Aux ténèbres des veuves - Michel Rigoulet - E-Book

Aux ténèbres des veuves E-Book

Michel Rigoulet

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Beschreibung

Tout jeune enfant, Jean saisit sa disgrâce, avec effroi, dans le regard, dans les attitudes et dans l’expression mal contenue, de la répugnance des adultes : l’extraordinaire laideur d’un visage dépourvu du moindre attrait. Frank, quant à lui, voit son enfance enchantée effacée par un terrible arrachement aux siens. Malgré ces oukases, il leur faut, à tous les deux, commencer une autre vie afin de simplement survivre ou de trouver les voies si improbables d’un accomplissement magique. Leur rencontre éphémère mais fusionnelle, révélatrice et déterminante, changera leur destinée jusque-là chaotique. Ce que l’on apprend d’eux provient d’un récit polyphonique, parcellaire, nourri de lumière et de silence, qui trace et retrace les trames incertaines de leurs vies que l’on peut imaginer parfois s’apaiser où tout a commencé, à l’ombre douce des jupes ténébreuses des veuves.


A PROPOS DE L'AUTEUR
Étudiant, Michel Rigoulet écrivait de courtes réflexions, des pensées furtives, des jeux de mots qu’il consignait au hasard sur un cahier et qu’il nommait « linéature ». En 2015, après une carrière scientifique en tant que chercheur CNRS puis professeur d’université, il renoue avec la passion littéraire, comme pour tenter de combler un manque trop longtemps entretenu. Depuis, il a écrit trois romans et une dizaine de nouvelles.

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Seitenzahl: 393

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Michel Rigoulet

Aux ténèbres des veuves

Roman

© Lys Bleu Éditions – Michel Rigoulet

ISBN :979-10-377-5241-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Écoutez ceci, vous les anciens,

Prêtez l’oreille, vous tous, habitants du pays.

Ceci est-il survenu de votre temps,

Ou du temps de vos pères ?

Faites-en le récit à vos fils, et vos fils à leurs fils,

Et leurs fils à la génération qui viendra.

Joël

Les veuves

Les plus vieilles, au plus fort de l’hiver, cloîtrées dans les sombres recoins de misérables chaumières dispersées dans la lande givrée, recroquevillées près de l’âtre rougeoyant, à doucement s’y consumer, sommeillant dans un fauteuil niché entre leur antique armoire de bois sombre et une obscure encoignure ou, définitivement unies à leur lit, attendant sans crainte l’heure de doucement délaisser leur corps étique, tellement fatigué, exténué… ou, en d’autres temps, les après-midi de soleil ardent et de brise caressante, assises sous le grand arbre qu’elles avaient toujours connu, parfois mollement installées dans une chaise longue sur l’étroite terrasse où de fantasques éclats de lumière venaient ranimer les souvenirs de leurs jeux enfantins, de leurs premières joies, ravivaient de lointains et fantomatiques plaisirs que le flou décours d’une époque incertaine leur avait parcimonieusement abandonnés… Les plus jeunes, chassées de leurs travaux champêtres par le crépuscule, s’en retournant vers leur foyer en lente procession murmurante, peu à peu amputée d’une ou deux de ses officiantes, à chaque clôture, au croisement de maigres sentiers, à l’appel joyeux d’un chien accouru ou d’un enfant surgissant de l’abri d’un muret ceinturant un verger… et toutes ensemble réunies aux dîners silencieux, aux courtes veillées, aux patientes, infinies tâches domestiques… et tôt le dimanche, reformant de ferme en ferme des processions moins taciturnes, parfois chahutées par de sporadiques et contagieux accès de gaieté, animées par de bruyantes et cordiales interpellations, offertes à une gestuelle moins empesée, qui convergeaient vers l’église et en revenaient, une heure ou deux plus tard, comme libérées, plus vives, saisies par l’insouciance, les rires, les cris stridents et la grâce des petits…

Toutes ces femmes si familières, enténébrées de sombres châles, de longues et amples robes noires et de manteaux obscurs avaient, obéissant à un irréductible dévouement atavique, durant des années, soigné, protégé, choyé, nourri, éduqué, diverti avec tant d’amour et d’abnégation des enfants qui ne prirent que très tard conscience du peu d’hommes vivant dans leurs maisons, de leur présence trop souvent éphémère, parfois même réduite à une petite photo posée contre un bougeoir sur le guéridon ou à l’épreuve, grossièrement encadrée et soulignée d’un bandeau noir, d’un jeune couple dont la splendide épousée, toute de blanc vêtue, au sourire envoûtant hantait les nuits agitées des adolescents… Maintenant, il ne parvenait qu’occasionnellement à se remémorer les trop rares visites de ce grand garçon roux, à la démarche empruntée, lourde, aux gestes brusques comme violemment arrachés à toute maîtrise, inutilement, confusément jetés dans l’espace et dont la singulière brutalité l’avait longtemps effrayé ; l’insigne maladresse de ce déroutant cousin qui ostensiblement l’ignorait, sa laborieuse et confuse élocution, l’incongruité de ses propos précipités, hachés, son inégalable gloutonnerie alimentaient les mordantes moqueries des filles du hameau, ce qui ne manquait pas de décupler les manifestations désordonnées de ses membres indociles et de ses tics grossiers ; il sortait de l’abri des grands chênes, à l’orée du bois du Solstice, chagrin, contrit à l’heure du goûter, bafouillait à l’exclusive attention de sa grand-tante les dernières nouvelles de la fratrie restée au village, échangeait quelques banalités avec les femmes présentes lorsqu’il s’en trouvait, engouffrait avec ennui les parts de tartes, de clafoutis, les tartines de pain perdu ou les gras beignets, puis repus, encore attristé, gauchement se levait, embrassait l’aïeule, saluait d’un mouvement saccadé de la tête l’assemblée, traversait la cour sans un regard pour quiconque et paraissant enfin soulagé, fuyait en courant sur l’étroit chemin pierreux, inégal qui à travers champs ramenait l’étrange visiteur au bourg dont, inconsciemment, il avait ravivé tous les mystères… et puis, plus rarement encore, d’autres hommes plus âgés, silhouettes voûtées, incongrues, furtivement entrevues un jour d’enterrement, de baptême, de communion ou de mariage, gauches, désemparés, emprisonnés dans des habits saugrenus, propres et usagés, leurs vêtements de fête et de malheur, ceux des si fragiles saillies chichement offertes par le destin d’une morne vie…

Elles avaient aussi patiemment confié aux enfants si curieux et si insouciants un monde douloureux, évoquant d’atroces et béantes blessures, de terrifiants tourments, psalmodiant tendrement les codes complexes et irrévocables du respect des lois immémoriales et des devoirs du sang, chuchotant à la tombée du jour de terribles récits imprécatifs, se remémorant, à voix basse, assourdie de souffrance et d’angoisse, les liens absolus de l’honneur et les fantômes de ceux qu’elles avaient vus brutalement disparaître et dont elles s’attachaient à entretenir l’ardent et si précaire souvenir.

Enfant, il avait appris le bonheur simple, étale, infini que ces femmes attentives, bienveillantes, souvent câlines, toujours calmes et endurantes, savaient si profusément dispenser. Les contes marmottés, les légendes orales, merveilleuses qu’elles faisaient tourbillonner autour de lui enrichissaient une grisante et lumineuse ode chorale que ne parvenaient pas à altérer de confuses notes morales, les injonctions des sévères coutumes pour lui encore bien trop énigmatiques, les assertions de règles incertaines et lointaines. Charmé, apaisé au milieu de l’enivrante et rassurante chorégraphie des jupes sombres qui avaient veillé sur ses plus tendres saisons, il libérait, au fil des jours, une imagination exacerbée, découvrait les exigences nouvelles de son corps, les capricieuses ambitions de ses rêveries, scrutait ses désirs et ses dégoûts sans aucun souci de l’avenir, dans la quiétude d’un présent inaliénable, éternel et serein. Il venait d’avoir onze ans lorsqu’un sort funeste ravagea cette terre aride, jalouse et désolée.

Cet hiver-là, une neige abondante enfouit, des jours durant, les fragiles traces humaines, les empreintes des bêtes, les limites des parcelles, jusqu’aux clôtures des prés à vaches et seules quelques protubérances insolites et discrètes, tapies sous d’âcres fumées grises, rappelaient, de loin en loin, la persistance d’une vie recroquevillée dans l’attente de la délivrance. Et lorsqu’une boue lourde, collante annonça le lent regain de la terre, l’épidémie de typhoïde se répandit de hameaux en villages sans épargner les fermes éparpillées dans la vallée. Le séculaire atavisme de l’entraide, de la miséricorde, des solidarités et du partage attisa, à travers l’étendue morne et considérable des campagnes, les visites cordiales, généreuses, aidantes de voisins désolés, compatissants, impuissants, à des familles dévastées et grandement facilita la funeste propagation du mal. Puis, au fil des jours, les voix murmurantes, consolantes, rassurantes s’effacèrent peu à peu devant une parole fébrile, vive, grondante, grossie de toutes les colères, des peurs immémoriales, des iniques douleurs et d’une terrible ferveur qu’exalta un espoir têtu : renforcer l’esprit grégaire et l’assujettissement à ses lois salvatrices qui commandaient de faire corps, de demeurer tous ensemble, se resserrer, se blottir, reformer cette indestructible contexture de vie aux mille segments animés afin de faire face aux fléaux inconnus, redoutables, aux malheurs imprévisibles, aux massacres d’un temps violent, agir ainsi que l’avaient toujours rapporté les survivants des effroyables épreuves passées. Dans la lande, l’épidémie se répandit, s’engouffra à l’intérieur des chaumières les moins accessibles, débusquant jusqu’aux êtres les plus infimes, les plus dérisoires, n’épargnant, qu’au gré d’un infâme hasard et bien médiocrement, ici un enfant pourtant chétif, là un vieil idiot édenté, ailleurs une femme sans âge figée dans l’immuable rengaine des saisons. Des jours durant, la mort parut hésiter ; l’exaltation et la détermination des opiniâtres paysans enfiévrés par la passion des veuves s’affermirent et semblèrent pouvoir tenir tête à une funeste destinée. Sur ce qu’il advint plus tard, bien peu de certitudes subsistèrent pour ceux qu’un exil précoce évinça de leur foyer : que pourraient encore leur dire, à ce jour, de l’humiliation réitérée des humbles, de leur terrible désarroi lors de l’enlèvement des enfants au cours de brutales cérémonies publiques d’admonestation méprisante, de leur abandon à une cruelle et injustifiable culpabilité, ces froids rapports administratifs corsetés par une norme irrépréhensible et hautaine ou ces nombreux récits journalistiques forcément apocryphes, ces misérables addenda au catéchisme des vertus communes ou ces vagues légendes que des mémoires si indigentes en mots et en compréhension s’échangèrent sourdement dans le pays ravagé, longtemps après l’implacable jugement des justes et l’écrasement des innocents. Restait cependant tout ce bric-à-brac d’évènements désordonnés, de violentes ruptures et d’indicibles pertes vécus par un enfant qui dut imaginer, reclus en son immense et affreuse solitude, une histoire à somnambuler à jamais aux lisières de cet ersatz d’univers où l’avait fait échouer, meurtri, hébété, une terrifiante séparation. Bien des années plus tard, il crut pouvoir en faire un récit acceptable, enfin largement épuré par la lente et banale usure des souvenirs et sournoisement dépouillé par le laborieux travail d’un oubli arbitraire et pervers, une sorte de conte pour enfants, ou plutôt une fable imaginée par un adolescent trop vite grandi pour l’enfant qui soudain lui devenait mystérieusement étranger mais continuait d’exiger une impossible consolation. Longtemps il crut avoir conjuré la détresse de sa mémoire dans la litanie changeante, modulée, toujours présente mais jamais définitivement achevée d’une relation singulière, hypnotique, fascinante de son passé. Longtemps, il dut vivre parmi les résurgences instables, désordonnées, parfois pressantes et douloureuses, parfois apaisées et tendres des réminiscences d’un temps ancien, inlassablement bricolé lors de ses interminables rêveries d’insomniaque.

Timmy

A sa majorité, affranchi du carcan de son ultime famille d’accueil et de la mièvrerie de ces femmes sans attraits, sournoises, dociles, veules, entièrement soumises aux odieuses et grossières règles des clans, à la brutale lubricité et aux foucades de leurs hommes, il se persuada qu’il serait vain de revenir à cette lande ingrate qu’avaient définitivement désertée le bonheur maternel et les figurines sépia, bouts de bois brut, gauchement peints que des gamins avides s’échangeaient sous le préau de l’école communale et avec lesquelles il avait tant joué. Il avait aussi le pressentiment que ceux qui y vivotaient encore, les demeurés, malgré tout, formaient un ignoble ramassis de dégénérés, maudits descendants de traîtres, de lâches, de médiocres complices de tous les reniements, de toutes les abjections, de toutes les servitudes. Il interrompit avec soulagement ses laborieuses, improductives et ennuyeuses études, essaya de retrouver, par l’entremise de parents fort éloignés, disséminés dans la région, des camarades d’enfance qui avaient subi le sort commun de l’arrachement aux racines familiales et l’arbitraire du placement. Il lui fallut six semaines d’actives recherches avant de pouvoir rencontrer Timmy dans un hangar sombre, nauséabond qui servait de modeste garage à l’équipement sommaire, désuet et d’entrepôt de pièces détachées bosselées, de bidons huileux et d’antiques carcasses de motos, aux confins d’une navrante banlieue.

Levant la tête, Timmy observa l’hésitant visiteur sans émotion, indifférent, sans manifester ni hostilité ni plaisir ainsi qu’il eût pu accueillir un nouveau client ou un étranger égaré venu solliciter un renseignement. Cependant, Timmy n’interpella pas l’arrivant ; immobile, il s’essuya méthodiquement, longuement les mains sales à un chiffon crasseux puis se rapprocha lentement et posa familièrement une main sur la tête de son compagnon ainsi qu’il le faisait, bien des années auparavant pour l’écarter doucement d’une imminente bagarre, pour indiquer à tous que ce petit voisin était sous sa protection ou simplement pour exprimer, à l’occasion, une amicale connivence. Rien n’avait vraiment changé : Timmy était toujours plus grand d’une vingtaine de centimètres et beaucoup plus large d’épaules ; son allure et tous ses traits étaient restés aussi impavides, déterminés, têtus. Lorsqu’ils se parlèrent, assis côte à côte sur l’établi de bois nu et poisseux, ce fut à voix basse, sourdement, le visage caressé par le souffle de l’autre. À l’instant, ils furent si proches, les sens enivrés par l’immense félicité de ces retrouvailles, l’attention entièrement arc-boutée sur la résurgence ambiguë, féérique, chaleureuse d’une enfance mêlée, évoquant avec véhémence et fierté chaque précieux membre de leur parentèle disparue. Par moment, étouffés par l’émotion, submergés par la mélancolie, ils se taisaient… puis, au bout de quelques minutes, de nouveau, farouchement, ils extirpaient de leur mémoire exaltée des lambeaux de vie d’avant la catastrophe, d’avant la barbarie des rapts et le début de leur terrible séparation, de leur indicible solitude… Peu à peu enhardi, étourdi de paroles, Timmy lui confia le sombre récit de son exil :

— Toi, tu as été enlevé très tôt, le jeudi matin de la seconde semaine de mars avec le premier contingent des tout-petits par des infirmiers arrivés la veille de la ville dans des fourgons banalisés ; l’opération que ses instigateurs espéraient, la surprise aidant, rapide s’enlisa dans un chaos de cris, de plaintes, de lamentations, de violence exercée par des cohortes de gendarmes cuirassés sur quelques femmes déchaînées, des adolescents rebelles, des vieillards indignés et impuissants. Et puis, dans un crescendo dramatique, Léon, le jeune commis de la métairie des Vernier… tu te souviens, bien sûr, de cette silhouette malingre fuyant les enfants moqueurs, de sa face rouge et plate d’idiot, de ses yeux globuleux, fureteurs et larmoyants que venaient balayer de lourdes mèches fauves, de ses jeux ineptes avec les porcelets ou les canetons et de ses intarissables chagrins lorsque l’on emmenait ses bêtes à la ville… Léon, armé d’une faux, jaillit de la grange et fonça vers les agents chargés de la rafle, près du puits dans la cour encore sombre de la ferme où il fut immédiatement abattu. Dans une grande confusion, on interrompit le chargement des fourgons et tous les assaillants partirent sans avoir pu s’assurer du cadavre de Léon que les Vernier ne rendirent jamais. Ta sœur et toi, emmenés par des étrangers vers une destination inconnue, toutes les femmes de ta famille allèrent jusqu’à la gendarmerie, réclamèrent des explications qui leur furent refusées. Elles se couchèrent devant le portail, y passèrent la nuit et en furent durement chassées au petit matin. Elles retournèrent à la ferme, y mirent le feu et disparurent. Les pompiers déclarèrent qu’elles n’avaient rien emporté, ni vêtements, ni objets personnels, ni même probablement un quelconque souvenir. L’incendie initié simultanément en plusieurs foyers était destiné à détruire tous vos biens, à effacer toute trace…

Dans les jours qui suivirent la mort de Léon, les gendarmes disparurent miraculeusement de la lande qui ne fut parcourue en tous sens que par les maires des bourgades accompagnés de leurs gardes-chasse, de médecins anxieusement secondés par de fragiles assistantes apeurées, de pâles curés, rustiques fouines patelines en quête des derniers arpents du Seigneur et du garde champêtre déboussolé. Tous s’efforcèrent avec leurs piètres arguments, leur chancelante croyance, leur désolante espérance de convaincre les familles du bien-fondé des prescriptions médicales et de la nécessité des quarantaines ; certains plus déterminés, mieux aguerris, en fins maquignons, flattaient les stupides, raisonnaient les butés, menaçaient les indécis, dénigraient les récalcitrants et obtinrent quelques résultats encourageants. Des enfants furent volontairement conduits par leurs parents aux hôpitaux de la ville pourtant si lointaine, si peu humaine ; des programmes de traitements acceptés purent être mis en œuvre dans certains lieux-dits. Mais les autorités, agacées par la lenteur des conversions, humiliées d’avoir à convaincre de si médiocres interlocuteurs, irritées par la persistance de vives résistances décidèrent d’en finir promptement avec cette épidémie et cette désolante jacquerie qui les ridiculisait. Les meutes de gendarmes réapparurent, isolèrent les fermes rebelles, y arrêtèrent les adolescents et les jeunes femmes les plus virulents, les plus rétifs. Et évidemment survinrent ce que l’on a nommé pudiquement, bien plus tard de très regrettables incidents… Un soir, au soleil couchant, alors que le fond violacé du ciel semblait recueillir une dernière boule de miel, sur la route de Saint-Sulpice, près de la croix des pèlerins, un gendarme qui revenait du bourg à vélo fut abattu d’une décharge de chevrotine tirée à bout portant ; on ne put identifier le coupable mais on retrouva l’arme maladroitement dissimulée à l’intérieur d’une épaisse haie de cornouillers sanguins, à une centaine de mètres du lieu de l’attentat ; le fusil appartenait à mon défunt père et depuis le décès de ce dernier reposait dans un coffre enfoui sous un tas de linges, de chiffons crasseux et de vieux tissus en lambeaux au fond du grenier. Ma mère et ma sœur avaient fui au soir de la première rafle et je demeurais le seul occupant de la ferme… En ces temps de désespoir, de haine féroce et de sommaires sentences, il y eut bien des coupables plus improbables, moins certains… la prison puis un centre éducatif fermé devinrent naturellement mon nouveau foyer…

Tout à coup, Timmy, embarrassé, ne trouvait plus rien à dire à ce garçon qui avait vécu depuis tant d’années dans un monde si différent, pour lui inconnu, dépourvu du moindre repère, inimaginable. Leur histoire solidaire s’était interrompue quelque part dans une lande perdue, infertile, à l’aube d’un temps brouillé par une âpre, cruelle confusion qui avait seulement abandonné, dans leur mémoire dévastée, quelques minces traces d’une vie heureuse que périodiquement venaient chasser un aigre présent et un lot personnel de souvenirs terrifiants, échoués sur l’incompréhensible, l’inacceptable perte de la mère… En cet instant, fragiles, dépités, ils apprenaient leur impuissance à réinventer la merveilleuse et ancienne complicité des échanges secrets, feutrés par tant de savoirs partagés, de justesse consentie et d’indicibles expériences communes accumulées. Immédiatement, ils surent d’instinct que leur nouvelle et inévitable union affranchirait un futur imprévisible, sûrement périlleux et nécessairement singulier.

Yvonne

Un soir, à son retour du collège, il fut surpris de trouver Yvonne qui l’attendait sur l’esplanade au pied de l’immeuble. Elle lui proposa de l’accompagner au salon de thé de la Rotonde où, disait-elle en prenant une boisson chaude et une viennoiserie, ils pourraient s’accorder un moment pour parler, en toute liberté, à l’écart des autres enfants de la maisonnée. Il n’éprouvait aucun sentiment particulier pour cette femme diligente, attentive qui pourvoyait à ses besoins essentiels, s’attachant à maintenir avec lui, comme avec tous les petits étrangers hébergés dans son vaste appartement, une relation d’austère et conciliante réserve. Elle sourit, sans gêne mais indécise, sortit de son sac une enveloppe brune, décachetée qu’elle posa au centre du plateau plastifié de la table. Après avoir passé commande, elle dit sans émotion :

— Ta maman est malade… elle a été hospitalisée à une cinquantaine de kilomètres d’ici dans un service spécialisé où les médecins possèdent les compétences indispensables afin d’efficacement la soigner. Si tu veux, tu pourras aller lui rendre visite, un jour de vacances… quelqu’un de l’assistance t’y conduira puisque le juge de tutelle a donné son accord… Samedi prochain, peut-être ?

Jusqu’à cet instant, il avait cru que l’horrible déchaînement de la fureur implacable, rationnellement ordonnée, méthodiquement exécutée avait tout détruit, que sa mère, à l’instar de tous les siens, était morte deux ans plus tôt et que l’embrasement exterminateur n’avait rien épargné, être ou chose qui en valût la moindre peine. Resté sans nouvelle de ses proches durant deux longues années de difficile apprentissage des mœurs et coutumes des conquérants, il apprenait brusquement que l’ombre portée de sa défunte mère survivait, exposée sur un lit glacé d’une monstrueuse antichambre, près d’un quelconque autel où d’interminables sacrifices d’expiation rassuraient les prosélytes d’un avenir glorieux. Il aurait dû immédiatement recouvrer sa colère, ses ressentiments, sa douleur, ses craintes, ses élans de tendresse aussi mais ne lui restait qu’un corps épuisé à l’esprit vide et l’instinct de préserver au plus profond de son être l’univers imaginaire de son enfance. Calmement, il articula :

— Je n’ai pas vraiment faim et j’aimerais rentrer pour réviser mes leçons. Demain matin, j’ai un devoir d’anglais et je suis plutôt faible en cette matière…

— As-tu bien compris ce que je viens de te dire ? Oui ? Bien ! Rentrons ! Mais je t’en prie, prends le temps d’y réfléchir ; tu sais que nous sommes plusieurs à pouvoir t’écouter, essayer de te comprendre, discuter de tout ce qui serait susceptible de te troubler…

Il se réfugia dans la chambre que d’ordinaire il partageait avec Denis qui, cette nuit-là, exceptionnellement dormit ailleurs. Il demeura dans la pénombre et songea aux quelques veuves étiques miraculeusement rescapées, réfugiées dans les marais glauques, insalubres, pestilentiels ou sur les flancs escarpés, inexpugnables d’une montagne et qui continuaient de porter l’éternel deuil de tous et, voulait-il croire, veillaient jalousement dans sa propre mémoire l’image si nette, si pure, si belle de sa mère. Le lendemain Denis réintégra leur chambre sans manifester la moindre curiosité, la plus petite contrariété, le plus infime des ressentiments et il ne fut plus question de l’incident jusqu’au jour où un document officiel vint informer l’adolescent de la mort de sa mère survenue la semaine précédente à l’hospice des Sœurs de la Miséricorde. Cette tardive reconnaissance, publique, officielle de ce si ancien décès l’émancipa définitivement du lien qui l’attachait si passionnément à l’image de sa mère, du joug commun des servitudes, des compromissions et des obligations sociales, libéra chez l’adolescent la richesse insoupçonnée de son intimité et tant de ressources affectives enfouies dans la substance même de ses lointaines origines que parfois il avait pensées perdues.

Le lendemain, après le déjeuner, les garçons de cette fratrie factice, baroque, improvisée par un dessein administratif abscons, s’apprêtaient dans le désordre d’une bousculade complice à s’équiper pour aller au stade lorsque Yvonne, souriante, lui demanda de rester un instant, lui promettant de ne pas l’accaparer trop longuement, l’assurant qu’il pourrait rapidement rejoindre les autres pour le défi des courses effrénées sur les pistes du stade ou des frappes de ballon dont il ne manquerait que le début. En lui prenant affectueusement les mains, approchant ses lèvres vermillon de son oreille, elle lui murmura quelques phrases alambiquées dont il retint que le corps de sa défunte mère n’avait pas été versé à la fosse commune, que des aïeules l’avaient réclamé et avec un soin méticuleux emporté pour le confier à la noble terre de son pays. Une grande paix s’installa en lui ; maintenant, il avait l’entière certitude que sa mère était, à jamais, arrivée au terme de son odieux périple et définitivement accueillie parmi les veuves qui patiemment, indéfectiblement veillaient tous les morts et leurs fantomatiques échos et éternellement protégeaient l’insondable deuil des survivants.

Yvonne avait indubitablement changé bien qu’il n’en eût, jusqu’aux jours précédant la stupeur de l’égarement et le déchaînement de la violence, qu’une conscience bien limitée. Elle paraissait plus légère, plus vive, gaie même parfois. Lorsque ses petits pensionnaires rentraient un à un le soir, elle s’enhardissait à taquiner les plus jeunes, jouait à chaque occasion propice avec Denis, l’agaçant tendrement, ébouriffant d’une main douce et allègre ses cheveux, simulant des échecs rieurs à de maladroites tentatives d’évitement dans l’embrasure de la porte du salon, sur les marches du court escalier menant aux anciennes chambres de bonne maintenant occupées par les deux filles du foyer dont l’une, Isabelle, défendait jalousement sa légitimité. D’elles vinrent les premiers ragots, les suspicions, les sous-entendus fielleux et l’hostilité envers Denis. Les plus petits avec hargne l’interpellaient : « bicot… métèque… sale nègre » encouragés par les filles et la placidité de celui qu’ils voulaient ainsi insulter, humilier, stigmatiser. Lui que l’on avait pu surnommer le gringalet sans qu’il en prît ombrage, quelques jours seulement après son arrivée dans le foyer alors que le souci des siens, abandonnés dans les fermes, occupait tout son esprit, ne parvenait pas à comprendre les raisons de cette animosité ni celles des attributs supposés honteux si véhémentement dénoncés. La peau de Denis n’était pas plus sombre que celle des jeunes gens du pays, à la fin de l’été, lorsque le corps fourbu s’emplit de l’intense satisfaction des moissons rentrées et d’une singulière ardeur. Et Denis se montrait toujours d’humeur égale, plutôt bienveillant, aimable avec tous ceux dont il partageait les repas dans la grande cuisine carrelée et froide. Mais défendre ce garçon jovial, calme et réfléchi qui partageait sa chambre lui parut au-dessus de ses forces et les allusions réitérées des filles, l’accusant de complicité et de perversion, découragèrent rapidement ses timides velléités. Ainsi il apprit que tous les enfants savaient où Denis avait dû trouver refuge la nuit de sa bouderie solitaire car personne ne se souvenait avoir cédé son lit ou avoir accordé une place à ses côtés à ce dévoyé chassé de sa chambre. Était-il niais au point de ne pas comprendre ? Un jour, Isabelle furieuse le menaça même de révéler à ses parents ses sordides et vicieux comportements ; ne la suivait-il pas à distance opportune lorsqu’elle montait l’escalier afin de tenter de lorgner ses dessous les plus fins ? Et sous les prétextes les plus idiots, les moins plausibles ne pénétrait-il pas à l’improviste dans sa chambre ou dans la salle de bain pour essayer de découvrir sa nudité ? Ne l’avait-il pas enlacée un après-midi à la piscine municipale dans le couloir séparant le vestiaire des filles de celui des garçons, comprimant bestialement sa poitrine naissante ? La croyait-il dupe lorsque, lors des fêtes familiales et leurs tendres effusions, sous l’excuse de la précipitation, de l’exaltation ou de la maladresse, il collait vivement, furtivement ses lèvres aux siennes ? Il se sentit humilié, stupide, fautif. Moins égoïste, moins mesquin, moins narcissique, il aurait pu, il aurait dû prévenir l’ignominie à venir.

Vincent, le mari d’Yvonne, se tenait volontiers à l’écart des tâches quotidiennes, se déchargeant des responsabilités familiales et laissant le devoir d’éducation et de subsistance des enfants à sa femme. Il était voyageur de commerce, s’absentait parfois des semaines entières, rentrait tard le soir après que les enfants avaient pris leur dîner, s’installait une heure ou deux devant la télévision puis allait discrètement se coucher. Toutefois, le week-end, il effectuait avec un surprenant entrain de menues réparations dans l’appartement, se rendait disponible pour convoyer, lorsque son tour venait, les enfants du quartier et semblait apprécier les quelques instants d’intimité passés avec Yvonne que parvenaient à parcimonieusement ménager les multiples activités sportives, les cours de théâtre et les leçons de piano de la petite horde des pensionnaires.

Quant à lui, depuis la révélation brutale de sa diabolique lubricité, taraudé de honte, il ne fréquentait plus la piscine municipale, n’empruntait plus l’escalier de service, s’assurait de l’absence de quiconque avant de bruyamment annoncer son arrivée dans la salle de bain commune. Inévitablement, plusieurs fois par jour il croisait Isabelle et son sourire insolemment moqueur. Les premiers jours, elle affecta devant lui des poses lascives mais rapidement touchée par son extrême confusion, son désarroi, elle y renonça. Souvent Yvonne fustigeait sa timidité, son manque total d’audace et, en quelques occasions, à la fin du repas au fil de la conversation plaisanta sur « la légendaire disette de ses conquêtes ». Si à ces moments-là, Isabelle était à ses côtés, elle lui pinçait sous la table le genou ce qui immanquablement rosissait son visage et durement ébranlait l’édifice toujours menacé de ses fragiles protections mentales. Fréquemment, il se sentait bouleversé, étreint, excité par des accès incontrôlables, réitérés de désirs équivoques, d’attirances incertaines, d’aspirations impétueuses à des objets imprécis, innommables. Et ses songes nocturnes, ses nonchalantes rêveries, ses précieux souvenirs ne parvenaient plus à fermement embrasser ce corps inassouvi, douloureux, inabouti. Tant de choses infimes qui avant l’indifféraient, maintenant, sans raison, le troublaient. Des élans impromptus d’anxiété le paniquaient ou le faisaient défaillir. Il accueillit la crainte des hommes, la peur obscène en espérant pouvoir seul, têtument, y trouver une cause rédemptrice.

Probablement vertement sermonnés par Yvonne ou Vincent les petits n’invectivaient plus Denis et se contentaient, en sa présence et lorsqu’aucun adulte ne pouvait les entendre, d’imiter effrontément les grognements du cochon, ce qui ne manquait pas de déchaîner d’inextinguibles ricanements, de stupides gloussements.

Vint ce samedi soir pluvieux ; le jour semblait ne plus vouloir s’effacer et tous s’ennuyaient, réunis dans le salon devant la télévision dans l’attente du dîner. Un journaliste jovial récitait un assortiment insolite de nouvelles, celles évidemment primordiales qu’il convenait selon lui de retenir et qu’il avait minutieusement dégagées d’un effarant fatras déversé par les agences de presse. Isabelle et sa mère étaient revenues tardivement d’une visite médicale ; néanmoins, Yvonne, à son habitude, avait catégoriquement refusé tout concours pour la préparation du repas. Les plus jeunes s’étaient précipités afin de dresser la table dans un joyeux désordre. Le journaliste adopta sans transition un air de circonstance, chagriné, désolé pour annoncer que l’équipe nationale avait été étrillée sur le score humiliant de 66 à 0 par les hommes tout de noir vêtus, féroces guerriers surgis d’une danse macabre, hypnotique pour infliger une magnifique cérémonie de domination à des lourdauds hébétés. Son sourire amusé ne rencontra aucune connivence et se tournant vers Denis, il vit son camarade préoccupé, crispé qui observait sans relâche les mouvements mal assurés, brusques d’Yvonne. Durant le repas, la tension fut telle qu’elle imposa un relatif silence aux trois plus jeunes. Visage livide, Isabelle contenait à grand-peine une envie de pleurer, de fuir l’assemblée et le regard hostile de sa mère. La règle en vigueur le week-end voulait qu’à 22 heures, chacun eût regagné sa chambre et qu’à 23 heures au plus tard, les lumières chez les plus grands fussent éteintes. En pyjama, assis sur l’un des lits, ils bavardaient sans entrain lorsque Vincent accompagné d’un homme qu’ils ne connaissaient pas pénétra sans frapper dans la chambre et entreprit une fiévreuse et brutale perquisition. Ils dénichèrent, au fond d’une commode où avait échoué par dépôts successifs un méli-mélo de vêtements des deux adolescents, une culotte mauve, dérobée dans un des tiroirs de l’armoire d’Isabelle le matin même. Sans poser la moindre question, ils empoignèrent Denis et l’entraînèrent dans le couloir après avoir violemment refermé la porte de la chambre. Il entendit des cris horrifiés, des gémissements de douleur, des heurts sourds, des claquements de gifles, de ceintures, un hurlement de terreur puis aussitôt après des murmures inquiets, des échanges à voix basse, les légers craquements de pas furtifs sur le parquet, les mouvements discrets de portes que l’on refermait doucement et finalement un épouvantable silence qui le ramena douloureusement à l’infinie tristesse de sa désertion passée. Ce brusque accès de violence, cette froide et implacable détermination, cette brutalité, ce mépris du plus élémentaire des égards pour des êtres faibles, soumis, inoffensifs brisèrent l’alliance des mondes qu’il avait si laborieusement, misérablement bricolée, socle illusoire d’une nouvelle histoire impossible. Il ne pouvait pas durablement se dérober au présent, vivre indifférent à ses maléfices, oublieux de ses injustices, de ses crimes pour jalousement se remémorer indéfiniment, inlassablement les joies, les visages, les ombres douces de son enfance. Son passé brusquement le sommait d’agir, convoquait l’honneur sacré des siens, le devoir des fils, sollicitait sa colère, sa rage et une revanche de réprouvé trop longtemps différée. Il parcourut l’appartement, piocha dans un des tiroirs de la cuisine les deux couteaux les plus longs, les plus acérés, ouvrit toutes les chambres où, seuls, se dissimulaient craintivement sous les couvertures, les trois petits pleurants, Myriam hébétée et une jeune fille terrorisée qui, à sa vue, longuement, lugubrement hurla. Les protagonistes de l’horrible farce paraissaient effacés, secrètement happés par le trou noir d’un inintelligible concours de circonstances ou fondus dans l’envers d’un faux semblant caché. Mais il n’en fut aucunement désemparé : peu lui importaient les épisodes futurs de ce drame indéchiffrable, les obscurs motifs des êtres énigmatiques qui régnaient sur cet univers hermétique dans lequel il ne désirait en aucune façon vraiment pénétrer, qui lui demeurerait définitivement étranger, inaccessible et qu’il ne pouvait que fuir ou détruire. Il se sentit revivre. Doté d’une lucidité nouvelle, il allait renouer avec le sens réel des impulsions du temps, retrouver le destin des saisons, la rude magie de sa terre, le rite inoublié du commencement, sa place inaliénable dans la destinée de son peuple. Il s’habilla en hâte, prit quelques vêtements et courut dans la nuit vers le firmament des siens où chaque galaxie possédait une histoire dans laquelle s’inscrivait une singulière passion d’être.

Élodie

Rapidement il découvrit que le garage constituait une couverture avantageuse et qu’en réalité Timmy orchestrait une foultitude de menus larcins auxquels se livraient plusieurs petits groupes d’adolescents disséminés dans divers quartiers de la cité. Les bénéfices en étaient incertains et souvent fort légers ce qui répondait aux attentes de cet étrange chef de bande. Timmy aimait concevoir un coup, le perfectionner lors de l’exécution de nombreuses variantes effectuées sous sa surveillance ou celle d’un comparse de confiance, rédiger des comptes rendus détaillés, précis, documentés, agrémentés de photos et de vidéos et discuter inlassablement les améliorations possibles et les modalités de réduction des risques prévisibles. Il se complaisait aussi à inventer de nouvelles formules, plus ou moins audacieuses selon sa fantaisie du moment et à convaincre ses complices qu’à multiplier des opérations peu ambitieuses, de faible envergure, on réduisait fortement à la fois la probabilité d’être pris et, en cas de malchance, la sévérité de la sanction. Timmy exerçait une véritable fascination sur ces jeunes qui, pour la plupart, étaient mineurs, admiraient son imagination ludique, sa rassurante solidité et s’amusaient beaucoup de ces jeux codifiés, réitérés et, avant toute lassitude, changeants. Dix jours seulement après leurs retrouvailles, Timmy l’avait convié à une opération initiatique de chapardage que les protagonistes nommaient avec sérieux « chat perdu ». La préparation minutieuse, coordonnée nécessitait plusieurs jours et l’expérience, moult fois répétée, montrait que pour l’heure le succès était certain bien que généralement fort peu lucratif. Il fallait se procurer un attendrissant chaton, imprimer une série d’affichettes mettant en valeur son doux minois que l’on placardait abondamment dans un périmètre restreint de rues, d’impasses et de places, rigoureusement défini par l’accessibilité des jardins, la commodité et la multiplicité des voies de fuite offertes et, à la leçon d’une étude exhaustive décrivant expressément l’identité, l’âge, les capacités physiques, les déplacements quotidiens et les divers signes d’aisance financière des habitants de chaque maison, sans oublier la fréquence de leurs visites choisir la cible. Timmy portait une attention toute particulière à l’étape suivante, celle du mûrissement des esprits, de leur lente imprégnation par les images poignantes du fragile chaton égaré, à la merci des accidents les plus improbables, les plus effrayants, anticipés et démultipliés au fil du temps, par l’anxiété exacerbée des lecteurs d’affichettes. La seconde phase de l’opération débutait le cinquième jour lors de la visite rendue à de vieilles femmes esseulées par une jeune fille délicate, affable, d’une parfaite éducation mais incapable de masquer son immense douleur et ses terribles craintes qu’un si faible animal, démuni d’autonomie, incapable de subvenir à ses moindres besoins ne pût survivre sept jours sans aucun secours humain dans un monde pour lui infiniment hostile et dangereux… Ce rôle crucial, que la plupart des filles de la bande convoitaient, faisait appel à une solide bien que sommaire psychologie, à de très nombreuses qualités de composition, de conviction, d’adaptation, de séduction et à la rare capacité d’ingurgiter avec un faible sourire, timide témoin d’une profonde reconnaissance, les plus infâmes décoctions élaborées dans les creusets dégoûtants de ces vieilles sorcières. Timmy pensait qu’il ne pouvait être dignement endossé, dans l’entière et vaste palette de ses exigences et l’extraordinaire finesse de son interprétation que par la minuscule Élodie, fine blondinette dont le corps délicat, souple et pâle, la peau diaphane, les longues couettes vieil or et les grands yeux gris perlé, étonnés, limpides et innocents éclipsaient la véritable nature de cette créature instinctive, primitive, féroce, fréquemment envahie par les assauts imprévisibles d’une violence sacrificielle, dévorée par la sauvage exaltation d’immémoriales vertus guerrières, soumise aux effroyables pulsions d’un acharnement destructeur… Ce jour-là, quatre visites s’avérèrent suffisantes pour désigner la victime, une lourde, volumineuse et hiératique vieillarde, confite dans une robe de chambre céruléenne, délavée et outrageusement tachée, ayant gardé durant son tête à tête avec Élodie le regard figé sur une archaïque bonnetière ensevelie sous un amas désordonné de napperons brodés, de journaux, d’hebdomadaires, de brochures publicitaires, de cartes postales ternies, de photos encadrées, d’affreux bibelots aux couleurs criardes et dont une énorme lampe à pétrole formait le faîte monumental et instable. Au milieu du groupe agglutiné dans une étroite mansarde exilée sous les toits d’un immeuble abandonné de la rue des Tisserands qui, à l’occasion, devenait le quartier général de la troupe, cernée de regards éblouis, subjugués, Élodie dépliant la virgule acérée de son corps tendu, tête haute, énonçait d’une voix caressante, mélodieuse, envoûtante ce qui devait être la stratégie à suivre et qui devint, au fil d’un surprenant enchaînement de dérives, l’étrange récit hallucinatoire d’une théorie de crimes archétypaux qui faisait résonner en chacun des auditeurs ses propres et confuses représentations mentales, encore informes, embryonnaires, souvent symboliques mêlant en un alliage unique, personnel, menaces, charmes, peur, angoisse, douleurs, délivrance, fierté, tourments dans les intimes vibrations de la voluptueuse promesse d’une totale libération. Élodie n’ignorait pas l’opposition farouche de Timmy à toute escalade de violence gratuite et sa volonté de maîtriser les actions afin de les maintenir dans les limites d’une agressivité strictement indispensable. Elle savait qu’à l’instant qu’il jugerait opportun, il allait l’interrompre gentiment, calmement et, sous le prétexte d’une brève récapitulation, ramener l’esquisse d’une cruelle épopée au misérable protocole d’un minable larcin. Pourtant, c’était en lui, en lui seul qu’elle voulait éveiller l’impétueux orgueil des seigneurs, le goût des massacres, la passion magique des fouleurs de destins. À leur première rencontre, elle avait cru déceler en ce placide gaillard une vocation funeste et la puissance sanguinaire des implacables héros tels ceux surgis au gré de ses lectures d’anciens livres interdits ou des éclats vidéographiques des interminables jeux qu’elle visionnait en boucle les soirs d’accablant désœuvrement. Elle devinait en lui le nécessaire, l’indispensable meneur apte à les précipiter dans une communion totale, absolue avec les êtres de lumière qu’elle avait très tôt pressentie, lors de brusques transes enfantines que ses parents, patelins, avaient crues mystiques… Elle était galvanisée par la certitude que Timmy vivait prisonnier du mirage d’une existence mesquine, protectrice, confortable, paisible, inoffensive et que ce songe borné n’appartenait pas à son destin, à ses désirs, trahissait momentanément une loi organique inéluctable, celle des hordes insatiables qui un jour inexorablement triompherait. Elle savait aussi parfois, lorsque son imagination exultait, se fondre dans la matière des fictions diffuses qui hantaient cet homme insaisissable, pénétrer ces lieux où ses prémonitions mûrissaient en évidences, où bouillonnaient les sources impétueuses d’une haine extraordinaire, fondatrice que Timmy portait en lui depuis tant d’années… Elle savait qu’il lui fallait faire preuve de patience, user de séduction, laisser agir son envoûtant prestige, l’enchantement propagé de ses exploits et saisir la volte providentielle du temps qui ne saurait définitivement se dérober. Et alors que le choix des acteurs se dessinait, elle reporta son attention sur l’intrus, ce compagnon soudainement surgi de nulle part, que Timmy avait sommairement, évasivement présenté, maintenant assis près de lui et dont il s’assurait fréquemment de la réalité en effleurant le dessus de sa tête, touchant ses épaules et tournant un regard protecteur vers ce visage étonné et sans relief. Elle comprit intuitivement qu’il venait d’un territoire mental devenu pour eux sacré, érigé de puissants totems et charriant un langage unique de signes archaïques, de traces intimes, d’êtres fantomatiques dont elle soupçonnait l’existence depuis très longtemps et qu’elle devrait un jour prochain y pénétrer pour vivre un temps parmi eux. Le cheminement initiatique serait probablement long, difficile, périlleux jusqu’au dernier jaillissement fugace avant l’extase. Elle pensa que ce jeune homme à l’allure réservé serait un précieux allié sur la voie de l’épiphanie et éventuellement une proie providentielle… Tout était dit : Pierrot amènerait au petit matin le chaton affamé dans la cour de la victime et le déposerait à la porte du cabanon qui servait de remise aux outils de jardinage et aux chaises longues ; un voisin fictif, alerté par les miaulements désespérés de l’animal, téléphonerait à l’énorme veuve et complaisamment lui rappellerait le numéro auquel il était possible de contacter la si gentille maîtresse de cette minuscule boule de tendresse ; accourue, accompagnée par son frère aîné, Élodie, dans une émouvante allégresse, aurait toutes les peines du monde à saisir et à réconforter son animal adoré, affamé et, affolée, elle supplierait sa si serviable hôtesse de lui donner un peu de lait ; Hubert profitant de la distraction, de l’émotion et même de la panique de la vieille confrontée à une telle effervescence fiévreuse et subjuguée par le poignant pathos aurait tout loisir de la dépouiller de ses bijoux, de ses économies, de son téléphone portable et selon l’inspiration et l’opportunité d’un ou deux objets préjugés de valeur. Un départ pas trop précipité et le secours propice des motos achèveraient une prestation certes peu originale mais dépourvue du moindre risque. Cependant, Élodie nourrissait un autre projet, un projet plus exigeant, plus intime et réclama un léger changement : le nouveau pourrait l’accompagner et ainsi devenir par une telle action initiatique un des leurs.

Face au couchant où les nuages enflammés s’engouffraient sans jamais disparaître, ils n’avaient pas voulu, su ou pu se séparer, incompréhensiblement gagnés par la peur bourgeonnante des enfants ou l’incapacité de concevoir l’immédiate banalité de leur futur. Sans concertation, ils se dirigèrent vers la « Cave en vain », étroite crypte voûtée de pierres suintantes où, pour l’éternité, perlait le blues fangeux, sourd presque inaudible des bayous. Assis sur de minuscules tabourets de bois dur, rugueux, ils fixaient les pintes de bière agglutinées, couvrant une petite table ronde à peine sortie de terre entre eux, chacun semblant totalement immergé dans sa propre et captivante songerie. Élodie jouait avec de hasardeux souvenirs, sondait de redoutables mâchoires de pièges fortuits, réentendait venant du plus profond de ses entrailles en roulements sonores, brutaux, fracassants de terribles imprécations, la voix éraillée, douloureuse, soudain affranchie de Timmy exigeant une justice que les hommes ne peuvent imaginer, éviscérant un passé souillé, dénié qu’il exhumait de l’oubli. Après l’étreinte, alors que leurs corps n’étaient pas encore déliés, les nudités séparées, parfois il lui confiait de pauvres exutoires, de timides exigences et ce misérable contentieux qui paraissait à l’occasion réveiller son immense colère : « Ils me doivent une vie de gendarme ! J’ai salement payé ! Maintenant il me faut prendre mon dû avec les intérêts accumulés ! » Un jour, Timmy partagerait son ambition et ses desseins… Timmy, tête rejetée en arrière, paupières closes, arpentait paresseusement les scènes clandestines de ses plaisirs, versait dans l’intimité brute de son être jusqu’à l’illusion de se sentir apte à rejoindre l’exode d’une humanité imaginaire loin des assujettissements, des humiliations, des renoncements, loin des artifices insincères d’une tragédie bâclée, inepte… Et lui, l’ancien protégé de Timmy, l’ami de si longue date, fourvoyé dans une aventure absurde de lamentables escroqueries exécutées par d’étranges voyous aurait pu fuir, mais le retenaient, subjugué, captif, enivré près de la défaillance, la fascinante Élodie et cette si soudaine révélation. Tout à coup, il revoyait sa sœur, cette fillette geignarde, menue, au teint pâle et aux grands yeux noirs qu’il avait si peu et mal connue, qui lui disputait si âprement le giron de la mère et dont il avait si aisément abandonné la silhouette floue, un matin brumeux aux marches d’un fourgon immaculé, dénouant sans remords les liens de fraternité et brutalement en effaçant le moindre souvenir. Quel âge avait-elle ce jour-là ? Cinq, six ans peut-être… Comblé, ébloui, bercé dans la quiète somnolence d’un monde figé, bienheureux, il n’avait jamais perçu le temps aller, les êtres évoluer, les continuités s’écouler et pressenti l’évidence. Les merveilleuses femmes qui avaient enchanté chaque moment de sa vie, souvent désembué au matin ses rêves des persistantes traînées de cauchemars, gracieusement garanti la tendre nature de ses fantasmes ne provenaient d’aucun passé insondable. Bien que paradoxale, la vérité devenait indéniable évidence. Les rires flûtés, les irritants caprices, les jeux stupides, incompréhensibles, les spectaculaires et cependant secrètes minauderies, les si déplaisants chuchotements, les pleurs sonores et inextinguibles avaient immanquablement intronisé les agaçantes gamines de sa prime enfance dans la faune détestable des parasites insupportables qu’il convenait néanmoins, à la différence des moustiques ou des poux, de respecter, d’aider et même de secourir, protégées qu’elles fussent dans le village par un abscons décret divin ; pourquoi avait-il fallu qu’il rencontrât Élodie pour qu’une telle pensée archaïque, puérile lui revînt afin d’être frappée d’absurdité et immédiatement congédiée ? Élodie, cette enfant pubère, opiniâtre, farouche, forte et résolue, miraculeusement, incarnait le maillon jusqu’à ce jour manquant, le lien qui réconciliait les images syncopées de toutes les ombres enrobées et étourdies de ses jeunes années. Il ressentit le besoin impérieux, égoïste de rechercher sa sœur, de la retrouver afin de tenter de renouer avec la douceur des femmes d’avant la rupture.

La Moïra