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La vie ressemble souvent à un danger imminent, un monstre en marche qui ne ferait jamais de cadeaux… Vadim Valadine est un tueur à gages redoutable et redouté travaillant pour une famille russe tenue d’une main de fer par le brutal et imprévisible Yevgeny Khirchoff. Il monte dans la hiérarchie du Clan après avoir purgé vingt ans de prison à la place du patron à qui il a prêté allégeance. Sa nouvelle mission : former la nièce de Khirchoff, Milena. Toutefois, rien ne se passera comme prévu et il devient l’homme à abattre… Quel impact aura cette situation sur Darius Arbogast, psychiatre désabusé cherchant sans plus y croire un sens à sa vie ? Sa rencontre avec Romane, une SDF écorchée à vif, le bouleversera de façon irrémédiable.
Vadim et Milena, Romane et Darius. Quatre destins qui s’entrecroiseront, parfois se percuteront… Dos au mur, certaines de ces âmes perdues se déchireront, s’aimeront, quand d’autres se trahiront… le temps d’amères saisons de cendres.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Scénariste et réalisateur, comédien parfois,
Jordi Avalos a déjà produit une douzaine de courts-métrages ainsi qu’une série comique. Autodidacte, cinéphile exigeant, fou furieux de musique et de littérature depuis l’enfance, il écrit et réalise en 2004 son long-métrage
Les larmes blanches de monsieur Ux, polar teinté d’humour et d’une certaine mélancolie.
Avant que le diable n’apprenne ta mort, son tout premier roman, rend hommage aux films noirs de Verneuil, Corneau et de Jean-Pierre Melville.
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Veröffentlichungsjahr: 2023
Jordi Avalos
Avant que le Diable
n’apprenne ta mort
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jordi Avalos
ISBN : 979-10-377-8469-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Les traductions des citations en anglais sont de l’auteur.
À mon frère Alban.
Tu vois, frangin,
j’aurais été jusqu’au bout, cette fois.
Enfin.
Le propre d’un personnage c’est de mourir. Toujours.
Dans une histoire. Mais surtout dans un polar.
Jean-Pierre Melville
Puisses-tu atteindre quelques instants le Paradis,
Avant que le Diable n’apprenne ta mort.
Vieux proverbe irlandais
Sans me vanter, je suis exceptionnellement doué pour faire d’une vie qui aurait tout pour être heureuse, un véritable enfer. Et je ne laisserai absolument personne parler de cet enfer à la légère.
Emmanuel Carrère
1
13 h
Milena était une très belle femme.
Proche de la quarantaine, les cheveux longs, blonds et vêtue d’un tailleur très cintré plutôt chic, on aurait pu la prendre pour une femme d’affaires pieuse qui venait se recueillir à l’église entre deux rendez-vous. Seulement Milena n’était rien de tout ça.
Milena n’avait rien à faire là.
Milena était une femme qui devait accomplir chacune de ses missions sans état d’âme. Sauf que son contrat lui posait déjà problème.
Assise songeuse sur l’un des bancs de l’église déserte, les mains jointes et gantées, Milena réfléchissait encore, profitant du silence du lieu. Elle savait qu’à présent elle ne pouvait absolument plus reculer et c’était bien là le dilemme.
Son ventre en faisait encore les frais. Ses boyaux se tordaient de plus en plus au fur et à mesure que se rapprochait l’heure fatidique à laquelle elle scellerait son destin à celui de la personne qu’elle devait rayer de la carte.
… De nouveau des gargouillis.
Ce foutu mal de ventre.
C’était comme si ses tripes emmêlées cherchaient à former un de ces scoubidous avec lequel elle pouvait s’amuser étant gamine.
S’attendait-elle à ça ?
Non.
Mais elle allait devoir faire avec, si elle ne voulait pas finir à son tour avec une balle dans la tempe, au fond d’une benne à ordure ou dans le coffre d’une voiture abandonnée dans un parking souterrain.
Une heure s’écoula avant qu’elle ne se décide enfin à se lever de son banc où, près d’elle, était posée une petite boîte en bois rectangulaire.
Dehors, l’orage grondait de plus en plus. Sans un signe de croix et sans même un dernier regard pour les saints martyrs ornant les nombreux tableaux gigantesques et poussiéreux accrochés aux murs, Milena quitta les lieux, sa boîte calée au creux de la main. Elle avait la nausée et se sentait prête à vomir, mais ce n’était vraiment pas le moment.
La journée promettait d’être longue.
2
13 h 36
Le Melville Café portait bien son nom.
Pourtant, d’extérieur il ne payait vraiment pas de mine dans cette galerie marchande où clochards et habitants du quartier se côtoyaient quotidiennement sans vraiment se voir au fur et à mesure de la dégradation des lieux. Son propriétaire, le catalan Aquilino Santilari et son jeune fils Javier avaient renommé ainsi l’établissement un an à peine après que le cinéaste qu’ils admiraient tant leur ait fait l’honneur de choisir leur modeste café comme décor (le seul hors du Studio Jenner) pour une scène de son nouveau film Le Cercle Rouge. Malheureusement, au final, la séquence mise en boîte dans ce dîner-café de banlieue n’avait pas dépassé la porte de la salle de montage car ralentissant l’action du film. Elle se situait juste avant celle où le Commissaire Matteï (interprété par un André Bourvil rongé par le cancer et dont les jours étaient déjà comptés) rentrait chez lui, après sa journée de traque pour nourrir ses deux fidèles matous.
Jean-Pierre Melville qui s’était toutefois entendu à merveille avec les Santilari père et fils, deux fous furieux de Cinéma Américain comme lui, se fendit d’ailleurs d’une lettre où il s’excusa sincèrement de ne pas avoir finalement pu immortaliser La Bodega (premier nom de l’établissement) comme il l’aurait voulu dans son long métrage. Il leur offrit pour compensation deux invitations à l’avant-première du film sur les Champs-Élysées ainsi que le précieux chapeau du regretté Bourvil (accessoire porté lors de la dernière apparition de l’acteur dans le film), accompagné d’un exemplaire annoté du scénario. Et, cerise sur le gâteau en pellicule celluloïd, Melville leur fit don d’un tirage sublime d’une photo de tournage. Sur le cliché noir et blanc très contrasté, Bourvil dégustait tranquillement un double crème dans l’arrière-salle de la partie restaurant, à l’endroit même où fut tournée la fameuse scène coupée.
Tellement fiers de ces si nombreuses attentions à leur égard (et, il faut le dire, très impressionnés par le film lui-même lorsqu’ils purent enfin le découvrir dans une belle salle parisienne), les Santilari décidèrent, en sortant de la projection, que quelques ajustements à leur restaurant se devaient d’être une priorité absolue.
Après plusieurs mois de travaux, donc, ils avaient ainsi transformé une partie de l’endroit en un véritable musée à la gloire du film où furent exposés sous vitrine les inestimables memorabilis du cinéaste au Stestson blanc. Ils donnèrent aussi les noms des personnages de Delon, Montand et Gian Maria Volonte aux cocktails spéciaux et desserts qu’ils avaient fait ajouter à leur carte. Puis, ils tapissèrent très élégamment les murs de gigantesques posters encadrés de L’Armée des Ombres, du Doulos, de Bob le Flambeur et du Deuxième Souffle. Santilari père poussa son vice fétichiste jusqu’à se procurer chez un collectionneur la splendide affiche en version japonaise du Samouraï. Cela lui coûta une petite fortune mais il ne sourcilla même pas, payant avec fierté et rubis sur l’ongle.
Il n’était pas rare non plus de le trouver parfois avec son fils dans les boutiques spécialisées de la capitale, à la recherche de la moindre photo d’exploitation du film qu’ils achetaient avec l’excitation de deux gamins trop heureux de l’y ajouter à leurs déjà imposantes autres acquisitions décorant leur établissement (recommandé chaudement, depuis, par le Guide Michelin, s’il vous plaît).
Il fallait reconnaître que la passion commune des Santilari fit énormément de bien à leur commerce ainsi qu’à ceux implantés dans le même périmètre.
Les habitués ne purent que s’incliner lorsqu’ils purent enfin profiter pleinement du nouveau petit prestige du lieu, car le résultat final en valut vraiment la peine. L’endroit avait une sacrée gueule désormais, c’était indéniable. Philippe Labro, grand journaliste et ami intime de Melville, y consacra même un article dithyrambique dans les pages de Paris Match après l’avoir découvert, ce qui attira ainsi une nouvelle clientèle, quoique quelque peu exigeante : les cinéphiles.
Labro devint d’ailleurs à son tour un adepte de l’endroit et il ne fut pas rare de le voir assis tranquillement à une des tables du fond, en train de déguster un café ou de dévorer un poulet servi avec ses frites maison dont il raffolait.
À partir de 1974, la date du 2 août devint même une journée particulière pour le Melville Café, depuis que le vénéré cinéaste avait fait la très mauvaise blague de mourir d’un infarctus l’année précédente.
Durant toute la journée du 2 était donc à présent servi, sans discontinuer, un menu spécial, baptisé leJ. P. M. (réplique exacte du repas préféré du réalisateur, dont sa veuve avait accepté non sans affection d’en révéler la teneur exacte). Le soir, une fois terminé le dessert, après que les convives de l’évènement se soient joyeusement prêtés au jeu du vote à main levée, l’un des films choisis dans l’imposante filmographie de Melville était donc visionné en VHS grâce à l’attractive avancée technologique qu’était l’arrivée sur le marché des tout premiers magnétoscopes. Encore une acquisition onéreuse d’un Aquilino pas peu fier d’en faire profiter les fanatiques de ce qu’il considérait comme le fleuron du vrai Cinéma Français. Le tout présenté comme il se doit sur un téléviseur à tube cathodique suffisamment grand pour contenter tout le monde. Selon les années, les grands classiques pouvaient parfois laisser place à des perles un peu moins connues, telles que LeSilence de la Mer.
Enfin, la soirée se clôturait généralement par un court débat animé quelques fois – lorsqu’il était disponible – par un autre spécialiste du metteur en scène en la personne du très estimé Rui Nogueira, jamais avide de dispenser la Bonne Parole Melvillienne.
Un véritable engouement entoura ainsi le Melville Café d’une aura de hype presque quatre décennies durant, s’étant même attiré les faveurs de Bertrand Tavernier, faisant gagner chaque année à l’établissement un peu plus en notoriété et en touristes étrangers (majoritairement japonais, pouvant débarquer par autocar entier. La plupart ne venaient souvent rien que pour visiter ce faux musée, consommer des cocktails sans alcool et – absolument toujours – se faire prendre en photo devant la vitrine où trônait le chapeau de Bourvil, l’une des pièces majeures de la « Collection Santilari »).
C’est donc ainsi que cet humble café-restaurant gagna chaque fois un peu plus en renommée jusqu’à obliger leurs propriétaires à souvent refuser du monde et à s’octroyer les services de personnel supplémentaire pour les aider occasionnellement en salle et aux fourneaux.
Ce ne fut qu’à l’approche du nouveau millénaire que cela commença à décliner quelque peu, au rythme des passages à l’hôpital d’Aquilino, obligé, au final, de céder sa place à Javier, suite à deux incidents cardiaques en l’espace de onze mois.
Et c’est exactement à cette table, où s’était assis le vénérable Matteï entre deux prises, que Vadim Valadine sirotait son verre avec parcimonie. Il retrouvait là ses habitudes au Melville Café, perdues après un très long hiatus. Et dès sa première visite, quelques jours à peine après être sorti de sa cellule pour de bon, il se sentit soulagé de voir ce rassurant vestige de son passé toujours debout. Il adorait ce lieu qu’aujourd’hui on apparenterait à un bouge un peu excentrique, car à n’importe quelle heure de la journée il pouvait toujours trouver un coin pour déjeuner sans être importuné. Le plus surprenant, et qui faisait encore plus le charme du Melville Café, c’était que l’endroit avait l’air d’avoir été figé dans le temps depuis la dernière fois où il était venu, juste avant son incarcération. Avec ses chaises aux couleurs bariolées, ses banquettes d’un autre âge, ses luminaires très datés, ses murs aux formes 60’s et ses posters de polars, on aurait pu se croire dans un vrai repaire de malfrats.
Comme si la poussière n’avait pas bougé de place.Elle restait d’époque… aussi fou que cela puisse paraître s’amusa à imaginer Vadim.
Ce qu’il adorait, c’était échanger avec le fils Santilari qui, ravi de revoir un de ses fidèles clients revenu au bercail, ne manquait pas une occasion de discuter avec lui et de lui narrer des anecdotes sur la carrière de « Monsieur Jean Pierre » comme il surnommait son cinéaste préféré avec le plus profond des respects. Et Vadim se régalait de ces vieilles histoires qu’il imaginait sans doute quelque peu polissées, un rien romancées depuis le temps, mais qui égayaient toujours ses repas ou ses passages debout sur le zinc du comptoir impeccable.
Mais aujourd’hui, Vadim n’avait pas du tout le cœur à ça et tirait nerveusement sur sa cigarette. Les volutes de fumée venaient l’englober d’une sorte de halo grisâtre qui le vieillissait encore plus que son âge réel : cinquante ans, quatre mois, deux heures et quatorze minutes de plus au compteur. Le teint pâle, virant presque au cireux, des poches sous les yeux et une barbe mal taillée, on aurait pu le confondre avec un de ces habitués quelque peu fauchés qui hantaient très souvent le comptoir aux heures creuses de l’après-midi. Mais c’est son costume qui faisait toute la différence. Usé, certes, mais coupé sur mesure, la chemise blanche impeccable.
Pas à dire, Vadim avait la classe malgré tout.
Dans l’une de ses mains, une lettre de plusieurs pages rédigée dans une écriture légèrement tremblante et une photo qu’il n’avait de cesse d’observer. Rien à faire, d’ailleurs, elle continuait de hanter la moindre de ses pensées. Le portrait d’une jeune personne au regard dur, un peu sauvage, mais qu’il ne pouvait s’empêcher de fixer, encore et encore, comme hypnotisé.
Quelques fois, Vadim relevait la tête, le cœur battant la chamade, dès qu’il entendait la porte d’entrée du Melville s’ouvrir. Mais c’était toujours une fausse alerte. Un livreur pour Santilari, un client pour un demi, une demoiselle pour un simple expresso…
« Tu as intérêt à ne pas me donner de faux espoirs cette fois, Sergueï ! songea-t-il en posant le cliché corné face à lui. J’espère vraiment qu’elle viendra ». C’était devenu comme un mantra.
Vadim ne le savait pas encore mais la fille était déjà là, dans une autre partie de la salle en contrebas. Elle discutait avec un homme plus vieux qu’elle et s’apprêtait maintenant à partir.
3
Aux alentours de 19 h
L’orage avait doublé en intensité.
Les gouttes de pluie commençaient petit à petit à s’infiltrer par les moindres interstices percés de rouille de l’immeuble abandonné. Au premier étage, parmi les gravats et les restes de feux de camp improvisés par quelques fêtards, on pouvait trouver des traces de ce qui, jadis, avait été des toilettes, un lavabo et même un reste de mur attenant à une cuisine (dont les vasques et le plan de travail tenaient encore debout par Dieu sait quel miracle). Le lieu avait été, depuis, sommairement réaménagé avec des vestiges de mobilier retapé à l’arrache, le reste étant fait de bric et de broc, chaque objet récupéré au grès de trouvailles sommaires au fin fond des poubelles.
Vêtue d’un pantalon assez large et sale, d’un pull élimé complété de mitaines et surmontée d’un bonnet noir en plus d’une veste militaire, Romane, jolie brin de fille malgré la crasse, était couchée sur un vieux matelas posé à même le sol. Elle avait vingt ans à peine mais faisait déjà bien plus que son âge depuis qu’elle vivait dans la rue. Pas non plus la Gavroche moderne ou un de ces foutus travellers qui hantaient les quartiers de Porte de la Villette avec leurs cigarettes roulées, leurs longues écharpes à carreaux, leurs piercings innombrables et leurs diabolos ; mais une sans domicile fixe solitaire comme il y en avait plein les quartiers.
À la différence pourtant de certains qui avaient tout perdu, Romane s’était infligé elle-même cette punition de vivre dans l’extrême précarité après une révélation que lui avait faite sa mère sur son lit de mort. L’aveu confessé dans un murmure l’avait tellement choquée et bouleversée qu’elle préféra tout abandonner de la vie qu’elle menait jusqu’à présent, l’estimant désormais trop remplie de mensonges pour continuer d’en faire partie. Elle se refusait d’y appartenir une minute de plus, trop intolérable pour elle. Ce choix n’était pas sans conséquences et un jour comme aujourd’hui faisait revoir les choses sous une lumière bien différente.
Le répétitif ploc ploc incessant des gouttes de pluie commençant à créer au sol des flaques d’eau grandissantes fit comprendre à Romane qu’elle avait beau avoir disséminé casseroles, bouteilles ébréchées et les rares sceaux qu’elle possédait encore dans son logement de fortune, d’ici moins d’une heure, son squat serait une véritable pataugeoire. À vrai dire, si ses pensées ne l’abrutissaient pas autant, elle se serait presque foutue de la dramatique tournure que prenait la situation. Mais c’était aussi prendre le risque que son chien Luther, robuste labrador noir à poils courts, attrape froid. Elle ne pouvait pas imposer ça à son vieux copain.
Alors elle avait finalement allumé un semblant de feu où papiers journaux, broussailles et cagettes abandonnées sur les marchés maraîchers servirent pour entretenir les flammes. Ce n’était vraiment pas grand-chose mais cette chaleur, même infime, faisait toujours plus de bien que rien du tout. Et pour le confort du massif Luther, Romane avait cédé la majeure partie de ses couvertures, se contentant de son seul duvet bien trop court. Pour le reste, elle ne se sentait même plus la force de rien. Encore moins de mener un branle-bas de combat contre les intempéries. Elle avait bien assez froid et se recroquevillait autant qu’elle le pouvait tout contre son toutou. Cela ne l’empêcherait pas de claquer des dents mais là aussi, elle s’en foutait, finalement.
Combien de temps pourrait-elle tenir ainsi aujourd’hui ? Elle n’en avait pas la moindre idée… Et ce qu’elle avait vécu cet après-midi l’avait chamboulée profondément. Elle, d’habitude si combative, se sentait seule et totalement perdue à présent. Elle voulait se laisser aller, se laisser broyer dans sa détresse qu’elle ressentait infinie.
Ayant avalé sans réfléchir deux plaquettes entières de Temesta, au lieu des trois comprimés recommandés, qu’on lui avait procurés au départ pour l’encourager à suivre un traitement l’aidant à tenir le coup, Romane avait accompagné le tout de plusieurs cannettes de bière au goût amer. Plus rien n’avait d’importance à ses yeux, si ce n’est peut-être la présence de son fidèle Luther qu’elle culpabilisait déjà d’abandonner à son sort. Mais que pouvait espérer Romane, en vérité ? Elle ne savait plus qui croire, d’ailleurs cela en valait-il encore la peine ? Elle avait voulu joindre Anna sur le portable que l’Association lui avait donné en cas de besoin, mais un reste de fierté mal placée lui fit éteindre le téléphone lorsqu’elle commença à composer le numéro. Anna aurait pourtant aussitôt accouru.
Les rayons du soleil avaient désormais disparu et les murs du squat commençaient de plus en plus à s’assombrir, laissant place au vent qui cherchait coûte que coûte à s’engouffrer par les vitres cassées donnant sur l’extérieur.
Dieu merci, tout comme Vadim Valadine ne savait pas non plus que la personne qu’il attendait tant au Melville Café quelques heures plus tôt déjeunait à peine à une vingtaine de mètres de lui, Romane ne pouvait pas se douter que deux de ses bons samaritains allaient peut-être aussi réussir ce jour-là à lui sauver la vie in-extrémis.
4
23 h 10
Assis sur un confortable fauteuil d’un coin de la pièce où le maigre filet de lumière d’une lampe design l’éclairait, Yevgeny Khirchoff broyait du noir, le regard triste, totalement abattu. C’était un homme au bord des soixante-dix ans, le crâne en partie dégarni, les cheveux bruns et le visage dur, marqué par des traits creusés à la serpe. Le genre de type qui peut vous glacer le sang d’un simple regard, le gars qui désarmerait n’importe quel adversaire sans avoir à hausser le ton de sa voix. Du charisme à l’état pur. Et pourtant.
Alors oui, bien sûr, il savait qu’il avait pris la bonne décision, celle qui s’imposait mais cela ne l’empêchait pas pour autant d’en être malade à en crever et de se sentir comme la dernière des sous-merdes. Se sentir impuissant lorsque l’on a tous les pouvoirs, voilà bien un paradoxe dont il se serait passé. Mais c’était comme ça et pas autrement.
Foutu Code de l’Honneur à la con.
À l’heure qu’il était, le problème était pourtant déjà réglé depuis un bon moment, circulez, fin de l’histoire. Alors pourquoi se sentait-il si diablement coupable au fond de lui, au point de n’espérer qu’une chose : que ce cauchemar qu’il vivait se termine et qu’il se réveille enfin ?
Parce qu’on est dans la réalité mon petit pote, se surprit-il à penser à voix haute. Ne me dis pas que tu ne t’y es pas habitué, depuis le temps.
Merde, voilà qu’il parlait tout seul, maintenant.
Bordel, ça, c’était sa réalité ?
Alors quoi ?
Tout envoyer valser et se tirer une bonne fois pour toutes pour ne plus avoir à assumer les conséquences de ses actes ?
Et pourquoi pas ? C’est vrai, après tout ?
Parce qu’encore une fois, on est dans la réalité, t’es sourd, ducon ?
Ouais. Et ça, ça le faisait royalement chier.
Dans un mouvement d’une lenteur d’automate, Yevgeny se saisit de son verre à moitié vide et en but, cul sec, la dernière gorgée.
Comme il s’y attendait, cela ne lui fit rien du tout ou à peine. Au mieux, cela n’avait fait qu’alimenter le feu dans son estomac. Il lui fallait un anesthésiant beaucoup plus fort.
« Ma réalité ?! ria-t-il presque ivre. Tu sais quoi ? Je l’emmerde, moi, ma réalité ! » Et il se resservit un dernier verre.
Foutu Code de l’Honneur à la con.
5
4 h 54
La pièce était peu éclairée.
C’était un très grand salon aux étagères profondes et à la bibliothèque débordante de livres, de vieux bibelots, de sculptures… La tapisserie au mur était morne et d’origine, la majorité des meubles en bois vernis. Partout aux murs, des tableaux, quelques affiches encadrées. Et au beau milieu de ce décor assez chargé, assis sur son vieux canapé, le docteur Darius Arbogast. La chemise ouverte, le nœud de cravate défait et les manches retroussées aux bras, le sexagénaire aux cheveux grisonnants avait le visage marqué par quelques rides et des cernes dues à la fatigue. Sur la table basse face à lui, à côté d’un cendrier où une cigarette se consumait près d’une bouteille de whisky ouverte et bien entamée, des glaçons se laissaient lentement fondre dans un verre rempli assez généreusement.
« J’aurais pu tout perdre, pestait Darius en ruminant en boucle. Et j’ai bien failli recommencer. Grâce à Dieu, je suis arrivé juste à temps ».
Il est vrai qu’à peine soixante-douze heures plus tôt, sa soirée avait été des plus mouvementées. Il avait dû prendre sur lui dans la précipitation face à son récent dégoût des hôpitaux (pour un médecin comme lui, c’était le comble) mais il n’avait pas le choix s’il voulait que la personne qu’il y amenait soit sauvée. Alors sans réfléchir, il s’était précipité sur les lieux, avait pris les choses en main et pour finir, après avoir slalomé entre les voitures sur la nationale bondée, débarquait aux Urgences en se garant après un dérapage. Par la suite, Darius avait totalement perdu toute notion du temps depuis l’incident.
À présent il était de retour dans la solitude de son salon.
Bizarrement, au creux de ses idées noires, il se surprit à entendre les paroles de Jeanne résonner comme pour le convaincre de quelque chose. Allez savoir pourquoi, Darius pensait souvent à elle aussi, ces temps-ci. Une vraie battante, Jeanne. Sa leucémie avait beau la terrasser chaque jour un peu plus avec la froideur d’un poison insidieux qui détruisait tout jusqu’à la couleur de sa peau, sa carrure musculaire et désormais les traits de son visage, Jeanne avait su rester combative. Elle ne s’était jamais plainte, acceptait de dépérir et rejetait toute sa douleur d’un revers de la main, avec la force de caractère qui lui dictait d’envoyer sa future mort aller faucher ailleurs. Jeanne n’était pas la seule à avoir tiré la sonnette d’alarme concernant Darius. Déjà, tout petit, sa propre mère, une infirmière (fibre médicale quand tu nous tiens) n’avait eu de cesse de lui répéter la même chose. Elle aussi concevait la vie comme quelque chose d’incertain, une sorte de symphonie inachevée comme elle disait, un monstre en marche qui ne ferait jamais de cadeaux et sur lequel il fallait s’accrocher coûte que coûte, en ayant le courage de ne pas renoncer. C’était pour elle la lucide et unique solution pour continuer d’avancer en allant le plus loin possible, toujours, tout en s’efforçant chaque jour d’être quelqu’un de respectable.
Désormais, Darius en était persuadé, il allait s’accrocher à ces conseils comme à une bouée de sauvetage, car il n’avait plus le choix. Parce que c’est tout ce qu’il lui restait.
Le jour où elle avait décidé de le quitter, affaiblie par ses séances de chimiothérapie qui l’obligeaient la plupart du temps à s’aliter de très longues heures, Jeanne, pourtant fervente catholique, avait rassemblé le peu de force qui lui restait encore et mis l’essentiel de ses affaires dans une grande valise.
Darius en était resté sans voix et la regardait faire, totalement sidéré.
Arrivée lentement jusqu’au seuil de la porte d’entrée, elle avait sermonné son futur ex-mari sans lui laisser d’autre choix que d’écouter ce qu’elle avait à lui dire. Il n’y avait plus rien à faire, en vérité. Elle lui faisait là ses adieux.
— Tu ne fais plus suffisamment attention à personne depuis trop longtemps, ne dis pas le contraire, avait-elle commencé par lui asséner (curieusement il y avait plus de tristesse que de rancœur dans sa voix).
— Non, tu ne peux pas dire ça ! avait alors rétorqué Darius, piqué au vif.
— T’occuper des malades, c’est ton métier. Tu as été un bon infirmier pour moi mais ce n’était pas ce que j’attendais le plus venant de toi.
— Et que voulais-tu que je fasse d’autre, alors ?!
À cette question, Jeanne s’était tue et l’avait regardé en souriant, attendrie parce qu’elle semblait s’attendre à ce type de réaction de la part de celui qui avait partagé sa vie depuis tant d’années.
Elle regardait ainsi Darius avec vive intensité mais sans sévérité aucune, juste pour donner de l’importance au constat qu’elle faisait à voix haute :
— Si je n’avais pas cette saloperie, j’aurais fini parmi la décoration du salon. Je serais devenue une plante que tu n’arroserais même plus.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Pourtant, tu le sais, le stoppa Jeanne, trop partie dans sa lancée pour être interrompue. C’est primordial de s’ouvrir à ceux qui t’entourent. Pas seulement à tes patients, mais à tous les autres. Il faut réussir à s’oublier un peu, c’est ça aussi ta vraie vocation. Celle qui t’a si longtemps épanoui et qui a fait que je suis tombée amoureuse de toi, tu te souviens ? Tu dois changer, Darius. Il le faut ! Promets-moi qu’au moins tu vas essayer de vivre chaque jour comme si c’était le dernier.
Il avait alors tenté de lui agripper le bras dans un dernier élan désespéré, mais Jeanne lui fit « Non » de la tête et s’éloigna du perron en lui tournant le dos. Son taxi venait juste d’arriver. Darius n’insista plus et n’eut pas d’autre choix que de se résigner à la regarder ouvrir le haut portail de leur propriété puis de s’engouffrer dans le véhicule, dont le chauffeur avait d’abord pris soin d’ouvrir le coffre pour y insérer la valise de sa cliente. Il l’aida à s’installer sur la banquette arrière, claqua la portière puis contourna pour s’installer au volant. Le taxi, une très belle Audi noire assez longiligne, démarra presque aussitôt et s’éloigna dans la rue, avant de se confondre parmi les autres véhicules de la circulation.
Voilà où Darius en était donc ces dernières années.
Un naufrage total.
Après avoir avalé une dernière gorgée de whisky, il se leva péniblement de son canapé et sortit du salon en éteignant la lumière.
6
Cinq ans plus tôt,
Le 17 avril
Quand Justine arriva sur place et qu’elle trouva enfin le vieux chêne, elle sut qu’elle ne reculerait plus.
Malgré tous ses doutes et les dernières hésitations qui l’avaient tenaillée depuis qu’elle avait quitté Clément sur le pas de sa porte deux jours plus tôt, malgré leur étreinte, leur dernier baiser, leurs ultimes échanges de textos et la promesse de se revoir sans faute ce dimanche, le moral de Justine s’était à nouveau dégradé. Cette parenthèse enchantée n’avait donc duré que quelques heures. Mais ce n’était jamais suffisant pour faire taire ce qu’elle appelait son démon intérieur.
Ce foutu démon qui réussissait toujours à distordre sa réalité et la rongeait insidieusement.
Ses cauchemars, ses angoisses, tout avait commencé vers ses neuf ans. Curieusement, depuis, elle avait développé une véritable anxiété à l’idée de célébrer chaque année un nouvel anniversaire. Comme si pour elle, fêter son âge revenait à célébrer le début de son mal-être apparu à cette période. Elle pensait surtout beaucoup à son oncle dans ces moments-là, ce qui la rendait toujours très triste.
Elle adorait François.
Il avait toujours été très proche d’elle et la couvrait de cadeaux dès qu’il le pouvait. Mais le simple fait que l’on évoque son nom dans une conversation ou qu’elle se trouve face à quelqu’un qui s’appelait comme lui, cela lui provoquait sans trop savoir pourquoi une véritable attaque de panique qu’elle arrivait difficilement à contrôler. Justine ne comprenait pas non plus l’éloignement soudain de François. Son absence était presque devenue habituelle aux réunions de famille et acceptée comme telle. On ne lui en tenait pas rigueur, cela dit. Il était submergé de travail et voyageait énormément depuis qu’il avait intégré l’ONG Médecins du Monde. Cela aurait été égoïste de le blâmer alors qu’il se dévouait aux plus démunis, mais quand bien même, cela attristait autant Justine que cela lui engendrait des crises d’angoisse.
Les mêmes que celles qu’elle ressentit en ce long week-end d’avril. Elle avait d’abord passé la nuit de vendredi et la majeure partie de son samedi seule face à elle-même, son père étant à un de ses énièmes ennuyeux colloques, sa mère à son championnat d’échecs jusqu’au lundi matin. Elle resta ainsi son début de week-end dans un état fébrile oscillant entre crampes, respiration saccadée, boule au ventre et débuts de vertiges chaque fois qu’elle voulait se tenir debout ou simplement se déplacer. Elle n’arriva pas non plus à avaler quoi que ce soit car elle finissait inévitablement la tête au-dessus de la cuvette des toilettes, à vomir la moindre chose contenue dans son estomac.
Même l’eau avait un goût métallique qui lui donna des haut-le-cœur. À cela s’ajouta un tourbillon d’interrogations qui se bousculaient dans sa tête jusqu’à ne plus former qu’un brouhaha d’idées atroces. Et ces voix distordues ne la quittèrent pratiquement pas, captant toute son attention, l’empêchant de se concentrer et la faisant ressasser en boucle jusqu’à vouloir s’en cogner la tête contre les murs. Justine s’échinait alors à se remémorer des bribes des plus beaux souvenirs qu’elle avait en commun avec Clément, de rares moments apaisés ou quelques fous-rires qu’elle put avoir avec ses parents, n’importe quoi qui la rattacherait encore un minimum à la réalité.
Mais ce samedi-là, absolument rien ne parvint à atténuer sa souffrance. Et lorsque ses attaques de panique devinrent un peu moins bestiales, l’adolescente finit à moitié K.O. debout, à bout de nerfs, totalement épuisée d’avoir tant pleuré. Dieu sait pourtant combien elle luttait depuis l’enfance, mais l’espoir d’apercevoir de la lumière au bout du tunnel s’amenuisait d’année en année.
Jusqu’au jour où elle préféra lâchement se résigner à jeter l’éponge définitivement. Elle s’en souvenait encore. C’était un matin, alors qu’elle était encore recroquevillée sous ses couvertures. Ce qui avait changé c’est qu’elle se sentit pour la première fois en paix avec elle-même, ayant digéré et accepté le fait que son passage sur terre n’avait plus besoin de se prolonger des années de plus dans de telles conditions. Elle était convaincue qu’elle devait mourir et cette conviction profonde termina de la décider.
Elle devait mourir.
Rien ni personne ne pourrait l’en empêcher.
Elle s’était même fixée une date butoir : le dimanche 17 du mois d’avril.
Un dimanche.
Le jour de la semaine qu’elle détestait le plus au monde.
Triste ironie.
Au lycée elle ne fit pas de vagues et continua à passer inaperçue, autant auprès de ses camarades de classe que de ses professeurs. Même son petit ami ne se douta de rien. Clément était pourtant un gentil garçon. Toujours attentionné envers elle, très amoureux sans être trop envahissant, il était doux, affectueux et avait un sens de l’humour très affûté. Sans le savoir, il avait même réussi à atténuer le mal-être de Justine ces derniers mois, dans des moments où l’adolescente sentait qu’elle perdait de plus en plus pied.
Pour ça, elle ne pouvait qu’être reconnaissante envers Clément (et elle l’était, vraiment). Elle ressentait une affection non feinte pour ce garçon un peu différent, passionné par le rock seventies et les films de Genre. Une affection sincère c’est certain, mais insuffisamment forte pour contrarier ses nouveaux plans. La peur aussi que leur couple ne tienne pas plus longtemps, dès lors que Clément commencerait à découvrir la part sombre de sa petite amie, avait fini de persuader Justine qu’il dévoilerait alors sa véritable personnalité, se comportant comme tous les garçons de son âge ne parvenant pas à surmonter ça. Justine l’imaginait déjà prendre la fuite, avec pour excuse de vouloir se préserver face à la noirceur dans laquelle elle l’invitait à sombrer avec elle inconsciemment. Peut-être avait-elle tort.
Sans doute.
Sûrement.
Peut-être pas.
Clément pouvait tout aussi bien s’avérer différent des autres et la soutenir du mieux qu’il le pourrait. Mais en avait-il suffisamment la force, la volonté ? À sa façon, Justine avait pourtant déjà appelé à l’aide bien des fois (du moins le croyait-elle). Mais personne ne semblait remarquer quoique ce soit.
À l’école comme chez elle, elle se sentait toujours très seule, terriblement seule. Même de traîner avec des filles du lycée qui se cherchaient encore l’avait passablement découragée. Au point de se détacher petit à petit de tout un groupe de pseudo-gothiques ayant pour habitude de sécher les cours pour traîner dans les cimetières, un recueil de poèmes romantiques à la main (Les Fleurs du Mal, de préférence, pour rester jusqu’au bout dans le cliché).
Pathétique.
Toutes ces filles qui s’identifiaient à une vieille icône comme Kurt Cobain – qui n’était pourtant même pas de leur génération – se scarifiaient à tour de bras pour attirer l’attention, sans oser s’avouer que la vue du sang les répugnait… Mais ça faisait bien au lycée. On se montrait ses cicatrices comme des trophées de guerre, à qui irait le plus loin. Ça donnait tout de suite un genre, pour sûr, mais un genre auquel Justine refusait catégoriquement d’appartenir.
Sa lecture d’un livre issu de la studieuse bibliothèque de son père la bouleversait davantage, même si elle ne comprenait pas forcément tout ce qu’un auteur comme Cioran pouvait exprimer dans un de ses ouvrages.
D’ailleurs, aux maux qui perturbaient les adolescents, son paternel avait une réponse toute prête. Mais son ton professoral pouvait très vite devenir insupportable pour la jeune fille. Tout comme l’aveuglement de sa mère l’exaspérait quand celle-ci adoptait la politique de l’autruche pour ne pas avoir à admettre que son enfant avait un problème.
C’est ainsi que, sans vraiment se presser, faisant (sans que personne ne le prenne comme tel) ses adieux à ses très rares connaissances, Justine alla aussi se promener dans ses quelques endroits préférés afin de les garder une dernière fois dans ses souvenirs. À la maison, elle ne changea absolument rien à ses habitudes, ce qui ne bouleversa pas non plus l’assommant train-train familial. Il lui fallut ainsi moins d’une semaine pour tout planifier dans les moindres détails : l’endroit où cela se passerait, les vêtements qu’elle porterait, et le contenu de ses dernières lettres (indispensable). Elle savait déjà qu’elle n’en rédigerait que deux seulement. La première serait adressée à ses parents, pour ne pas les laisser sans explication, et la seconde serait envoyée à Clément car elle savait qu’il serait dévasté quand il apprendrait sa mort.
Sa mort.
Un concept concret que Justine parvenait enfin à verbaliser, à conceptualiser dans sa tête, même, et ça n’avait rien de si effrayant, curieusement. D’un concept flou jusqu’aux préparatifs, il se passa de nombreuses petites choses, que d’autres auraient pu trouver anodines, mais qui terminèrent de la convaincre qu’elle prenait la bonne décision.
Justine comprenait parfaitement la gravité et les conséquences qu’aurait son acte. Elle savait que ce serait difficile mais elle se prépara au mieux pour éviter le pire. Hors de question que son père ou sa mère soient les personnes qui retrouveraient son corps gisant dans la baignoire ou au bout d’une corde. Et puis, aussi bête que ça, Justine redoutait tout simplement de rater sa tentative ou qu’elle se passe mal.
Elle refusait de mourir en souffrant de toute façon. Se jeter du quai à l’arrivée d’un train, là aussi ça n’était pas une fin qui l’attirait. Elle préférait de loin la solitude du petit bois situé derrière sa maison en bordure de résidence. Un endroit où elle aimait se promener seule quand elle cherchait à faire redescendre ses angoisses.
Ce serait le lieu idéal pour mettre un point final, là sous le vieux chêne. Un jogger et son chien la découvriraient au petit matin, la peau blanchâtre, le corps en totale rigor mortis, et le regard vide. Oui, ce serait bien mieux comme ça, du moins l’espérait-elle.
Cela aurait lieu un dimanche, donc.
Une semaine avant son dix-huitième anniversaire.
Pourtant, même si sa mort aurait aux yeux de tous les autres un attrait mystérieux, voire incompréhensible, Justine envisageait aussi son suicide comme un grosFUCK adressé à tous ceux qui osaient, à longueur de livres sur le sujet, à longueur de débats et autres conversations mondaines, se persuader que finalement l’adolescence était un moment difficile à passer mais que, comme à chaque fois, avec le Temps tout finissait par s’arranger un jour. Sauf que dans le cas de Justine, ça ne s’était jamais arrangé. Cela avait même empiré en moins de dix ans. Les prémices de son anorexie n’avaient fait d’ailleurs que renforcer le gouffre qui la séparait des autres.
À présent le Jour J, seule dans la forêt, Justine put prendre tout son temps et resta silencieuse un long moment. S’adossant au tronc du vieux chêne en fermant les yeux, elle chercha à ne plus se concentrer sur autre chose que sa respiration.
Petit à petit, elle se laissa glisser très lentement jusqu’au sol recouvert d’herbe, de terre et d’humus. Une fois en position assise, elle prit une grande inspiration, rouvrit les yeux puis fixa l’horizon bas et blanc qui se veinait déjà d’un rose sombre.
Seule au beau milieu de cette forêt qu’elle avait si souvent traversée, Justine constata que tout autour d’elle bruyères et fougères essayaient tant bien que mal de renaître de l’hiver.
Il y eut une légère brise et elle sortit lentement de la poche de sa veste un petit sachet plastique dont elle dézippa la fermeture. À l’intérieur, elle se saisit des lames subtilisées au nécessaire de rasage manuel de son père qu’elle posa ensuite dans la paume d’une de ses mains. Puis elle ne bougea plus à nouveau durant deux bonnes minutes, ses yeux rivés sur les lames dont elle ressentait la froideur métallique.
Cette fois, ça y est, se surprit-elle à penser. S’agit plus de te dégonfler, maintenant. Sois forte.
Sans réfléchir trop longtemps, elle enfonça d’un coup l’une des lames au niveau de son poignet jusqu’à ce que le sang commence à s’écouler de la veine fraîchement tranchée.
La douleur fut plus forte que ce à quoi Justine s’attendait.
Elle en eut un petit cri plaintif mais ne se résigna pas alors qu’une larme coula le long de sa joue. Elle réitéra son geste sur son autre poignet. Le sang, lui, gouttait déjà beaucoup jusqu’à former progressivement deux petites mares parallèles dont le liquide sombre perdait très vite de sa chaleur au contact de l’air encore frais à l’approche du soir.
Lorsque Justine laissa lentement reposer ses poignets au sol, elle sentit que ses mains et ses bras s’engourdissaient chaque seconde un peu plus. On aurait pu s’imaginer qu’elle attendrait que ça se passe. Mais contrairement à tous ces films où les suicides sont réglés le temps d’une séquence elliptique de moins de deux minutes, mourir dans la réalité prenait bien plus de temps. Beaucoup plus de temps.
Rien à voir.
Et surtout rien de romantique, franchement.
À présent, les dernières lueurs de la fin d’après-midi s’étaient quasiment évaporées et il commençait à faire de plus en plus sombre et froid.
Le nombre d’appels en absence s’accumulait sur l’écran de son téléphone portable. La majeure partie du temps, c’était Clément qui avait cherché à la joindre. Il lui avait même laissé un message et sans doute lui en laissait-il un autre à nouveau. Justine n’y prêtait plus attention.
Peu à peu dans sa tête ne résonnaient plus que des bribes de paroles d’une chanson qui lui revenait désormais en boucle.
Elle l’avait entendue pour la première fois à la radio, le jour de la mort d’un artiste célèbre. Le texte de sa chanson l’avait profondément marquée. Accompagné de sa seule guitare acoustique et de quelques rares accords d’un honky tonk piano, le très vieux chanteur avait repris à son compte un titre d’un groupe de rock récent et l’avait transformé en un requiem qui prit tout son sens à l’annonce de son décès.
Justine fut tout de suite saisie puis bouleversée par les paroles que cet homme, arrivé au crépuscule de sa vie, avait faites siennes, donnant l’impression d’adresser son dernier message aux plus désespérés des auditeurs. Justine eut bien sûr conscience qu’en croyant cela, elle se rabaissait au niveau de certaines filles de son lycée qui s’appropriaient des bribes de phrases traduites pour elles par leur docile prof d’anglais et dont elles recouvraient leurs agendas scolaires et leurs trousses, sans réaliser la portée réelle de ce qu’elles gravaient parfois aussi sur leur table de classe.
Justine n’était pas du tout ce genre d’ado et là était tout le paradoxe.
Certes, elle était aussi paumée qu’elles, voire plus, mais ce que le chanteur à la voix rauque exprimait avec la ferme conviction d’un homme ayant vécu, résonnait en elle.
Elle le comprenait, oui, et elle aurait d’ailleurs préféré que ses grandes facilités avec la langue anglaise ne lui permettentpas. Justine aurait alors passé outre les paroles, comme la majeure partie de ces gens écoutant quelque chose de plaisant sans comprendre la noirceur du texte chanté. Cela rendait encore plusdouloureux pour Justine d’écouter une chanson au message plus qu’explicite :
I hurt myself today,
to see if I still feel.
I focus on the pain
The only thing that’s real.
Full of broken thoughts
I can’t repair.
Beneath the stains of time,
the feelings disappear.
You are someone else
I am still right here. 1
Justine se sentait parfois dans le même état. Comme anesthésiée, insensible à tout, la tête cotonneuse et les intestins en vrac. Personne ne pouvait l’aider dans ces moments-là (elle se donnait d’ailleurs un mal de chien à le dissimuler du mieux qu’elle le pouvait aux yeux des autres, tant elle s’imaginait qu’en en parlant à quelqu’un, elle passerait aisément pour une cinglée). Et puis, souvent la nuit, mais depuis peu en plein jour, même au lycée, il lui arrivait d’avoir l’impression de sortir de son corps. Elle pouvait alors se voir, une zombie quasi-inerte qu’elle ne parvenait pas à reconnaître. Était-ce une hallucination, un cauchemar hyper réaliste ?
Justine pouvait passer par ces états d’entre-deux qui lui faisaient perdre pied et elle avait alors énormément de mal à revenir dans sa réalité où seule sa douleur lui semblait réelle.
La voix de plus en plus caverneuse du vieux chanteur envahissait désormais son esprit et Justine avait la sensation que le son devenait comme celui d’un calme ruisseau, un murmure apaisant laissant place au plus définitif des silences. La chanson intimait à Justine de partir car c’était désormais ce qu’elle avait de mieux à faire. Mais si elle se trompait ? Alors tant pis. Au pire, ça lui aurait fait une belle épitaphe en tout cas.
Son regard se fixa bientôt sur l’horizon au loin. Les rayons du soleil se faisaient moins nombreux etd’ici moins d’une heure il ferait de plus en plus sombre, ici.L’entrelacement de branches soulevées par les bourrasques avait un effet hypnotique mais Justine n’eut pas le plaisir d’en profiter. Elle était morte maintenant depuis quelques minutes, déjà. Dans un ultime sursaut, les yeux mi-clos, Justine s’était pourtant sentie partir.
« C’est pas du tout ce que j’ima… » pensa-t-elle et elle mourut sans avoir pu terminer sa phrase. En fermant les yeux pour la dernière fois, une brève image de son oncle François torse nu, souriant étrangement, l’avait traversée et, enfin, elle comprit. Mais il était trop tard.
Sa chevelure bouclée, sa peau fine et laiteuse, des mains de pianiste au vernis noir impeccable… elle était devenue une Ophélie sortie de l’eau où elle se serait noyée.
Voilà ce que devraient penser les premiers policiers arrivés sur les lieux le lendemain du drame.