Aubert de Rouen - Jacky & Laurent Grenier - E-Book

Aubert de Rouen E-Book

Jacky & Laurent Grenier

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Beschreibung

Inspiré de faits authentiques, Aubert de Rouen est le récit d’un homme passionné, mû par ses propres souvenirs, qui se lance à la recherche d’une femme mystérieuse. Emma est-elle réellement celle qu’elle veut bien laisser paraître ? Paul est intrigué, bouleversé. Animé par des sentiments nouveaux, il se perd dans un labyrinthe où l’illusion et l’imaginaire s’entremêlent.


A PROPOS DE L'AUTEUR
Après avoir publié leur premier roman intitulé Les cahiers d’Enzo, Jacky & Laurent Grenier, père et fils, ont décidé de poursuivre l’aventure en imaginant une nouvelle histoire. Cette fois, leur passion les conduit en Normandie, théâtre de leur enfance.

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Seitenzahl: 328

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Ähnliche


Jacky & Laurent Grenier

Aubert de Rouen

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jacky & Laurent Grenier

ISBN : 979-10-377-5599-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Des mêmes auteurs

– Fondettes, Alan Sutton, 1999 ;
– Les cahiers d’Enzo, Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;
– L’arbre à cœur, Le Lys Bleu Éditions, 2021.

À Marthe et Paul

I

« Les femmes et les enfants d’abord ! » Voilà ce qu’aurait dû ordonner en priorité le commandant de bord à ses hommes d’équipage. Mais rien de tout cela.

Dans l’affolement général, les passagers, équipés de leurs gilets de sauvetage, se bousculaient violemment pour accéder aux chaloupes.

À l’aide de leurs porte-voix, les marins les exhortaient à se calmer. Les cris et les pleurs des enfants apeurés ajoutaient à l’hystérie collective.

Les embarcations surchargées de naufragés se balançaient dangereusement dans le vide…

Une confusion totale régnait… Un chaos indescriptible provoquait des gestes désespérés…

Certains se jetaient à l’eau du haut du pont supérieur…

L’ordre d’évacuation avait été donné trop tard et le paquebot continuait à sombrer progressivement sur son flan.

Dans le tumulte, Paul espérait apercevoir Emma qu’il avait quittée deux heures plus tôt au restaurant du pont 7. Elle lui avait demandé de venir la retrouver pour l’accompagner au bal du commandant après le dîner.

La pluie redoublait… Traversé par un violent frisson, il tressaillit à l’idée qu’elle pouvait être encore dans sa cabine. En pénétrant dans les couloirs inondés à demi-éclairés du pont 5, il hésita à poursuivre, en entendant le grésillement des câbles électriques.

— Quel numéro avait-elle dit ?

Le niveau de l’eau montait à vue d’œil…

Des craquements sourds et inquiétants résonnaient dans les parois du géant blessé.

En ouvrant la porte de la cabine 256, il trouva la chambre vide. L’eau lui arrivait jusqu’au-dessus des genoux…

Soudain, un énorme fracas se fit entendre, puis ce fut l’obscurité et le silence. Un sentiment étrange et oppressant lui donnait l’impression d’être prisonnier des entrailles du monstre. De l’eau jusqu’à la taille, Paul avança à tâtons, en longeant les murs des couloirs sombres. Après quelques dizaines de minutes éprouvantes, à bout de forces, il entendit qu’on appelait au loin :

— Y a encore quelqu’un ?
— Par ici, s’écria-t-il d’une voix étranglée.

Deux hommes d’équipage, torches à la main, apparurent au bout du corridor. Exténué, il remercia le ciel et les marins qui faisaient une dernière ronde avant l’évacuation générale.

À nouveau sur le pont, emmitouflé dans une couverture de survie, Paul pensait à Emma. Peut-être avait-elle été évacuée pendant qu’il était à sa recherche ?

Il l’espérait, mais craignait le pire.

Drôle de baptême pour une première croisière !

Blotti parmi les derniers passagers, transi dans le canot de sauvetage qui les ramenait vers la côte, Paul regardait s’éloigner la carcasse du paquebot naufragé.

Près de lui, des marins discutaient discrètement du drame. Leur commandant avait l’habitude de faire des manœuvres audacieuses en longeant les côtes pour saluer les habitants… Cette fois-ci était la fois de trop. Le navire avait frappé un rocher immergé qui avait déchiré la coque sur plusieurs mètres entraînant une voie d’eau irrémédiable.

S’en était-elle sortie ?

Il ne savait rien d’elle. Ils s’étaient rencontrés le soir même, à l’occasion du dîner de gala. Pendant près d’une heure, ils avaient discuté de choses et d’autres. Il l’avait trouvée mystérieuse et intrigante.

Sur le quai, une foule de badauds assistait stupéfaite, à l’arrivée des naufragés.

Des tentes de premières urgences installées à la hâte accueillaient les rescapés, tandis que les sirènes du ballet incessant des ambulances retentissaient dans la nuit.

Après avoir été rassuré par un médecin sur son état de santé, Paul se dirigea vers le poste de recensement des passagers.

Aucune Emma du pont 5 ne s’était présentée.

Paul resta quelque temps sur le quai, en espérant la croiser. En vain.

Des cars affrétés par la compagnie devaient ramener les voyageurs à leur destination de départ.

Celui pour Marseille était prêt à partir et Paul dut se résoudre à abandonner ses recherches.

Dans la panique, il avait réussi à conserver son sac en bandoulière, le reste de ses bagages gisaient au fond de l’eau.

Complètement épuisé, il posa sa tête sur le rebord de la fenêtre du bus qui le ramenait et s’endormit lourdement.

Son véhicule était stationné sur un parking du port, là où il l’avait laissé cinq jours auparavant.

Ce voyage aurait pu lui être fatal.

Mais il revenait vivant, témoin d’un événement dramatique, avec le souvenir furtif d’une femme qui occupait désormais toutes ses pensées.

***

Retraité et veuf, Paul comblait sa solitude en occupant pleinement ses journées.

Il était passionné de brocante et de généalogie. Il aimait mettre en lumière les objets anciens et la vie de ceux qui avaient vécu avant. Sans cesse en quête d’informations et de vieux documents, il courait les bibliothèques, les bureaux d’archives et même les cimetières.

Il aimait faire plaisir aux familles en retraçant la vie de leurs aïeux.

Ainsi, elles comprenaient d’où elles venaient et pourquoi elles portaient tel ou tel patronyme.

Pourquoi celui-là faisait ce métier et pourquoi celui-ci était doué pour cela ?

Ses recherches donnaient un sens à sa vie et rien ne pouvait le rendre plus heureux.

II

Après dix heures de routes épuisantes, la ville aux cent clochers, arrosée par la bruine, apparut dans la vallée.

Le vieux Rouen n’avait aucun secret pour Paul. Ses quartiers, ses rues, les moindres recoins lui évoquaient un souvenir. Après avoir quitté Pavilly, ses parents avaient acheté une maison rue des Carmes où il demeurait encore.

Les berges de la Seine étaient une de ses balades favorites. Il aimait s’attarder longuement pour observer avec attention le trafic des péniches chargées de leurs cargaisons. Comme des cohortes de chenilles processionnaires, elles semblaient glisser sur l’onde en file indienne.

Comme chaque fois qu’il rentrait chez lui, Paul consulta les messages sur son répondeur téléphonique :

— Paul ! Tu es encore parti traîner ? Je te rappelle que nous dînons ensemble mercredi soir… Donne-nous de tes nouvelles… bises.
— Salut, c’est Rémi à l’appareil… Rappelle-moi s’il te plaît ! Ciao !

En entrant dans son bureau, il trouva les journaux que Mathilde avait pris soin de rassembler pendant son absence.

— Monsieur Paul, vous êtes là ?
— Oui ! Mathilde entrez ! Vous avez le journal ?
— Comme d’habitude, parce que… Vous avez fait une belle croisière ?
— Vous n’êtes donc pas au courant ?
— Au courant d’quoi ?
— Du naufrage !
— Quel naufrage ?
— Celui du paquebot !

Mathilde se demandait ce que Paul racontait, et s’il avait toute sa tête. Non, elle n’en avait pas entendu parler…

Il prit le journal dans la pile et lui mit la photo du navire naufragé sous le nez.

Sans trop y croire, elle fila dans la cuisine en marmonnant, pendant que Paul lisait l’article avec attention.

Tout était bien relaté, rédigé… À croire que le journaliste avait été présent ce jour-là…

Le bilan était très lourd. Vingt-sept morts et treize personnes portées disparues.

Le nom d’une certaine Vernier Emma figurait en bas de la liste.

Ivre de fatigue, il se dirigea vers son bureau en traînant les pieds, chaussa ses lunettes et en sortit un vieux porte-documents.

Ce qui venait de lui arriver n’était pas banal. Le cran dont il avait fait preuve l’avait encore tiré d’une situation critique. Il en avait déjà vécu des événements dramatiques, notamment durant sa jeunesse pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans les moments les plus périlleux, il avait su faire face et affronter le danger en gardant son sang-froid. Il ferma la porte, saisit son vieux cahier et installé dans son fauteuil. Se plongea dans ses souvenirs.

L’exode

Cette journée du 8 juin 1940 s’annonçait pourtant splendide. Un soleil radieux diffusait sur notre petite bourgade la douce chaleur d’un été prometteur. Mais malheureusement, des bombardiers allemands apparurent soudain dans le ciel et vinrent ternir le décor en semant la désolation et la mort.

Des obus tombèrent à quelques mètres de notre maison, explosant les vitres, couchant les arbres fruitiers du jardin, délabrant la clôture. Ma mère, restée seule avec mes deux frères, nous avoua par la suite avoir eu la peur de sa vie, croyant ne plus jamais nous revoir.

Alertés par un voisin, mon père et moi quittâmes précipitamment l’imprimerie où j’étais apprenti. Anxieux et sans un mot, rasant les murs des habitations, nous arrivâmes à la maison retrouvant ma mère et mes frères effrayés. Sans attendre, mon père prépara les bicyclettes, ma mère entassa des provisions que l’on fourra dans les sacoches avec nos petits objets les plus chers.

Je quittai ma fiancée Marthe, qui, je le sus par la suite, s’occupa de notre maison jusqu’à son propre départ. Puis nous nous mîmes en route vers l’inconnu, sans but précis en nous cachant pour éviter les patrouilles ennemies qui rôdaient dans tous les coins.

À bientôt dix-huit ans, je décidai, malgré la peur, de tenir un journal. Nous avions abandonné nos proches, notre maison, en fuyant précipitamment. En racontant notre périple, j’avais l’espoir que ma famille et moi-même reviendrions chez nous vivants et que je pourrais ainsi témoigner du drame que nous avions vécu.

Quelques heures après notre départ, après avoir pédalé comme des forcenés, nous traversons la Seine. Le bac est chargé à fond. Enfants, vieillards, militaires, affolés aux regards perdus, attendent nerveusement de poser le pied sur l’autre rive. Au loin, des incendies obscurcissent le ciel alors que de terribles explosions retentissent de tous côtés.

Sur la rive droite, nous débarquons les vélos et c’est reparti, nos mollets sont encore froids et cela devient difficile. Mon père, qui tracte mes frères dans une remorque de fortune, a encore la force d’aider ma mère dans les montées en la poussant dans le dos. Plus loin, la patronne d’une ferme nous donne de l’eau fraîche et du pain ainsi que quelques cerises.

À Barneville, nous mangeons dans une petite auberge. Le maire, qui en est le propriétaire, nous propose de venir passer la nuit à son domicile. Nous acceptons. Le dimanche, après les remerciements, nous nous mettons en route. Au loin, d’immenses nuages noirs tirent un rideau sur l’horizon. Ce sont les réserves de carburant que l’ennemi vient de faire sauter. Quelques heures après, nous arrivons dans Pont-Audemer. Nous faisons une pause dans une petite maison habitée par un mutilé de la Grande Guerre. Il nous offre du cidre, du café et des biscuits.

Arrivés à Thiberville, le garde-champêtre nous guide vers la salle des fêtes, mais mon père n’est pas rassuré par le bonhomme et finalement nous continuons. Ce soir-là, nous dormons dans une grange abandonnée. Maman n’est pas en forme et mon petit frère d’à peine deux ans tousse énormément. Nous décidons de rester une journée de plus pour nous reposer.

Le lendemain au marché, nous faisons le plein de ravitaillement et en rentrant mon père fait une révision complète des vélos. Tout le long de la route, des files interminables de réfugiés discutent en se croisant. Les gens essaient d’avoir des nouvelles, il y a des chariots bondés, des voitures surchargées, des enfants qui pleurent, tout un monde qui file dans une direction inconnue.

Plus loin, dans une boulangerie, on nous offre du pain, la solidarité fonctionne à plein régime. Ce soir, nous dormirons dans une ferme, sous un hangar. Il pleut, il pleut…

Au petit matin, nous croisons des soldats marocains qui nous saluent fraternellement. Hameaux et villages se succèdent jusqu’à Argentan. Papa, n’aimant pas rester dans les grandes villes par peur des bombardements, nous continuons et couchons à Sarceaux où notre literie, pour ne pas changer, sera une nouvelle fois des bottes de paille. Les lits douillets de nos chambres ne sont plus qu’un souvenir et nos corps exténués se contentent du foin. Rémi va un peu mieux. Le lendemain, nous apprenons par des militaires français que la ville d’Argentan a été bombardée dans la nuit et a connu de lourdes pertes.

À cette nouvelle, je pense à notre maison ! Est-elle encore debout ? Marthe est-elle vivante ? Mon père ne parle pas de tout ça pour ne pas nous effrayer. Mais dans le regard de ma mère, je vois la détresse et les interrogations multiples. Les journées se succèdent loin de chez nous. Cela devient difficile pour le logement, le ravitaillement, la sécurité de notre famille.

À Bazoches, le maire nous offre de passer la nuit dans sa grange parmi les bottes de foin. Une petite table et des chaises complètent ce logis précaire, mais nous nous en satisfaisons.

Je récapitule toutes nos journées sur mon petit cahier de route. J’ai noté que depuis notre départ, nous sommes passés devant vingt et un calvaires. Sans doute pour nous rappeler ce que nous vivons…

Plusieurs villages traversés, plusieurs nuits dans la paille, nos têtes et nos corps sont fatigués, vidés, les interrogations s’enchaînent… Où allons-nous et pendant combien de temps encore ?Le lendemain, nous couchons dans une école, sur des lits de camp en grillage. Nous sommes à quelques kilomètres de Laval dont le centre-ville a été bombardé à plusieurs reprises. D’après les autorités, il y a eu au moins quatre-vingts morts.

Depuis quelques jours, nous circulons sur les routes du département de la Mayenne. Au village de Pommerieux, de l’autre côté de la rivière, une vieille femme nous fait signe de nous arrêter. Elle nous dit que son mari a été mobilisé et qu’elle recherche de la main-d’œuvre. Nous franchissons le petit cours d’eau qui mène jusqu’à chez elle en empruntant un ponton aux planches brinquebalantes. Nous ne sommes pas rassurés et mon père propose que nous passions les uns après les autres pour ne pas risquer de nous retrouver à l’eau.

Cette charmante dame nous offre l’hospitalité dans une maisonnette attenante à la sienne. Tout autour, les épis dorés des blés chahutés par le vent ondulent en vagues incessantes. Je ne peux résister à l’envie de m’y asseoir et mon crayon, avec la précision d’un pantographe, dessine sur mon fidèle cahier ce paysage bucolique.

Après une nuit réparatrice, nous nous mettons au travail. Nous arrachons les plants de betteraves pour laisser place au futur repiquage. Ça fait du bien d’être occupés.

L’après-midi, c’est relâche. Mais notre partie de pêche est interrompue par des tirs d’artillerie très proches. La friture attendra… Madame Robert, « notre patronne » nous dit de faire bien attention car des troupes allemandes auraient été vues à quelques kilomètres.

Le lendemain, nous nettoyons les étables, étrillons les chevaux. Cela devient nos tâches quotidiennes. Nous sommes loin de chez nous, mais au beau milieu des champs nous avons l’impression d’être protégés et nous oublions presque où nous sommes.

Au fil des jours, d’autres travaux nous absorbent : réparations de clôtures, confection de fagots, nettoyage des outils. Lorsque j’ai un peu de temps, à l’aide de mon canif, je confectionne de petits objets dans des éclats de chêne : un éléphant, un canard, une paire de sabots miniatures, un cœur que je garde précieusement, il sera pour Marthe.

À la ferme, il n’y a pas d’électricité ni de TSF. C’est au village de Chérancé que nous avons quelques nouvelles. Des Allemands nerveux circulent dans tout le centre de la France. Mais nous apprenons avec une joie incommensurable que l’armistice vient d’être signé. On va pouvoir enfin rentrer chez nous. On dit que des accords ont été trouvés par Pétain et les envahisseurs. Peut-être que la vie sera moins dure !

Nous sommes excités en pensant au retour. Mon père nous fait confectionner des musettes avec des sacs à engrais. Il prévoit d’amener un maximum de provisions car la route sera longue. Comme tous les jours, mais encore plus aujourd’hui, je pense à Marthe dont on est sans nouvelles depuis notre départ précipité. J’ai souvent prié pour la retrouver, sentir son corps contre moi et goûter à nouveau ses lèvres. Mais quitter Madame Robert est un déchirement. Elle est comme un membre de notre famille maintenant. Nous lui promettons de revenir la voir après la guerre.

Ce premier juillet, nous croisons des centaines de personnes sur le chemin du retour. Les visages ont changé, les gens sifflent et chantent à tue-tête comme si la guerre n’était plus qu’un mauvais souvenir. Dans les champs, bleuets, marguerites et coquelicots ont fièrement revêtu leurs parures aux couleurs de la France, comme pour saluer tout ce peuple sur la route de l’espoir.

Aujourd’hui, c’est notre trentième jour d’exode. Les villages que nous traversons nous paraissent endormis, l’annonce de l’armistice n’est sans doute pas encore répandue. J’expédie une carte postale à Marthe.

Au bureau de tabac, mon père apprend qu’à la préfecture de Mayenne, on délivre des billets de train gratuits pour les réfugiés désirant rentrer chez eux.

Nous prenons le train pour Caen le lendemain. Entassés auprès de nos vélos, le voyage est pénible, le moindre recoin est pris d’assaut. Certains dorment par terre, malgré tout, le moral est là. Notre déception est terrible en apprenant au terminus que notre correspondance est reportée au lendemain. C’est dans une grande tente de l’armée plantée devant la gare que nous coucherons. L’endroit est répugnant, sale et dépourvu d’hygiène. Le va-et-vient des gens et le vacarme des avions sont incessants. Au petit jour, nous levons le camp sans faire de toilette : l’eau des lavabos est coupée…

Pas de train. Nous reprenons la route qui comme souvent, nous semble moins longue au retour : Pont-Audemer et la Seine à la Mailleraye. Nous sommes quatorze à vouloir traverser dans une barque de fortune avec nos bicyclettes. Ma mère est fébrile, fatiguée. Elle s’accroche à papa. Mes petits frères font preuve de courage. Il ne faudrait pas grand-chose pour que l’embarcation chavire. Un petit quart d’heure après sur l’autre rive, rassurés, l’escalier de planche gravi et quelques coups de pédales plus loin, la ville du Trait nous apparaît. Elle sera notre dernière nuit de cavale. De petits lits de camps installés dans la salle des fêtes par la municipalité sont un avant-goût de notre chez nous.

À l’aube, les forces nous reviennent et les pédaliers tournent à plein régime. C’est dans l’après-midi que le clocher de Pavilly nous apparaît sous la bruine. On ne ressent même pas la fatigue lorsqu’on monte la côte de la gare qui mène à notre maison.

Au détour du dernier virage, nous l’apercevons. Elle est toujours là… debout au beau milieu de la verdure, des roses et des dahlias. Marthe est passée par là… tout est nettoyé, briqué, arrosé… On dirait une maison de poupée. Nous sommes épuisés mais rassurés ; notre bonheur est intense. Je vais retrouver celle que j’aime.

Nous sommes le 13 juillet 1940

Paul referma le cahier en songeant à Marthe.

Ils s’étaient rencontrés le jour du corso fleuri de Sainte-Austreberthe, là où elle était née quinze ans plus tôt. Fille unique d’un des plus riches exploitants agricoles du canton, la jeune fille l’avait immédiatement charmé par sa beauté et sa désinvolture. Ils étaient tombés amoureux le soir même. À la faveur de l’obscurité naissante, il lui avait volé un baiser et ils ne s’étaient plus quittés, séparés deux fois seulement par l’exode et le STO.

III

Le mercredi suivant, Paul se rendit chez Pierre son ami de toujours. Ils s’étaient connus gamins sur les bancs de l’école de Pavilly. À cette époque, Paul habitait au Hameau de la Vierge, Pierre demeurait dans le centre-bourg.

Les deux copains avaient grandi ensemble, fait les mêmes bêtises et joué au football à l’OlympiquePavillais. Une année même, ils avaient affronté le grand HAC lors d’un tour de Coupe de France devant un public enthousiaste à fond derrière le Petit Poucet. Ce jour-là, ils avaient été éliminés mais avaient gagné le cœur des supporters de l’OP.

Plus tard, devenus jeunes adultes, ils étaient passés en même temps devant le conseil de révision qui avait déclaré officiellement qu’ils étaient maintenant « des hommes bons pour le service et les filles. »

Séparés par la guerre, tous deux s’étaient retrouvés puis mariés. Leurs femmes étaient devenues très complices et les deux couples inséparables. Mais la disparition soudaine et brutale de Marthe avait laissé un grand vide et rompu le charme de cette relation harmonieuse.

— Et alors, où étais-tu ? Impossible de te joindre ? dit Louise.
— Je ne vous l’ai pas dit mais j’ai fait une croisière !
— Ah bon ! Mais avec quelle compagnie ? T’as vu au journal télévisé, le terrible naufrage ?
— Tu parles, que je l’ai vu, j’y étais ! dit Paul.
— Quoi, qu’est-ce que tu racontes, comment ça tu y étais ?
— Je t’assure… j’ai vécu un truc inimaginable !
— Et tu nous dis ça seulement maintenant ! Mais raconte voyons, que s’est-il passé ?

Paul se lança alors dans un long monologue, expliquant en détail le déroulement du drame et sa rencontre éclair avec Emma.

Louise et Pierre l’écoutaient sans l’interrompre.

À la fin du récit, ses deux amis abasourdis restèrent un long moment sans dire un mot.

— Elle s’appelle Vernier. Mais impossible d’avoir d’autres informations. Ils ne disent rien sur le journal.
— Elle s’est peut-être noyée ? lança Pierre.
— Je ne sais pas ce qui me fait dire ça, mais je suis sûre qu’elle est vivante… Cette femme m’a touché… N’imaginez rien ! Je n’ai pas la tête à ça ! Mais j’ai le sentiment de l’avoir déjà rencontrée quelque part !

Je ne comprends pas pourquoi je n’arrête pas de penser à elle.

— Tu es sans doute encore sous le choc mon vieux ! lui dit Pierre. Si tu veux, je vais te donner le numéro de téléphone d’un gars qui travaille au ministère des Transports. Tu lui diras que tu appelles de ma part. Je lui ai rendu service une fois. Il ne refusera sûrement pas de te renseigner !

Il était minuit à la cathédrale lorsque Paul sortit de chez ses hôtes. Il avait l’habitude de venir à pied, pour profiter au retour du calme de la nuit.

Sous l’effet d’un dernier petit Calva, la ville s’éclaira de mille feux devant ses yeux. Les lumières orangées des réverbères scintillaient comme une pluie d’étoiles, donnant à la cité normande une allure féerique.

En se penchant légèrement au-dessus du parapet du pont Jeanne-D’arc, il contempla les reflets de la lune dans les eaux du fleuve qui dessinaient des fresques semblables aux merveilleux kaléidoscopes de son enfance.

Tout petit déjà, son institutrice avait décelé son côté bohème. En grandissant, cette manière de s’émerveiller sans cesse lui était restée.

Ses deux frères pensaient que c’était sa façon de résister à la vertigineuse fuite du temps qui l’obsédait. Georges, le cadet, était parti vivre en Suisse avec sa femme et avait ouvert une chocolaterie.

Le plus jeune, Rémi, était directeur d’agences immobilières dans le midi de la France.

Le lendemain, Paul se réveilla bon pied, bon œil, comme à son habitude. C’était le matin qu’il était le plus efficace. Ses idées étaient claires et en bon ordre.

Un peu plus tard, après qu’il eut composé le numéro, un standardiste du ministère des Transports décrocha :

— Allô ?
— Oui, bonjour. Je souhaite être mis en contact avec le service de M. Hébert.
— De la part de qui ?
— M. Aubert de la part de M. Faure.
— Un instant s’il vous plaît !

Après quelques minutes, une voix grave se fit entendre :

— Allô, j’écoute ?
— Oui, bonjour, je suis M. Aubert. Mon nom ne vous dira rien mais je suis un ami de Pierre Faure.
— Ah et alors ?
— J’ai dîné avec lui hier soir et il m’a donné votre numéro en m’expliquant que peut-être vous pourriez m’aider !
— À quel sujet ?
— C’est à propos du naufrage du paquebot Sol del Sud. Je recherche l’adresse d’une personne disparue : Emma Vernier.
— Vous êtes de la famille ?
— Non, simplement un ami !
— Si vous êtes un ami comment se fait-il que vous ne sachiez pas où elle habite ?

Paul grimaçait en se disant qu’il venait de commettre une bourde…

— C’est-à-dire que je ne l’ai pas revue depuis longtemps, j’étais à l’étranger… Je ne me souviens plus exactement de son adresse ?

Il se gratta le menton en se demandant si l’autre au bout du fil, le croyait. Paul aimait inventer des histoires pour parvenir à ses fins. Parfois, c’était à ses dépens. Il entendit des murmures, puis :

— Quel nom vous dites déjà ?
— Vernier Emma.

Un silence s’installa puis :

— 25, rue des Fougères, Amiens, dit le fonctionnaire d’un ton sec en raccrochant.
— Paul, le téléphone encore à la main, pensa ironiquement que le pauvre homme devait avoir très mal dormi pour être aussi désagréable.

IV

Rue des Fougères, Paul hésita. Le 25 devait être en face, côté impair, mais il ne trouvait pas. Sur un poteau en bois, un écriteau usé par les intempéries indiquait un chiffre et un nom illisibles.

Il sonna au 24. Une voix criarde lui répondit.

— C’est qui ?

La porte s’ouvrit :

— Oui, qu’est-ce que c’est ?
— Bonjour madame, excusez-moi de vous déranger, je cherche le numéro 25.
— Ah, c’est pas ici, vous vous trompez, c’est à côté au bout de l’impasse… Vous cherchez qui ?
— Mme Vernier.
— Y a pas de Vernier ici ! Haupin vous voulez dire ? Ils étaient bizarres ces gens-là ! Ils ne parlaient à personne. À peine s’ils disaient bonjour !

— Mais vous dites ces gens-là ? Il y a un monsieur Haupin ? Et ils n’habitent plus là ?

— Bah non ! Un jour hop ! L’homme a disparu. Et il y a quelques mois, c’était au tour de la femme…

Je sais pas de quoi ils vivaient… ! En tout cas, ce que je peux vous dire c’est que maintenant la maison est à vendre avec tout ce qu’il y a dedans !

— Ah, bon !
— Oui, tenez c’est écrit ici !

La vieille femme lui tendit un journal. Il lut avec attention.

« Grande vente aux enchères publiques samedi 7 avril. »

Il remercia la voisine et prit congé.

Quelques jours plus tard, impatient, Paul revint rue des Fougères muni de son calepin. Il avait l’habitude avant que les ventes ne commencent de faire sa propre estimation sur les lots proposés.

Aucun vieux papier, document administratif, carte postale ou autre ne pouvait échapper au laser de son regard bleu perçant.

Dans un coin du cellier de la maison, quelques cartons renfermaient des livres aux tranches dorées et reliures rouges, ouvrages d’excellence et d’honneur, suprêmes récompenses remises aux anciens écoliers méritants. Cachée derrière les livres, une valise pleine de documents et de correspondance entassés pêle-mêle attira son attention.

Oh que son cœur battait la chamade lorsqu’il pensait tomber sur un filon ! Chaque fois, il rajeunissait de dix ans ! Il ne fallait pas grand-chose ! Une photo, un nom, une adresse qui lui donnerait une piste.

Pour éviter que personne ne vienne fouiner dans le coin, il déposa des bottins usagés par-dessus la valise.

La vente débuta… le mobilier eut du succès. Puis ce fut le tour des bibelots. Et enfin, parmi les autres lots, Paul aperçut la valise qu’il avait pris soin de camoufler. Personne n’avait l’air intéressé par les relances du commissaire :

— Alors vous n’êtes pas en forme aujourd’hui ? Ils ne vous plaisent pas mes papiers ?

À défaut d’avoir de la valeur, ça pourra toujours vous servir à allumer le feu !

Un rire étouffé monta dans l’assistance.

— Si personne n’en veut, et bien je retire ce lot de la vente !

Paul intervint :

— Je couvre l’enchère !
— Personne d’autre ? Une fois, deux fois, trois fois ! Adjugé à monsieur ?
— Paul Aubert !

En lui remettant le lot, la secrétaire lui confia discrètement que pendant l’estimation, le commissaire lui avait conseillé de le détruire. Mais elle avait refusé, estimant que ces correspondances étaient des témoignages intimes et que derrière ces lettres se cachait peut-être une histoire d’amour.

Paul la remercia, persuadé qu’il détenait là quelque chose. C’est ce qu’il se disait à chaque fois car il n’aimait pas revenir bredouille…

Comme un joueur obstiné, il tentait toujours sa chance en ramenant même les lots les plus anodins.

Ainsi, il avait un nouveau challenge et de nouvelles recherches à effectuer.

Satisfait de son acquisition, il reprit la route de Rouen et décida de pousser jusqu’à Pavilly. Arrivé dans la rue Jean Maillard, il stoppa son véhicule devant le café qui avait été durant de longues années, la propriété de ses grands-parents paternels.

Il entra, commanda un café et comme il le faisait à chaque fois qu’il venait, s’installa au fond de la salle. En laissant son esprit divaguer, il cherchait à retrouver l’atmosphère lointaine de ses vacances d’été.

À l’époque, chez Anathalie et Paul-Jules, il y avait foule au Café des Sports. Après de longues journées de travail, les habitués aimaient se réunir autour d’une bolée de cidre et passer un bon moment. Chacun s’y sentait chez soi. Une ambiance fraternelle et bon enfant y régnait.

Autour des tables-bistrot en marbre cerclées de laiton, les acharnés jouaient aux cartes, les autres à d’interminables parties de dominos.

Paul-Jules était un as à ce jeu-là, et ses trophées en bonne place sur les étagères derrière le comptoir, le rappelait à tous.

Des affiches annonçaient les futurs combats de boxe et les programmes de cinéma.

Ailleurs, sur les murs, des plaques émaillées publicitaires encourageaient les consommateurs à boire de l’alcool et à fumer de nouveaux tabacs d’Orient.

Parfois, sa grand-mère autorisait le petit Paul à servir les clients qui le rétribuaient en pourboire de quelques centimes de francs. Il était heureux de donner un coup de main et en éprouvait une grande fierté.

Anathalie était un petit bout de femme, pétillante de vie à qui le travail ne faisait pas peur. Son mari était fou amoureux d’elle.

Un jour qu’il oublia de refermer la trappe derrière le comptoir, Anathalie se retrouva à terre en bas de la cave, une jambe fracturée. Malheureux et inconsolable, Paul-Jules s’en voulut longtemps.

C’était lui qui avait initié son petit-fils aux plaisirs de la chine. À la traque des objets, des livres, et surtout des cartes postales dont il faisait la collection.

Il lui expliquait pourquoi telle ou telle était mieux cotée. Il l’invitait à classer délicatement les timbres par pays, dans ses albums. Paul voyageait à travers le monde en apprenant la géographie, les départements et leurs préfectures.

Aujourd’hui, dans le café, les vieux luminaires avaient laissé place à des rampes de néons, et les chaises de hêtre à l’assise cannée, à des sièges en formica.

Deux flippers bruyants, représentant des pin-up aux yeux revolver trônaient en lieu et place de l’ancien billard français. Tout avait changé.

Le temps avait flétri les corps et les âmes mais les souvenirs étaient intacts et il arrivait souvent à Paul, submergé par l’émotion, les yeux embués de larmes, de se lever promptement et de partir sans dire un mot. Les clients le voyaient s’éclipser en se demandant ce qui arrivait à ce horsain de s’émouvoir comme ça !

Jamais il n’avait eu l’occasion de raconter son histoire aux nouveaux gérants.

Il savait très bien que cela ne leur évoquerait rien. Trop d’eau avait coulé sous les ponts. Mais ce jour-là, il se sentait d’humeur joviale et bavarde.

— Excusez-moi ? dit Paul en apostrophant le patron qui débarrassait une table près de lui.
— Oui, monsieur, désirez-vous autre chose ?
— Non merci. Je m’arrête souvent chez vous lorsque je passe dans le coin. Je suis le petit-fils des anciens propriétaires qui ont tenu ce café de 1932 à 1953.
— Ah, ça commence à dater. Y en a eu depuis ! Enchanté. Vous connaissez l’histoire de ce bar alors ?
— J’y ai passé une partie de ma jeunesse. J’aurais de quoi écrire un roman sur tout ce qui s’est passé ici.
— Intéressant !
— Tout a bien changé. Je me souviens encore du décor de l’époque.
— Oh moi j’ai racheté il y a cinq maintenant ! C’était en piteux état. L’ancien patron avait laissé tout ça quasiment à l’abandon. On a tout refait. D’ailleurs… vous m’avez dit… quelles années vos grands-parents ? C’est comment votre nom ?
— Aubert Paul !

Le bonhomme appela sa femme qui se trouvait dans l’arrière-cuisine.

— Dis donc Martine ! As-tu gardé ce petit cadre qu’on a trouvé pendant les travaux ?
— Oui, pourquoi ?
— Tu peux aller me le chercher s’il te plaît ?
— J’ai pas le temps ! J’ai des trucs sur le feu. Il est rangé dans un carton derrière la porte dans la remise !
— Attendez-moi un instant ! dit le patron du bar en se tournant vers Paul, je crois que j’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser !

Paul ne tenait plus en place. Son cœur battait à tout rompre à l’idée de mettre la main sur un trésor.

Après quelques minutes qui lui parurent des heures, Paul vit revenir l’homme avec l’objet emballé sommairement dans du journal. Il le sortit et dit :

— C’est bien ce qui me semblait ! Tenez, lisez !

Dans les mains tremblantes de Paul apparut un petit cadre défraîchi dont les bords étaient rongés par le temps. Sous le verre, un ordre rédigé par les autorités allemandes disait ceci :

Avis

À la suite d’incidents diffamant l’armée allemande et son Führer, j’ai ordonné, ce jour, la fermeture provisoire du débit de boisson appartenant à : Paul-Jules Aubert. Je défends à tous les habitants de la commune de pénétrer dans ce lieu et d’apporter quelque aide que ce soit à son propriétaire. Dans le cas contraire, ou en cas de récidive, les contrevenants et la commune s’exposeront à des amendes importantes et illimitées. De plus, les coupables seront passibles de sanctions très sévères sous l’autorité des lois militaires allemandes.

Chef de la Kommandantur de Pavilly,

3 septembre 1940

Paul n’en revenait pas. Bien sûr qu’il avait entendu parler de cette histoire. Sa grand-mère n’avait pas manqué de la lui raconter après la guerre. Des habitués du café, sans se rendre compte des conséquences, s’étaient amusés à maquiller la tête de certains joueurs du baby-foot à l’effigie d’Hitler, Mussolini et Franco. Mais un jour, des soldats allemands étaient tombés sur l’équipe des dictateurs en culottes courtes et avaient dénoncé Paul-Jules qui n’y était pour rien dans cette histoire.

Pour Paul, c’était un cadeau du ciel.

— Mais où avez-vous trouvé ça ? demanda-t-il, ému jusqu’aux larmes.
— Derrière une petite cloison de briques plâtrières. En faisant les rénovations, nous avons cassé un mur et nous l’avons trouvé là, accroché, comme si le temps et les événements l’avaient oublié !
— Mais c’est incroyable ! Incroyable ! Je vous l’achète !
— Non, non. Je ne veux pas ! répondit le patron du bar.
— Vous ne voulez pas me le vendre ?
— Non, pas question !

Paul commençait à rager intérieurement.

— Je vous fais marcher… Je vous le donne bien sûr ! reprit immédiatement le patron en souriant.

Le visage de Paul se détendit et sans retenue, il donna l’accolade au cafetier gêné.

— Merci, vraiment merci ! Je ne sais pas quoi dire !
— Ne me remerciez pas, y a pas de quoi, vous savez ! Pour moi, ça ne veut pas dire grand-chose. Je suis heureux de vous faire plaisir…

Paul emballa précieusement le cadre, remercia encore chaleureusement les propriétaires et sortit du café. Ses pieds ne touchaient pas terre. En serrant la précieuse trouvaille sous son bras, il étreignait encore une fois Anathalie et Paul-Jules.

Aux anges, Paul s’émerveilla devant les paysages de sa Normandie natale qui lui parurent plus beaux que jamais.

De chaque côté de la route, comme dans un tableau de Monet, les champs de lin bleutés, piquetés du rouge des coquelicots, ondulaient au gré du vent dans la lumière dorée du soleil couchant.

Une fois chez lui, Paul déposa sa précieuse valise de documents dans un placard, comme un enfant gourmand mais raisonnable qui se réserve sa sucrerie pour plus tard.

Ce stratagème l’excitait. Il provoquait chez lui des poussées d’adrénaline, de véritables moments d’euphorie, dont il voulait profiter, quitte à en perdre le sommeil.

La nuit, cet état de surexcitation faisait basculer son imaginaire à l’intérieur de labyrinthes vertigineux dans lesquels les fils des vies entremêlées de fantômes bienveillants le retenaient prisonnier.

Il démonta le précieux cadre, enleva le verre juste pour le nettoyer.

Quand Paul tombait sur des trésors de ce genre, il préférait les laisser dans leur jus pour garder toute leur authenticité. Ne pas les défaire de leur vécu, de leur histoire. Le mur qui faisait face à son bureau accueillit sa trouvaille en plein centre, parmi les autres.

De très bonne heure, à peine son petit déjeuner englouti, il s’y s’installa, et déploya sa lampe d’atelier articulée au-dessus des documents éparpillés.

La plupart des courriers étaient adressés à Robert Haupin. Il y avait des factures, des billets de voyages, des programmes de spectacles dédicacés. En y regardant de plus près, aidé de son précieux compte-fils, Paul remarqua une enveloppe discrètement marquée au verso d’un pictogramme représentant une abeille noire stylisée. Il l’ouvrit et lut :

Chère Emma,

Nous comptons sur ta présence pour notre prochaine réunion à Genève. Notre président sera là pour annoncer des mesures à la hauteur de nos ambitions.

Bertrand

Soudain, Mathilde fit irruption dans la pièce :

— Bonjour M. Paul, déjà au turbin ? T’nez vot journal !
— Bonjour Mathilde, merci ! Mais vous êtes déjà là ? demanda Paul surpris.
— Bah, c’est que j’ai du travail aujourd’hui, il faudrait que j’lave tous les rideaux, vous savez ça fait un moment et puis passer un coup sur les lustres, pis après c’est qu’j’ai pas fini, il faut qu’j’aille chez Mme Germain… Sacrée journée ! Il me faudrait aussi des sous pour acheter ce produit, vous savez… contre les tâches… Bon d’la ! Mais comment que ça s’appelle déjà ? Vous savez, la réclame avec le gros quein ?

Paul s’agaçait quand Mathilde arrivait trop tôt car c’était une pipelette et rien ne pouvait l’arrêter. Il pensa même qu’elle en faisait un peu trop en appuyant sur les mots avec son accent cauchois.

— M. Paul vous m’écoutez ?
— Hein ? Euh ! Oui, vous disiez… des sous pour ce produit !

Il se leva, porta la main à son veston, lui glissa un billet dans la main et dit :

— Voilà, je pense que ça suffira ! Pour les rideaux, commencez par les autres pièces s’il vous plaît, vous ferez le bureau en dernier !
— Bah oui, mais j’comptais tout faire en même temps, bah tant pis, j’fré deux machines…

C’est vous qui payez l’électricité après tout…

— Merci, Mathilde, je dois travailler maintenant…

La petite femme tourna les talons et sortit en maugréant comme à son habitude : elle ne pouvait jamais faire comme elle voulait dans cette maison !

Troublé par l’intervention de Mathilde, Paul parcourut à nouveau la lettre des yeux. De quel congrès s’agissait-il ?

Il savait par où commencer pour se mettre à sa recherche. C’était toujours comme ça qu’il opérait. Se rendre aux archives départementales pour découvrir des indices.