Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
« J’appartiens à une organisation invisible et sans doute la plus ancienne au monde. Vous ne me voyez pas et jamais ne connaîtrez mon nom. Je reste fantomal à vos yeux, mais par moments, lorsque vous vous dites que ce qui vous arrive est miraculeux, inattendu, cyclique ou catastrophique, alors sachez qu’il est fort probable que j’y sois pour quelque chose. Je suis, comme les myriades de mon organisation, à la manœuvre dans les coulisses de vos vies, et ce depuis tous vos commencements. »
À PROPOS DE L’AUTEUR
Pour Yves Klopfenstein, l’écriture représente le moyen idéal pour la réflexion et l’éclaircissement des idées suscitées par ses expériences, ses pensées et ses échanges. Dans Autobiographie d’une âme, il transpose cette démarche comme une façon de maintenir un dialogue interne en cours ou de reprendre des discussions interrompues, afin d’échapper aux contraintes du quotidien.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 375
Veröffentlichungsjahr: 2023
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Yves Klopfenstein
Autobiographie d’une âme
© Lys Bleu Éditions – Yves Klopfenstein
ISBN : 979-10-422-0298-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Avant toute chose
J’appartiens à une organisation invisible et sans doute la plus ancienne au monde. Vous ne me voyez pas et jamais ne connaîtrez mon nom. Je reste fantomal à vos yeux, mais par moments, lorsque vous vous dites que ce qui vous arrive est miraculeux, inattendu, cyclique ou catastrophique, alors sachez qu’il est fort probable que j’y sois pour quelque chose. Je suis, comme les myriades de mon organisation, à la manœuvre dans les coulisses de vos vies, et ce depuis tous vos commencements.
Comme dans votre univers social, nous sommes bien structurés. Nous faisons tous partie de l’une des trois triades de l’Organisation. Chaque triade se voit confier une mission particulière et, pour la mener à bien, elle s’articule autour de trois ordres complémentaires. Moi je fais partie du plus petit des ordres de la plus modeste des triades, celui des Âmes.
C’est quoi une âme ? Un principe incorruptible et transcendant à l’homme ? Un principe spirituel que l’on dissocie du corps pour mieux le rattacher à un salut ou à un dieu ? N’est-ce qu’une manière de se rassurer quant à une possible continuité ou survie de l’existence ? De Saint Augustin à Simone de Beauvoir, des bonzes japonais aux religions africaines traditionnelles, de l’Inde aux îles Ellice, vous vous êtes construit une idée de l’âme qui se ressemble malgré vos interprétations différentes. Pour ma part, je vous dirais simplement que c’est une Intelligence, une énergie, une intention qui donne une forme particulière à une existence qui singularise une vie en lui donnant une texture, une couleur et une odeur. Je dirais, pour imager mon propos, que l’âme c’est tout à la fois le parfum d’une fleur, une signature impalpable et pourtant singulière, et la manière dont une fleur s’adapte à son environnement.
À certains moments, vous avez pris conscience de ma présence et vous m’avez associé au souffle, ce qui n’est pas complètement dénué de sens puisque le souffle c’est un peu comme un parfum, on le sent, mais on ne le voit pas. À d’autres moments, vous avez voulu faire de moi le principe du monde en m’associant à toutes ses composantes mathématiques, astrales, végétales, animales et naturelles. Et puis comme vous étiez en train de tout confondre, d’associer cette force à des mondes virtuels, occultes ou surnaturels, nous avons eu pour mission prioritaire de faire table rase de vos extravagances en suscitant le rationalisme et l’esprit des Lumières. Nous avons, comme Persée, chaussé nos sandales ailées et, en bons messagers, nous avons réussi à allumer un feu dans l’esprit de quelques hommes d’une partie du monde que vous habitez. En pratiquant un tel brûlis, on visait à défricher vos certitudes tout en opérant un transfert de fertilité dans votre esprit. On espérait même que le feu que nous avions allumé en vous se propagerait jusqu’aux confins de votre espace-temps.
Avec le feu que nous avons allumé en vous, vous avez forgé de nouvelles clés qui vous ont permis d’ouvrir la serrure du monde, d’avancer, de sortir hors de la nuit dans laquelle vous vous étiez empêtrés. Quelques-uns de mes collègues ont même réussi à vous faire oublier notre présence en vous lorsque, suscitant en vous des idées nouvelles dont vous ne pouviez précisément dire comment elles s’y formaient, vous avez crié au génie de l’intuition de la découverte, de la création de l’esprit. Et voilà qui m’amène à vous parler de ma fonction au sein de l’Organisation.
Une âme, ce n’est pas qu’une Intelligence ou qu’une énergie pure qui interviendrait de manière aléatoire dans votre existence, au gré des jaillissements de certaines de vos intuitions. C’est aussi un messager qui a comme tâche et pour mission de vous accompagner tout au long de votre parcours terrestre. Pour cela, nous nous intégrons à vos enveloppes charnelles afin de vous pousser à résoudre des questions que votre confrontation à la réalité ne manque pas de vous poser. Vous avez voulu trouver un sens à l’existence, alors nous avons décidé de vous y aider, quand bien même la notion de sens ne veut rien dire d’autre que votre peur de vivre. Et durant ce long chemin de la quête du sens, nous nous sommes adaptés à vos choix. De la notion de primauté du groupe, vous êtes passés à celle de l’individu. D’un destin d’une nation ou d’un peuple, vous êtes passés à celui d’une existence particulière et vous tâtonnez entre prédestination et liberté, quand vous ne vous bricolez pas une aventure sur mesure.
Pour faire court, je suis cette petite voix intérieure que l’on écoute ou qu’on ignore, que l’on refoule ou qu’on dénigre, quand on ne la rabaisse pas au rang d’affabulation, de métaphore décrivant des phénomènes endopsychiques ou que sais-je encore. Cela dit, je suis aussi porté au pinacle quand vous m’assimilez à votre intuition. Mais ne me confondez jamais à votre instinct. Votre instinct vous domine tandis que votre intuition vous laisse toujours libre du choix que vous pouvez faire. L’intuition et l’imaginaire, dans leurs fulgurances ou dans leurs divagations, ne sont rien d’autre que des résultats remarquables de la collaboration réussie entre vous et nous. Nous suggérons, vous décidez.
Mais mener à bien une telle mission, cela demande de la préparation. On ne se retrouve jamais à devoir s’immiscer dans une enveloppe charnelle du jour au lendemain. Chez nous, on ne gère pas les choses à la va-vite ou dans la précipitation. Le temps ne joue pas contre nous. Le temps n’est ni un allié ni un adversaire. Il n’est que l’occasion saisie d’expérimenter la vie dans tout ce qu’elle comporte de sublime ou d’horrible, de joies ou de peines, de simplicité ou de complexité, de langueur ou de stress. Du coup, je reçois mon ordre de mission dès la conception d’un enfant, car je vais devoir composer avec un individu, sa famille, son environnement, son héritage génétique et son patrimoine transgénérationnel. Vous vous rendez bien compte de la masse d’informations qu’il me faut intégrer si je veux réussir à trouver le bon langage pour vous permettre d’avancer. Oh ! je ne dis pas que l’on réussit à chaque fois, je dis juste que l’on se donne tous les moyens possibles pour interagir avec vous, communiquer et former un duo soudé, capable de vous faire traverser votre existence sans que vous oubliiez ou négligiez de vous rencontrer.
Et si je sais à peu près quand je quitte mon ordre, je ne sais jamais quand je rentre. La durée de cette mission, c’est vraiment la seule inconnue avec laquelle je vais devoir composer. Je n’ai pas accès à la limite terminale de votre existence et, bien que je me confronte à votre patrimoine génétique, votre tempérament et vos addictions qui conditionnent pour partie votre longévité possible, les aléas et les accidents qui vous surviennent me demeurent imprévisibles puisque c’est vous qui choisirez. Il y a donc quelque chose de l’ordre de l’aventure, au sens où vous parlez du risque et de l’imprévu, qui m’attend au moment où je vous rejoins sur terre. Or que mes missions soient courtes ou longues, faciles ou difficiles, c’est toujours avec joie que je m’organise pour vous côtoyer de l’intérieur. Vous comprendre et essayer de vous faire naître, en conscience, à qui vous êtes, voilà ce qui pour moi relève de l’aventure comme on parle avec excitation d’un voyage que l’on nous propose en terre inconnue.
Et justement pour me préparer à cette expédition je consulte ce que vous pourriez appeler un cloud qui contient toutes les données relatives aux différentes manières dont nous nous y prenons pour vous rencontrer. Cette gigantesque base de données est en libre accès à l’ensemble de l’ordre et contient aussi tous les résultats que nous avons obtenus. On s’en inspire forcément, mais chacun d’entre nous est totalement libre de composer comme il l’entend. Car ce qui compte vraiment pour chacun d’entre nous c’est de répondre à ce que vous appelez l’obligation de moyens. L’exigence à laquelle nous nous plions c’est celle de rester attentifs et consciencieux dans l’accompagnement personnalisé que nous mettons en place pour que vous réalisiez clairement que vous ne vous réduisez ni à des fonctions vitales ni à des besoins primaires. Parce que vous n’êtes ni qu’un tube digestif ni qu’une immédiateté, parce que vous ne pouvez pas non plus vous définir que par le feu ou l’art, autrement dit par l’intelligence et la technique, alors diligemment il nous faut composer avec vos héritages et votre personnalité propre pour vous faire accéder à votre réalité élargie. Et cette accession c’est comme un deuxième accouchement à travers lequel vous réalisez que le monde ne se réduit pas à ce que vous voyez, ressentez et connaissez. Un monde élargi se laisse entrevoir par une conscience s’augmentant des possibles que jusque-là vous aviez relégués avant le réel. Or en l’intégrant comme suivant le réel, le possible l’actualise en se jouant de l’imprévisibilité comme on se joue de la pesanteur lorsque l’accélération subie égale la gravité. Avec une conscience élargie, l’écart entre la représentation, l’expérience et la connaissance de soi, et l’événement de soi surgissant dans toute son imprévisibilité, déborde le réel de part en part en produisant une sensation d’être enfin pleinement soi.
Mais la possibilité de cette autre conscience de soi fait peur. Elle est perçue comme un trop-plein, comme une submersion pour l’homme et sa volonté de ne s’en remettre qu’à la rationalité de l’art et le feu. Or je trouve que cette allégorie est plutôt parlante quand on observe le chemin que certaines civilisations suivent en pensant que leur avenir n’est que surhumanité ou transhumanité. Cela vous étonne-t-il que je connaisse Platon ? Oh, il ne faudrait pas oublier tout ce que je viens de vous dire ni nous réduire à ce que nous ne sommes pas. Nous sommes là, à vos côtés, depuis l’aube de votre monde. Nous étions présents lorsque vous avez exploré la terre et brisé ses atomes. Nous étions encore là lorsque vous avez conquis l’espace en y envoyant des véhicules et des hommes. Nous étions toujours à vos côtés quand vous avez sondé les profondeurs des océans et du cerveau. Et plus vous avancez, disséquez et trouvez, et plus vous continuez à vous désintéresser de vous-mêmes, sauf à vous considérer comme matière scientifiquement expérimentale et comportementale. À force de vous réduire à n’être qu’objet d’observation, vous négligez la découverte essentielle que vous procure l’acte de naître à soi-même, je parle de cet instant savoureux et presque boulimique où la dimension spirituelle de votre conscience vous rend vraiment libre et amplifie parfois jusqu’à l’excès votre désir d’exister.
Malheureusement, j’ai l’impression que vous vous complaisez à vivre sans conscience. Vous vous êtes tellement habitués à ne pas vous écouter, vous avez tellement pris l’habitude de vivre en immédiateté ou conformément à ce que vous pensez que les autres attendent de vous, que vous ne vous voyez plus. Or là, juste derrière les masques qui vous servent à vous cacher de vous-même, il y a le miroir sans tain de votre conscience, cet autre monde auquel j’appartiens et qui cherche à interagir avec vous. Il vous suffirait de vous écouter pour vous rendre compte que nous vous envoyons régulièrement des suggestions ou des interrogations qui pourraient vous permettre de vivre pleinement votre vie, au lieu de répéter ce que d’autres avant vous n’ont fait que subir et reproduire sans le savoir.
Nous, nous vous observons depuis toujours. Nous vous écoutons aussi. Je crois que l’on peut dire que nous vous connaissons bien, peut-être même mieux que vous-mêmes. Nous nous sommes tellement préparés à vous rencontrer et nous sommes tellement concentrés sur notre mission que nous remarquons immédiatement la plus petite émergence de vos doutes et de vos émotions qui commencent à se former et remonter les circuits de l’information jusqu’à votre conscience morale. À ce stade, je dois encore vous mettre en garde parce que, tout comme je ne suis pas votre instinct, je ne suis pas votre conscience, bien que j’utilise tous vos organes sensoriels, tous vos circuits de neurones. D’une certaine manière, je suis la parfaite illustration de votre concept d’altérité irréductible. Vous voyez ce que je veux dire ? Je fais renvoi ici à une autre dimension profondément enfouie à vous-même et qui, bien que totalement différente, reste la condition de l’autre moi au regard de soi qui devrait vous permettre de vous mesurer et vous représenter de manière binoculaire là ou trop souvent, par habitude ou lâcheté, vous vous contentez d’une perception borgne ou monoculaire de votre réalité.
Et si je pense parler de vous de la sorte, c’est que cela fait sept fois que j’ai intégré des enveloppes corporelles et accompagné des humains à faire face à ce qu’ils avaient à vivre. Ne vous bloquez pas sur le nombre de fois où l’on se revêt d’une existence. Sept représente une limite inférieure métaphysique, un peu comme il en est chez vous de la vitesse de la lumière que vous considérez comme une limite supérieure conventionnelle. Sept c’est un nombre suffisamment important pour comprendre la diversité et la complexité de l’humanité sans toutefois penser en avoir une représentation exhaustive. Sept, c’est un palier, rien de plus.
Mais je vois se former en vous l’incrédulité. Cela vous paraît-il tellement naïf ou fou de pouvoir renouveler sept fois une telle expérience ? Sceptique, êtes-vous en train de vous dire que vous n’avez affaire qu’à l’une de ces fables extravagantes que l’on sert aux candides, l’une de ces fausses croyances du temps révolu de l’enfance de l’humanité ? Oh ! je vois votre sourire, mais à ce stade permettez-moi de vous adresser mes propres craintes. À vous voir dubitatifs de tout ce que vous ne pouvez contrôler en le décomposant et le répliquant à l’envi, j’en viens à me dire que vous n’avez pas totalement compris l’esprit des Lumières. Sortir d’une dépendance dont vous vous étiez accoutumés par manque de volonté, par confort ou par intérêt ; avoir le courage de se servir de sa raison, cela ne veut pas dire rejeter tout ce en quoi vous adhériez auparavant ou ce qui vous échappe encore. Le célèbre Sapere aude relève plutôt d’une supplication à ne pas se laisser aveugler par un unique système du monde, quand bien même il vous permettrait de conquérir et de faire revivre des planètes pour vous sauver de la terre.
L’esprit des Lumières, c’est se donner comme obligation mentale et morale de toujours opérer une critique des savoirs et de leurs outils. C’est rester en état d’alerte vis-à-vis des constructions théoriques de toutes sortes, afin qu’elles restent à leur juste place, c’est-à-dire qu’elles ne prennent jamais le pas sur l’homme dans toutes ses dimensions. Mais je sais combien la tâche est compliquée tant il est commode et confortable de préserver ses acquis, ce que l’on découvre et qui fonctionne ou fait consensus, et rejeter ce que l’on ne comprend pas ou plus, ce qui résiste, oubliant de la sorte que tout passe, que tout est recyclable.
Et pourtant, à force de vous côtoyer, je pense que vous pourriez déplacer des montagnes plutôt que de continuer à vous réfugier dans vos cavernes, fussent-elles extraterrestres. Mais comme votre rapport aux savoirs est toujours empreint de vos blessures, qu’elles remontent à votre conception, à votre enfance ou à vos choix ; puisque vous n’arrivez pas à séparer la connaissance de vos lésions narcissiques ou de vos propres croyances, alors vous vous condamnez à chercher sans vous chercher, à comprendre sans vous comprendre. C’est plus facile, c’est plus commode de ne manipuler que des objets cliniques plutôt que d’oser toutes les dimensions d’un vivant mouvant, s’éparpillant en fourmillements.
Mais je ne suis pas là pour faire votre procès. Je suis -là parce que j’ai eu des missions à accomplir et sur lesquelles j’ai demandé à être évalué afin de pouvoir accéder à l’ordre auquel j’ai toujours voulu appartenir, celui des Vertus. En effet, la règle générale de notre organisation exige que chacun d’entre nous s’immisce sept à neuf fois dans une existence particulière avant de pouvoir demander à être affecté à un autre ordre ou à une autre triade. Ce prérequis formel étant maintenant atteint, j’ai posé ma candidature.
Comme vous le constatez, nous avons un système de promotion interne, mais certains ne l’utilisent pas, car ils se sentent bien dans ce qu’ils font. Moi, si je devais rester parmi les Âmes, cela ne me dérangerait pas, même si j’ai, comme vous, parfois envie de faire autre chose. J’insiste peut-être, mais c’est fascinant d’intégrer votre monde, vos complexités intérieures, vos peurs, vos démons, vos paresses, vos lâchetés et tous les schémas bloquants que vous vous imposez sans forcément vous en rendre compte. C’est captivant d’approcher différentes époques, d’autres civilisations et cultures, car à chaque fois les mêmes questions se posent comme si vous ne pouviez pas capitaliser les expériences passées, les cheminements et les conséquences qui en ont résulté.
Cela dit, ne vous méprenez pas sur mon rôle d’âme. Je vous suggère des pistes à explorer, je vous découvre d’autres réalités, je vous stimule à vous confronter à votre existence, mais c’est vous qui décidez de ce que vous voulez en faire. Je ne juge jamais les choix que vous faites parce que j’ai aussi la responsabilité de trouver le bon langage qui vous permette d’avancer. Quelques fois, j’y arrive et parfois je n’y parviens pas. Et si d’autres forces sont à l’œuvre en vous et qui peuvent complètement vous envahir, je reste pour vous ce que les anciens Égyptiens appelaient le ba, c’est-à-dire la possibilité qui vous est donnée d’incarner une réalité augmentée, plus spirituelle que matérielle.
Et puisque j’ai souhaité pouvoir changer d’ordre, j’ai dû suivre le protocole et m’employer à essayer d’amener à la lumière de leur propre esprit ces sept vies que j’ai eues en partage. Maintenant, il est l’heure de me soumettre à l’examen des moyens que j’ai suggérés aux temps où je les côtoyais. Pour faire court, je vais passer devant un conseil, un comité de sages éclairés qui va évaluer les opportunités que j’ai eues et saisies durant ces accompagnements sur mesure. Tout au long de ce premier temps où la parole me sera donnée, ce comité de sage ne dira rien tandis que je lui présenterai les sept vies qui forment mon dossier. La règle du silence s’impose à eux. Dans notre Organisation, il n’y a rien à ajouter, rien à retrancher, rien à critiquer de ce qui est dit par l’un de ses membres. Chacun prend du récit ce qui peut lui convenir, ce qu’il veut se réapproprier ou ce qu’il compte réutiliser. Ensemble, nous travaillons au seul bien commun de l’humanité comme à son progrès.
Puis après avoir partagé avec eux ces récits, le protocole précise qu’il me faudra leur présenter les raisons de ma candidature à rejoindre l’ordre des Vertus. C’est un moment un peu solennel et tout ce silence bloque certains de mes confrères qui préfèrent rester dans leur ordre plutôt que devoir soutenir le silence du comité. Quand tout ce que j’ai à dire sera dit, alors le modérateur du comité des experts, responsable de mon dossier d’admissibilité, va clore la séance et mettre en délibération mes actions, mes motivations et mes choix. Il proposera alors au collège des sages l’admission ou un moratoire durant lequel je devrais soit renouveler ma présentation soit réinvestir une ou plusieurs vies de façon à parfaire l’obligation de moyens qui m’est demandée et qu’ils n’auraient pas trouvée satisfaisante. En règle générale, l’ensemble du collège se rallie toujours à la proposition du modérateur. Son avis, toujours éclairé, est décisif et, comme vous le dites, la messe est dite pour le candidat.
Cette procédure d’évaluation est donc prise très au sérieux dans notre organisation et il y a un mystère autour de la constitution du collège d’experts. Bien que l’on se fréquente tous depuis toujours, aucun candidat ne sait à l’avance qui fera partie de ce collège et qui sera superviseur. À mon niveau de connaissance, je sais qu’il y a une direction tricéphale de l’Organisation qui regroupe un représentant de chaque triade. C’est cette direction qui désigne le collège et le superviseur. Le secret de ces nominations est une condition d’impartialité qui fait loi. Il est attendu des membres nommés une maîtrise absolue d’eux-mêmes. Rien ne doit transparaître, pas même un bruissement d’aile. Et leur silence absolu rajoute une solennité à cette rencontre en face à face. Mais je ne les crains pas. Ils sont justes dans leurs analyses et délibérés. La notion de privilège et de concurrence n’existe pas chez nous. Personne ne fait de l’ombre à personne et personne ne peut tirer avantage d’une situation ou d’un poste. Nous avons depuis toujours une politique d’amélioration continue pour chacun d’entre nous. La perfection que l’on recherche est une destination semblable à un horizon que l’on voudrait toucher du doigt. C’est un idéal, un cheminement dont nul ne peut se prévaloir de l’avoir atteint.
Tout va se jouer sur la pertinence et l’endurance que j’ai manifestée à trouver, à suggérer et à faire entrevoir des occasions de remises en cause de soi en vue de se dépasser pour se réaliser pleinement. Les résultats importent peu, car je vous le rappelle, je vous laisse toujours le choix de m’écouter, même à vos derniers moments dans vos derniers souffles et vos ultimes battements de cœur. Est-ce que je vais réussir ? Je ne saurais être mon propre juge. J’ai méticuleusement préparé mes comptes rendus. J’ai consulté notre cloud qu’on appelle communément « la bulle » et j’ai rassemblé mes souvenirs en me remémorant toutes ces figures et ces destins. Ma mémoire leur est-elle fidèle ? Mais la mémoire n’est-elle pas un outil de transformation continue des objets qu’elle conserve, qu’elle recompose et qu’elle rappelle à différentes occasions et de diverses manières ?
Mais il est temps d’entrer avec moi dans la salle d’audience. Accompagnez-moi dans votre monde comme on entre en relaxation. Laissez-vous guider par votre capacité à l’introspection de vos motivations et de vos actions. Je ne vous emmène pas au pays des merveilles, juste sur des chemins de vies et des situations que vous avez peut-être déjà vécues. Rassurez-vous, l’écho qu’elles pourraient vous renvoyer n’a pas de fonction morale. Tout va bien. Il n’y a pas de bonnes ou mauvaises réponses, il n’y a pas une manière de réussir sa vie.
La vie est une mangrove où les racines des palétuviers qui prospèrent le long des zones de balancement des marées sont des thèmes qui s’entremêlent à travers un jeu infini de renvois et de questions. Un thème en appelle un autre, l’évoque ou s’appuie sur lui, l’évite ou le filtre, le prolonge ou donne naissance à une nouvelle idée. Et si chaque vie est confrontée à cette marée de questions qui l’inondent et puis se retirent, c’est parce qu’il n’y a pas de bonnes réponses, juste des occasions à saisir et des choix individuels correspondant à des stades du cheminement individuel. La vie est un écotone, un territoire de transition tout à la fois fragile et riche de sa diversité.
Nous laisserez-vous la place et le temps de vous éclairer suffisamment pour que vos choix vous amènent à naître à votre conscience ?
J’ai comme l’impression d’avoir appris et intégré depuis mon plus jeune âge, et sans vraiment en comprendre le sens, que toute espèce du genre Homo porte en elle la totalité de l’humanité, quelle que soit sa singularité et la difficulté que l’on a à l’accepter tant cela va à l’encontre de nos représentations et de nos volontés à toujours réduire le monde à nos principes, à nos coutumes et nos valeurs. J’ai été éduqué et j’ai été imprégné de l’idée qu’il n’y a d’Homme que d’hommes, et mon enfance a été bercée par une certaine idée de la tolérance comme expression d’un savoir-vivre civilisé reposant sur les jolis principes de la générosité, de l’abondance et de la bienveillance. Accueillir l’autre dans sa différence plutôt que d’éprouver du mépris à l’égard de sa manière de vivre ; recevoir sa représentation du monde et ses coutumes plutôt que de se laisser gagner par une envie de condamner ce qui nous est trop étranger ; aimer la vie dans son débordement fourmillant plutôt que de se laisser passer au cou le carcan d’une société de tempérance ; chercher à révéler et à s’inspirer de ce qu’il y a de bien en l’autre, plutôt que de se sentir menacé par tout ce qui ne nous a pas façonnés et qui met à mal notre ego. Mon enfance a passé et ma vie d’adulte s’est confrontée à la faille qui se creuse, et qui s’étire dès lors que le réel résiste au fantasme, dès lors que quelque chose ou quelqu’un vient fissurer l’unité de cet amour excessif de soi que l’on pensait constituer son individualité.
Moi je suis Abel et je fais partie de la lignée des hommes-buée. Pour certains, nous sommes inconsistants, pour d’autres une espèce parmi tant d’autres quand nous ne sommes pas assimilés à des vaniteux. Mais pour moi, nous faisons partie du clan du souffle. Je dirais me concernant que la buée qui nous caractérise n’est pas un brouillard annulant presque toute visibilité, mais qu’elle est ce léger trouble de la vue qui oblige à observer davantage, comme s’il fallait que quelque chose nous contraigne à voir plus lentement, autrement. Changer d’état, prendre moins d’espace pour prendre plus de temps à découvrir ou redécouvrir ce qui se cache au regard immédiat, ce qui se joue de nos instantanéités qui plongent nos esprits dans le brouillard confortable de nos certitudes et de nos habitudes. Tenez, que percevez-vous d’un vallon d’automne lorsque la brume l’enveloppe ? Combien de sens se mettent en alerte pour compenser la vue ? Sentez-vous les mousses emplir l’atmosphère de ses fragrances humides ? Entendez-vous la nature bruisser ? Voyez-vous surgir une nouvelle cartographie olfactive et auditive de ce lieu qui pourtant vous est familier ? La buée a ceci d’intéressant qu’elle opère comme s’il fallait retrancher quelque chose à la réalité perçue pour mieux l’augmenter.
De fait et d’esprit, je fais partie de cette branche de l’humanité qui se sublime dans une nature avec laquelle elle fait corps et âme. Je suis un indivisible, un individu. Mon « Je » est à revoir, à reconsidérer comme appartenant à une totalité qui l’enveloppe, le dépasse, le sublime et le dissipe. Mon « Je » n’est pas une revendication, c’est un mouvement qui s’agrandit, s’alourdit, se déforme et disparaît au regard que la vie me rend en miroir, comme si les êtres et les choses nous rendaient « regard pour regard ». À n’avoir de soi qu’une lecture en clair, c’est se condamner à ne pouvoir se déterminer qu’en immédiateté, que sur des idées conscientes et avouées. Or à prendre le détour d’une lecture chiffrée de soi c’est devenir un homme buée, c’est s’observer explorant les signes, les traces et les sens d’une vie étrangement invisible de prime abord.
Mais quand il est entré dans ma vie, cela a été un choc culturel pour moi, comme si j’avais changé de pays et de coutumes sans avoir eu le temps de m’y préparer. J’ai eu du mal à dormir, j’éprouvais de l’anxiété et de la frustration. Quelque chose ne tournait pas rond, mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. J’ai ressenti ce sentiment pesant et inconfortable d’être incompris en ma propre demeure. Je peux le dire maintenant, j’ai été tourmenté par le simple fait d’être au contact de cet autre si différent.
Quand il a envahi mon espace, je ne me suis pas rendu compte qu’un autre système de valeurs qui m’était totalement étranger fissurait l’équilibre du mien que je croyais inébranlable. J’ignorais tout de lui, de ses règles du jeu et de sa représentation du monde, mais je ressentais un malaise tel que je préférais l’esquiver, prétextant être souffrant tout en me réfugiant dans le pays de mon enfance, bien à l’abri derrière l’idéologie bien-pensante qui m’avait été inculquée et qui me servait encore de fondement et de repères.
Peu à peu et sans vraiment m’en apercevoir je me suis contenté d’être inconsistant, un peu comme on ne remarque jamais la présence de certaines personnes que l’on croise pourtant régulièrement, tant elles sont discrètes ou sans intérêt. Et tandis que je restais les bras ballants, il me dépouillait méthodiquement de tous les liens qui pourtant me reliaient à lui. Ce n’est que bien plus tard que j’ai fini par comprendre que j’étais devenu un paria insignifiant, un candidat idéal de plus à condamner précipitamment aux oubliettes du monde.
Avec le recul, je dirais que j’étais mal armé pour faire face à l’intolérance qui guidait ses choix et ses actions quand il rencontrait un dissemblable. Avec le temps, je dirais que mon ego n’était pas à sa place, tant je l’avais atrophié par les litanies monotones de mon éducation utopique. Au lieu d’être mon rempart contre l’inadmissible, il m’avait déserté en se contentant de rester pâteux. Aujourd’hui, je ne cherche pas un coupable. C’est comme ça. J’ai pris à la légère ses propos outranciers. Peut-être que j’étais secrètement vaniteux. J’avais perdu cette petite voix qui rend vigilant à force de ne vouloir prêter attention ni m’insurger des mises en scène à travers lesquelles il me singeait.
J’aurais dû réagir. La mécanique de l’intolérance s’appuie insidieusement sur la réduction d’une part de l’humanité à des coutumes ou des caractéristiques dont elle a peur, qu’elle trouve barbare ou dont elle refuse l’existence. Ayant saisi tel ou tel détail, elle s’en moque en l’amplifiant, la simplifiant ou en la réduisant à n’être qu’une imitation que l’on aime à voir ou à entendre, qui nous flatte ou bien nous rassure, mais qui dans tous les cas nous divise. Et parce que la désinformation charriée par la caricature est habilement véhiculée sous toutes les déclinaisons sonores et visuelles possibles, elle devient par son omniprésence un outil redoutable à une dé-formation de masse, à une banale dé-stitution de l’autre, à une privation de la dignité de son être. Comme un refrain populaire entêtant, la caricature s’imprime durablement dans la mémoire. Elle devient collective. Personne ne la réinterroge. Alors on assiste, malgré soi au triomphe de l’intolérance. Mais elle ne s’arrêtera pas à cette victoire d’étape. Si rien ne l’arrête, si rien ne vient la requestionner ni la contester, alors elle enclenche un compte à rebours mortel qui du rire à la haine mènera crescendo à la déshumanisation de l’autre. À ce stade, le mécanisme de à la néantisation est investi, encouragé, exhorté. L’anéantissement légitimé de toute différence, de toute diversité, n’est qu’une question de jours.
Alors, quand il m’a traité de chaînon manquant, d’homme-singe ou de paléanthropien plus bête sauvage qu’être humain ; quand il m’a assimilé à un sous-homme, à une race inférieure et sous-développée, je n’ai pas eu le réflexe de réagir autrement qu’en souriant. Au nom d’une indulgence en partage qui me servait d’idée directrice ou de refuge, j’ai laissé faire, j’ai ignoré, croyant ainsi bien agir tout en me protégeant.
En fin de compte, j’ai été naïf ou couard. Réfugié derrière une morale mal comprise qui confondait bienveillance et lâcheté, je n’ai pas compris que le monde changeait sous les coups de boutoir d’une nouvelle règle du jeu dont j’ignorais la mesure. Moi qui n’ai fait que méjuger ses définitions ridicules de mon humanité d’homme-buée, je l’ai conforté dans son narcissisme dévastateur. Je crois que j’avais tellement envie de le convertir à mes principes, tellement envie de le faire adhérer à la sublimation, que je me suis aveuglé. Mon ego était complètement déboussolé, embrumé. Entre la peur et l’espérance, entre le vide et le plein, je ne voulais plus avoir à osciller tant je craignais de perdre mes raisons de vivre. Acculé dans mon propre espace intérieur, je n’ai pas su faire autrement que de le conforter dans l’image qu’il se faisait de moi, celle d’une suspension fugitive, d’un être sans véritable consistance, car sans orgueil ni résistance. Et si le combat est père de toutes choses, alors je l’ai bien couronné roi tandis que je devenais son esclave soumis à son obsession à vouloir dominer le monde sans partage.
Je suis Abel, un homme du passage qui se croyait éternel et qui s’est laissé déposséder passivement par la volonté de puissance de cet autre qui ne souffrait la faiblesse d’une normalité discordante à celle qu’il voulait trouver dans son miroir.
Or j’occupais la terre depuis bien des commencements et cela me suffisait pour vivre sereinement et en bonne intelligence avec la nature et d’autres hommes bien différent de moi, tant par la forme, la couleur, la langue et la culture. La terre était vaste et nos rencontres saisonnières renforçaient nos liens. J’habitais le monde comme un vieillard pétri des expériences passées et porteur des sagesses, et des traditions orales qui nous reliaient tous à la terre et au temps des rêves. Puis il a surgi dans mon espace, blackboulé mes valeurs, démoli mes repères et bafoué mon identité avant de me supplanter définitivement.
D’où venait-il ? D’un autre continent inconnu ? Simplement de partout et de nulle part ? Et puis comment en était-il arrivé là sans que personne ne s’en alerte ni ne s’inquiète ? Étions-nous tous déjà affadis au point de ne plus être en mesure de voir, d’entendre et de réagir en défendant notre conception du monde ?
C’est certain qu’il ne me ressemblait pas vraiment, mais on partageait suffisamment de traits communs pour que j’accueille ce nouveau venu, ce migrant, comme une chance. Il est vraisemblable aussi que je refoulais mon égoïsme naturel et mes peurs de le voir m’appauvrir tandis qu’il s’enrichirait sur mon dos. Cela dit, quelque chose en moi me disait que malgré son étrange aspect, son langage et ses manières si différentes des miennes, il était plutôt comme moi et qu’il n’avait probablement pas eu d’autre choix que de migrer dans mes contrées. Dans mon univers pétri de tolérance bien trop rudimentaire, il y avait, à perte de vue, de la place pour nous tous. Et puis je vous l’ai dit, mon jardin était immense et ses ressources suffisamment abondantes.
Ah ! j’étais bien trop Candide. Lui qui commençait à peupler mon univers s’est habilement servi de la crédulité dont je faisais preuve, pour apprendre à vivre dans ce nouvel environnement qui lui était totalement étranger, mais qu’il avait la ferme intention de s’approprier. Sans y prendre garde, une apocalypse avait surgi et commencé à déverser sur ma terre ses légions de bêtes immondes. La fin de mon monde était enclenchée et je ne le comprenais pas. Est-ce à dire que la fin d’un monde est toujours liée à la faiblesse de ceux qui l’occupent et qui ont fini par se laisser faire au lieu de se défendre, trop alanguis par les richesses qu’ils ont accumulées et derrières lesquelles ils se réfugient comme on se laisse envahir par la douce sensation de torpeur d’une sieste tropicale ?
C’est vrai qu’il était plus fourmillant que moi, qu’il avait un autre usage du monde et que ses outils différaient des miens parce qu’il osait faire autrement. Si j’avais pris la peine de l’observer attentivement, j’aurais remarqué qu’il se dégageait de lui cette volonté de puissance que rien ni personne ne peut arrêter. Il avait soif et moi j’étais repu. Au lieu de m’en méfier, je continuais obstinément à rêver qu’en partageant et qu’en mélangeant nos usages il y avait de quoi nous enrichir mutuellement. L’avenir, tel qu’il se laissait voir dans l’absurde entrebâillement de mes rêves, était prometteur et porteur de nouvelles données.
Je ne verrai jamais cette terre promise. Et pourtant, je l’ai scrutée dans mes rêves quand à chaque fois ce bleu pâle de l’horizon entremêlant le ciel et la mer formait un nouveau territoire cotonneux. Ce pays qui m’appelait naissait du dépassement des limites qui leur avaient pourtant été assignées. C’était un pays de cocagne, de lait et de miel. Les songes se sont estompés et le temps passé avec cet autre m’a fait comprendre, trop tardivement, qu’il ne pouvait y avoir d’Homme que lui. Notre possible avenir commun n’a été qu’un fiasco. Je crois que dès le départ de notre rencontre j’étais trop proche et trop éloigné de lui pour qu’il me considère comme une aubaine. N’a-t-il jamais vu autre chose en moi qu’un passé alors que j’étais déjà son futur ?
Si tous les deux nous utilisions des raisonnements pour nous adapter, résister et avancer, la comparaison s’arrête là, car nous ne faisions pas les choses dans l’optique d’une même finalité. Là où j’espérais, il flairait. C’était un curieux prédateur désinvolte, audacieux, opportuniste et insatiable, du genre de ceux qui n’en ont jamais assez et en réclament toujours plus, même quand tout ce qu’ils ont amassé déborde. Un peu comme s’il n’était qu’un coucou dans une nichée de fauvettes, il cherchait à monopoliser toutes les ressources, quitte à laisser ou faire mourir les autres oisillons avec lesquels il avait pourtant grandi. Or malgré le danger que la comparaison avec le coucou eût éveillé au plus profond de mon instinct de survie, je l’ai laissé faire, lui l’étrange étranger. Mon ego était-il déjà si atrophié qu’il en était devenu résigné, tétanisé ?
Je ressens encore les soubresauts de mon corps absorbant tant bien que mal les coups que se rendaient entre eux ma raison, mes émotions et mon intuition. Une petite voix en moi me disait « méfie-toi ! Reste sur tes gardes ! Attention !Réagis ! », mais je ne voulais pas m’y fier tant le carcan de mes valeurs déformait mes réflexes et mes choix. Je me rappelle comme si c’était hier avoir délibérément choisi de privilégier nos ressemblances et cette idée que nous avions une fraternité en commun. Au nom d’un principe supérieur auquel je n’osais déroger et sur lequel se perdaient mes repères, j’en suis même arrivé à me convaincre que nous devions bien avoir un seul et même père. Un premier homme qui nous avait engendrés, qui avait des bénédictions et des projets d’avenir nous concernant. Que je le veuille ou non, de par mon éducation et mon obéissance à ces principes qui faisaient mon identité, c’était mon frère et je ne devais ni l’envier, ni le rejeter, ni l’ignorer.
Mais vouloir une chose ne produit pas instantanément le résultat escompté. Certes, le désir inspire, mais la mise en œuvre pratique, parce qu’elle se confronte immédiatement à la rugosité de la réalité, rechigne à passer à l’action et pendant longtemps je me suis retrouvé dans cette impasse. Entre mon instinct qui me conseillait de l’éviter et mon cœur qui me disait de lui laisser du temps pour qu’il comprenne, j’ai oscillé intérieurement comme lorsqu’un vent furieux incline dangereusement les arbres et les fait entrer, en grinçant, dans une danse magnétique que rien ne semble pouvoir arrêter.
Mon cœur, trop souvent influencé par une dynamique de transfert et contre-transfert que la morale dominante encourageait, luttait contre mon instinct qui me coupait de toute logique de substitution, de toute prise en compte de relation à l’autre. J’ai finalement capitulé en faveur du parti de l’espoir, de cette force semblable aux racines qui, lentement mais sûrement, transpercent la roche et la pulvérisent en nutriments indispensables à la vie de tous.
Avec ce fourmillement caractéristique du message du corps dans mes entrailles conseillant une fuite immédiate et un espoir maquillé de bonne morale en bandoulière, je suis parti, cahin-caha, à sa rencontre. Je lui ai offert l’hospitalité et l’accès à qui j’étais. J’ai dépassé les barrières de la langue, derrière lesquelles on trouve souvent un bon prétexte pour ignorer ou stigmatiser l’autre. Je me suis appliqué à déchiffrer ces différents signes vocaux qui font l’appartenance à un même peuple, comme je me suis attaché à décrypter ces expressions qui tissent et entrelacent très étroitement un certain rapport au monde qui nous entoure. À multiplier les rencontres, j’ai même fini par croire que nous partagions la terre, non comme on la divise pour mieux l’enclore, mais comme on prend part, en même temps et au même titre, à l’abondance qu’elle offre.
Oui, je le sais bien, j’ai fait des choix dont je ne mesurais pas les conséquences tant j’étais aveuglé par mes principes d’une tolérance universellement partagée. Peut-être que j’étais devenu inactuel, appartenant à un passé qui n’avait plus lieu d’être. Peut-être aussi que mon frère et moi n’étions pas au même stade de nos cheminements respectifs et que par conséquent nous n’avions pas les mêmes choses à vivre, parce que petit à petit j’ai commencé à douter de nous. Et comme la nostalgie envahit l’âme et le corps, je me suis laissé happer puis défaire.
Pris dans une tempête intérieure, ballotté entre idéal et découragement, combien de fois suis-je retombé en désespoir tant je voulais y croire. Dans les moments les plus sombres de ma mélancolie, plus je le côtoyais et plus sourdait en moi cette idée accablante d’un monde en feu glissant vers sa mort, tant mon frère se comportait en opportuniste célébrant l’unique credo du yolo – You only live once. Il voulait profiter de tout sans attendre demain, sans se soucier des autres ni des générations futures, alors il exploitait tout ce qui passait à portée de mains, quitte à le défigurer, le rendre exsangue ou l’annihiler. Il était en transit tandis que j’étais à demeure sur cette terre.
Et plus je l’observais se jouant du réel selon les circonstances ou son bon plaisir, et plus je pressentais ma fin. Je me disais que lorsqu’il aurait fini de l’exploiter et d’en extirper ses richesses, quand il aurait achevé de tarir ses ressources les plus élémentaires, alors la terre serait exsangue, moribonde. Plus rien ne serait jamais comme avant. Il n’y aurait plus ni buée ni sublimation. Seule la désolation persisterait. Vidée de ses habitants et de sa diversité comme on se vide de son sang, la terre perdrait son élan vital tandis qu’il chercherait à la fuir tant elle serait devenue déserte et mortelle pour lui. Ce n’était qu’une question de temps et le temps jouait contre moi.
Où irait-il alors, lui qui n’était taillé que pour la marche ? Y aurait-il d’autres terres à découvrir dont on ne connaissait ni le passage ni la situation ? Et quand bien même une autre terre était imaginable, celui qui se prenait pour le seul Homme parviendrait-il à transformer son rapport au monde pour pouvoir y demeurer en bonne intelligence ? Parviendrait-il à se métamorphoser pour devenir l’auteur et le gardien d’une terre en partage ?
Dans ces moments où mon âme tourmentée expose à ma conscience une réalité peut-être trop lucide, je mesurais tout le chemin qui restait à parcourir tant ce qui nous séparait était plus grand que ce qui pouvait nous rapprocher. Une crevasse toujours plus profonde fissurait le sol que nous foulions, nous condamnant à évoluer séparément. Le rift qu’il avait engendré nous condamnait à un voyage en enfer. Est-ce que je me suis alors réfugié dans les valeurs de mon éducation pour mieux refouler le constat amer de mon incapacité à réagir ?
J’étais un homme-buée tandis que mon frère était un homme-glaise. J’étais le souffle là où il était la matière. J’étais la conscience introspective là où il était l’acte instinctif qui, par son audace, son errance et son instinct de survie, dompte, exploite, transforme ou anéantit irrémédiablement les obstacles qui freinent sa marche forcée vers un monde à sa mesure. Mû par une force brute et quasi mécanique, il a bouleversé les codes et les coutumes, il a fait table rase des habitudes et des valeurs qui étaient les miennes. Il s’est acharné à démonter et remodeler un paysage entièrement nouveau, conforme à démesure. Un monde de fer et de feu émergeait derrière lui tandis que se rétrécissait le mien, fondé sur le refus conscient d’une quelconque prévalence.
Sans forcément pouvoir le définir simplement, je me conduisais conformément à des principes hérités qui me semblaient évidents et que j’appelais le « respect ». Traiter tout être vivant avec le même égard, forgé sur le droit inaliénable de l’égalité du droit à la vie de tout ce qui compose le monde, voilà la définition que je donnais du respect. Et dans cette valeur du respect que je m’étais donnée, il y avait sans doute comme un idéal candide auquel je ne pouvais pas déroger sous peine d’être désorienté, perdant et perdu. Mon monde avait ses héros, ses saints et ses martyrs qui tous embrassaient cette utopie, comme si elle était réellement accessible. Et moi qui m’étais fixé la règle de ne jamais porter atteinte à l’égalité de liberté, à l’égalité de dignité et à l’égalité de vie de tout ce qui porte un souffle, de tout ce qui fait partie du socle sur lequel je m’étais enraciné, je me retrouvais quand même déstabilisé par la désinvolture inconvenante de mon frère à cet égard.