le déroulement de la journée de la veille, il était satisfait. C’était bon de reprendre confiance en soi. Enfin la vraie vie ! Loin des théories mathématiques qui ne servent à rien de concret. Il n’avait aucune raison de sacrifier les plus belles années de sa jeunesse cloîtré dans un établissement scolaire. Il avait réussi à surmonter seul les épreuves de navigation de la veille. Aujourd’hui, il se sentait l’étoffe d’un héros. Le soleil, l’immensité de cette eau, aussi tranquille qu’une piscine, lui donnèrent envie de célébrer cette renaissance par un plongeon. Le bateau était immobile. Sans se poser trop de questions. Il se déshabilla complètement et se lança. Le contact de l’eau le saisit, lui fouettant le sang dans tout le corps. Mais quand il remonta à la surface et se retourna vers le bateau, un choc lui arracha un cri de désespoir. Il hurla sa rage en découvrant son erreur fatale. La vue du panneau arrière venait de le foudroyer. À côté des lettres bleues de Mogambo, l’absence d’échelle de bain, démontée à la fin de la saison, le privait de tout espoir de remonter à bord.

Avec le temps

Mamoun,

D’un coin du monde que tu as tant chéri dans ta jeunesse, je t’écris ce message. C’est avec une certaine malice que je m’amuse à t’imaginer telle que je voudrais te voir aujourd’hui. Le teint hâlé par une vie en plein air. Les cheveux tombant naturellement sur les épaules. Tu prends connaissance de ces quelques lignes, calme et détendue, un café fumant à la main, sur la terrasse surplombant ton jardin de Saint-Roch. Loin de l’agitation urbaine, tu savoures la sérénité d’une pause matinale, après avoir effectué la ronde journalière de ton potager. Tu portes des vêtements confortables. Un ensemble en maille composé d’une veste aux peluches devenues chroniques profite d’un sursis champêtre. Sa couleur gris perle, d’allure citadine, tranche avec les bottes en plastique présentant des motifs naïfs colorés. C’est ainsi que chaque jour, un panier d’osier sous le bras, tu empruntes l’allée centrale, desservant les légumes et les herbes aromatiques. Sous forme d’ardoises minuscules, un marquage appliqué, digne d’un magasin pour apprentis maraîchers, fait parler des carrés de verdure insignifiante. Ainsi, la moindre plante aux feuilles rachitiques revendique son identité. Tu arraches quelques mauvaises herbes, en passant, comme pour justifier ta visite, ou pour affirmer ton sens de l’observation, même si parfois tu hésites encore sur la légitimité de l’espèce. Tu mesures l’avancement de tes plantations. Les courges prennent du retard. Les tomates ne devraient pas tarder. Tu cueilles quelques haricots qui viennent garnir le fond de ton panier. Au fond du potager, une barrière. Son ouverture grinçante provoque une émeute instantanée. Dans un caquètement désordonné, les gallinacés s’agitent autour de toi, hésitant entre la fuite et la curiosité, entre l’abri et la pitance, entre le groupe et l’isolement. Tu troques plusieurs poignées de grains contre quelques œufs encore tièdes, qui rejoignent les haricots au fond du panier. Laissant tes pensionnaires à leur déambulation aléatoire, tu contournes les pommiers pour revenir par l’allée latérale. Le long du mur mitoyen, des plants de vigne dressés en espalier succèdent à l’exubérance de quelques pieds de rhubarbe. Heureusement, la tempête nocturne semble les avoir épargnés. Il faudra seulement penser à étayer rapidement le poirier qui, lui, a pris un air dangereusement penché. Tu poursuis ainsi ton inspection jusqu’à ce que tes pas te ramènent à la maison.

Après cette visite matinale, devenue un rituel dans ta nouvelle vie, je t’imagine reprenant contact avec le monde. Quelques clics pour te connecter et te voilà face à ta messagerie. Sur une page d’écran, des pseudonymes superposent les titres de leurs sollicitations. Tu parcours l’ensemble. Parmi les plus familiers, une place prépondérante est tenue par la coopérative communale. Le dernier envoi, daté d’hier soir, concerne la préparation d’une réunion au sujet des nouvelles acquisitions potentielles. Chaque membre de l’association est invité à émettre une suggestion basée sur des prix et une estimation d’utilisation. L’inventaire du matériel déjà disponible est joint pour rappel. Après avoir effectué quelques recherches sur un taille-haie et une machine à coudre, tu notes des informations qui serviront à présenter une étude comparative factuelle. Tu réponds de façon laconique, mais sans oublier de préciser que pour la partie conviviale de la réunion, tu apporteras une tarte aux framboises. Tu confirmes ta présence à la prochaine permanence. Puis, en préparation du week-end à Saint-Malo, chez ta sœur Valérie, tu valides le rendez-vous avec le chauffeur pour le covoiturage. Les autres messages te paraissent moins urgents. Leurs réponses pourront attendre ce soir. Un coup d’œil à l’horloge. C’est bien, il est près de onze heures, tu vas pouvoir commencer à te préparer pour aller travailler chez Electro-Com.

Mamoun, t’imaginer ainsi n’est qu’un jeu. Calme et détendue, toi ? Je ne me souviens pas t’avoir vue calme et détendue, sinon de façon fugace, peut-être parfois pendant les vacances. Cette vie équilibrée entre temps personnel et professionnel, que certains de tes anciens collègues vivent aujourd’hui, tu ne l’as pas connue. Le jardin de Saint-Roch n’a pas profité du plaisir d’être choyé par tes mains vertes. Pourtant, telle était ton idée en allant t’installer à la campagne. Tu souhaitais manger des produits sains, comme ceux de Papy. Tu te projetais dans un ambitieux modèle d’autosuffisance. Ne manger que des aliments de qualité. Seulement, acheter un terrain ne suffit pas. Encore faut-il avoir le temps de s’en occuper. Après une semaine remplie de longues journées de travail chez Electro-Com, manipuler la bêche et le râteau est vite devenu une corvée. Les choses n’ont fait que s’aggraver lorsque tu t’es retrouvée seule, au départ de Papa. Les quelques arbustes présents initialement ont envahi l’espace. Les allées ont été étouffées par une végétation qui a grandi trop vite.

Pourquoi ne t’es-tu pas laissé entraîner par tes aspirations campagnardes ? Pourquoi n’as-tu pas choisi un mode de vie simple, en accord avec tes rêves, au lieu de t’échiner dans une usine ? Je t’entends d’ici me répondre qu’il fallait bien gagner de l’argent pour le confort du foyer. Que le pouvoir d’achat est une forme de liberté. Comme beaucoup de personnes, en te focalisant sur ce que tu aurais perdu en acceptant de travailler moins, tu n’aurais pas pensé regarder ce que tu aurais gagné.

Tu n’as pas connu les réformes sur l’aménagement du temps de travail qui devraient se mettre en place dans un avenir plus ou moins proche. Cette transition, pourtant, est en train de s’opérer lentement, pour répondre à un nouveau rapport au travail. Il était temps. Le chômage a atteint des proportions dangereuses pour la cohésion du pays. Un gouffre se creuse entre deux populations, créant un monde à deux vitesses. D’un côté, un nombre croissant d’exclus du système, incapables de réintégrer le monde du travail. De l’autre côté, les actifs saturés, subissant la pression de plus en plus exigeante de leur entreprise, résignés devant ce qu’ils doivent considérer comme une chance d’avoir un emploi. Le système de solidarité, basé sur une aide exclusivement financière, transforme les contribuables en vache à lait pour aider ceux qui doivent se contenter d’oboles. Cette assistance condamnée à perpétuité ne peut que s’aggraver. Compter sur la croissance ? C’est une illusion. Il faut se rendre à l’évidence, il n’y a plus assez de travail pour tout le monde. La hausse de productivité, les délocalisations et la robotique ont réduit les besoins en main-d’œuvre. Il est temps de proposer un autre modèle de solidarité. Des initiatives commencent à se mettre en place pour favoriser le temps partiel. Timidement. Réservée initialement aux gardes d’enfants du mercredi, la personnalisation du temps de travail s’étend petit à petit, motivée par l’amélioration de la qualité de vie. Même si ce n’est pas encore institutionnalisé, les entreprises prennent conscience que c’est un atout à exploiter pour les rendre plus attractives vis-à-vis de leurs concurrentes.

En réalité, je sais que tu n’aurais pas pu accepter un mode de vie équilibré entre temps professionnel et personnel. Pire que la baisse de ton pouvoir d’achat, la réduction du temps de travail aurait été vécue comme une atteinte à ton intégrité professionnelle. Toi qui aimais tellement te croire indispensable dans l’entreprise. Tu ne savais pas dire non à ta hiérarchie. Évidemment, ton chef savait profiter de ta disponibilité. Tu feignais le mécontentement mais au fond, cela te flattait. Tu espérais une reconnaissance, pudique expression de la promotion. Il est vrai que tu avais su gravir les échelons. Entrée par la petite porte en tant qu’assistante de production, tu avais progressé dans l’entreprise. Mais, prise au jeu de l’engrenage de l’ascension sociale, tu avais développé une véritable addiction au travail, te rendant dépendante d’Electro-Com. Tu n’avais plus d’horaire. Tes congés étaient planifiés en fonction des plannings d’activité. Tu ne pouvais pas t’empêcher de prendre du travail pour le week-end. L’entreprise était devenue ta priorité. Tu étais tellement investie dans ton travail, que tu n’as même pas vu venir le départ de Papa. Pourtant, il était à prévoir que se sentant complètement exclu, il aille chercher le bonheur ailleurs. Une fois seule, tu n’as plus connu de limites. J’avais déjà quitté la maison pour mes études à Paris. Tes seules relations étaient des collègues de travail et toute ta vie s’est mise à tourner autour d’Electro-Com. Je te voyais de moins en moins. T’entendre parler de ton travail à tout bout de champ, avait fini par me lasser profondément.

Aujourd’hui, loin de Saint-Roch, c’est de la baie des Saintes que je t’écris ce message. Je suis installé sur la plage du Bois Joli, à l’ombre des résiniers, face au Pain de sucre. Des voiles blanches papillonnent sur la mer bleue. Un peu plus loin, dans un terrain nettoyé par les chèvres, des iguanes exposent leur archaïsme. Tu serais peut-être déçue mais le resort n’a plus grand-chose à voir avec le petit hôtel familial que tu as connu. J’ai cru comprendre que cet endroit avait été le décor de moments les plus heureux de ta vie. Votre voyage de noces. Papa et toi. Vous étiez jeunes. Tu en parlais toujours avec nostalgie. Vous vous étiez offert ce voyage, un vrai luxe pour vous à l’époque. C’était le temps où vous étiez encore à l’écoute de vos envies. Cet endroit m’a tellement paru idyllique d’après tes récits, que j’ai toujours su que mon premier voyage passerait par la baie des Saintes. Cette fois, j’y suis et c’est avec beaucoup d’émotion que je pense à toi. Je vous imagine, Papa et toi, vous baignant dans cette eau turquoise. Insouciants. Heureux.

Ce matin, je suis allé plonger. Je ne me lasse pas d’observer les poissons tropicaux, tout en couleur, plus étranges les uns que les autres. Motifs à pois ou à rayures. Le diodon qui se gonfle de frayeur. Les poissons-chevaliers qui agitent majestueusement leur panache. La nonchalance des tortues. La danse synchronisée des bancs de petits poissons, comme s’ils effectuaient une chorégraphie répétée depuis longtemps. Après ma séance de snorkling, je suis allé faire quelques achats au marché du bourg de Terre de haut. Quel plaisir de voir ces étalages de fruits ! Les petites bananes acidulées, les pamplemousses juteux, les mangues parfumées. Un vrai régal ! J’ai pris quelques pâtés de crabe pour mon déjeuner sur la plage, et je suis revenu à l’anse du Bois Joli. Je vis à ce rythme tranquille depuis une semaine. Après cette escale, je reprendrai mon itinéraire. Je me donne un mois pour remonter sur Cuba en bateau-stop, ensuite je rejoindrai le Mexique par ferry et je compte finir par le Pérou. Oui, je pars pour un long voyage. C’est une grande aventure pour moi d’aller découvrir ces pays qui me font rêver depuis si longtemps. Non seulement j’ai envie d’aller voir les paysages, mais je me réjouis à l’idée de partir sur les traces de leur histoire, et de leur civilisation. D’autre part, les contacts pris pour me loger chez l’habitant vont me permettre d’appréhender les pays de façon plus authentique. Je partagerai pendant un moment leur façon de vivre si différente de la nôtre. C’est au cours de mon voyage Erasmus à Prague que j’ai compris que ce n’est pas en passant deux semaines en touriste dans un pays qu’on peut prétendre le connaître, mais en vivant avec les locaux pendant un moment, on a plus de chance de s’imprégner de leur culture. Je pars pour un périple d’une année. Je vais pouvoir explorer les vestiges de la civilisation maya, tout en prenant le temps de vivre avec les autochtones.