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Une chasse à l’homme impitoyable a lieu sur les terres brûlantes de l’extrême sud de la Corse, alimentée par une colère dévorante et sauvage à laquelle rien ni personne ne semble pouvoir mettre fin. La nature humaine, parfois, puise ses racines dans des terrains peu propices que les rencontres et le poids de l’Histoire fertilisent d’une folie destructrice. Ainsi, dérouler le fil de cette spirale meurtrière ne peut que conduire à une chute inexorable, à vous de juger !
À PROPOS DE L'AUTRICE
Amoureux de la Corse,
Stéphane Auré a conçu cette histoire comme un film, avec des scènes à la fois émouvantes et brutales, des rencontres humaines et sauvages. Ce récit se déroule sur une terre de paradoxes et d’excès, capable d’une beauté époustouflante tout autant que d’une obscurité profonde. Il existe des lieux et des rencontres qui inspirent et transportent, mais aussi des ténèbres qui hantent l’âme à jamais…
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Seitenzahl: 319
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Stéphane Auré
Aux racines de la colère
Roman
© Lys Bleu Éditions – Stéphane Auré
ISBN : 979-10-422-1042-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Il est des lieux et des rencontres qui vous inspirent et vous emportent, il est des noirceurs qui vous hantent à jamais…
L’homme est impassible. Il fixe un boulon perdu au bout de ses phalanges boudinées depuis maintenant une dizaine de minutes, attablé, répandu sur le comptoir de ce vendeur de pièces détachées automobiles, cherchant peut-être à savoir comment passer par ce trou.
Les commerciaux s’affairent tranquillement de leur côté, dans leurs blouses grises, s’interpellant bruyamment en conservant tout de même minutieusement de leur énergie sous le pied pour le reste de la journée tandis que les autres clients s’agglutinent progressivement à l’arrière de ce bonhomme muet. L’impatience est palpable et se fait de plus en plus ronflante à mesure que le temps s’écoule sans que rien ne change.
Le fautif est gras et son quintal et demi pend amplement dans les plis éculés et crasseux de son tee-shirt XXL d’une mollesse qui fait bien comprendre à ses voisins qu’il se fout éperdument de leur agacement croissant ou de leur pseudo petite urgence égocentrique.
Par moment, il semble demander des renseignements à un vendeur qu’il attrape au vol de sa pupille vitreuse sans toutefois remuer les lèvres dans une sorte de langage intérieur que lui seul est à même de comprendre. Il attend, encore et toujours, écoute mais ne bouge pas d’une oreille comme le boulon devant lui, la placidité incarnée, accrochée lourdement à ce comptoir matinal baigné du parfum des huiles mécaniques et des vapeurs d’un café lointain.
Il s’est rendu en ce lieu de bonne heure, quasiment à l’ouverture, stationnant sa 4L safari jaune et cabossée juste devant la porte afin de limiter ses déplacements, le long de quelques épaves de voitures désossées pour certaines, calcinées pour d’autres, dans cette ruelle peu ragoûtante et laissée à la traîne du développement effréné de Porto Vecchio.
Soudain, rompant la torpeur dont il s’est drapé, le dodu avant-bras finit par se poser et relâcher sa prise, laissant le boulon rouler, rouler béatement sur le plan de travail entre deux catalogues, les yeux de l’ensemble des spectateurs suivant l’issue de cette course libératrice.
Puis, d’un pas lent, presque au ralenti, le gros homme se dirige vers la sortie, sans dire un mot, sans se retourner, le regard rentré, laissant derrière lui la bulle enkystée de mécontentement propre à cette nature humaine qu’il a décidé d’ignorer et fuir depuis longtemps maintenant.
Il est accueilli sur le seuil de la porte par un soleil déjà éblouissant en ce printemps avancé qui le fait grimacer de satisfaction. Alors, jugeant opportun de dire au revoir à ces témoins bougons, il lâche à la volée une flatulence sonore explosive qui glisse sur le comptoir surpris et va se figer sur la face rabougrie de ses congénères sidérés. Après tout, sa mère lui a toujours dit qu’il n’était pas bon de se retenir. Avvèdecci les trouducs !
Notre malotru dévale ensuite les trois marches bétonnées le ramenant à son bolide citron pour en extraire un sac de course vantant les plus beaux monuments insulaires, qui l’attendait patiemment sur le siège passager. Des emballages, des papiers gras jonchent l’intérieur de la voiture et s’amoncellent jusque dans les portières au bord de la crise de foie.
Son tee-shirt arguant fièrement born to be alive se dandine à présent au bord de la route, slalomant entre les squelettes métalliques aux roues volées, les semelles écrasées vers l’intérieur de ses cuisses, les plis du pantalon jouant de l’accordéon sur une partition asthmatique. Il avance ainsi, basculant d’une jambe sur l’autre, d’un bourrelet au suivant, géant culbuto en mouvement.
Arrivé devant un conteneur de poubelle encore non calciné, il en ouvre sans hésiter le couvercle pour y enfouir ses pinces charnues et sonder les entrailles puantes de la ville. Méticuleusement, il examine, tâte, sous-pèse, sépare puis dépose au fond de son cabas ses trésors mis au rebut par une société de consommation à l’appétit trop éphémère. Quelques fils électriques, un fond de bidon d’huile et puis trois œufs ébréchés, des pommes de terre jugées en fin de vie et une salade défraîchie, de quoi faire un bon gueuleton et du troc entre connaissances.
Tout affairé à sa récolte miraculeuse, il ne peut pas apercevoir le conducteur du véhicule utilitaire qui ne cesse de l’observer, de détailler ses moindres gestes, garé soigneusement à l’écart pour qu’il ne soit pas vu.
Heureux de sa cueillette matinale, le jovial obèse oriente son déhanchement alternatif jusqu’à sa fidèle auto pour vite repartir de Porto Vecchio, de sa chaleur moite qu’il pressent et fait déjà gonfler ses veines, gorgée des affres des anciens marais sur lesquels la ville prodigue y a posé ses soubassements conduisant à ce que l’été, il en évite consciencieusement les abords sous peine de suffocations et d’angoisses irrespirables.
Il suit son humeur réjouie et décide de passer par le port pour faire durer l’instant. Le golfe se devine, puis se dessine d’un trait plus précis et apparaît enfin, large, profond, complètement ouvert sur une mer calme, quelques bateaux au garde à vous en fond de baie. Le ciel est d’azur en écho à l’onde claire, préservant l’insouciance qui papillonne à fleur d’eau.
Les allées, les terrasses sont au diapason de cette tranquillité ambiante, clairsemées, apaisées, les marées touristiques n’ayant pas encore accostées en ces rivages tentateurs, un répit d’encore quelques semaines, de quelques journées magiques supplémentaires étirant leur torpeur sur les pontons désertés, loin de l’électricité estivale que les commerçants s’agitent à préparer avec impatience et convoitise.
Le coude en éclaireur le long de la portière, sa main s’amuse par moment à venir caresser un souffle d’air ravi et espiègle, la laissant glisser puis chavirer dans cette vague invisible en frôlant les trottoirs de ses pneus passablement lisses. Ne serait-ce pas finalement sa définition de la liberté, ses cheveux mi-longs gonflés par ce souffle grisant balançant copieusement sur sa nuque des brassées de pellicules légères ? Il s’en fout, voilà tout. Il n’est pas attendu, il n’a pas de contrainte, il n’a qu’à se laisser porter par ses aspirations et les courbures dociles d’une route alanguie.
Les noms de plages idylliques s’affichent sur son passage comme autant de cartes postales paradisiaques à la portée d’un tour de volant : Palombaggia, Santa Giulia, mais il trace, imperturbable, son attelage citronné avalant goulûment les mètres qui le rapprochent de sa maison. La grande ligne droite vers Bonifacio étire le peu de véhicules qui l’accompagne dans son trajet, croisant ou devançant des voyageurs esseulés et heureux, des autochtones pressés et des utilitaires prudents, accaparés par la préparation de la saison.
Il ne peut s’empêcher de donner un coup d’œil clandestin en passant devant l’Amnesia, ce temple dévolu aux turpitudes de la nuit qui, tel un dieu antique, vorace et insatiable, réclame régulièrement son dû en victimes insouciantes, laissant leurs jeunes vies et leurs carcasses métalliques éventrées sur ce long chemin rectiligne. Cette boîte de nuit : la hantise des familles bonifaciennes, le cauchemar des parents, un piège affriolant et déformant au revers d’impasse éternelle.
Il est tellement passé devant sans jamais pouvoir y entrer, sa mère lui interdisant formellement, pointant sa main et sa colère comme de terribles châtiments qu’il ne se voyait pas affronter, quel qu’en soit l’enjeu. Cette peur ancestrale se mêle encore au parfum sucré et inavouable de la transgression, de la tentation brûlante de l’interdit, contrebalancé, il est vrai, par l’angoisse des railleries blessantes et évidentes qui, immanquablement, ne manqueraient pas de cibler son poids disproportionné. Passer son chemin, une fois de plus, d’autant que son domicile est déjà en vue et surveille sa décision de l’œil pesant de sa génitrice alors même qu’elle n’est plus là, possédé par son souvenir et la mémoire de ses rages.
Il habite ainsi dans une petite maison en grès, à la façade austère, une maison de famille avec le caveau des ancêtres accroché au terrain adjacent en pente douce. Il y est né, il y a grandi et il y mourra à n’en pas douter ce qui facilitera le passage vers sa future demeure toute voisine aux côtés de ses illustres et respectueux aïeuls.
Les roues de la 4L Safari escaladent délicatement la montée pour ne pas faire de bruit et se posent sur le côté de l’édifice cubique, une meute de chiens gueulards parqués dans une sorte de chenil éventré n’ayant que faire de ces attentions incompréhensibles à leur poil rêche.
La bâtisse est fière, campée sur son promontoire au-dessus de cette route qu’elle a dû voir construire à ses pieds, sans qu’on lui demande son avis, sans imaginer la frontière hermétique qu’elle installerait entre elle et le maquis parfumé de la colline d’en face, cette longue langue bruyante dont les transhumances enragées croissent à mesure que l’été approche telles des nuées de frelons abêtis passant sans même l’apercevoir.
Dédaigneuse, froide, à l’unisson de sa propre mère, elle se renferme derrière des fenêtres constamment closes, revêche à tout contact, coincée au milieu de gros blocs de pierres grises placardant toute leur rudesse d’un message clair : passez votre chemin !
Elle fixe cet horizon vrombissant devenu énigmatique de sa haute stature rigide, entretenant tant bien que mal le feu dans le foyer de son passé.
L’homme au tee-shirt distendu la rejoint, sans même un regard, son sac de victuailles suspendu à ses pognes molles. La porte reste toujours ouverte, qui oserait s’aventurer en ce lieu ?
Une fois cette porte repoussée derrière lui, le silence est de mise, régnant sans partage derrière des murs épais. Seule, au loin, une pendule s’agite dans sa course effrénée avec le temps, d’un timbre instinctif.
Tout ici lui rappelle sa mère. Une écharpe terne accrochée à une patère, une paire de souliers usés restés sur le tapis de l’entrée, prêts à sortir, même l’odeur insistante de l’encaustique qu’elle passait régulièrement sur les meubles de famille massifs de sa petite main calleuse. Sauf que de mère, il n’y a plus. Cela fait en effet plusieurs paquets de mois qu’elle est partie, du jour au lendemain, sans rien lui dire. Rentrant un matin d’une de ses sorties sans but, il a découvert la maison vide, sans aucun mot, sans aucune indication. Pièce après pièce, il a vérifié, de l’étage à la cave, poussant chaque porte avec précaution, examinant soigneusement du sol au plafond. Rien, plus rien. La petite femme avait quitté le nid qu’elle s’était pourtant appliquée à construire et entretenir jour après jour, comme avait certainement dû le faire sa propre mère en d’autres temps, entre ces mêmes murs.
Il a bien attendu un peu, écoutant si le vent la lui ramenait mais les jours se sont écoulés, identiques à la veille. Sa mère était partie en le laissant seul, de manière incompréhensible.
Il s’est alors décidé à aller déclarer cette disparition surprenante aux gendarmes qui l’ont à peine écouté, se foutant ouvertement de lui, s’esclaffant qu’à son âge, ce n’était pas une fugue, qu’elle avait dû partir pour vivre le grand amour, lui balançant en clignant de l’œil que ça lui ferait du bien à lui d’être un peu seul, ce qui finalement était la stricte vérité.
À force d’y avoir pensé, son vœu s’était exaucé, tout simplement. Il était plus libre, faisait ce dont il avait envie, à n’importe quelle heure, sans avoir à se justifier ou se faire rabrouer. Il n’avait donc pas insisté auprès des hommes en bleu et la disparition de sa mère était restée sans suite et sans plus de recherches ni de nouvelles depuis. Basta, affaire classée, tout le monde s’en balançait !
Il n’avait pas non plus tout dit aux gendarmes. Ils n’avaient pas ainsi besoin de savoir que l’état de santé de sa mère s’était dégradé ces derniers temps avec des comportements de plus en plus étranges, dont leurs longs silences ne laissaient que peu de place à des explications. Il ne l’avait jamais comprise mais là, il ne la reconnaissait plus, adoptant des attitudes outrancières, incontrôlables. Elle semblait lui en vouloir, une sorte de répugnance, de dégoût marqué habitant ses pupilles sèches lorsqu’elle le croisait, fuyant sa présence pour se réfugier dans une impénétrable irréalité.
Il l’avait ainsi surprise à plusieurs reprises, assise sur une chaise au bord de la route, aboyant par moment sur les voitures stupéfiées, accompagnant cette bile explosive d’une ombrelle menaçante avec laquelle elle fouettait le ciel au-dessus de sa tête dans une sorte de transe lui faisant frôler les rétroviseurs d’une danse hasardeuse. Littéralement envoûtée, la démente marchait alors en équilibre le long du bitume écartant ses petits bras grêles comme pour s’envolerau-dessus de la longue tignasse des eucalyptus déchargeant leurs arômes entêtants.
Peut-être a-t-elle finalement réussi le grand saut, s’évaporant au-dessus de ces carrosses mécaniques pour se fondre dans les fragrances captivantes de la lande sauvage ?
Machinalement, comme à chaque fois qu’il passe la porte d’entrée, sa grosse bedaine rebondit de coin en coin, vérifiant que la fuyarde n’est pas revenue à l’improviste, se cachant sournoisement pour le surprendre et le réprimander. Même absente, sa présence est pesante, accrochée à chaque pan, à l’affût de ses moindres gestes, sentant même son regard courroucé se pendre à son dos dans les courbes de ses habitudes.
Il faut avouer que le moindre de ses souvenirs entre ces quatre murs est empesé de cette empreinte matrone. Il n’a toujours vécu qu’ici, qu’avec elle, d’une exclusivité suffocante. Certes, au début de sa vie, sa grand-mère a bien occupé une chambre à ce qu’il s’en souvienne, au bout du long couloir, une petite femme toute rabougrie, les épaules courbées et rabattues sur une poitrine plate, avec un nez poussé tout au fond de ses joues mais elle est vite partie, rejoignant le terrain d’à côté, sa photo en médaillon ornant à présent sa pierre tombale comme ultime souvenir de son passage, un médaillon ovale aux formes devenues incertaines, couleur du passé, couleur de l’oubli.
Nul homme dans sa mémoire, en ces lieux, jamais. Son père, ce bon à rien comme le qualifiait sa mère, avait eu la bêtise d’être tué dans un accident de chasse, quelques jours après sa naissance, avant même qu’il puisse le connaître et sa mère n’avait jamais refait sa vie, refusant catégoriquement que le moindre mâle passe le seuil de cette porte farouche, continuellement vêtue de sa robe noire sauf ces derniers temps, entortillée dans sa folie.
Ses cheveux s’agitent au contact du filet d’air qui furtivement s’engouffre par l’embrasure de la fenêtre qu’il vient d’entrebâiller. Seul, il s’est toujours senti éperdument seul, exclu, écarté, mis au ban d’une société qui l’ignore mais ne l’est-il pas encore et définitivement plus depuis que sa mère a disparu ?
Tandis qu’il vagabonde ainsi dans cette demeure emplie de souvenirs sévères et du parfum d’une nouvelle liberté laissée au-dehors, il ne voit pas l’homme qui l’observe de l’imposant figuier qui fait face au salon, là, juste de l’autre côté de la fenêtre dans laquelle son corps avachi se reflète.
Cet inconnu l’a patiemment suivi depuis la matinée, depuis même plusieurs jours et semaines en vérité, laissant s’installer la distance nécessaire entre eux pour ne pas être repéré. Puis, à l’approche de la maison perchée sur les hauteurs, il a préféré garer son utilitaire blanc sur le bas-côté de la route nationale, un peu plus loin, à l’écart.
Il a alors contourné le domicile de sa cible joufflue, s’attachant à ne pas éveiller les soupçons de cette façade renfrognée pour finalement arriver à se hisser dans un figuier accueillant et propice à sa surveillance attentive.
Il connaît bien l’endroit puisqu’il y est déjà venu plusieurs fois, y compris la nuit, commençant même à laisser une trace dans les herbes hautes tel un félin en chasse, accoutumé à venir guetter sa proie dans son environnement naturel afin de mieux la comprendre et la cerner. Ce chasseur note mentalement tous ses faits et gestes, ses moindres habitudes, ses trajets, ses préférences mais aussi ses troubles, ses faiblesses. Il cartographie sa vie, la passe au scanner, la dépèce d’une pulsion amère qu’il parvient pour l’instant à contenir au plus profond de ses entrailles mais que guide inévitablement une détermination farouche imprégnant ses ongles, ses poings, ses crocs.
À l’abri derrière de grandes feuilles vertes, il restera encore plusieurs heures à épier l’intérieur de cette habitation qu’il a déjà pénétrée voilà quelques jours, enfreignant toutes les mises en garde pour en prendre pleine possession, comprendre son agencement, son intimité de ses pas souillés. Il a senti, effleuré, s’est attardé pour s’imprégner, laissant pianoter ses doigts imprudents le long de tentures démodées interloquées.
Il n’a donc plus qu’à tendre l’oreille pour savoir où se trouve le gros, bien observer les variations de lumières pour déterminer dans quelle salle il a posé sa lourde charpente, sur une chaise en souffrance sous son gros cul adipeux. Même en fermant les yeux, il a le pouvoir d’être à côté de lui, dans son dos, sa main se refermant imperceptiblement sur lui sans même qu’il ne s’en rende compte, en tout cas pour l’instant.
Il se fond dans son environnement, un caméléon résolu, comme devenu invisible, même les chiens assoiffés du chenil ne détectent pas son ombre néfaste.
Voilà à présent le van blanc garé sous un olivier à la chevelure ébouriffée par un vent d’Est soufflant avec obstination depuis maintenant trois jours sur ce plateau calcaire de la campagne bonifacienne. À y regarder de plus près, le blanc originel du véhicule s’est paré d’une pellicule de poussière qui semble s’y complaire. La tôle est cabossée et la vitre arrière cartonnée obstrue son intérieur.
Le chasseur est là, ayant abandonné un temps son figuier et sa traque obsessionnelle pour revenir sur ce terrain où il a posé ses noirs desseins. L’homme est affublé d’une barbe hirsute, envahissante et qui remonte à la frontière extrême de ses orbites, laissant que peu de place à de petites prunelles qui, à force de combats et d’épreuves, se sont teintées d’un lustre couleur de bronze au reflet glacial.
Il marche dans les herbes hautes, les jambes arquées, cow-boy égaré tombé de sa monture, la démarche rendue saccadée par un genou cagneux à la rotule laissée éternellement confuse par un médecin indélicat venu se faire la main sur l’île de beauté. De sa paume, il s’amuse à courber les longues tiges résistantes des asphodèles en fleur, agrippées de leurs racines têtues à ce sol pierreux. Un champ de grappes blanches qui courent autour de lui et agitent fièrement leurs têtes, déversant leur senteur qui longtemps hanta les tombes des morts et des soirées occultes. Un bouquet préparé par Satan en somme, à la portée de sa main décidée.
Depuis qu’il a forcé ce portail, il traîne ici, alternant ses affûts et ces moments d’apaisement dans une nature franche et libre. Le lieu semblait inhabité, parsemé des herbes hautes et grasses d’un printemps arrosé, alors il y a rangé les roues de sa chevauchée fatiguée.
Une oliveraie, avec des arbres centenaires dont les troncs tordus portent les stigmates de la dureté du sol, des vents capricieux mais aussi des tourments des anciens. D’abord méfiants, ils ont fini par le tolérer, l’accepter, le protégeant de leurs longues branches ondoyantes flottant au gré des airs marins.
Tout autour, de hauts murs de pierres blanches et grisâtres les enserrent, montrant par endroit de sérieux signes d’épuisement, inclinés sous les coups répétés de passages d’animaux ou d’arbres séditieux qui ont eu la peau de leur blême résistance.
Pour arriver là, il s’est perdu sur ce chemin, au bout du bout de la route, par hasard ou en suivant son destin, souhaitant absolument s’éloigner de la ville et de ses congénères hideux. Il n’est pas prêt à y retourner, à les affronter, pas encore, non, même s’il sait pertinemment qu’il devra se résoudre à une immersion en ces lieux de détresse et d’hypocrisie pour atteindre son but ultime.
Il a aussi choisi ce terrain pour cette caravane miteuse, abandonnée et solitaire comme lui. Invisible du chemin, perdue sous une végétation épaisse et une muraille autoritaire, elle n’attendait que lui, la gueule béante et les fenêtres déboîtées, d’un charme que lui seul pouvait percevoir. Même un toit, parsemé de mousses, recouvrant des colonies de crottes de rats sur plusieurs générations, ne se refuse pas.
Des hommes ont habité là, laissant derrière eux des toiles de tentes trouées, emmaillotées sous le plancher de cette caravane orpheline ou encore ici un fil à étendre le linge, tendu entre deux oliviers, une épingle délavée s’agrippant, tenace, en attendant le retour de plage d’une serviette alanguie. Traînent également çà et là des ferrailles inertes, des boîtes de conserve éventrées ou encore cette grille rouillée, recyclée en ustensile d’une cuisine improvisée au-dessus de la flamme d’un feu de camp éteint.
Que sont devenus ses occupants ? Ont-ils dû fuir cet abri, du jour au lendemain, comme pourrait le laisser penser ce désordre éparpillé ? Sont-ils dans l’impossibilité de revenir ou vont-ils au contraire entrebâiller incessamment le portail vermoulu de leur propriété pour découvrir le squatter indélicat ? N’est-ce finalement pas plus simplement le constat d’une indivision de plus ayant opposé puis anéanti des familles, laissant ici en friche toute volonté de bâtir et d’y vivre ?
En fait, il s’en contrefout. Il profite et cueille ce que lui met à disposition cette nature qui l’a recueilli, qu’il a appris à comprendre et respecter par-dessus tout.
Et en cette fin de journée, il a besoin de marcher, de vider sa tête et de sentir l’énergie bestiale qui se dégage de cette terre séculaire. Ses godillots frappent sans discernement les pierres qui jonchent ce champ aride tels des fruits impropres et rances. Il tourne et retourne, un sifflement coincé entre les oreilles.
Son regard est rentré, c’est ce soir, il n’y a plus à attendre, il va le faire, il l’a décidé, c’est ainsi. Ses nombreuses observations passées derrière son volant ou dissimulé, courbé dans son figuier, lui font penser que c’est le bon moment, l’opportunité rêvée. L’instinct du chasseur, l’odeur du sang !
Il n’a rien pu manger, rien ne passait. Il a juste chargé sa camionnette, respectant à la lettre les étapes d’un plan maintes et maintes fois pensé pour en devenir une rengaine, mâchée et précise, ne laissant aucune place au doute et son cortège néfaste. Une dernière goulée de cette respiration permise par le souffle des oliviers et le portail s’éloigne derrière lui, la bouche close sur ses secrets inavouables.
Le moteur fait le reste et sait précisément où le conduire. Il n’a qu’à dérouler la bobine des repérages faits ces jours précédents. Les virages se répètent et s’enchaînent sur une chaussée désertée, les murs en pierres sèches s’écartant pour le laisser filer, chuchotant sur son passage. La route continue de serpenter entre les roseaux, au milieu des chênes cherchant les points d’eau, puis, le golfe apparaît sous un soleil déclinant.
Santa Manza et sa baie s’offrent à sa traque crépusculaire. Le vent s’y engouffre à son embouchure, assuré de ses convictions et de sa vigueur puis s’essouffle pour venir, conquis, caresser au final ces côtes voluptueuses. De petites anses alternent à la retombée d’une falaise crayeuse inopinée ou se dissimulent le long des courbes d’une silhouette discrète, ne découvrant leurs atours qu’à un œil attentif.
Il s’enfonce, à la rencontre de ce courant porteur d’une verve salvatrice, suivant la longue toison sauvage de cette nature préservée. La vitre baissée, il se laisse aller à fermer les yeux, les narines aux aguets, envahies d’un souffle iodé mais aussi d’un parfum qu’il ne connaît que trop bien et qui le fait instantanément ralentir.
Elles sont bien là, en suspension dans la pente, le poil long, les cornes taquines, imperturbables. Des chèvres, au-dessus de lui, qui traversent devant lui, impassibles, et se dirigent vers la mer en se gavant des parterres gras et aromatiques. Il les observe et les suit d’un regard familier comme il l’a tant et tant de fois fait, guettant le contre-pied, l’appel irrépressible de la gourmandise qui les fera sortir de la droite ligne pour croquer et chaparder le fruit défendu. Il est sur le point de les siffler ou de les accompagner, la lèvre humide d’une envie soudaine mais il n’a pas le temps, pas ce soir, le gros est à la pêche, au bout de ce trajet, il l’attend mais ne le sait pas.
À l’extrémité, une ultime plage l’accueille. Reposée, elle laisse les dernières lueurs du jour filer à la surface de l’eau, attendant la nuit et ses ombres qui déjà parcourent les hautes crêtes de l’Alta Rocca perchées au loin. Le rivage a été abandonné en cette fin de journée, seuls des bois flottés se baignent encore dans la mer, le maquis voisin en profitant pour venir se désaltérer.
Personne en ce lieu sauf une 4L safari jaune garée au beau milieu d’un petit parking retiré.
Le van blanc ne prend même pas le temps de s’arrêter, il engage ses roues décidées sur le sable et, après une manœuvre savamment répétée, se positionne en marche arrière au ras de l’eau. Tout s’est fait tellement vite, un dernier regard panoramique pour être sûr : personne ne l’observe. Nul curieux, nul promeneur, le vent d’Est a joué sa partition et a déblayé les lieux. Même la paillote branlante en ce début de saison semble s’être vidée ou bien fait-elle mine de ne rien voir, tournant le dos à la plage et à ce rôdeur acariâtre. Mieux vaut ne pas s’en mêler.
Le barbu s’empare alors d’une longue housse placée sur le siège passager et ses pas le pressent sans plus attendre sur une sente s’échappant derrière la plage. Il chemine ainsi au milieu des buissons foisonnants, empiétant voracement sur ce sentier résigné dont la trace continue de l’emmener à la pointe de la baie de Santa Manza.
Il monte, passe derrière un bunker au regard patibulaire et aux côtes entaillées, un bunker au sourire éraillé, le béton écaillé laissant apparaître les ferrures rouillées comme une dentition malsaine qui n’attendrait que votre passage pour vous mordre jusqu’au sang. Puis, il bascule vers les vagues qu’il entend déjà et qu’il voit se faufiler entre les rochers.
L’homme qu’il cherche est là, seul, posé sur un récif plat, exactement comme il s’y attendait, comme il l’avait prévu. Son large ventre fait face à l’immensité bleutée, son épaule balançant d’un geste étonnamment souple son lancer dans ces flots écumant par instant leur désaccord. Il pêche, sa passion, son habitude, réglée, millimétrée, une aubaine pour un chasseur. Celui-ci l’observe d’ailleurs, laissant le vent du large occuper le temps. Il a l’impression d’avoir le cerveau vide, embrumé, traversé par ces rafales qui viennent du large et percutent ses tympans.
La bedaine est en grâce et vient de sortir un poisson à la forme oblongue dont les écailles parviennent à capter les derniers rayons du jour. Tout occupé à la joie de sa prise, il n’entend pas la mort arriver, ou trop tardivement. Est-ce un bruissement, un craquement ou une intuition qui le poussent enfin à se retourner ?
Les deux hommes se font maintenant face, sans dire un mot, un poisson suffoquant se débattant à leurs pieds dans l’indifférence totale.
Le temps se précipite, s’emballe pour devenir inarrêtable. Le chasseur brandit un fusil au bout de son regard cuivré, il le tient en joue, ses pupilles incandescentes s’exprimant à la place de sa bouche mutique. Le doigt se décide. La déflagration se perd dans le vacarme des cieux et la chevrotine a tôt fait de répandre ses plombs affamés dans tout le derme du pêcheur, croquant à pleine dent d’une rage trop longtemps contenue. Le gros ne fait pas de bruit comme résigné ou peut-être est-il soulagé. Il improvise quelques pas d’une danse extatique puis bascule dans l’eau surprise, une nappe d’un sang corail s’échappant de sa carlingue transpercée.
Sans hésiter, le barbu se jette à son tour à la mer pour récupérer le corps encore chaud dont il attache habilement les pieds au bout d’une corde qu’il avait glissée dans la housse du fusil. Ainsi ficelée, il peut ramener plus facilement sa proie jusqu’au rivage, tirant sa baleine inerte au-dessus des bancs de poissons ébahis d’une nage lente et alternative.
Arrivé sur la plage, essoufflé, il traîne ce cadavre gorgé d’eau, centimètre par centimètre et le charge dans son utilitaire avec l’aide d’un treuil qu’il a bricolé ces derniers jours en prévision du passage à l’acte. Personne, toujours personne. Le destin a décidé de détourner son regard.
Il peut refermer la porte à la vitre cartonnée sur sa prise du jour, le corps criblé d’une chevrotine intraçable, à la différence d’une balle. Les cochons sauvages d’Aullène vont être contents, ils auront à manger pour les prochains jours, à l’abri des chênes et des questions inutiles.
« Allez Bapti, tu prendras bien un dessert, ils sont très bons ici ».
L’homme qui venait de parler d’une voix grave et assurée s’était mis à agiter soudain son grand bras au-dessus de la tête d’un moulinet censé faire venir le serveur caché derrière son bar. Il était jeune, les cheveux courts et ses larges épaules proéminentes sous sa chemise ouverte ajoutaient une audace musculeuse à sa prestance assumée.
Ils étaient deux à cette table d’un restaurant de la haute ville, tête à tête posé sur une nappe blanche soigneusement à l’écart des quelques grappes de touristes qui, avaient pris l’habitude à cette période de l’année, de vagabonder et s’immiscer dans tous les recoins de la ville, avides de mystères et de découvertes à dérober et ramener de leurs séjours pour les abandonner ensuite dans l’oubli de leur quotidien.
Ils étaient deux à l’aplomb de la mer turquoise qui venait lécher la falaise laiteuse, en équilibre face à la Sardaigne et ses côtes nébuleuses dont l’ébauche se brouillait en cette journée d’une brume gorgée de chaleur.
Le serveur docile, affublé d’un pantalon en pattes d’eph ridicule, finit par leur déposer un fiadone appétissant au teint joliment doré par le four. Sans rien dire, il avait vite fait de s’éloigner, préférant rebrousser chemin et regagner sa niche rassurante, les bras ramant le long de son petit corps pour éviter tout échange superflu et dangereux avec cette table qu’il sentait éruptive.
Un bourdonnement incessant parvenait jusqu’à leur nappe empesée, un pépiement de mots hauts en couleur et au débit incontrôlé d’Italiens attablés à proximité qui venait polluer leur entrevue. L’homme aux cheveux courts se détourna alors vers eux et d’un regard appuyé éteignit leur flot devenu soudain défiant. Pas un mot, juste le feu ardent d’une pupille destructrice, aiguisée comme une lame menaçante qui se suffisait à elle-même.
Les petites cuillères pouvaient à nouveau s’agiter en crissant au fond de leurs assiettes s’acharnant à engloutir ce dessert et le silence écrasant posé entre eux deux depuis le début du repas.
« Comment va la famille Bapti ?… Ta petite se porte toujours bien ? » Le jeune au physique d’athlète continuait de nourrir une conversation unilatérale et vaine entre deux bouchées sucrées, ne prenant même pas le soin d’attendre une réponse qu’il savait ne jamais venir jusqu’à lui.
Le dénommé Bapti était en effet prostré derrière d’épaisses lunettes carrées qui tranchaient avec sa bonhomie joufflue de chef de famille bien nourri à la maison. La quarantaine, cet adjoint du maire à l’urbanisme arborait une mine grise, celle des mauvais jours, une mine apeurée qui se fondait dans les poils épais d’une barbe sombre ensevelissant une bouche bien décidée à ne pas s’ouvrir. Il cherchait à se faire le plus petit possible, s’il le pouvait, il serait même allé volontiers sous la table pour disparaître, y cacher son regard fuyant, piqué d’une frayeur dont l’autre s’abreuvait à foison, envahi d’une honte qui le faisait tanguer régulièrement sur sa chaise au bord de la chute et du malaise. Oh oui, il aurait tant aimé se cacher mais il était bel et bien là, pris au piège, dans une nasse dont il ne pouvait plus sortir.
Dans son dos, une musique hertzienne sortait d’un transistor jaune flambant neuf posé comme un trophée sur le bar avec la voix chaude d’Antoine Ciosi qui diffusait ses bonnes paroles : Je t’envie petit moineau, toi qui viens quelques fois pour me rendre visite, perché sur l’un des barreaux de cette minuscule lucarne à l’air si triste… Antoine Ciosi contre la vague disco qui saturait les ondes de cette nouvelle mode abêtissante et devenue inévitable.
Jean-Pierre regardait cet adjoint à présent de son œil implacable, d’une froideur insensée. Son petit doigt s’agitait entre deux canines acérées pour en éjecter un morceau d’écorce d’orange égaré là, déformant au passage sa lèvre d’un rictus bestial. Sa commissure s’allongea subitement sur un sourire entendu que lui seul pouvait comprendre. Il accompagna alors sa pensée perverse d’un geste en poussant puis dépliant devant le barbu le quotidien du jour, attendant sa réaction d’une jouissance palpable.
Bapti regarda l’article placé ainsi juste devant son nez, sentant pourtant le traquenard mais ne pouvant se défiler. Il tressaillit sans avoir besoin de se plonger davantage dans l’entrefilet car lui-même l’avait déjà lu quelques heures auparavant. Cette fois-ci, il allait tomber de sa chaise, c’était sûr. Sa gorge se resserra sur sa crainte irrépressible, sa nuque se figea d’une crampe glaciale.
Les mots qui s’ébrouaient ainsi devant ses paupières enfiévrées disaient qu’un gang de malfrats était actuellement jugé à Ajaccio pour s’être débarrassé d’un opposant au maire de Bonifacio en l’ayant d’abord troué de décharges de fusil de chasse puis en l’ayant fait disparaître au fond des limbes bleutés, lesté de parpaings.
Jean-Pierre s’approcha de son oreille au point de pouvoir la mordre, l’odeur de son after-shave l’étouffant puis il lui susurra : « Ils disent dans ce canard qu’il s’agirait d’un règlement de compte local, c’est à mourir de rire, non ! » et il se mit à beugler sans retenue, jetant sa tête en arrière avec exagération, avant de se raccrocher à nouveau au tympan fébrile de son invité.
« Toi comme moi nous savons ce qu’il en est, hein, je te demande juste de t’en souvenir. Je vous ai rendu service, alors à vous de me rendre service… Capiche ! » Le ton était mordant, il sentait le venin parcourir son épiderme d’un fluide mortel.
Bapti avait le menton tremblotant presque posé dans son assiette tandis que des doigts persuasifs lui tapotaient la joue.
« Fais ce que tu as à faire. Débloque-moi ce permis de construire pour que les travaux reprennent et tout ira bien !… Tu vois, c’est si simple et tout le monde s’en portera mieux ».
Il s’était soudain levé, pesant de toute sa stature sauvage et puissante au-dessus de lui et de ses doutes. Jetant sa serviette, il libéra sa main pour se saisir d’une enveloppe épaisse qu’il lui balança sans plus de délicatesse contre son torse courbé.
« Tiens, pour tes faux frais, et pour t’aider à prendre la bonne décision… à bientôt, Bapti, et embrasse ta femme ».
Jean-Pierre ne se retourna pas, certain de son effet sur le quadra véreux encore tout tremblotant. Le nez au vent, il descendit adroitement les quelques marches le ramenant dans la ruelle étroite et ombragée par les hautes silhouettes des immeubles serrés les uns contre les autres. Ceux-ci l’observaient ainsi déambuler d’une moue bravache, leurs gueules étroites exhalant une humidité incrustée depuis des siècles. Éternellement défiants, ils suspendaient leurs échelles de meunier pentues le long de leurs abdomens longilignes, prêts à larguer les amarres et à les détacher pour se prémunir de l’agresseur, de l’étranger qui oserait s’y hasarder. C’était pour cela aussi qu’ils préféraient entrebâiller leurs volets, se protégeant des rayons assommants d’un soleil généreux mais conservant aussi jalousement leurs prudes intimités et leurs secrets de famille.
Parvenu en bas de la rue Saint-Dominique et de la rue Doria, il fut arrêté, bloqué par une foule agglutinée là, extatique. Un homme cagoulé apparut soudain, fendant ce rassemblement qui s’écarta sur son passage. Il portait une croix énorme, drapée de part et d’autre d’une étole blanche et surmontée d’une palme tressée. Entièrement couvert de noir, il inclinait sa tête sous l’effort et le poids de sa pénitence, mettant péniblement un pied devant l’autre, à bout d’une force qu’il dédiait pleinement à cette croix maintenue par ses mains engourdies, ses mains blanches fixées à cette croix irrémédiablement noire. Mais il ne lâcherait pas, il ne pouvait le faire car tout autour de lui, des enfants allaient à son pas, chantant à tue-tête des cantiques, brandissant des lanternes, recouverts d’une longue aube verte et d’un camail bleu, cette pièce d’étoffe ancestrale posée sur leurs épaules.
La ville était là, sa famille était là, ses parents étaient là, alors oui, il irait jusqu’au bout, car en définitive la douleur n’avait que peu de prise comparée à la valeur de son respect.
Ce forçat de la rue et sa nuée de flambeaux précédaient et entouraient une châsse en bois, richement décorée de sculptures baroques, portée avec fierté par des hommes accoutrés des mêmes attributs, les bras tétanisés par le poids et la solennité.
Jean-Pierre la reconnut, elle représentait l’adoration de Jésus crucifié entouré de trois femmes, le reliquaire conservé si précieusement par la confrérie de Sainte-Marie Madeleine qui défilait ici devant ses yeux.
Il aurait presque oublié qu’en cette chaude journée nous étions le 15 août, la fête de Sainte-Marie, la patronne de la ville millénaire aux traditions bien ancrées, la cité qui regardait vers la mer plutôt que vers l’intérieur des terres tout en préservant jalousement ses coutumes.