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Bensheim, 1811. La guerre fait rage entre Edda, fille unique d’Herbert Schulz et sa mère, Angela, jalouse de sa jeunesse et de sa beauté. Le baron Andréa réconciliera la mère et la fille. Il épousera Edda avant de partir pour la Russie. Cette querelle domestique trouvera sa conclusion dans la retraite de Russie où le courageux baron traversera la Bérézina avec l’armée napoléonienne en déroute.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Dominique Manoha a découvert sa passion pour l’écriture lorsqu’il a été embauché en tant que correspondant local de presse pour le journal Le Progrès, ouvrant ainsi un nouveau chapitre dans sa vie professionnelle.
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Seitenzahl: 350
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Dominique Manoha
Bérézina
© Lys Bleu Éditions – Dominique Manoha
ISBN : 979-10-377-9935-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Lorsqu’Herbert Schulz a épousé Angéla en 1794, il débutait dans le métier de négociant à Bensheim dans le grand-duché de Hesse Darmstadt. L’affaire qu’il avait héritée de son défunt père lui permettait de vivre décemment, mais les bénéfices dégagés n’étaient pas très importants. Angéla était la fille unique d’un riche boutiquier de Bensheim qui avait pignon sur rue. Les cheveux blonds d’Angéla, ses longs cils papillonnants, ses lèvres gourmandes, sa démarche ondoyante lorsqu’elle se déplaçait dans les rues, ainsi que sa dot confortable eurent tôt fait de séduire notre jeune Herbert. De son côté, malgré sa redingote élimée, le jeune négociant offrait au boutiquier de belles perspectives pour exporter ses articles de mode, ses toques, ses chapeaux dans les plus grandes villes allemandes. En outre, il fut convenu que le chapelier aurait une participation au capital de la maison Schulz « import et export ».
Comme on peut le voir, ce fut avant tout un mariage d’amour où les deux parties trouvèrent leur intérêt.
Était-ce l’amour, était-ce la rentrée d’argent dans le capital de la société Schulz amenée par Angéla ? Était-ce la guerre en Europe qui accélérait la circulation des marchandises, créait de nouveaux marchés, de nouveaux débouchés ? Toujours est-il que la société Schulz se développa rapidement. Au négoce de vins du Rhin vint s’ajouter le négoce de draps, puis d’uniformes, car le grand-duché avait conclu des accords avec Herbert pour habiller son armée. L’argent rentrait à flots dans les caisses.
Bientôt, le ventre d’Angéla vint à s’arrondir et une petite Edda vit le jour à l’automne 1795. Herbert et Angéla étaient comblés.
Les parents d’Angéla possédaient toujours leur magasin de bonnets, gants et fourrures sur la place Ludwig à Bensheim. Herbert et Angéla avaient acheté une belle maison avec jardin à Bensheim dont les fenêtres donnaient également sur la place Ludwig, mais de l’autre côté, non loin du magasin des parents. Ainsi la mère d’Angéla venait souvent s’occuper de la charmante petite Edda, tandis qu’Angéla allait de plus en plus tenir la boutique paternelle.
Il faut dire que le père avait bien vieilli, il était dépassé par l’évolution de la mode, ignorait les nouvelles tendances. La clientèle aussi avait beaucoup changé. Autrefois, la petite bourgeoisie de Bensheim venait acheter soit un chapeau, soit une voilette dans la boutique séculaire et empesée. Aujourd’hui, grâce à Angéla, la boutique proposait des articles provenant de Vienne, de Manchester, même de Paris après que la France eût signé la paix avec l’Autriche et l’Angleterre.
Lorsque le père mourut en 1804, c’est Angéla tout naturellement qui reprit le commerce. Sa mère, âgée elle aussi, lui laissa les clés du magasin. La vieille dame demeurait dans un appartement confortable situé dans le même immeuble au-dessus de son commerce. N’ayant donc que peu de distance à parcourir, elle passait de temps en temps pour donner un coup de main aux vendeuses, à sa fille. Elle se tenait habituellement à la caisse, laissant Angéla et les vendeuses recevoir les clientes, les conseiller, les guider dans leurs achats. Elle n’avait plus guère d’utilité, mais ces visites lui permettaient de voir du monde, de discuter avec les clientes, de se tenir au courant des commérages du quartier.
Elle mourut à son tour en 1809. Toute la famille Schulz la pleura. Le cortège qui suivit le corbillard était très fourni, à l’image de sa popularité auprès des habitants du quartier. On la pleura, mais la prospérité du commerce ne s’en ressentit pas, Angéla ayant depuis de nombreuses années assuré la gestion du fameux magasin d’articles de luxe.
Edda, de son côté, depuis qu’elle avait eu onze ans, était partie dans un pensionnat pour jeunes filles de bonne famille. Elle ne voyait plus guère ses parents qu’à Noël et à Pâques au moment des vacances scolaires.
Enfin, Herbert pendant toutes ces années n’avait pas changé fondamentalement son style de vie. Malgré les sommes considérables qu’il manipulait, il était resté un homme simple et foncièrement honnête. Luthérien pratiquant, il était toujours vêtu d’un complet sombre et du même chapeau noir délavé par les pluies et blanchi par le soleil. Le couvre-chef était passé de noir à gris clair sans que le négociant y perdît en prestance.
Tous les dimanches, il se rendait à l’église pour assister à l’office religieux accompagné de sa femme et de sa fille unique, chérie, Edda. (Évidemment, lorsqu’elle n’était pas en pension.) Il écoutait assidûment les prêches du pasteur, donnait de l’argent pour les miséreux de la paroisse. Alors que les hommes de sa condition ont tendance à s’arrondir à 50 ans passés, il avait gardé la silhouette mince et le visage énergique. Il était sobre en boissons et en nourriture. Ceci pouvait expliquer cela. Sa seule concession au plaisir était le tabac qu’il fumait le soir après manger dans une pipe de porcelaine, assis dans un fauteuil près du grand poêle en céramique.
C’est là qu’un soir d’hiver Angéla son épouse vint le retrouver. Malgré les dix-sept ans passés depuis leur mariage, Angéla était restée très belle. Belle et potelée contrairement à son mari à la silhouette ascétique. Tout en elle au contraire, menton, épaules, poitrine, fesses n’était que rondeur et douceur. Habituellement, un sourire de satisfaction discrète éclairait comme de l’intérieur son visage. Lorsque dans son magasin elle entendait les pièces d’argent tinter au fond de la caisse, la satisfaction cédait la place à de la volupté pure et ses yeux enchanteurs brillaient d’un éclat merveilleux.
Mais ce soir-là, quelque chose d’indéfinissable semblait avoir brouillé sa physionomie. Un familier qui l’aurait croisée dans la rue, eût pu constater que les traits de son beau visage s’étaient contractés, rigidifiés, comme sous l’effet d’une subite aigreur de l’estomac ou de la pensée.
Herbert qui la pratiquait depuis de nombreuses années avait remarqué ces signes de contrariété. Comprenant que son épouse voulait lui parler de choses sérieuses, il lui désigna un deuxième fauteuil près du poêle et lui fit signe de s’asseoir.
Angéla s’assit sur le fauteuil et prit la parole :
— Vois-tu Herbert, je voulais te parler d’Edda notre fille. Elle a maintenant seize ans accomplis, elle a quitté la pension, ses études sont finies, ce n’est plus une enfant.
On voyait que madame Schulz cherchait à expliquer, à mettre des paroles sur un état de fait qu’elle voulait aborder sans choquer son mari. Sa voix était hésitante, elle faisait des circonvolutions autour du sujet qui la préoccupait.
— Oui, j’ai remarqué que ce n’est plus une enfant, c’est même une jeune fille, rétorqua Herbert curieux de savoir où elle voulait en venir.
Angéla commença à se raidir, ses yeux bleus lancèrent un éclair difficilement atténué par un clignement des paupières. Sa voix également devint plus cassante, coupante.
— La question est là justement, Herbert ! Tu es absent toute la journée et tu ne sais même pas ce qui se passe sous ton toit, dans ta propre famille, lui asséna son épouse, alors qu’elle-même passait l’essentiel de son temps dans sa boutique de mode.
— Eh bien, raconte-moi, répliqua le négociant qui distinguait les prémices d’une scène de ménage.
— « Ta » fille trouve toutes les excuses pour sortir en ville, tous les prétextes pour traîner à l’extérieur de la maison. Elle fréquente une bande de moins que rien, filles et garçons d’un très mauvais genre, d’un style douteux, « à la française » si tu vois ce que je veux dire… Et ne t’avise pas de dire le contraire ! glapit la mégère en le désignant de l’index.
— On l’a vue comme je te vois mon pauvre ami… oui, à la taverne « l’ami Fritz », très accompagnée, à moitié dépoitraillée et chantant à tue-tête des chansons paillardes !
— Mais comment sais-tu cela ?
— Je le sais, monsieur Herbert ! aboya-t-elle. Je le sais parce qu’on me l’a rapporté si tu veux le savoir. Je ne dirai pas qui. On l’a vue, te dis-je sur les genoux de Hans Müller, le fils de Klaus Müller, le charpentier, un grand benêt qui lui pinçait les fesses pour la faire rigoler.
On l’a vue avec un certain Klaus à moins que ce ne soit Jürgen Fischer, tu sais le fils du brasseur, pas l’aîné bien sérieux et travailleur qui fréquente Frieda Weber la fille du boulanger sur la place Ludwig, non, il s’agit de son frère plus jeune, un feignant mal rasé. Ils étaient tous les deux sous un porche à se peloter. Enfin, surtout lui la pelotait et elle gloussait de plaisir.
On l’a vue aussi avec sa copine Elena Vollër dans une taverne de la vieille ville, fumer le cigare, boire de la bière et rouler sous la table tellement elle était ivre !
Portée par la colère, la boutiquière s’était levée du fauteuil et hurlait sous le nez de son mari, le menaçant du menton, comme si le vrai responsable était lui, Herbert Schulz, trop occupé par ses affaires, père déficient et naïf.
D’ailleurs, ses paroles, ses propos reniaient symboliquement sa part de maternité et le rôle qu’elle avait joué dans la conception et l’éducation de cette diablesse d’enfant. « Ta », fille a fait ceci, « ta » fille a fait cela…
Submergé par ce déluge de reproches, Herbert de plus en plus pâle, la bouche ouverte s’enfonçait dans le fauteuil, cherchant à placer une parole, mais n’y parvenait pas.
— Et ce n’est pas fini mon cher Herbert (elle disait cher Herbert en tordant la bouche d’une manière grotesque). Ta fille chérie s’est maintenant entichée d’un jeune paltoquet, un baron ruiné, officier de cavalerie à Bensheim, un certain Andréa Von Lippert. Ceci dit, contrairement aux autres, il a de l’allure à ce qu’il paraît, une bonne éducation, bien que n’ayant pas un sou en poche. Je ne le connais pas, mais il est de notoriété publique que sa veuve de mère croule sous les dettes, même si elle demeure dans le château familial, une presque ruine si tu veux mon avis.
Enfin, Angéla conclut l’exposé de la situation de sa voix acide :
« En un mot comme en cent, et pour te le dire tout net, ta fille est une traînée, elle a le feu au cul et il nous faut l’éteindre de toute urgence. »
Les propos tenus par Angéla avaient produit l’effet d’une douche glacée, d’une gifle cinglante sur Herbert Schulz. Sa fille chérie, sa petite Edda qui lui sautait sur les genoux lorsqu’elle était enfant, qui lui tirait les oreilles de ses petites mains potelées pour jouer au cheval. Sa fille adulée qui écorchait les mots martyrisait les phrases qu’elle déchiffrait péniblement lors de ses premières lectures. Sa petite fille charmante qui jouait à la dînette avec ses copines. Sa fille vénérée qu’il avait envoyée dans un pensionnat pour jeune fille riche, qu’il avait élevée dans la pratique de la religion réformée, qui l’accompagnait tous les dimanches à l’église avec sa mère. Sa fille se conduisait comme une dévergondée, une catin, avait dit Angéla.
Qu’avait-il fait au bon Dieu pour mériter pareil coup du sort ? Certes, il passait peu de temps dans ses foyers, occupé qu’il était à diriger ses employés, à gérer ses entrepôts, à rencontrer ses clients. Mais le ciel lui était témoin qu’il n’avait pas lésiné sur la dépense pour assurer son éducation. Sans parler du pensionnat à Darmstadt, lorsqu’elle était revenue à la maison, il lui avait fait donner des leçons de clavecin, de solfège. Il avait aussi embauché un professeur d’allemand réputé qui lui donnait des cours de littérature, de philosophie, de poésie. Un professeur de l’académie de peinture venait lui enseigner l’aquarelle. Non vraiment, on ne pouvait pas dire qu’il avait délaissé l’éducation d’Edda. Surtout si on le comparait aux autres bourgeois de la ville qu’il fréquentait pour ses affaires. Ces gens-là se contentaient de faire enseigner à leurs filles l’art d’être une bonne ménagère et une bonne épouse. Pour ces cuistres, les femmes ne devaient pas être trop cultivées, elles n’avaient aucun besoin de connaître les philosophes ni les poètes. Elles apprenaient à coudre, à broder, point final. Non, lui Herbert n’était pas de ceux-là. Même si sa propre instruction laissait à désirer, s’il avait quitté l’école jeune pour apprendre le métier avec son père, il avait eu le désir de s’instruire, de progresser dans la société hessoise. Il avait toujours admiré les nobles qui s’exprimaient avec élégance et savaient manier des mots fleuris dans des phrases parfumées, comme lui manipulait les chiffres et les calculs de bénéfice.
Certes, non, il n’était pas un imbécile, il connaissait le commerce, l’argent, le pouvoir que donne l’argent. Les gens de la haute, les nobles, les militaires emplumés et chamarrés pouvaient bien parader et leurs femmes agiter des éventails à l’opéra. Il était plus riche qu’eux tous. Les intendants de la maison du grand-duc faisaient antichambre chez lui pour acheter des uniformes, des couvertures, des chaussures.
Il était quelqu’un d’influent et même, ne craignons pas de le dire, il était incontournable dans le grand-duché. On écoutait ses avis en haut lieu, oui parfaitement, en haut lieu. Non, non, il n’allait certainement pas se laisser humilier, ridiculiser par cette gamine de seize ans. Même chose pour la mère d’ailleurs… Mais comment lui avait-elle parlé ? Et puis ce ton acide, ce regard méprisant… Les femmes avaient décidément trop de pouvoir dans cette maison. Il allait reprendre les affaires en main. Ah, on l’avait cherché, eh bien, on allait trouver à qui parler. Dès demain, oui, dès demain, Edda aura l’interdiction absolue de sortir de la maison. Les visites seront filtrées. Il autorisera seulement les professeurs de musique et de littérature à venir la voir. Car malgré tout, il n’est pas un tyran. Et puis, si on devait lui trouver un bon parti, il serait bon qu’elle ait un peu de culture et de conversation. Pour ce qui est de la musique, on dit qu’elle adoucit les mœurs. Mais alors, pas question de musique de chambre… ce sera de la musique religieuse au clavecin… et tous les dimanches à l’église… sa seule sortie, la tête couverte d’une coiffe sombre avec des dentelles noires… l’élégance austère. Il la marierait au plus vite avec un fils de riche marchand, ou même mieux un notaire, parfait ça un notaire. Avec la dot qu’il lui destinait, les candidats sérieux ne manqueraient pas, et elle n’aurait de toute façon pas son mot à dire.
La taverne « l’ami Fritz » à Bensheim proposait à ses clients une ambiance chaleureuse et des bières de qualité. C’était en tous cas ce que promettait l’affiche accrochée à l’extérieur de l’établissement. Le visiteur qui pénétrait dans la taverne, après avoir franchi une porte rustique, se retrouvait dans une salle spacieuse chauffée par un grand poêle et une cheminée à l’angle opposé. L’hôtesse y cuisinait une excellente choucroute, le vin et la bière coulaient à flots. C’est à cet endroit qu’Edda et sa copine Elena, la fille du mercier avaient coutume de passer leurs journées, c’est aussi dans ce troquet que les officiers de chevau-légers venaient dépenser leur solde et prendre un peu de bon temps. Les servantes n’étaient pas farouches et appelaient les habitués par leurs prénoms. On buvait sec, on riait beaucoup. Le patron était un peu musicien et jouait du violon. Quelquefois, on poussait les tables et les jeunes filles avec leurs fiancés, les coquettes, les militaires, les gourgandines venaient danser au son du violon parfois toute la nuit.
C’est au cours d’une de ces soirées que le Baron Von Lippert avait rencontré Edda, qu’il avait été séduit par cette jeune fille effrontée aux yeux rieurs.
Ce jour-là, dans la taverne « l’ami Fritz » le lieutenant Lippert et son ami le lieutenant comte Ysembourg sont assis à une table et conversent devant une chope de bière. Des ouvriers maçons, des charretiers, des cochers debout près du bar bavassent avec la patronne qui leur fait des clins d’œil pour ponctuer ses phrases tendancieuses. Quatre habitués, à une autre table, tapent le carton au milieu de la fumée de tabac. Il fait chaud, une serveuse, les épaules dénudées, va de table en table, des chopes de bière sur un plateau.
La porte donnant sur la rue s’ouvrit brutalement, laissant apparaître Elena Völler. Elle avait la toque recouverte d’une pellicule de neige. Elle lança un regard inquisiteur autant que circulaire à l’intérieur du bistrot et aperçut la table des officiers. Sans hésitation, elle traversa la salle et vint s’asseoir à côté d’Ysembourg après s’être dévêtue de son manteau et de son bonnet de fourrure. Elle était essoufflée, signe qu’elle avait couru pour venir à la taverne.
— Salut les gars ! Je suis seule aujourd’hui. Lorsque je suis passée à la maison Schulz chercher Edda, pas moyen d’entrer. Un larbin m’a barré le passage : « mademoiselle n’est pas disponible », m’a-t-il dit. Comme j’ai voulu en savoir plus, il n’a pas répondu et m’a passée dehors. « Et ne vous avisez plus de revenir chercher mademoiselle Edda, son père lui a interdit de sortir » qu’il a rajouté avec son air buté. Voilà toute l’histoire.
— Il y a dans cette histoire quelque chose de pas très clair, énonça Ysembourg de manière sentencieuse.
— Tu as raison ! Il faut en avoir le cœur net, renchérit Andréa Lippert. Allons de ce pas tirer au clair cette situation qui est probablement le résultat d’une méprise.
Lorsque nos trois larrons frappèrent derechef à la porte de la maison Schulz, le cerbère préposé à l’entrée ne voulut rien entendre. Monsieur Schulz avait interdit toute visite et toute sortie à mademoiselle Edda. Il n’y avait pas de baron ou autre qui tienne. Il leur claqua la porte au nez.
Dépités, les trois amis tournèrent les talons et s’en revinrent tête basse chez « l’ami Fritz ».
— Frida, s’il te plaît, peux-tu nous ramener trois bières ?
— Oui, monsieur Andréa, je vous apporte çà tout de suite, répondit la serveuse répondant au nom de Frida.
Chacun se demandait quelle mouche avait bien pu piquer Schulz et sa femme. Enfermer leur fille entre quatre murs. Quel délire leur avait perturbé l’entendement.
— Il faudrait au moins parvenir à communiquer avec Edda, lui faire parvenir une lettre, proposa Elena très inquiète pour son amie.
— Oui, mais comment s’y prendre ? Si Edda est recluse, il m’étonnerait fort que le courrier lui parvienne librement, rajouta Ysembourg.
Sur ces entrefaites, Frida déposa les trois bières sur la table. Chacun plongea tristement le nez dans sa chope.
C’est Elena, au bout d’un temps qui parut long et pesant qui rompit le silence.
— J’aurais bien une idée, énonça-t-elle en relevant la tête.
— Raconte toujours Elena !
— Nous ferons passer le message par les bonnes ! Pas la grosse Bertha bien sûr qui irait immédiatement tout cafter à la mère Schulz, pas le majordome qui m’a passée dehors sans sourciller. Non, je pense à Mariette et Greta qui sont bien délurées et très proches d’Edda. Elles seront toutes contentes de faire les entremetteuses, et vous leur glisserez une pièce ou deux pour les récompenser et nous assurer de leur discrétion.
— Mais oui Elena, voilà une très bonne idée, tu es notre bon génie. Approche que je t’embrasse, lui répondit Ysembourg déjà passablement gris.
Elena qui n’était pas contrariante se laissa embrasser et reprit le fil de ses pensées.
— Oui, les bonnes sortent librement de la maison. Tous les matins, l’une des deux, voire les deux en même temps sortent acheter des provisions, ou vont prendre les instructions de la mère Schulz dans sa boutique. Je les attendrai dans la rue et les aborderai discrètement à ce moment-là.
— Formidable, affirma Andréa. Rédigeons de suite une lettre. Tu la remettras demain matin pendant notre service à la caserne. On se donne rendez-vous le soir à 6 h, ici même à la taverne, tu nous raconteras tout. Il se redresse alors sur son siège et interpelle la serveuse :
— Frida… s’il te plaît, peux-tu nous apporter une plume, de l’encre et du papier ? Tu seras gentille.
Et sous la dictée d’Elena et Andréa, Ysembourg qui avait une belle écriture écrivit la lettre pour Edda.
Dans la maison Schulz
— Mademoiselle Edda, l’eau pour votre toilette est chaude. Je n’attends plus que vous.
— Oui Greta, c’est bon, j’arrive.
— Mademoiselle est toujours en colère ?
Edda se déshabilla prestement et jeta en tous sens ses bas, sa robe, son jupon, et, entièrement nue, vint s’accroupir dans le tub.
— Oui Greta, je suis toujours en colère. Si tu avais entendu la hurlante que les parents m’ont passée hier soir, crois-moi, il y a des raisons à ma colère. Vas-y que je traîne dans les tavernes avec Elena, que je fréquente des garçons pas recommandables, que je bois de l’alcool et fume le cigare, je t’en passe et des meilleures.
Greta fit couler un peu d’eau sur son avant-bras pour en vérifier la température, un peu comme les mères le font pour l’eau du bain de leur nourrisson. Satisfaite du test, elle remplit une aiguière et commença à asperger le corps de la jeune fille.
— Mais est-ce que c’est faux ?
— C’est faux, c’est faux, non évidemment ce n’est pas « totalement » faux. Mais de là à me serrer sous clé dans la maison, dans ce trou à rats ! Tu me connais Greta, tu sais combien j’aime rire et m’amuser.
— D’autant que vous plaisez beaucoup aux jeunes hommes, à ce qu’il me semble.
— Eh ! Comme tu y vas Greta ! La vie est courte, il faut profiter de sa jeunesse, des bons moments !
Une pensée joyeuse lui traversa soudainement l’esprit qui se manifesta par l’apparition d’un sourire sur ses lèvres :
— Tout de même, ce qu’on a pu s’amuser avec Elena !
— Et avec le baron Andréa… d’ailleurs, Mariette a le béguin pour lui.
— Et toi aussi Greta ! Regarde comme tu rosis rien que d’en parler.
— Pensez donc mademoiselle. Ce n’est pas un homme pour des servantes comme nous. Mais c’est vrai qu’il nous plaît bien.
— Vous me ferez toujours rire toutes les deux. Allez, je suis savonnée, verse donc l’eau pour me rincer.
Greta tendait un drap de bain pour sécher sa maîtresse quand Mariette entra à son tour dans la pièce surchauffée.
— Mais c’est un vrai moulin ici. Chacun entre et sort sans se préoccuper que je sois nue comme un ver !
— Ah, mademoiselle Edda, excusez-moi ! Ne vous formalisez pas. J’ai déjà vu moult fois vos tétons et votre minette. D’ailleurs, entre nous soit dit, et si je peux me le permettre, je vous trouve très en beauté.
— Vraiment ? Tu trouves ? demanda Edda laissant glisser le drap de bain sur le plancher et se palpant les seins.
— Oui, vraiment ! Pas vrai Greta ?
— Si fait… si fait… répondit Greta en levant les yeux au ciel.
— Je ressors mademoiselle Edda. Je vous ramène du linge propre. Ce n’est pas parce que vous êtes momentanément « consignée » que vous devez négliger votre apparence.
— Attends Mariette, je t’accompagne à la chambre. Je ne sais pas encore quelle robe je vais choisir.
Toujours vêtue de sa seule petite touffe de poils, Edda accompagnée de Mariette sortit du cabinet de toilette et se dirigea vers la chambre sous le regard amusé de Greta rassemblant les vêtements épars.
Comme Herbert Schulz l’avait décidé, Edda était donc recluse, cependant que les précepteurs, tous les jours, venaient donner leurs leçons particulières, conformément à ses désirs.
Helmut Roth, âgé de soixante ans, enseignait depuis trente-cinq ans la philosophie dans une école de Bensheim. Il était célibataire et vivait seul avec son chat dans un petit appartement de la vieille ville. Les cours de littérature, poésie, philosophie qu’il prodiguait à quelques élèves fortunés comme Edda lui permettaient d’améliorer sensiblement ses maigres revenus. Ainsi, il pouvait acheter du tabac, une veste neuve pour le dimanche, et aller de temps en temps boire un pichet de vin du Rhin à la taverne. Tous les jours de la semaine, pour montrer son appartenance à la caste des professeurs, il portait un chapeau « haut de forme » et brandissait une canne à pommeau. Enfin, il avait besoin de lorgnons pour déchiffrer les textes imprimés dans les livres, mais ne les « chaussait » que lorsqu’il devait lire.
Trois fois par semaine, à neuf heures du matin, il frappait à la porte de la maison Schulz. Le majordome lui ouvrait et l’accompagnait jusqu’au salon où Edda venait le rejoindre pour sa leçon.
La voix du vieil homme était monocorde, l’enseignement était rébarbatif. Edda écoutait les leçons en baillant, en rêvant à d’autres sujets. Le vieux professeur n’aimait rien tant que de s’écouter parler. Cependant, malgré sa suffisance, il lui arrivait de constater que son élève était absente en pensée. Il fronçait alors les sourcils et frappait violemment la table de sa canne en grognant d’un air réprobateur : « Mademoiselle Schulz ! » Lorsque son élève émergeait brutalement de sa rêverie, il reprenait sa leçon sur le même ton monotone. Lorsque le professeur Roth arrivait à la maison Schulz, il croisait fréquemment l’une des bonnes qui lui esquissait une révérence et sortait acheter des provisions, le panier à la main.
Ce matin de décembre, il avait neigé dans la nuit. Un vent d’hiver soufflait et s’engouffrait dans les ruelles étroites du vieux Bensheim. Elena Völler pour se garantir du froid s’était abritée sous une porte cochère d’où elle pouvait surveiller la maison Schulz sans attirer l’attention des passants matinaux. Elle vit le professeur Roth frapper à l’huis et rentrer. Un temps que je qualifierais de long s’écoula. Elena désespérait de voir quelqu’un sortir, lorsque la porte s’ouvrit à nouveau, cédant le passage à Greta emmitouflée dans un manteau et le panier au bras. Elle la suivit discrètement et l’aborda au détour d’une ruelle.
— Hé, Greta, c’est moi Elena !
— Oh bonjour mademoiselle Elena, je suis bien heureuse de vous revoir. Si vous saviez ce qui nous arrive.
— Si tu veux parler de la réclusion d’Edda chez elle par ses parents, je suis au courant de l’affaire. Le cerbère de garde à l’entrée m’a fichue dehors pas plus tard qu’hier.
— Oui, c’est de ça que je voulais parler. J’ai peur que notre demoiselle si pimpante, si guillerette habituellement ne dépérisse par manque d’air. Vous me comprenez, mademoiselle Elena ?
— Tout à fait Greta ! Mais il fait vraiment très froid ce matin. Tu as bien cinq minutes, viens avec moi à la taverne, nous y serons plus à l’aise pour parler.
Comme on le sait, Elena avait ses habitudes chez « l’ami Fritz » qui se trouvait être à deux pas d’ici, au coin de la rue. Elles y entrèrent donc toutes les deux et s’installèrent à une table du fond de la salle pour ne pas être dérangées par les conversations, les éclats de voix des clients qui buvaient accoudés au comptoir.
— Tu aimes la chicorée Greta ? Frida, tu nous apportes deux chicorées et un pot de lait, s’il te plaît ?
C’est donc devant leurs tasses de chicorée au lait que les deux jeunes filles engagèrent la conversation sur le sujet qui les préoccupait, à savoir l’enfermement disciplinaire d’Edda Schulz.
— C’est madame Angéla qui s’est plainte à son mari des fréquentations et du comportement de mademoiselle Edda. Elle a eu vent que sa fille fréquenterait des garçons, qu’elle boirait de l’alcool dans les bars, et même qu’elle fumerait le cigare.
— Ah, mais c’est donc çà la raison de l’enfermement !
— Oui, le tableau qu’elle en a fait à monsieur Herbert est la cause que monsieur nous a fait une grosse colère et a décidé de maintenir sa fille sous clé.
— Mais ils ne veulent quand même pas la garder sous cloche de verre. Ils seront bien obligés de la laisser sortir un jour ou l’autre.
— Sûr, ils seront obligés, ils veulent lui trouver un bon parti et la marier au plus vite. Au dire de madame Angéla, leur fille, par son comportement, salit la réputation d’honorabilité et de moralité de la famille. Ce sont les mots qu’elle a employés. Elle a même rajouté que sa fille avait le feu au cul. Monsieur Herbert de son côté a convenu qu’il était urgent de lui dégoter un mari convenable, du genre notaire ou commerçant.
— La mère Schulz, quelle vieille peau ! Je suis sûre qu’elle est jalouse de sa fille. Aussi, voilà ce que je voulais te demander Greta, tu n’en dis mot à personne, tu m’entends ? J’aimerais que tu fasses passer une lettre à Edda et que tu m’apportes la réponse. Tu seras bien récompensée par monsieur Andréa. Il faudra que tu mettes aussi Mariette dans la confidence. Vous ne serez pas trop de deux, et je suis sûre que tu garderas mieux le secret à deux que toute seule, pas vrai ?
— Oui, c’est vrai mademoiselle Elena. Nous avons l’habitude avec Mariette de tout partager, nous n’avons pas de secrets l’une pour l’autre. Aussi, c’est entendu, vous pouvez nous faire confiance. On sera toutes contentes de faire plaisir à mademoiselle Edda.
— C’est bien, voici la lettre et une pièce pour ta peine. Tu me rapporteras sa réponse demain matin. Je t’attendrai à la mercerie de mes parents à la même heure qu’aujourd’hui.
Greta glissa la lettre entre ses deux seins, finit sa tasse de chicorée et prit congé d’Elena.
Lorsque la bonne, jeune et blonde rentra à la maison Schulz, Helmut Roth n’avait pas terminé sa leçon. Edda, la plume à la main, la langue tirée commentait par écrit un texte récalcitrant, pendant que son professeur se délassait les jambes en faisant les cent pas dans le salon. Greta se dirigea vers les cuisines avec les provisions. Quand midi sonna à l’horloge du salon, le vieil Helmut se tourna vers son élève :
— Le temps du devoir est achevé, mademoiselle Schulz. Posez votre plume et rendez-moi votre copie.
Il ramassa donc le pensum et le glissa avec le plus grand soin dans une pochette cartonnée, puis dans son cartable. Mariette, empressée, lui apporta son par-dessus et son chapeau.
— Merci mon petit lui dit poliment Helmut. Puis s’adressant à Edda :
— Je vous rapporterai la copie corrigée lors de ma prochaine leçon, mademoiselle Schulz. Au revoir mademoiselle Schulz.
— Au revoir monsieur Roth.
Pendant que Mariette raccompagnait le vieux professeur jusqu’à la porte d’entrée, Greta s’approcha incidemment d’Edda et lui glissa dans la main la lettre pliée en quatre. Edda posa rapidement la lettre dans un livre de littérature allemande et emmena le tout dans sa chambre. Déjà à l’étage inférieur, la cloche sonnait prévenant que le repas était servi.
Herbert, accaparé par ses activités commerciales, rentrait exceptionnellement chez lui à la mi-journée. Le plus souvent, Edda mangeait en tête à tête avec sa mère, chacune d’un côté de la vaste table du salon. Le dîner (à cette époque, on dînait à la mi-journée, on déjeunait au lever, on soupait le soir) était frugal et avalé en moins d’une demi-heure, café compris. L’ambiance était tendue. Madame Schulz essayait de faire la conversation, mais sa fille sur la défensive ne répondait que par monosyllabes. Le repas expédié, les bonnes servaient le café, puis Angéla morose, repartait vers sa boutique pendant qu’Edda cousait ou brodait.
Mais ce jour-là, sa mère à peine repartie, Edda retourna à sa chambre, se saisit de la lettre, l’ouvrit fébrilement et la lut d’une traite.
Une demi-heure plus tard, elle rappela Greta et lui remit une lettre cachetée accompagnée d’une clé.
— Greta ! Tu remettras cette lettre et cette clé à Elena sans que quiconque ne le voie. Silence et discrétion sont les deux maîtres-mots, explique-t-elle en posant son index devant la bouche.
La jeune bonne sourit en glissant la lettre pliée en quatre et la clé dans son corsage.
— Silence et discrétion oui répéta-t-elle signifiant par là qu’elle avait bien compris les consignes données par sa maîtresse.
Nous sommes dans une ruelle de Bensheim. L’horloge du clocher indique minuit, bien que la nuit soit trop profonde pour que l’on puisse y distinguer la position des aiguilles. Un vent aigre siffle dans les rues tortueuses. Le ciel, chargé de masses nuageuses, interdit aux étoiles de diffuser leur clarté rassurante.
Pourtant, malgré l’heure tardive, malgré le froid, malgré le vent, malgré l’obscurité profonde, ou peut-être à cause d’elle, deux hommes, deux silhouettes, le chapeau enfoncé, le col relevé avancent précautionneusement dans ces rues moyenâgeuses.
— Mais, comment ferons-nous monsieur pour franchir le portail d’entrée qui sera verrouillé à cette heure-là, s’inquiétait l’une des deux ombres ?
Le deuxième individu mit la main à la poche de son manteau et en sortit une grosse clé.
— Nous ne passerons pas par le portail d’entrée. Il y a un peu plus loin sur Albrecht Dürer strass une porte cochère dont j’ai la clé et qui nous permettra d’entrer par l’arrière-cour sans éveiller les occupants.
— Fort bien monsieur le baron, mais pourquoi faut-il absolument que je vous accompagne dans cette expédition hasardeuse ?
En effet, celui qui venait de parler ne goûtait guère cette promenade nocturne et eût préféré dormir au chaud sous son édredon.
— J’avais besoin de toi, de ton aide. Il nous faudra dresser une échelle contre la façade de la maison pour que je puisse passer par une fenêtre de l’étage.
— Alors là ! Mon maître, je crois que vous déraisonnez… vous allez vous rompre les os, des chiens vont vous mordre…
— Absolument pas. Quand j’aurai pénétré, tu enlèves l’échelle et la reposes le long du mur sous les fenêtres. Ensuite, tu fais le guet dans la cour pour surveiller mes arrières.
— Et je vais guetter longtemps ?
— Tu guetteras le temps qu’il faudra guetter pour attendre mon signal. (Je sifflerai à la fenêtre, ce sera le signal.) Aussitôt le signal entendu, tu redresses l’échelle sous la fenêtre, je redescends prestement et silencieusement, on repose l’échelle dans la grange à côté de la maison, et ni vu ni connu, on repart tous les deux par la porte cochère. Rien n’est plus simple.
Tout en discutant, nos deux apprentis rodeurs sont arrivés devant la porte. Celui qui se faisait appeler « monsieur le baron » glissa la clé dans la serrure qui s’ouvrit aisément. La porte grinça, mais personne alentour ne sembla l’avoir entendue.
— Tu peux me suivre, il n’y a rien à craindre. L’échelle se trouve dans la remise que tu vois devant nous.
Les deux hommes pénétrèrent dans ladite remise, non sans avoir fait grincer une nouvelle porte sur ses gonds.
Allons, aide-moi à trouver cette échelle !
L’intrusion des visiteurs provoqua un remue-ménage accompagné de couinements aigus quelque part dans un tas de paille. Une famille de rongeurs dérangés dans leurs activités nocturnes s’enfuit par les fissures et les trous de la cloison.
— On y voit encore moins que dans un four monsieur le baron… Aïe, ma tête ! J’ai heurté un pilier ! AAAAH !
Dans l’obscurité profonde de la remise, un frôlement d’aile silencieux suivi d’un cri lugubre fit sursauter les deux malandrins.
— Ma foi, ce n’était qu’une chouette, mais foutre-Dieu que ça surprend ! Ah, je viens de trouver l’échelle, le diable ce qu’elle est lourde ! Tiens-la donc par l’autre extrémité, et tâchons de ne pas heurter un nouvel obstacle… en fait, on y voit beaucoup mieux à présent.
L’échelle fut donc tant bien que mal tirée à l’extérieur de la remise, redressée et appuyée contre la façade du bâtiment.
— C’est bien compris Franz, dès que j’ai passé la fenêtre, tu récupères l’échelle et tu la caches au bas du mur.
— Bien monsieur le baron !
Le baron Lippert, comme vous l’avez sans doute reconnu, posa le pied sur le premier barreau de l’échelle et monta sans hésitation jusqu’au premier étage.
Lorsqu’il frappa au volet, on aperçut une faible lumière qui filtrait par les interstices. Le volet s’ouvrit à demi, le baron enjamba la fenêtre et disparut aussitôt dans la maison. Le volet fut aussitôt refermé, le rai de lumière disparut.
Tout s’était bien passé jusque-là, mais c’est alors que les affaires se compliquèrent. Franz, le valet du baron était un tout jeune homme de petite taille et de faible corpulence. Après plusieurs tentatives, il parvint à décoller l’échelle du mur de la maison et à la redresser. Cette lourde échelle, un moment, verticale, en équilibre, commença à pencher du côté de la cour, puis entraînée par son poids, pencha de plus en plus, pour finir par s’écraser sur le poulailler dans un vacarme épouvantable. Malgré tous ses efforts, Franz n’avait pu en amortir la chute. Les poules, réveillées en sursaut, sortirent en s’égosillant, les plumes ébouriffées, l’œil hagard. Le coq de la basse-cour, prêt à faire face à l’agresseur, se dressa sur ses ergots et donna de la voix. Une fenêtre s’ouvrit à l’étage au moment où la lune sortait de derrière les nuages et répandait une lueur fantomatique sur la basse-cour en émoi et le laquai assis.
— Chut ! Intima Greta l’index sur les lèvres.
— Attends-nous, chuchota Mariette venue la rejoindre à la fenêtre, on descend tout de suite.
Lorsque les deux bonnes débouchèrent dans l’arrière-cour, le jeune Franz, tout crotté s’était relevé. Pendant ce temps, les poules s’étaient rendu compte que le jour n’était pas levé et avaient regagné le poulailler sans plus discutailler.
— Mais que diable fiches-tu ici ? s’étonna Mariette.
— Ne vous fâchez pas, ne me dénoncez pas, je vous jure que je ne suis pas un voleur ! C’est une regrettable méprise !
Greta éclaira le visage de l’intrus à la lumière de son bougeoir.
— Ma parole ! On le voit bien que t’es pas un voleur. T’es le petit Franz, le valet de Lippert.
— Exactement ! Mon maître avait cette nuit un rendez-vous galant avec Edda, la fille du sieur Schulz. Il a absolument voulu que je l’accompagne et fasse le guet en bas de la fenêtre.
Les deux bonnes, tirées du lit en pleine nuit n’étaient vêtues que de leur seule chemise. Elles avaient jeté sur leurs épaules un châle de laine et avaient les pieds nus dans leurs sabots.
— Atchoum ! on va attraper la mort avec ce froid, décréta Greta en s’essuyant le nez dans son châle. Tu vas monter avec nous dans notre chambre, tu attendras ton baron de mes fesses là-haut.
— Oui, rajouta Mariette. Tu n’auras qu’à pousser l’échelle le long du mur de la remise. De là-haut, on entendra aussi bien ton baron quand il appellera.
Le ton n’admettait pas de réplique, et Franz, tout heureux d’échapper au froid glacial, suivit les bonnes à l’étage dans leur chambre (chambre de bonne évidemment, fermons la parenthèse).
— Tu vois, c’est petit ici et on a un lit pour deux expliqua la blonde Greta. Ses formes pulpeuses étaient partiellement recouvertes de sa courte chemise.
— Enlève donc ton manteau et allonge-toi un moment, conseilla Mariette dans le même déshabillé, alors qu’elle retroussait sa nuisette et s’accroupissait sur le pot de chambre posé à même le plancher pour satisfaire un besoin naturel pressant. Naturellement, Greta fut sujette au même besoin.
— Quand tu auras fini, j’irai aussi faire pipi, cette sortie dans le froid m’en a donné l’envie.
Après que Greta à son tour eût mené à bien cette opération, elle rangea le pot dans un coin de la chambre, se saisit du bougeoir, le posa sur une tablette et se coucha aux côtés des deux autres avant de souffler la bougie.
— Et ne profite pas de la situation pour me toucher les fesses Franz… ou alors rien qu’un peu marmonna-t-elle au milieu d’un bâillement.
Il était environ deux heures du matin lorsque le volet de la chambre d’Edda s’ouvrit de nouveau. À la lueur de la bougie, Andréa Lippert embrassa une dernière fois sa douce et tendre puis, penché à la fenêtre, il siffla discrètement pour prévenir son laquais. Il n’y avait pas d’échelle dressée, et rien ne bougeait dans la cour. Il siffla une deuxième, puis une troisième fois sans voir apparaître qui que ce soit.
— Mais foutre-Dieu, où est donc passé ce drôle ? Je te fiche mon billet que cet imbécile s’est endormi dans quelque recoin. Si je saute par la fenêtre, je vais me rompre les os, sans parler du bruit qui va réveiller tout le quartier.
— Passe par les escaliers mon amour, la nuit il n’y a personne dans cette aile de la maison, rien que les deux bonnes et la cuisinière Martha qui a le sommeil d’une enclume. La porte de l’arrière-cour n’est pas verrouillée, et tu as la clé de la porte extérieure en ta possession.
Les deux amants s’embrassèrent longuement avant de se séparer à regret.
Lorsque le jeune Franz s’éveilla, il ne savait plus où il était. Puis, à la vue de Greta et Mariette endormies à ses côtés, la mémoire lui revint progressivement.
Ses premières pensées furent pour son maître et la mission qui lui avait été confiée de repositionner l’échelle devant la fenêtre de la chambre d’Edda. Il s’assit les yeux grand ouverts, puis se leva en silence. Doucement, il s’approcha de la fenêtre et regarda à travers les fentes du volet. Il faisait encore nuit, tout était calme et silencieux dans la cour. Le jeune laquais se dit que peut-être il avait peu dormi et il était encore temps de descendre dans l’arrière-cour sans ameuter toute la maison. Mais des pas entendus dans le couloir, l’aboiement d’un chien dans la rue, des éclats de voix sous la fenêtre le détrompèrent rapidement. C’est le moment que choisit un vieux réveille-matin posé sur une tablette pour sonner de toute la force de son horlogerie.
Les deux bonnes à leur tour ouvrirent les yeux et s’étirèrent en bâillant.
— Il y a un gros problème, je me suis endormi, j’ai oublié l’heure se désolait Franz tournant le dos à la fenêtre.
— Ne te fais donc pas tant de soucis, lui répondit Mariette avec son petit air espiègle. Tu n’étais pas bien là avec nous dans le lit ?
— Si fait, mais je suis maintenant fort marri. Je vais recevoir une volée de coups de bâtons quand on connaîtra ma présence dans cette maison, sans parler de l’accueil que me réserve mon maître Andréa. Est-ce qu’il a seulement pu s’échapper à temps ? Comment est-il redescendu sans échelle ?
Greta, toujours en chemise, les épaules et les jambes nues se débarbouillait devant une cuvette d’eau fraîche.