Beat - Arno Gabber - E-Book

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Arno Gabber

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Beschreibung

Antoine, Judith et Fabien, étudiants désillusionnés et fervents adeptes de musique électronique, s’abandonnent aux excès pour échapper à un monde en déclin. Entre rythmes hypnotiques et paradis artificiels, leur existence s’étire dans une langueur apathique, jusqu’à l’irruption de Dima, un Russe à la présence troublante. Un simple jeu d’anagrammes autour d’Antonin Artaud les entraîne vers une expérience inédite : la découverte du Datura stramonium, plante aux propriétés hallucinatoires aussi fascinantes que redoutables. Mais ce qui ne devait être qu’un vertige expérimental vire à l’odyssée cauchemardesque sous l’emprise insaisissable de Dima. À mesure que les frontières du réel s’effacent, une question s’impose : dans cette danse vertigineuse où les consciences vacillent, sont-ils les explorateurs ou les jouets d’une force plus obscure encore ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Arno Gabber ancre l’intrigue de "Beat" dans sa ville. Après des études en mécanique quantique dans les années 90, il se consacre à ses véritables passions : la musique et la littérature. Refusant les cadres et les conventions, il puise son inspiration entre le roman américain et la techno berlinoise. "Beat" marque son entrée en littérature.

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Seitenzahl: 170

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Arno Gabber

Beat

Roman

© Lys Bleu Éditions – Arno Gabber

ISBN : 979-10-422-6673-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Suspendez volontairement et momentanément votre incrédulité.

Coleridge, cité par Gérard Genette, in Figure III.

Reformulé par moi-même,

pour les besoins de la cause (comme l’écrirait Proust)

Les Russes et les disciples des Russes ont démontré jusqu’à la nausée que rien n’est impossible.

Jorge Luis Borges, cité par Jacques Rancière,

in Les Bords de la Fiction

Dance or die

1

Toute cette histoire part d’une discussion littéraire anodine entre Antoine, Judith et Дима. Ce dernier est un grand blond, d’origine vaguement russe, à ce qu’il dit. Fan de la folie dostoïevskienne, adepte de drogues diverses, il réagit plus couramment au prénom Dima en alphabet latin. Il a intégré le groupe des technophiles il y a peu. Il a surgi soudainement dans leur sillage sous la forme d’une présence diabolique. C’était il y a trois ou quatre mois. Il ne les quitte plus depuis. Dima a la stature et le visage tanné d’un marin au long cours. C’est, au demeurant, la profession qu’il annonce. Les Bordelais sont habitués à voir débarquer régulièrement des navires de diverses origines dans le port de la Lune. Aussi, tout le monde le croit, sans chercher à en savoir plus sur sa si bonne maîtrise de la langue française. Et, comme il est très sympathique, toujours souriant et prêt à aider son prochain, les autres s’accommodent de sa présence ; même si des préjugés, fort compréhensibles, prévalent sur les gens venus de son pays, tout spécialement en cette fin d’année 2028. Il appartient à la petite bande agrégée autour d’Antoine, au même titre que Judith ou Fabien, actuellement absent. Il y a certes d’autres jeunes, mais ces quatre forcenés du beat technoïde1 en constituent le noyau dur.

Au cours de cette fameuse soirée initiale, il est question de débusquer des anagrammes intelligentes et chargées de sens. Celles du type : Boris Vian / Bison Ravi ; ou bien encore ce Salvador Dali / Avida Dollars, imputé à une bande de joyeux artistes qui trouvaient leur camarade en surréalisme un poil trop attiré par la thune. Après deux bonnes heures de recherches infructueuses et le double de joints fumés, Antoine propose le couple Antonin Artaud / Non-Anti-Datura. Venant précisément d’Antoine, cette subtile recombinaison a de quoi faire rire ses amis. Son patronyme est Rateau. Dima le fixe droit dans les yeux, durant une poignée de secondes, semblant chercher à sonder la volonté de son pote. Comme le Français soutient son regard, le Russe lance un « chiche ! » plein de mystère et d’espoir.

— Chiche de quoi, Dima ? répond Antoine, qui a déjà tapé le nom de la plante dans la barre de recherche, sur son smartphone.

— Ben… est-ce que vous êtes, vous aussi, non anti-datura ? Est-ce que vous voulez essayer de fumer l’herbe du diable ? Le Datura stramonium2. Je peux nous en procurer.

— Ça ne m’étonne pas de toi, lance Judith, dans ce large sourire dont l’innocence apparente masque mal l’inquiétude. Selon elle, le datura a une très lointaine et horrible réputation. Il aurait pratiquement tué Marcel Proust qui sniffait à longueur de journée la célèbre poudre Legras. L’un de ses composants était cette fameuse plante. Judith, la plus littéraire de la bande, est pleine de ce genre d’anecdotes savoureuses.

De son côté, Antoine se souvient de cette herbe qui poussait si aisément sur les bancs de sable, sauvages et mouvants, qui jalonnaient les berges peu sûres de son fleuve préféré : la Loire. C’était dans une autre vie. Il se souvient aussi de cette amie en khâgne dont la petite sœur avait gobé des graines de datura parce qu’elle trouvait la plante jolie et son odeur intéressante, comme la fragrance d’une vieille crème solaire. Elle avait été quitte pour une tenace fixation sur ses mains déformées par des visions singulières. De petites têtes de mort, au bout de chacun de ses doigts, lui parlaient avec des voix stridentes. C’est, en tout cas, ce dont Antoine parvient à se remémorer de cette aventure. Ayant la fiche Wiki de la plante sous les yeux, il commence à la lire, à voix haute, devant ses deux interlocuteurs.

— Le datura contient de la scopolamine, un sédatif central qui provoque aussi d’intenses hallucinations délirantes et de l’amnésie. Cette molécule est active à des concentrations de l’ordre du dixième de milligramme. Attention, les amis. À fortes doses, elle peut être mortelle. On observe souvent des séquelles psychiatriques plusieurs mois après l’intoxication. En outre, elle a été testée comme sérum de vérité durant la Seconde Guerre mondiale. Lors d’une première prise, il est conseillé de faire sécher une feuille et de la rouler, mélangée à du tabac.

— Ça vous tenterait ? hasarde le Russe, avec une pointe de curiosité dans la voix.

— Je sais pas, fait mollement Judith. Tu pourrais en trouver ? T’en as déjà pris ?

— Oui une fois. C’étaient des graines. On les avait pilées, et puis on les avait mises dans un joint qu’on avait fait tourner.

— Et alors ?

— Alors ! Bah, rien. On avait attendu et attendu que l’effet arrive, et rien. On n’avait pas dû en mettre assez dans le joint. Ceci dit, j’aimerais vraiment essayer, histoire de voir quels effets psychédéliques ça engendre.

Antoine continue de s’informer sur cette fleur étrange et veut faire comprendre à Dima les risques réels qu’il y aurait à la consommer. C’est peine perdue. Vu l’enthousiasme que montre l’autre, il peut être sûr que, le week-end prochain, il y aura une session datura à la maison. Il n’est pas fondamentalement contre, car toujours prêt à expérimenter de nouvelles substances ; cependant, des événements remontant à loin dans son enfance et l’obligeant à prendre certains médicaments en cachette, lui font entrevoir des risques d’interactions inattendues, inhérentes à l’inhalation de cette drogue bon marché, mais traînant si mauvaise réputation, comme l’a fait remarquer Judith.

Attendre le week-end suivant, afin de tester la plante, implique que Fabien sera probablement de retour de son énigmatique voyage. Il ne sera pas de trop, en vue de canaliser les trips que les uns et les autres ne manqueront pas de faire sous l’influence du datura. Le garçon affiche un pedigree imposant en matière de consommation de stupéfiants. Il sait gérer ce genre d’événement. Antoine ne prend jamais rien en l’absence de son bon vieux comparse. On peut aller jusqu’à dire son ami, son meilleur ami, tant ils se connaissent bien. C’est du moins l’impression qu’ils s’en font. Mais chacun conserve sa part de mystère aux yeux de l’autre. Et, si l’on veut s’attacher à qualifier ce petit fossé qui les sépare, ces non-dits qu’ils s’imposent, il vaut mieux parler, en fin de compte, d’un véritable gouffre, une opacité impénétrable, un solide mur de silence. Silence sur ce dont sont faits leurs passés respectifs. Les bandes fonctionnent souvent sur ce mode. Celle-ci, en tous cas. Antoine ne connaît pas Fabien qui ne connaît pas Judith. Quant à Dima, son insouciance affichée doit forcément cacher quelque chose.

Pour le bien-être et le bon fonctionnement du groupe, on ne se pose pas de question, au moins en apparence. Les interrogations s’accumulent sous un vaste tapis de bienveillance globale et oublieuse. De temps en temps, un clash surgit d’on ne sait où, souvent au terme d’une soirée imbibée d’alcool et d’autres produits. Le besoin de cohésion, la nécessité de se serrer les coudes l’emportent toujours finalement. Surtout par ces temps difficiles. La politique, les problèmes de santé publique – le virus et le conflit générationnel subséquent –, le manque d’argent et de perspectives heureuses constituent un tout que la bande cherche à fuir à n’importe quel prix. Elle s’y efforce par le biais de la musique et des drogues. Afin de bien corser le tout, ils n’en sont plus à cela près, Antoine et Fabien se disputent discrètement une place dans le cœur de la trop belle Judith. Mais un pacte tacite, remontant à longtemps, leur interdit quelque velléité que ce soit à ce propos.

Parler de Judith Nochet, c’est évoquer avant tout sa grande beauté. Le malheur de sa vie selon ses dires. C’est cela qui marque en premier : l’apparence, son incroyable apparence, ce visage de rêve, son regard, ses cheveux. Elle est là, pas vraiment passive, mais atterrée par la crainte que sa beauté, en fin de compte, ne lui vaille jamais que des souffrances.

Antoine pense avoir un petit avantage sur Fabien dans le cœur de la jeune femme. Elle s’est confiée à lui. Elle lui a dit des choses qu’elle n’a jamais exprimées à personne d’autre avant. Pour payer ses études de journalisme, qui traînent en longueur, elle fait, à l’occasion, des trucs à côté. Rien de sérieux, d’après elle. Des sortes d’extras. Antoine n’a pas la moindre idée de ce que cela peut être : du service dans la restauration, hôtesse dans des salons et des colloques. Il sait juste que Judith lui a confié ce truc, important d’après elle, que Fabien ignore par ailleurs. C’est, de son point de vue, un avantage indéniable dans la lutte secrète qu’ils se livrent autour d’elle. Mais il pourrait tout aussi bien en retirer le sentiment contraire, le disqualifiant d’emblée dans cette compétition amoureuse. En effet, si Judith lui a parlé de ses activités extrascolaires, cela ne veut-il pas dire que leur relation a dépassé le cadre de la simple amitié légère, seule à autoriser le badinage ? Au lieu de cela, elle s’oriente finalement vers des sentiments indéfinissables qui excluent toute possibilité à l’amour de naître ou de s’épanouir entre eux ? Antoine a des œillères. Il ne pense pas à cette éventualité. Il aime Judith et la désire au moins autant que Fabien peut le faire. L’un devra céder devant l’autre, mais aucun n’en a l’intention. Et puis, il y a ce pacte établi entre eux.

Du fait de son job parallèle, Judith est amenée à beaucoup voyager ; mais le Telos DV 28, ce nouveau rétrovirus apparu en milieu d’année, chamboule tous ses plans. Telos DV 28 est l’abréviation de Telomeres3 Destruction Virus 28, découvert en juin 2028, par une équipe anglaise. Les médias raccourcissent souvent cette dénomination en Telos 28. Judith ne peut plus partir à l’aventure comme elle l’a fait jusque-là, cette dernière année, sur laquelle a soufflé un vent de grande liberté dans les interactions humaines et dans les mœurs. À la fin de l’été 2026, la Covid et la Variole du singe ont été éradiquées. La suite a été une longue fête sans fin pour Judith et ses nouveaux amis, un répit opportun de l’avis de chacun. Aussi, quand Madame Marthe Couffard, Présidente de la République, prend la parole au mois d’octobre 2028, annonçant un possible confinement – Judith s’en souviendra toujours – les espoirs de chacun sont douchés aussi sec. Certes, les jeunes ne risquent presque rien, à proprement parler, car le nouveau virus a un mode de fonctionnement assez vicieux. Il attaque le matériel chromosomique des vieux. Le Telos 28 s’en prend aux télomères déjà dégradés des plus âgés, qui tombent littéralement comme des mouches, surtout les hommes, d’ailleurs. Les télomères constituent les parties extrêmes des chromosomes – Telos signifiant la fin, en grec. Des télomères dégradés impliquent une perte de données de l’ADN. Judith a cru comprendre que le raccourcissement des chromosomes induit une instabilité génomique. Celle-ci accélère le vieillissement des cellules et provoque donc des cancers foudroyants. Les jeunes sont, de fait, relativement asymptomatiques, mais contribuent, par leur façon de vivre, à la diffusion de l’horrible maladie. La problématique de la crise précédente revit dans l’actuelle. Aucune leçon n’en a été tirée. Peut-être est-il trop tôt pour faire ce nécessaire travail : la remise en question de notre société de consommation, écocide dans sa globalité. Toujours est-il que Judith a un problème de taille. Ses finances s’en ressentent. Il lui faut trouver une parade, sinon elle devra dire adieu à ses rêves d’indépendance ; à moins de demander une aide ponctuelle à ce qui lui reste de famille. Une idée qui tient de la chimère. Son histoire, de ce côté-là, est trop difficile. Sinon, elle a toujours une autre possibilité, celle qu’elle cache indéfiniment aux garçons. Cette éventualité particulière, personne, dans son entourage, n’en a connaissance. Pas même le pauvre Antoine. Elle se dit « le pauvre », en pensant au patronyme de ce dernier : Antoine Rateau, le bien nommé. Elle sait pertinemment qu’il l’aime, ou croit l’aimer. Elle en joue un peu, mais pas trop, parce qu’elle l’apprécie. Mais en ce qui la concerne, il ne peut que se prendre un vent. Il ne lui déplaît pas. C’est juste que la relation amoureuse entre eux relève de l’impensable, de son point de vue à elle. Elle ne saurait dire pourquoi. C’est tout bonnement inenvisageable. Peut-être parce qu’elle l’a décidé ainsi. Reste Fabien. Elle n’est pas insensible aux charmes de ce très grand garçon dégingandé, brun aux yeux presque noirs. Quand il est défoncé, il s’amuse à faire le pantin, y réussit très bien et provoque l’hilarité générale. Seulement, il prend trop de drogues, à son goût. Elle se demande souvent ce que cache cette ivresse perpétuelle, cette volonté farouche d’autodestruction. Ses voyages incessants aussi. Y a-t-il une copine ? Un copain ? De la famille là-dessous ? Elle n’ose jamais lui poser la question franchement, pressentant qu’elle ne lui apportera que dédain ou disgrâce. Il y a quelque chose à gratter de ce côté. Mais quoi ? Quel secret ?

Dima ? Elle n’y pense même pas. Non à cause de la part d’inconnu qu’il maintient envers et contre tout, mais à cause de sa nature un peu anarchisante. Elle en conclut qu’il n’est pas humainement fiable. Elle se trompe peut-être. Tant pis.

Judith n’est pas la seule à se soucier des absences de Fabien. Personne ne s’en rend vraiment compte, mais Dima demande toujours aux autres où peut bien aller se fourrer Fabien quand il n’est pas parmi eux, au cœur de la bande. Ce n’est pas qu’ils s’en foutent véritablement. Ils l’oublient, simplement. Les tracas du quotidien, les problèmes individuels que l’on n’expose pas – surtout pas – font qu’il peut disparaître deux ou trois semaines sans que cela ne pose le moindre problème à qui que ce soit, à part le Russe.

Sous ses dehors placides, Dima est peut-être le plus glissant de ces quatre individualités juxtaposées : une véritable anguille. Il élude toujours les rares questions le concernant, sautant du coq à l’âne afin d’y échapper. On lui parle famille, il répond musique. On lui cause argent, il réplique drogues ou filles. Mais là encore, c’est sans incidence précise sur l’humeur et l’entente générale, tant la question de la famille est étrangère à la bande. C’est comme s’ils avaient jailli dans ce monde par une sorte de génération spontanée. Sans parents, ni frères, ni sœurs, la meute se suffit à elle-même.

Le temps passant, Dima a réussi à se faire une place dans l’immeuble de la rue sainte Catherine. Il couche parfois dans l’appartement occupé par Antoine et Fabien, ou bien en dessous, sur le canapé confortable, dans le salon de Judith. Parfois, encore, quand il veut s’isoler, il va dormir dans la vaste cave aménagée en dancefloor : moquette rouge au sol, VMC au plafond. Un petit comptoir de bar – une planche rivée à un muret de parpaings – a même trouvé à se loger au fond de la pièce. Il y descend avec son duvet, une pile de vinyles et de quoi picoler en douce. Antoine entrepose son matériel de DJ dans un coin de cette cave : deux tréteaux et une planche formant un support sur lequel sont posées ses deux platines MK2, raccordées à une table de mixage Vestax VMC 004 XL et aux enceintes du sound system. Quand l’atmosphère devient trop irrespirable là-haut, Dima vient ici passer du son pendant des heures, se laissant flotter sur le rythme répétitif de la techno. Il mixe et oublie tout le reste. Il ne se considère pas comme un DJ. Il ne peut rivaliser avec Antoine dont c’est un peu le second métier, le gagne-pain, une source providentielle d’argent au sein de la bande, même si ces derniers temps la chose est un peu compromise par les ravages du virus. Les clubs tournent au ralenti. Et comme on parle d’une possible nouvelle fermeture des lieux de fête, cela sentirait un peu comme la fin des haricots pour la colocation. Dans un registre plus général, Dima se demande d’où peut venir l’argent, celui qui paie les loyers : deux appartements et une cave, tout de même. Judith et Fabien ne travaillent pas vraiment, à sa connaissance. Antoine est DJ et producteur à temps partiel seulement, devant poursuivre son cursus à l’Institut des Études Politiques, par ailleurs.

Oui, il y a des non-dits sur l’argent. On lui cache la vérité et il n’aime pas beaucoup cela. Il reconnaît cependant sa propre part d’insondable. Un point chacun et balle au centre. Faut-il s’en contenter ? Assurément, non. Dima est taraudé par cette question perpétuelle : où va Fabien quand il s’absente une, deux, trois semaines ? Il a remarqué que quand le grand brun revient de ses périples, le quotidien s’améliore un tant soit peu. Le frigo est soudainement plus rempli. Le stock de cannabis est réapprovisionné. Antoine et Judith sont plus légers. Seul Fabien reste pareil à lui-même : taiseux et défoncé, triste et fatigué. Puis, tout à coup, il peut se dresser devant eux, faire le pitre pendant quinze à vingt minutes, avant de retomber dans une certaine apathie. Fabien est un mystère. Il obnubile un Dima qui se désintéresse de toute autre forme d’interrogation. Il pourrait se demander par exemple pourquoi et comment Judith entretient ce grand appartement qu’elle occupe seule, sans apport extérieur visible ou palpable. Il pourrait aussi se demander d’où débarque Antoine, de quel environnement il émerge, lui à qui tout semble réussir : la musique, les études. Les filles ? Sur ce point, il n’a pas de réponse. Il ne l’a jamais vu avec une autre fille que Judith. Et, à ce qu’il en sait ou comprend, il n’y a rien entre eux. Peut-être est-il homosexuel ou neutre ? Mais tout cela ne l’intéresse pas. Non. Son seul sujet de préoccupation réside en la personne de Fabien. Il veut le percer à jour. Mais comment l’aborder ? Le fait qu’ils vivent en tas, les uns sur les autres en permanence, interdit paradoxalement quelque rapprochement que ce soit. Cela paraît arranger tout le monde sauf ce pauvre Russe, perplexe et désorienté face à l’énigmatique fugueur.

Quand ils ont parlé datura, une idée éblouissante a saisi Dima, comme la foudre fendant un tronc d’arbre. Antoine n’a-t-il pas affirmé que la substance active de la plante – la scopo quelque chose – a servi de sérum de vérité durant la Seconde Guerre mondiale ? Il doit trouver un stratagème afin de pousser tout le monde à fumer de cette herbe démoniaque. Il obtiendrait ainsi bien des réponses sur ce qui le taraude : les secrets de ses amis français. Il doit aussi trouver quelqu’un qui possède ladite plante. Au moins des extraits. Il mettra en branle tout son réseau pour la toper. Ils vont fumer, ils doivent fumer du Datura stramonium. Lui, peut-être pas. Il mènera l’enquête habilement, sans éveiller de soupçons. Surtout pas. Sinon, ce sont son projet et sa mission, dans sa globalité, qui tomberont à l’eau.

2