Aventuriers et corsaires - Xavier Eyma - E-Book

Aventuriers et corsaires E-Book

Xavier Eyma

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Beschreibung


"Le livre ""Aventuriers et corsaires"" de Xavier Eyma est un ouvrage passionnant qui nous plonge dans l'univers fascinant des pirates et des corsaires. À travers ses pages, l'auteur nous raconte les histoires incroyables de ces hommes et femmes qui ont navigué sur les mers du monde entier, bravant les tempêtes et les dangers pour s'approprier les richesses des navires ennemis.

De la célèbre Barbe Noire à la redoutable Anne Bonny, en passant par le légendaire Francis Drake, Xavier Eyma nous présente les plus grands noms de l'histoire de la piraterie. Mais il ne se contente pas de nous raconter leurs exploits : il nous plonge également dans la vie quotidienne des pirates, nous dévoilant leurs coutumes, leurs croyances et leurs codes d'honneur.

Au fil des pages, on découvre ainsi l'univers fascinant des corsaires, ces marins qui, au service de leur pays, ont mené des batailles épiques contre les flottes ennemies. On apprend également comment les pirates ont influencé la littérature et la culture populaire, de ""L'Île au trésor"" de Robert Louis Stevenson aux films de pirates hollywoodiens.

""Aventuriers et corsaires"" est un livre passionnant qui ravira tous les amateurs d'histoire maritime et d'aventure. Avec sa plume vive et captivante, Xavier Eyma nous transporte dans un monde de bravoure, de danger et de liberté, où les hommes et les femmes les plus audacieux ont écrit les pages les plus épiques de l'histoire de la navigation.



Extrait : ""Le 4 janvier 1717, la frégate française la Valeur courait à toutes voiles sur la Martinique, portant à son bord le marquis de Varenne que le conseil de marine venait de nommer gouverneur général des îles. Vers le soir, le capitaine, afin d'éviter les atterrissages pendant la nuit, fit virer de bord à la frégate, au grand désappointement des passagers."""

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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Le Gaoulé
I

Le 4 janvier 1717, la frégate française la Valeur courait à toutes voiles sur la Martinique, portant à son bord le marquis de la Varenne que le conseil de marine venait de nommer gouverneur général des îles.

Vers le soir, le capitaine, afin d’éviter les atterrissages pendant la nuit, fit virer de bord à la frégate, au grand désappointement des passagers.

Seul, de la Varenne avait manifesté de l’indifférence pour ce retard de quelques heures dans le terme d’un voyage qu’il eût presque souhaité de ne pas voir finir, tant il éprouvait de dépit à jouir des honneurs d’un poste où ses alliances, bien plus que son mérite, l’avaient élevé.

Retiré dans sa chambre, il lisait avec une irritation mal dissimulée les plis ministériels qui renfermaient ses instructions. Par moment, il levait les yeux pour les fixer sur une femme mollement allongée, en face de lui, dans un grand fauteuil, et à moitié sommeillant au bercement des roulis du navire. Le front soucieux de la Varenne se rassérénait alors, et le sourire sur les lèvres, il semblait dire :

– Du moins aurai-je en elle une consolation.

Cette femme pouvait avoir de vingt-cinq à vingt-sept ans. Elle se nommait ou se faisait appeler comtesse de Saint-Chamans, et parlait avec étalage de ses alliances et de ses amitiés illustres au milieu desquelles le marquis se trouvait en parfaite familiarité. Des manières séduisantes, de grands airs peut-être un peu étudiés, un tour d’esprit vif et libre, des pièges de coquetterie habilement dressés lui assuraient sur tous ceux qui l’approchaient ce despotisme charmant de la grâce, supérieur à la douteuse influence d’une beauté régulière. De la Varenne y avait succombé au grand orgueil et aussi à la grande joie de la comtesse.

Sur le compte de cette femme, le commandant de la frégate ne savait rien, sinon que l’ordre de lui donner passage à son bord avait été écrit et signé de la propre main du maréchal d’Estrées, président du conseil de marine. Quelle fortune allait-elle courir aux îles ? C’était là un secret que personne n’avait pu pressentir ; car, pour tous, elle était demeurée enveloppée dans un mystère que de la Varenne lui-même avait été obligé de respecter.

– Je ne sais en vérité pas, s’écria tout à coup le marquis, en jetant avec dépit sur la table un volumineux cahier, d’où vient cette tendresse de monseigneur le régent pour des pays et des gens si éloignés de la France !

– Qu’avez-vous donc encore ? murmura la comtesse en paraissant s’éveiller.

– J’ai, que plus je lis ces instructions, plus je me sens de haine pour ces colons que l’on m’envoie gouverner… Et la présence à bord de ce jeune créole, que l’on nous a donné pour copassager, n’a pas peu contribué à exciter mon antipathie. Avez-vous jamais vu un esprit plus fier, plus indépendant, plus irascible ?

– Il est vrai, fit la comtesse ; et si M. d’Autanne donne la mesure exacte de ces gentilshommes à moitié sauvages avec qui vous aurez affaire là-bas, vous devez, mon cher marquis, vous bien tenir. Mais, que voulez-vous, quelques-uns de ces gens-là ont étalé en France des façons chevaleresques qui ont fait merveille. Il ne faut pas vous étonner des sympathies du régent, c’était une épidémie à la cour. Je ne sais pas si ces créoles ont éveillé la curiosité qui s’attache toujours un peu aux phénomènes, ou bien s’ils possèdent des sortilèges d’esprit, toujours est-il qu’ils ont conquis à Paris de chaleureuses amitiés.

– Oui, oui, on m’a dit cela ; mais ce sont d’odieux hypocrites. À la cour, il est possible qu’ils se montrent francs, dociles, soumis au roi, civilisés même, peut-être ; en approchant de leur sol natal, ils reprennent la férocité des serpents qui peuplent leur île. Voyez ce M. d’Autanne ! Si un mot équivoque à l’endroit des créoles s’échappe de mes lèvres, si je laisse entrevoir un regret en faveur de la France, le sang lui monte aussitôt au visage, il devient quasi anthropophage.

– Vous avez raison au fond, reprit la comtesse, en donnant à sa voix ce ton velouté qui apaise les colères, mais il a été impolitique, ou tout au moins imprudent à vous, d’avoir si peu dissimulé devant M. d’Autanne vos préjugés contre ses compatriotes. Vous l’avez irrité, mal disposé, et je soupçonne que vous rencontrerez en ce jeune homme un ennemi redoutable.

– Que voulez-vous que j’aie à craindre ? Demain, nous serons à deux mille lieues de la France ; et, le cas échéant, chère comtesse, j’agirai à ma guise. Au diable donc les instructions du régent !

En parlant ainsi, de la Varenne fit voler au milieu de la chambre les liasses de papier qui chargeaient la table devant laquelle il était assis. Madame de Saint-Chamans haussa les épaules légèrement, et tendant la main en souriant au marquis :

– Voulez-vous que je vous dise, fit-elle avec une grâce charmante, ce qui vous rend si furieux ce soir ?

– Dites.

– Eh bien, vous êtes jaloux de M. d’Autanne. Vous l’avez vu, cette après-midi, m’adresser la parole, ce qu’il n’avait pas fait depuis huit jours, et la rage vous est entrée dans le cœur.

– Peut-être bien y a-t-il un peu de cela, répondit de la Varenne en s’appuyant sur le dossier du fauteuil où la comtesse s’était coquettement arrondie.

– Vous avez tort, mon cher marquis, et tort deux fois : d’abord, parce qu’un gouverneur jaloux doit faire un très mauvais gouverneur ; ensuite parce que vous n’avez aucune raison d’être jaloux.

– Bien vrai, ma chère Claudine ?

– À coup sûr. M. d’Autanne, d’ailleurs, ne daigne seulement pas faire attention à moi.

– L’insolent !

– Voudriez-vous donc qu’il fût plus assidu ? Choisissez, cependant…

De la Varenne, pris en flagrant délit de contradiction, sourit et embrassa avec transport les mains de la comtesse.

– Ramassez vos papiers, et n’oubliez pas que les volontés du roi y sont consignées ; puis laissez le calme pénétrer dans votre cœur. Tenez, pour y mieux réussir, allez respirer sur le pont un peu de cette brise fraîche et parfumée qui paraît être un des bienfaits des nuits sous ces climats.

La comtesse, sans le laisser paraître, éprouvait une joie mêlée d’étonnement à voir avec quelle docilité de la Varenne se pliait à ses ordres. Dès que le marquis fut sorti de la chambre, le visage de madame de Saint-Chamans prit une gravité qui contrastait avec le masque de sourires qu’elle se composait si parfaitement. Elle se leva lentement de son fauteuil et murmura en donnant à ses paroles une intonation dont elle seule pouvait comprendre le sens :

– Oh ! j’en suis assurée maintenant, je gouvernerai à mon gré la Martinique !

En arrivant sur le pont de la frégate qu’un ciel tout constellé d’étoiles avait couvert d’une nappe de lumière, de la Varenne éprouva une émotion calme et douce. Soit que les conseils de la comtesse eussent réellement apaisé les emportements de son caractère, soit que la poésie du spectacle grandiose qui s’étalait à ses yeux l’eût réellement touché, le marquis se sentit comme enclin à l’indulgence et presque à la tendresse.

La première personne qu’il rencontra fut Henri d’Autanne, cet objet d’une haine qu’il avait si peu dissimulée. Henri, appuyé contre la drisse de la frégate suivait, avec des rêves dans les yeux, les chemins lumineux que les étoiles dessinaient sur les courbes gigantesques du firmament et sur la surface tourmentée des flots.

C’était un beau jeune homme de trente ans, aux traits mâles et doux à la fois, un mélange de fermeté et de bienveillance. De la Varenne comprit alors, pour la première fois, les vives et chaudes sympathies qu’Henri réveillait autour de sa personne. Il ne l’avait jugé, jusqu’à ce moment, que par les côtés rebelles à ses prétentions de despotisme et avec les préventions qu’il nourrissait contre les créoles.

Au moment de son départ, on avait bien mis le marquis en garde contre l’esprit de fierté et d’indépendance qu’il devait rencontrer chez les colons ; mais il avait pris mesure des résistances auxquelles devait se heurter la violence de son tempérament, sur l’allure hautaine de Henri d’Autanne, véritable type du gentilhomme créole ; brave jusqu’à la témérité, justement orgueilleux de l’héroïsme déployé par ses ancêtres dans la conquête sur de féroces Naturels, d’un sol arrosé par le plus beau et le plus noble sang de la France.

Henri était, en effet, le type le plus complet de ces enfants d’un climat où le soleil coule dans les veines. Il avait le regard provocateur et le don de mêler une suprême insolence à une extrême courtoisie, tant sa parole, au besoin, devenait acerbe tout en demeurant polie.

De la Varenne s’approcha du jeune créole, s’accouda familièrement à ses côtés et d’un ton tout à fait amical :

– Que cherchez-vous ainsi, monsieur d’Autanne, lui demanda-t-il, dans les mystères de cet horizon ?

– Je cherche, monsieur le marquis, si, à la clarté de ce ciel éblouissant d’étoiles et aux lueurs qui jaillissent du choc des lames, je ne découvrirai pas un coin de mon île…

– Ce serait bien difficile, répliqua la Varenne ; nous ne serons en vue de terre que demain.

– Aussi, n’ai-je point la prétention, répondit froidement Henri, d’avoir le regard si long et si perçant ; mais ce que l’on ne saurait distinguer avec les yeux, on le peut deviner avec l’âme. Il me semble d’ailleurs, que cette brise qui souffle justement de terre, m’apporte un vague parfum de ce rivage dont chaque bond du navire nous éloigne et nous rapproche en même temps.

– Ah ! vous aimez bien votre île, monsieur d’Autanne !…

– Ardemment, monsieur. Je l’aime à tout lui sacrifier : ma liberté, ma vie, toutes mes joies de ce monde. Ma mère y repose endormie dans une tombe que je n’ai pas eu le douloureux bonheur de fermer sur elle ; je vais embrasser mon père, après plus de quinze ans de séparation, et une sœur que j’avais laissée au berceau, et en qui revivra devant mes yeux et devant mon cœur la chère image de ma mère. N’est-ce pas assez déjà pour qu’on aime son pays ?

De la Varenne avait écouté Henri avec recueillement, tant le jeune créole avait mis d’émotion et de douce gravité à prononcer ces paroles.

– Et puis, reprit Henri sur un ton plus sérieux et auquel il prêta une intention évidente, ce pays est comme un pauvre exilé au milieu des flots de l’Océan. Le bras, le courage, et l’épée de ses enfants sont nécessaires, souvent, pour le conserver au roi de France, et pour le protéger contre des ambitieux vulgaires qui voudraient les uns l’asservir à leurs caprices, les autres y semer la discorde. Tous ces cas se sont présentés depuis que j’ai quitté cette île. Caraïbes, esclaves, ennemis de la France, représentants du roi, fauteurs de désordre, y ont tour à tour porté la guerre ou armé les colons les uns contre les autres. Qui sait, continua-t-il en regardant fixement le gouverneur, si de pareils malheurs ne se renouvelleront pas ? Assez de fois, le sang de mon vieux père a coulé dans ces luttes héroïques et dans ces conflits déplorables ; il faut que je paie, au besoin, ma dette de courage et de dévouement. J’ai même le pressentiment que ma présence sera utile à mon pays ; j’ai donc raison d’avoir hâte de le revoir.

L’accent d’Henri était devenu presque menaçant ; son regard, que le marquis de la Varenne avait vainement cherché à saisir jusqu’alors, brillait d’un tel feu dans l’ombre, qu’il ne fut pas possible à celui-ci de le soutenir. Il détourna la tête, se sentant mal à l’aise sous l’accusation détournée que le jeune créole venait de diriger contre lui.

– C’est là, pensa de la Varenne, un adversaire redoutable contre qui j’aurai fort à lutter. La comtesse avait raison.

Un moment de silence suivit qui compliqua l’embarras du marquis. La réserve calculée de Henri l’intimidait ; il essaya d’échapper à cette position fausse.

– Monsieur d’Autanne, murmura-t-il en affectant un ton d’extrême bienveillance, vous vous exagérez des périls qui ne menacent point votre île : je vous félicite néanmoins de vos sentiments de patriotisme ; vous les traduisez en accents généreux.

Henri, que cette insistance du marquis impatientait, répliqua sèchement :

– Je gage, monsieur, qu’à la vue de ce pays vous n’éprouvez pas la même satisfaction que moi…

– Et c’est bien naturel, vous avouerez ! répliqua le gouverneur. Vous allez revoir des amis de votre enfance, embrasser votre père, que l’on dit être digne de l’estime de ceux qui ont l’honneur de lui être connus, tandis que moi…

– Non, monsieur, interrompit Henri, il ne devrait pas y avoir de distinction entre les sentiments que j’éprouve et les vôtres, quoiqu’ils n’aient pas la même source, je le reconnais. Mon émotion est toute d’amour, la vôtre, que vous dissimulez en ce moment, est toute de haine. Je vais revoir et embrasser des amis et une famille qui me sont chers ; mais vous oubliez, vous, que vous allez vous trouver au milieu d’une population composée d’hommes de cœur et à laquelle vous devriez être honoré de commander. Votre joie devrait donc égaler la mienne.

– Monsieur…, commença de la Varenne, frémissant de colère.

– Pardon, monsieur le marquis, vous ne m’avez jamais confessé, Dieu merci ! votre répugnance pour une mission que d’autres avant vous ont tant enviée, et que d’autres après vous convoiteront sans doute ; mais j’ai deviné, j’ai pressenti, monsieur, cette répulsion, et j’en garderai bon souvenir. Votre peu de sympathie pour moi, uniquement parce que j’étais créole, m’a été un avertissement. Vous avez provoqué cette expansion brutale de mes sentiments ; s’ils vous ont blessé, ne vous en prenez qu’à vous-même. Permettez-moi d’ajouter, pour finir, monsieur le marquis, que c’est un peu tard y songer pour tenter ma conquête…

Henri salua de la Varenne et se retira. Celui-ci, pâle de rage, le cœur gonflé, s’était éloigné, méditant comment il se vengerait de l’humiliation que d’Autanne venait de lui infliger.

– Oh ! s’écria-t-il en rentrant dans sa chambre, messieurs les colons me le paieront cher ! J’ai grande tentation de jeter à la mer, pour qu’il n’en reste plus trace ni souvenir, les instructions de monsieur le régent !

II

Le lendemain, à la pointe du jour, du haut des mâts de la frégate, une voix cria : Terre à bâbord !

À ce cri, tous les regards s’étaient dirigés sur le même point de l’horizon, obscur encore. Peu à peu, cependant, à un des coins de ce désert de brumes, se dessina vaguement, et à peine au-dessus du niveau des lames, une sorte de dôme pâle, un nain de vapeurs et de brouillards qui, grandissant de minute en minute, se dressa tout à coup comme un fantôme géant. C’était le piton du Vauclin, le point culminant de la Martinique.

Henri d’Autanne, debout sur le beaupré du bâtiment et le cœur en vigie, fut le premier à lire dans ces pages du mystérieux horizon. Il ressentait au fond de l’âme des élans de joie indicible, et se demandait si, pour le récompenser de son attachement, ce n’était pas son île qui venait à lui, plutôt qu’il allait à elle.

Vers midi, la frégate entra dans la rade de Saint-Pierre et y jeta l’ancre, après avoir reçu et rendu sous voiles le salut de feu que lui envoyèrent de terre la mousqueterie et le canon des fortins.

Quelques instants après, de la Varenne débarquait. Obéissant à la fois à ses préventions et irrité encore de sa conversation de la veille avec Henri d’Autanne, il reçut hautainement le conseil souverain de la colonie, et annonça la résolution d’exercer son autorité dans des conditions absolues de despotisme et de bon plaisir.

– Je ne sais pas dissimuler ma pensée, ajouta-t-il. La courte histoire de ce pays compte déjà plus d’une page ensanglantée de troubles et de révoltes ; or, je ne veux souffrir aucune atteinte à mon pouvoir. Que ceux à qui mes paroles et mes actes futurs déplairont essaient de résister, et nous verrons qui aura raison d’eux ou de moi.

– Savez-vous bien, monsieur, lui objecta un des assistants, que vous venez de prononcer peut-être l’arrêt de mort de cette colonie ? Notre vie, vous l’ignorez sans doute, se passe à nous défendre contre les Caraïbes et les esclaves marrons. De ces derniers, deux chefs redoutables nommés Macandal et Fabulé tiennent, en ce moment, nos armes en échec. Quand ils apprendront la désunion qui existe entre vous et les colons, vous pouvez compter qu’ils marcheront à la conquête de nos habitations par le pillage, le meurtre et l’incendie.

– Et d’abord, répliqua la Varenne en notant dans sa mémoire le nom de l’audacieux colon, si vous avez des esclaves marrons, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes, qui êtes des maîtres cruels et injustes. Ce pays n’est pas si vaste qu’on ne puisse aisément y maintenir l’ordre et la paix, de quelque part que vienne la révolte. Et rappelez-vous, en réponse aux menaces contenues au fond de votre soi-disant respectueuse observation, que si c’est du côté des blancs que s’élèvent des troubles contre mon autorité, je me servirai au besoin de ces deux redoutables ennemis de votre repos et de vos propriétés ; de même que je saurai vous défendre contre leurs agressions, si le bon droit est pour vous.

De la Varenne tourna les talons et laissa les colons dans une profonde consternation. Les imprudentes paroles du gouverneur circulèrent rapidement d’un bout à l’autre de la ville ; elles étaient connues partout dès le soir, et peut-être même au fond de ces bois à peu près impénétrables alors, et qui servaient de repaires aux bandes de nègres marrons. Elles soulevèrent un sentiment unanime d’indignation, et les colons, en les entendant répéter d’écho en écho, y répondirent par un qui vive général.

Le lendemain de son arrivée, Henri d’Autanne allait se mettre en route pour l’habitation de son père, située au bourg du Prêcheur, à quelque distance de Saint-Pierre. Au moment de son départ, il fut accosté par un jeune créole qui, pressant sa main avec effusion, lui dit tristement :

– Ah ! mon cher Henri, il a été proféré, hier, de lugubres paroles qui voilent d’épais nuages le ciel de ce pays.

– Mon cher du Buc, répondit d’Autanne, mieux vaut cette franchise qu’une hypocrite bienveillance ; mais ce ne sont là que des paroles encore !…

– Je redoute les actes.

– Moi, je les souhaite ; on en finit plus vite avec les hommes d’action.

– À la bonne heure, Henri, vous nous rapportez un cœur vraiment créole.

– À l’œuvre, s’il est besoin, vous me retrouverez.

– Qui sait ! fit du Buc en soupirant. Déjà hier au soir, sur les flancs des pitons et de la montagne Pelée, on a remarqué d’espace en espace, des feux de joie allumés par les marrons qui s’attendent évidemment à être aidés ou soutenus par M. de la Varenne. Tenons-nous sur nos gardes. Ah ! ce malencontreux gouverneur aurait bien dû se noyer en route.

– Merci bien, et moi ?

– À la condition que vous vous seriez sauvé du naufrage, cela va sans dire. À propos, reprit tout à coup du Buc, quelle est donc cette passagère de la frégate qui paraît fort liée avec M. de la Varenne ?

– Cette passagère…

– Tenez, la voici à sa croisée, et qui darde sur vous des regards indéfinissables. On ne saurait dire si c’est de l’amour ou de la haine.

Henri leva les yeux dans la direction indiquée par du Buc et aperçut la comtesse ; il la salua froidement. À ce moment passait à côté des deux jeunes gens, un homme de vulgaire encolure et portant le costume des engagés, sorte d’esclaves blancs qu’un service temporaire liait aux colons propriétaires. Celui-ci, ayant entendu et vu du Buc désigner la croisée où se tenait madame de Saint-Chamans, avait machinalement levé la tête. Son visage, pâle comme un marbre, prit une expression de stupéfaction.

– Quelle est cette femme, dites-vous, mon gentilhomme ? fit-il en s’adressant à Henri.

– Madame la comtesse de Saint-Chamans.

Il poussa un gros rire et ajouta :

– Nous nous en assurerons bien !

– De quoi voulez-vous vous assurer ? demanda du Buc en arrêtant l’engagé par le bras.

– Si cette comtesse n’est pas plutôt ma femme ! Du diable, si je me trompe, par exemple !…

L’engagé quitta les deux créoles, et se dirigea vers la maison de madame de Saint-Chamans. Celle-ci, qui n’avait pas détaché ses yeux du groupe des trois personnages, s’était retirée vivement de sa croisée. Ce mouvement de retraite soudaine, qui n’échappa point à Henri et à du Buc, concordait avec l’apparition du nouveau venu aux abords de la maison. Évidemment, la comtesse avait été saisie d’un sentiment de terreur égale à l’étonnement de ce mari inattendu.

– Voilà qui est étrange, ne trouvez-vous pas, Henri ?

– En effet, et savez-vous le nom de cet homme ?

– Oui ; il s’appelle Dubost.

– Eh bien, mon cher du Buc, surveillez de près et discrètement ce mystère dont nous venons de surprendre le premier mot.

Les deux jeunes gens se séparèrent. Du Buc se dirigea du côté de la maison, à la porte de laquelle Dubost frappait à tour de bras.

– Que vous ayez ou non le droit d’exiger que cette porte s’ouvre à vos sollicitations, l’ami, elle restera close aujourd’hui pour vous. Ne vous obstinez donc pas inutilement, et venez causer un peu avec moi.

III

Pendant la nuit suivante, au fond d’un des bois qui couvraient et qui couvrent encore aujourd’hui les flancs et le sommet de la montagne Pelée, au pied de laquelle est appuyée la ville de Saint-Pierre, une centaine de nègres entouraient un foyer de cendres derrière un rempart de rochers. C’était le campement d’une bande d’esclaves marrons commandée par un mulâtre nommé Macandal, l’un des deux chefs redoutables signalés au marquis de la Varenne.

Ce Macandal était précisément esclave du chevalier d’Autanne, le père du jeune créole passager de la frégate la Valeur. Il était absent depuis la veille, et cette absence devenait un sujet de crainte pour le camp tout entier. Deux nègres, grimpés en vigie au sommet d’un arbre, étudiaient aussi loin que leur perçante vue pouvait s’étendre, et grâce aux splendides illuminations de la lune, les sentiers connus d’eux seuls. Au pied de cet arbre, une vieille négresse, de haute stature ; la poitrine débraillée, la tête nue, blanche et crépue comme une toison, le corps à moitié vêtu d’un haillon de toile, s’agitait dans une inquiétude fébrile. De temps en temps, elle levait les yeux vers les deux nègres, et leur adressait cette question vingt fois répétée déjà :

– N’apercevez-vous donc pas mon fils ?

Cette négresse était la mère de Macandal.

– Non, répondaient les nègres.

Et à cette réponse la vieille éclatait en sanglots.

– Ils l’auront pris ! disait-elle en s’arrachant les cheveux et en faisant des signes de croix. – Ils l’auront pris et ils l’auront tué !

Les deux vigies ne descendirent de leur observatoire qu’après le coucher de la lune, quand ils jugèrent leurs services inutiles. La plus grande consternation régnait dans le camp ; les marrons gardaient le plus profond silence. On n’entendait que les sanglots, les invocations et les cris de la vieille négresse. Personne n’eût osé lui adresser un mot de consolation, car elle rugissait plutôt qu’elle ne pleurait.

Ce n’était pas pour la première fois, cependant, que Macandal s’absentait de son camp ; mais jamais, sauf les cas de prise d’armes ou d’expéditions, il ne s’était attardé aussi longtemps, et alors il marchait sous assez bonne escorte pour pouvoir vendre chèrement sa vie.

Il faisait jour déjà quand Macandal rejoignit ses compagnons. Saisissant entre les siennes les deux mains tremblantes de sa mère, il l’embrassa avec effusion.

– D’où viens-tu ? demanda la vieille.

– De chez mon ancien maître, répondit le mulâtre.

– Qu’allais-tu faire là ?

– Tu sais bien que depuis la mort de la bonne madame d’Autanne je voulais apporter au chevalier et à la chère mademoiselle Antillia mon tribut de chagrin. Je n’avais pas pu le faire plus tôt ; et puis à bord du bâtiment que nous avons aperçu au large, il y a deux jours, et qui a amené le nouveau gouverneur, se trouvait notre jeune maître, M. Henri. Je tenais également à complimenter M. d’Autanne sur l’arrivée de son fils.

– Les as-tu vus ?

– Oui, et j’ai dîné à la table de monsieur entre lui et sa fille.

– Es-tu fou, Macandal ?

– Non pas ; on ne m’a point invité, comme bien tu penses, mais je me suis invité. Il a bien fallu qu’on me cédât ; rien ne résistera plus à Macandal désormais, surtout depuis que nous avons un complice de plus dans le pays.

– Qui donc ?

– Le nouveau gouverneur.

La vieille négresse poussait à chaque parole du mulâtre des exclamations d’étonnement, et les nègres stupéfaits l’écoutaient dans une sorte d’ébahissement.

– Après dîner, reprit Macandal, je suis allé à la case de Lucinde…

– Tu ne veux donc pas cesser de voir cette fille ? interrompit la négresse sur un ton de reproche.

– Pourquoi ? Elle est belle, elle est jeune, elle m’aime, je ne vois pas de raison pour que je répudie son amour.

– Mais c’est là, vois-tu, que tu te laisseras prendre comme dans un piège. Il serait préférable, puisque tu lui es si attaché, de la faire venir ici.

– Non pas ! elle est heureuse, elle est la servante de mademoiselle Antillia qui ne souffre pas qu’on la gronde, et qui ne permettrait pas qu’on lui donnât un soufflet. Il me semble inutile de l’arracher au bonheur dont elle jouit, pour l’exposer aux dangers au milieu desquels nous vivons. Et puis j’ai besoin, tu sais, de me ménager des relations là-bas. Lucinde est mon espion naturel.

– Tu as donc vu M. Henri, alors ?

– Oui, j’étais caché dans la case de Lucinde quand il est arrivé. C’est un beau jeune homme, ma foi ! et qui porte fièrement haut la tête, le portrait de défunte notre bonne maîtresse.

L’accent de tendresse et de dévouement avec lequel Macandal avait parlé de la famille de son ancien maître paraîtrait contraster singulièrement avec sa position d’esclave fugitif, chef d’une bande de marrons, ennemis des colons. Mais il n’y avait là rien que de très naturel et de conforme au caractère des nègres. Au point de vue psychologique, le nègre est l’être le plus fantasque et le plus capricieux de la création ; s’il mord parfois la main qui le comble de bienfaits, souvent aussi il lèche la main qui le châtie. Il ne faut s’étonner de rien avec lui.

Macandal était donc, ainsi qu’il vient de le dire, sur l’habitation de M. d’Autanne lorsque Henri arriva chez son père.

Au moment où le jeune homme entra, le vieux chevalier, caché au fond d’une pièce de sa case, suffoquait de colère, insensible aux consolations que lui offrait sa fille.

– Non, disait-il en se frappant la poitrine, je ne supporterai jamais une pareille honte !

En entendant le pas et la voix de son fils retentir dans cette maison livrée tout à l’heure sans défense à un bandit, le vieux colon se redressa avec énergie, et dans les caresses qu’il prodigua à Henri, il y avait comme des actions de grâces adressées au ciel qui lui envoyait, mais trop tard, un défenseur.

– De quelle honte parliez-vous tout à l’heure, mon père ? demanda Henri. Et par quelle porte le déshonneur peut-il entrer dans la maison du chevalier d’Autanne ?

– Là, reprit celui-ci en montrant la table encore chargée de trois couverts ; là, entre ta sœur et moi, s’est assis de force un de mes anciens esclaves, aujourd’hui fugitif, et qui a eu l’audace de me contraindre à cette hospitalité, que mon bras infirme et désormais impuissant m’a laissé voler. Double honte, mon fils, double honte pour ton vieux père !

– Cet homme vous a-t-il insulté, vous ou ma sœur ?

– Non, mon frère, se hâta de répondre la jeune fille.

– Si tu places l’insulte dans la parole ou dans le geste, en effet, ce misérable ne nous a point insultés ; mais l’injure est dans l’action elle-même.

Henri avait été frappé en un autre sens que son père, de l’audace de Macandal.

– Ce mulâtre, demanda-t-il après un moment de réflexion, est donc un homme d’énergie et de ressources ?

– S’il savait apprécier sa propre valeur, il serait le maître de la colonie.

– A-t-il contre vous de graves sujets de haine, mon père ?

– Non pas ; il m’était, et je crois qu’il m’est encore dévoué. Il a pleuré aujourd’hui au souvenir de ta pauvre mère.

– Eh bien ! s’écria tout à coup Henri, si ce Macandal est aussi intelligent, aussi habile, aussi maître que vous le dites de cette colonie, félicitons-nous qu’il ne haïsse point notre famille ; regardez comme une honte, si vous le voulez, mais ne vous plaignez pas, qu’il ait commis l’acte insolent et hardi que vous m’avez raconté. Si je l’eusse surpris assis à cette table, à la place que vous m’avez dite, je l’eusse tué peut-être ; mais je sens que je m’en fusse repenti ensuite.

– Que signifie cela, Henri ?

– Cela signifie, mon père, que je ne sais pas encore contre qui nous aurons le plus à lutter : les nègres marrons ou le marquis de la Varenne. Puisse l’avenir ne pas me donner raison, et n’essayons pas de démêler mal à propos ses mystères ! Macandal est plus près que vous ne pensez peut-être de tenir réellement entre ses mains le sort de notre beau pays.

Un moment de silence suivit. Le vieux chevalier, les yeux fixés à terre, le front pensif, le cœur gonflé, regardait avec tristesse à l’horizon, et son âme se révoltait en même temps à l’idée que pour sauver leur indépendance, leur dignité, leurs privilèges, les colons seraient obligés de pactiser avec leurs esclaves rebelles.

Antillia contemplait avec une naïve admiration ce frère qu’elle ne connaissait point et qui s’était révélé à elle si fier, si passionné, et en quelque sorte dans l’attitude héroïque d’un Dieu vengeur. Elle ne put se défendre d’un élan tout sympathique et se jeta dans les bras d’Henri qui couvrit de caresses sa charmante tête. Le cœur d’Antillia avait aspiré je ne sais quelle flamme d’énergie et de résolution au souffle de la parole ardente de son frère.

– Mon père, demanda Henri au vieillard, toujours absorbé dans ses méditations, Macandal a-t-il quelque motif, à part ce caprice qu’il a satisfait aujourd’hui, et qu’il ne renouvellera sans doute plus, Macandal a-t-il, dis-je, quelque sujet qui l’attire ici ?

– Oui, répondit M. d’Autanne ; Lucinde, cette jeune négresse qui vient de conduire ta sœur à sa chambre, est sa maîtresse.

– Vous savez alors que Macandal vient souvent sur votre habitation.

– Oui, et je suis bien obligé de le tolérer en feignant de l’ignorer.

– Vous agissez à merveille, mon père.

– Soit, puisque tu le juges ainsi, mon enfant.

– Quant à moi, ajouta Henri à part, je captiverai les bonnes grâces de Lucinde. Qui sait si je n’aurai pas besoin d’elle !

IV

Il est nécessaire que j’explique l’origine de l’attachement de Macandal à la famille d’Autanne, ainsi que la cause de sa désertion.

Macandal était fils d’un frère du chevalier, lequel avait été tué dans une expédition contre les Caraïbes de la Grenade. Cette sorte de paternité n’a jamais tiré à conséquence dans le Nouveau Monde ; elle a rarement modifié la situation de l’esclave. M. d’Autanne héritant de son frère, Macandal avait été compris dans la succession : seulement le chevalier lui avait fait ce sort plus doux de l’attacher à son service personnel, au lieu de le contraindre au travail de la terre.

Un matin que M. d’Autanne était allé conduire son atelier de nègres aux champs, et que madame d’Autanne visitait et soignait les malades de l’habitation, la maison était restée déserte et ouverte à tout venant. Macandal, en pénétrant dans une des pièces, aperçut Antillia, qui avait alors cinq ou six ans, endormie dans le fond d’un petit hamac.

La matinée était humide d’une pluie qui avait tombé abondamment depuis la veille. L’enfant, presque nue, avait, pendant son sommeil, rejeté le drap léger qui l’abritait. Macandal s’approcha du hamac pour recouvrir le corps de la petite fille. Au moment de poser la main sur le drap, il vit, lové entre la toile du hamac et la poitrine d’Antillia, un serpent que les pluies torrentielles de la nuit avaient entraîné du fond des bois ; le reptile était resté comme une épave sur le bord de quelques-uns des petits canaux qui traversaient les terres du chevalier et dans le voisinage même de la maison. Les taches de boue et de sable qui mouchetaient sa longue robe jaune ne laissaient pas de doute à cet égard.

L’humidité que les serpents redoutent tant, l’incertitude du terrain nouveau où celui-là s’était trouvé tout à coup transporté, l’avaient sans doute engagé à s’introduire dans la maison. Meurtri et engourdi par sa course vagabonde, il avait évidemment cherché quelque abri où il pût se réchauffer. Il s’était hissé d’abord, de meuble en meuble, laissant sur tous les traces de son passage, et sur quelques-uns les marques d’un séjour plus prolongé. Enfin il s’était réfugié dans le hamac où dormait l’enfant. Au contact de ce corps il avait trouvé une chaleur douce et s’était endormi ramassé en un bloc hideux, de la grosseur d’un chat ; sa tête plate reposait menaçante sur la poitrine d’Antillia.

Il y a plus d’un exemple de ces invasions des serpents dans les lieux les plus intimes des maisons. Ils s’introduisent quelquefois sous les oreillers, les traversins ou les couvertures ; et comme en fait le serpent n’attaque jamais l’homme pourvu que son sommeil soit respecté, il ne résulte pas toujours d’accidents de ces horribles visites.

Macandal recula de terreur, une sueur froide inonda son front, ses membres se mirent à trembler. Comment arracher la pauvre enfant au danger qui la menaçait ? L’enlever du hamac ! mais si rapide que pût être ce mouvement, c’était s’exposer à réveiller le serpent et livrer Antillia au supplice de cruelles morsures d’où la mort pouvait résulter. Tuer le serpent ? Macandal n’avait aucune prise contre lui ; comment l’atteindre, comment le frapper, sans frapper et sans atteindre Antillia elle-même ?

Macandal demeura quelques minutes dans une angoisse indicible, suffoqué, haletant ; il porta la main à ses yeux comme pour leur dérober ce spectacle épouvantable. Il ne lui restait plus qu’une ressource suprême dans laquelle sa propre existence allait être mise en jeu. Macandal recueillit son courage et son sang-froid ; maîtrisant par un effort surhumain le tremblement qui agitait ses membres, il se dirigea vers le hamac, retroussa jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise et allongea son bras, qu’instinctivement il retira une première fois. Il passa alors la main sur son front où la sueur ruisselait ; puis il étendit de nouveau le bras vers le serpent, dont la tête détachée du bloc fétide que formait son corps arrondi en spirale, reposait sur la poitrine nue d’Antillia.

Macandal prit une subite détermination, saisit le reptile à la hauteur des mâchoires, entre ses doigts serrés comme des tenailles, et l’enleva rapidement du hamac ; en même temps il appela du secours d’une voix que la douleur et la terreur à la fois rendaient formidable.

Le serpent s’était replié, en enveloppant de ses anneaux redoutables le bras du mulâtre, en battant ses épaules avec sa queue irritée, comme avec un fouet dont chaque coup faisait gonfler la peau. Si puissante que fût la pression de Macandal, le serpent, en cette lutte désespérée, redoublait de force lui-même. Un engourdissement qui menaçait d’épuiser leur énergie, paralysait déjà les doigts du mulâtre rivés autour de la tête hideuse du reptile dont la gueule béante et visqueuse laissait voir les crocs aigus d’où suintait son venin.

Au cri qu’avait poussé Macandal, Antillia s’était éveillée. Terrifiée du danger en présence duquel elle se trouvait, sans se douter cependant qu’elle venait de lui échapper, l’enfant courut vers le mulâtre, qui la repoussa si vivement de son bras gauche, qu’elle alla donner de la tête contre un meuble et s’évanouit baignant dans son sang. Macandal, frémissant de rage et effrayé du spectacle de la pauvre petite fille étendue sur le sol, essayait vainement de dégager son bras de l’étreinte formidable où le retenait le serpent, dont la souplesse d’acier déjouait tous ses efforts.

Quelle issue attendait ce duel épouvantable ? L’esclave, déjà épuisé, sentait la pression de ses doigts moins énergique ; il lui semblait que la tête gluante du reptile glissait insensiblement sous sa main. Comme aucun secours n’arrivait à l’appel de sa voix, éperdu, à moitié fou de terreur et de souffrance, il se prit à courir hors de la maison, brandissant son bras meurtri par les anneaux du serpent qui, de temps en temps, se délovait pour enlacer son ennemi avec une force nouvelle.

Cette lutte émouvante avait duré moins de temps, on le pense bien, que je n’ai mis à en décrire toutes les péripéties, – à peine une minute longue comme un siècle.

À dix pas de la case, Macandal rencontra un nègre qui, épouvanté par ce spectacle, prit la fuite en poussant des cris sinistres. Dans sa fuite, ce nègre laissa tomber un long couteau qu’il tenait à la main. Macandal se baissa, ramassa l’arme, et au risque de se trancher le bras, il coupa par moitié le serpent dont le tronçon bondit sur le sol. L’autre moitié du corps qui restait vivante devint plus furieuse ; ses évolutions hideuses, mais désormais impuissantes, tenaient du prodige et éblouissaient le regard du mulâtre, dont le sang se mêlait aux dégoûtantes déperditions du reptile. Macandal saisit alors une pierre, appuya la tête du serpent contre un tronc d’arbre, et lui asséna un vigoureux coup qui la broya entièrement.

Le jeune mulâtre poussa un cri de joie, et alla laver dans un ruisseau son bras, où la bave du reptile avait laissé d’ignobles traces. Il se rendit ensuite à la case, où il trouva madame d’Autanne occupée auprès de la petite Antillia qui essayait, sans y pouvoir parvenir, de raconter la scène à laquelle elle avait assisté. Madame d’Autanne pansa elle-même la blessure du mulâtre, et le remercia les larmes aux yeux.

Le dévouement de Macandal pour madame d’Autanne data de ce jour, et il conçut en même temps pour Antillia un de ces attachements qui prennent leur source dans un service rendu au péril de la vie, car il vous semble, alors, que l’être qu’on a sauvé devient une partie de vous-même.

Pendant les huit années qui suivirent cet évènement, Macandal ne donna aucune preuve nouvelle de cette grande énergie qu’il avait montrée en une si terrible circonstance. Il se laissa entraîner à une paresse qui lui valut des reproches auxquels il se montra d’ailleurs parfaitement insensible. L’affection particulière que lui montrait Antillia, l’indulgence toute maternelle de madame d’Autanne, lui avaient épargné même les plus légers châtiments. Il s’était ainsi habitué à l’impunité jusqu’au jour où M. d’Autanne, dans un moment d’impatience, le souffleta en présence de Lucinde dont il se ménageait, alors, la glorieuse conquête.

L’orgueil de Macandal ne put résister à cette humiliation ; son sang bondit dans ses veines. Le soir, le front appuyé dans ses deux mains, assis sur le tronc d’un palmier, devant une case où il attendait Lucinde, le jeune mulâtre remonta une à une toutes les années de cette vie qu’il avait passée à l’abri de l’affection et de l’indulgence de ses maîtres. Il y cherchait un souvenir, un prétexte pour alimenter le désir de vengeance allumé au fond de son cœur. Il n’y rencontrait, au contraire, que des témoignages de bonté qui avaient été la récompense d’un service héroïque. Mais ce service avait-il été suffisamment payé, et ne méritait-il pas mieux qu’un esclavage perpétué, si doux que fût d’ailleurs cet esclavage ?

Macandal se rappela aussi le nègre qui s’était enfui lâchement à la vue du danger qu’il bravait, lui, et il se demanda si, entre eux, il n’y avait pas réellement une différence. Dans sa pensée et dans sa conscience il y en avait une ; et pourtant M. d’Autanne l’avait souffleté comme il eût pu souffleter ce nègre lâche et timide !

Au souvenir de son humiliation, Macandal se leva résolument, et d’une voix sourde :

– Je partirai marron, murmura-t-il, et ce soir même !

Dès qu’il aperçut Lucinde, il courut au-devant d’elle, et la pressant avec tendresse sur son cœur :

– Lucinde, lui dit-il, dans une heure j’aurai quitté l’habitation.

– Où veux-tu donc aller, Macandal ?

– Je pars marron…

– M’emmèneras-tu avec toi ? demanda la jeune négresse.

– Non, Lucinde ; pas tout de suite du moins. Je ne sais pas comment est faite la vie que les marrons mènent dans les bois : il y existe bien certainement des dangers, des misères, des luttes qu’il faut apprendre à connaître, avant que de les faire partager à ceux que l’on aime.

– Je ferai ce que tu voudras, répondit Lucinde, et si longue que puisse être notre séparation, je la supporterai avec courage. Dès que tu voudras que j’aille te rejoindre, j’irai.

– C’est bien, Lucinde ; embrassons-nous, pour la dernière fois de longtemps peut-être. Aime nos maîtres, car ils sont bons, soigne bien mademoiselle Antillia, sois-lui dévouée comme je lui ai été dévoué. Si un jour on te fait, en un moment de colère, subir une humiliation pareille à celle qui m’a été infligée ce matin, tu t’en souviendras, moins pour te venger que pour constater l’ingratitude de ceux que nous servons, même en leur sacrifiant notre vie.

Ce langage de Macandal éblouit un peu l’esprit naïf de Lucinde, qui le regarda avec un étonnement mêlé d’une sorte d’admiration. La jeune négresse accepta sans murmurer le rôle de complice auquel la condamnait la fuite de Macandal.