Bienvenue au pays - Assaï Samba - E-Book

Bienvenue au pays E-Book

Assaï Samba

0,0

Beschreibung

Kanza, arraché à sa terre natale alors qu’il était très jeune, retourne sur les traces de son passé pour renouer avec sa famille et exhumer les souvenirs enfouis de son enfance. Mais un coup du sort imprévisible brise son élan : sa liberté lui est brutalement volée, et il se retrouve plongé dans l’univers impitoyable de la détention. Dans cet espace clos, isolé du monde, Kanza doit entreprendre une lutte intérieure acharnée pour ne pas sombrer. Pourtant, c’est au cœur de ce chaos qu’il découvrira une force insoupçonnée, forgée à travers les récits et les destins entrecroisés de ses codétenus. Ces rencontres, loin d’être anodines, deviendront sa bouée de sauvetage. Trouvera-t-il enfin le chemin vers la rédemption pour briser les chaînes invisibles qui entravent son âme et reconstruire une vie nouvelle ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Assaï Samba embrasse l’écriture pour étendre son univers créatif et insuffler une vie à ses inspirations. Avec "Bienvenue au pays", son premier roman, il dévoile avec subtilité les profondeurs de la condition humaine.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 315

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Assaï Samba

Bienvenue au pays

Roman

© Lys Bleu Éditions – Assaï Samba

ISBN : 979-10-422-5035-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

1

— Pardon monsieur, puis je voir votre carte d’embarquement ? me demanda l’hôtesse.

Une passagère se tenait à ses côtés. Je lui présentai le petit coupon.

— Vous vous êtes trompé de place. Vous avez le siège 22 b. C’est là, dans la rangée du milieu. Ici, c’est la place de madame.

— Désolé.

Je pris le sac que j’avais placé sous le siège. Je me retrouvai dans la rangée du milieu, à la place qui m’avait été attribuée sur la carte d’embarquement.

Cela faisait presque dix-sept ans que je n’étais pas retourné au pays. Je sentais monter en moi d’étranges sensations. Des sensations qui m’empêchaient d’exprimer la joie que j’éprouvais au fond de moi. J’étais heureux de retourner sur la terre qui m’avait vu naître. Cependant, j’avais peur de ce que le temps avait à me dire. Peur de son empreinte. Des mots échangés avec mon ami Paul quelques jours avant mon départ me vinrent à l’esprit.

— Tu sais Kanza, chez nous, on te prend ton passeport dès que t’arrives. On te le rend quand tu pars.

— Ah bon !Pourquoi ?

— Oh ! Je ne sais pas trop. On dit que c’est pour mieux contrôler les entrées et les sorties dans le pays.

— Ah !

— C’est pour la sécurité intérieure du pays.

— Ah !

— Oui, les entrées sur le territoire sont ainsi mieux surveillées.

— C’est une bonne chose alors, lui dis-je.

— Mais pour récupérer son passeport, c’est toute une histoire.

— Comment ça ?

J’étais perplexe. Il enchaîna :

— Il faut donner le madesso ya bana1.

— Vraiment ?

— Je connais une personne qui a dû reporter son retour à trois reprises, dit-il l’air sournois. Son passeport avait été égaré.

J’étais inquiet.

— Rassure-toi. Tout cela a changé. Ces pratiques sont maintenant interdites.

Je poussai un « ah ! » de soulagement.

« Mesdames, messieurs, le commandant et son équipage ont le plaisir de vous accueillir à bord. Veuillez attacher votre ceinture de sécurité et éteindre vos appareils électroniques. Le personnel de bord va maintenant vous présenter les consignes de sécurité. Nous vous demandons d’y être très attentifs. Ce vol est non-fumeur. Il est strictement interdit de fumer dans les toilettes. Nous vous souhaitons un bon vol. »

L’annonce m’arracha à mes pensées. Je m’attachai au siège 22 b. La démonstration de sécurité par les membres de l’équipage retint mon attention. Leurs gestes étaient tellement précis et si parfaitement synchronisés qu’on avait l’impression d’assister à un spectacle de danse. L’avion prit son envol. C’était un vendredi, le vendredi 20 décembre. À travers les hublots, je voyais tomber la neige sous forme de pluie glacée. Plus l’avion prenait de l’altitude, plus il neigeait. Je n’étais pas rassuré. Les secousses causées par des turbulences me crispaient. J’essayais de me détendre en faisant des exercices de respiration. Ce qui n’échappa pas à mon voisin de gauche. Il esquissa un sourire.

— Moi non plus, je n’aime pas quand ça secoue comme ça, dit-il. Heureusement pour nous, cela ne dure pas tout le trajet.

— Heureusement ! lui répondis-je presque spontanément.

Malgré cela, je n’étais pas rassuré pour autant. Les secousses s’atténuèrent finalement puis disparurent complètement. Le voyant « attachez votre ceinture » s’éteignit et aussitôt un clic massif se fit entendre. Certains passagers se levèrent pour aller aux toilettes, d’autres pour aller discuter avec leurs amis, d’autres encore pour s’installer sur des sièges libres. Je saisis l’occasion pour prendre place près d’un hublot. À l’extérieur, il n’y avait plus de neige. La vue était d’une beauté exceptionnelle. C’était une mer de nuages qui se trouvait en dessous de moi. Elle s’étalait partout et allait aussi loin que mes yeux pouvaient voir. Le soleil faisait partie du décor. Il avait sa brillance matinale. C’était fantastique ! Un quart d’heure plus tôt, il pleuvait de la glace et le temps était maussade, et là, tout d’un coup, plus rien, seulement des nuages blancs à l’infini. Le ciel était d’un bleu intense que le soleil illuminait de ses rayons. Un tableau magique !

« Mesdames, messieurs, nous volons à dix mille mètres d’altitude et notre vitesse est de huit cents kilomètres à l’heure. La durée du vol est de neuf heures. Nous ferons escale à N’Djamena. »

Pourtant l’avion ne semblait pas voler à huit cents kilomètres à l’heure. J’avais plutôt l’impression qu’il faisait du surplace au-dessus d’un tapis de nuages. J’étais dans les cieux où régnait une grande sérénité et cela me détendit. Je vis un steward pousser un chariot. C’était l’heure du petit déjeuner.

Il était dix heures lorsque le commandant de bord annonça notre entrée dans le continent africain. Je collai aussitôt mon front contre le hublot. La mer de nuages s’était morcelée. J’aperçus effectivement une démarcation entre, d’un côté, une étendue bleue, sans doute la mer Méditerranée, et de l’autre, une terre tout en nuances. De nombreux passagers avaient le nez collé au hublot. Ils étaient tous en admiration devant cette magnifique vue. Ils commentaient notre position. Pour certains, on survolait le Maroc, pour d’autres l’Algérie. La Tunisie n’était pas oubliée. Je pris la brochure de la compagnie aérienne et je sus que nous volions à bord d’un Airbus A320. Je n’étais pas plus renseigné que les autres. Je fis basculer mon siège en arrière et je m’assoupis.

« Mesdames, messieurs, nous amorçons notre descente vers N’Djamena. Veuillez regagner vos places. Le dossier de votre siège doit être redressé et votre ceinture attachée. Merci. »

L’avion perdait de l’altitude. Il descendait de plus en plus. Les structures géométriques aperçues quelques minutes plus tôt devinrent des maisons éparpillées et des rues en terre. Quelques-unes étaient goudronnées. Plus loin, on apercevait la brousse.

— Touchdown !s’écria mon voisin.

Aussitôt, un tonnerre d’applaudissements s’éleva de l’avion. Les passagers remerciaient les pilotes d’avoir effectué un bel atterrissage. Nous étions sur le sol africain. Mon cœur palpitait.

« Les passagers pour N’Djamena sont invités à se présenter à la police des frontières pour les formalités douanières. Les passagers à destination de Brazzaville sont priés de rester à bord. Notre escale durera environ deux heures. Merci, et à bientôt. »

Je me dis : « Dommage, j’aurais bien voulu faire quelques pas dehors, mais tant pis, j’attendrai Brazzaville. » Je me consolai en regardant par le hublot. Une légère brise soufflait. Elle entraînait dans un mouvement perpétuel les hautes herbes qui bordaient la piste d’envol et, grâce au sas resté ouvert, elle parvenait à s’engouffrer dans l’avion. Je pouvais sentir les essences de la nature toute proche. Je fermai les yeux et les souvenirs se bousculèrent dans ma tête. Je me rappelai l’enfant que j’étais, turbulent et futé. J’en faisais voir de toutes les couleurs à ma mère.

« Mesdames et messieurs, veuillez redresser votre siège et attacher votre ceinture, merci. »

L’escale dura plus de temps que prévu. L’après-midi touchait à sa fin au moment de quitter N’Djamena.

Et que dire de mes camarades de jeu ? J’avais encore leurs visages et leurs noms dans ma tête. Il y avait Caillou. On le surnommait ainsi parce qu’il était rugueux et tout en muscle. Je voyais Crios, le bagarreur. Son sobriquet venait d’un vieux péplum italien. L’acteur Giuliano Gemma y campait le rôle d’un esclave gladiateur nommé Crios. Matenta, l’un des meilleurs milieux de terrain des équipes poussins qui participaient au championnat intercommunal de football. Il y avait aussi Édouard qui rêvait d’égaler Mohammed Ali et George Foreman depuis qu’il avait vu le combat du siècle à la télévision. Il avait un sacré punch. Je voyais Ferdinand, mon meilleur ami, avec qui je passais le plus clair de mon temps. Nous allions dans la même école et nous étions dans la même classe. Une semaine sur deux, nous avions école le matin.

On se levait à cinq heures. L’école se trouvait à environ cinq kilomètres de la maison. Il n’y avait pas de transport ni de bus scolaire. Nous faisions le trajet à pied. Ensuite, il y avait ces moments forts des grandes vacances scolaires. C’était la grande saison sèche en juillet et août. Le grand fleuve Congo perdait de son panache. Il maigrissait et laissait transparaître son squelette. Il était moins menaçant. On en profitait pour pêcher et se baigner. Certains jours, munis de chambres à air, nous tentions de traverser le fleuve jusqu’à Kinshasa, distant d’environ six kilomètres. Le pari était, bien entendu, impossible. Nous échouions, la plupart du temps, en aval du fleuve, à la limite des rapides du Djoué.

Après la baignade, nous nous embusquions près des rochers avec nos cannes à pêche pour accrocher une anguille ou un poisson chat. Les journées sans pêche ni baignade étaient consacrées à un job d’été très particulier. Nous étions recrutés comme manutentionnaires par des trafiquants qui faisaient la navette entre les deux rives. Ils convoyaient par pirogues des produits cosmétiques et des produits alimentaires. Une fois les marchandises déchargées sur la rive, il leur fallait les vendre aux particuliers le plus rapidement possible. Notre boulot consistait à remonter sur la corniche le plus de marchandises possible. Puis on disparaissait dans la nature. On se retrouvait à un point de rendez-vous pour être payé.

La police maritime repérait les trafiquants sur leurs rafiots à moteur. Toutes sirènes hurlantes, ils tentaient de les arrêter en tirant en l’air. S’engageait alors une course digne d’un évènement sportif de haut niveau. Les piroguiers étaient fantastiques. Leurs gestes étaient coordonnés et rapides. Le mouvement des pagaies était impressionnant. On assistait à chaque fois à un spectacle sur les eaux troubles du fleuve Congo. À peine arrivés sur le rivage, ils balançaient les marchandises hors des pirogues.

Aussitôt, nous nous en saisissions et une course folle s’engageait dans la broussaille. On entendait derrière nous les coups de sommation et les coups de sifflet, mais il n’était pas question de se retourner. Entre la berge et la corniche, la pente était assez raide, mais on ne s’en rendait pas compte.

Nous n’avions qu’un but, accomplir la mission pour gagner notre argent de poche. Pour un carton sauvé, on pouvait gagner jusqu’à trois cents francs CFA. Les gains étaient évidemment beaucoup plus importants, si on en sauvait plusieurs. Certains jours, on faisait chou blanc. Les trafiquants ne gagnaient pas à tous les coups. Ils étaient parfois interceptés avant d’atteindre le rivage. Les pirogues pouvaient aussi chavirer et ils perdaient toute la marchandise. D’autres fois, les douaniers les attendaient, cachés, dans la broussaille. Ils étaient arrêtés et incarcérés, mais ils étaient rapidement libérés contre une très forte amende. La marchandise était automatiquement saisie. Quant à nous, il ne nous arrivait rien de grave. Il nous était facile de jouer les petits baigneurs.

Nous rentrions sans argent de poche, mais on trouvait toujours d’autres moyens pour gagner quelques francs. La collecte des bouteilles consignées en était un. On dépouillait nos parents de leurs bouteilles de bière ou de limonade. On allait ensuite les fourguer chez l’épicier du coin. Ça rapportait moins, mais c’était toujours ça de gagné. Le soir venu, je me rendais souvent au marché de nuit pour claquer mon argent. Ensuite, je m’offrais le cinéma.

C’était un moment magique de voir ces images défiler devant moi. J’étais transporté et toute la salle l’était tout autant. On vivait le film. On était dans le film. Souvent, lorsque le héros était attaqué par traîtrise, toute la salle criait « attention derrière toi ! » Et aussitôt après, on huait le traître « hou ! hou ! salaud ! » Néanmoins, comme le héros s’en sortait toujours, les applaudissements envahissaient la salle. Avec le mot fin sur l’écran, la chute était brutale, mais je jurais de revenir. Il fallait ensuite rentrer à la maison. Ce qui n’était pas une mince affaire. La plupart du temps, il était vingt heures.

C’était l’heure du couvre-feu pour les mineurs. La police patrouillait dans les quartiers. Les rues étaient désertes. L’heure était grave. Je risquais une nuit au poste si on m’attrapait, et je pouvais y être retenu jusqu’au petit matin. Les mineurs capturés étaient rendus à leurs parents contre une forte amende. Alors, pour éviter ces désagréments, il fallait faire preuve de ruses pour échapper aux policiers.

J’y arrivais parfaitement, car je connaissais mon quartier dans les moindres détails, mais, une fois à la maison, j’étais quand même puni à cause de l’heure tardive. Ma mère me privait de repas, et à chaque fois au réveil, j’étais malade. Je faisais de la fièvre pour avoir été privé de nourriture.

Du coup, elle était aux petits soins pour moi. Elle me préparait de la purée de bissap, le seul aliment que je pouvais avaler quand j’étais dans cet état. Le bissap agissait chez moi comme un médicament. À la mi-journée, je me sentais mieux et je pouvais aller jouer avec mes petits copains. Ma mère ne me donnait pas d’argent de poche. Elle ne pouvait pas se le permettre. Mon père nous avait quittés cinq ans auparavant. Il était parti vivre en France. Nous n’avions de ses nouvelles que lorsqu’il nous envoyait des vêtements tellement grands qu’il fallait les faire retoucher chez le tailleur du quartier. Ma mère devait s’occuper seule de ses sept enfants. Elle devait les nourrir, les habiller et les soigner. Il était donc naturel que nous, les aînés, puissions l’aider. On débordait toujours d’imagination pour trouver un moyen. Un couple de cochons d’Inde pouvait avoir une portée de plusieurs petits. Une fois adultes, on les vendait cinq cents francs l’unité. On allait aussi poser des pièges dans la forêt proche. Les vieux du quartier raffolaient des petits gibiers.

Nous vendions également des mangues ou des avocats devant la maison. J’achetais des paquets de chewing-gum au marché et j’allais les vendre à la pièce devant les bureaux des fonctionnaires au centre-ville. Ainsi j’étais en mesure d’acheter mes fournitures scolaires et d’avoir constamment de l’argent de poche. Mon petit commerce ambulant me permettait de sortir de mon quartier et d’aller rêver devant les grandes maisons avec piscines des hauts fonctionnaires et des expatriés français. Cela me donnait la force et le courage de persévérer à l’école pour devenir quelqu’un d’important. Je me disais toujours que moi aussi je pouvais avoir toutes ces choses. Je m’étais juré de bâtir une maison pour ma mère avec électricité, eau courante et téléphone. Je m’étais juré d’y parvenir.

« Mesdames et messieurs, dans quelques minutes, nous amorcerons notre descente sur Brazzaville. Veuillez préparer vos passeports et vos certificats de vaccination pour les formalités. Merci. »

À l’extérieur, il faisait une nuit noire. J’apercevais des points lumineux un peu partout qui grossissaient progressivement. Je pouvais distinguer des lampes électriques bordant quelques avenues. J’eus à peine le temps d’apercevoir des voitures que l’avion se posait déjà sur la piste de l’aéroport de Brazzaville, et comme le voulait maintenant la coutume, on fit une ovation aux pilotes.

« Le commandant et son équipage espèrent que vous avez fait un bon voyage. Bon séjour à Brazzaville et au plaisir de vous revoir sur nos lignes. »

Ça y est ! J’y suis. Je me sentais bizarre. La joie et la peur surgirent de nouveau en moi. Dix-sept ans, c’était long. Beaucoup de choses s’étaient certainement passées. Beaucoup de choses avaient sûrement changé.

J’en appréhendais les conséquences. Une chaleur étouffante me saisit en sortant de l’avion, je me mis à transpirer. Les passagers se dirigeaient en file indienne vers le bâtiment des formalités. Celui-ci se trouvait à une bonne centaine de mètres. Je me demandai s’il était facile de se soustraire aux contrôles. Je scrutais les alentours tout en marchant. Je fus stupéfait par le déploiement des forces militaires. Il y avait quasiment un militaire armé, tous les dix mètres environ. Ils paraissaient antipathiques. Je transpirais doublement. Les passagers se massèrent aux différents guichets de la douane. L’attente était longue. Les agents procédaient à une fouille complète des bagages à main. Mon tour vint après une bonne trentaine de minutes.

— Votre passeport et votre carnet de santé s’il vous plaît, dit l’agent de police.

Je m’exécutai en lui présentant mes papiers. Il leva les yeux sur moi, puis il ouvrit le passeport. Il me regarda de nouveau et replongea ses yeux sur la pièce d’identité.

— Vous résidez à Paris ?

— Oui.

— Vos parents vivent à Paris ?

— Non, seulement mon père.

— Ah ! quelle est la raison de votre séjour ?

— Je viens rendre visite à ma famille. Passer Noël avec eux.

— C’est très bien ! dit-il en souriant. Il ne faut jamais oublier sa famille et son pays.

— Oh ! Ça jamais ! C’est sacré ! lui répondis-je, soulagé.

— Bien dit !

Il me tendit mes papiers.

— Présentez votre bagage à mon collègue… là-bas !

— Merci.

Son collègue était assez âgé. Il avait l’air sympathique.

— Alors petit ! Qu’est-ce que tu caches là-dedans ?

— Voilà ! Regardez !

Il tomba sur mon lecteur MP3.

— C’est quoi ça ?

— C’est un lecteur MP3.

— Quoi ?

— Un lecteur MP3… Une petite radio.

— Ah bon ! OK, ça va comme ça.

— Merci.

Je fermai mon sac et je suivis la flèche « Bagages ». En repensant aux propos de Paul, je me dis qu’effectivement les choses avaient changé. Je récupérai rapidement mes deux grandes valises sur le tapis mécanique. Je poussai le chariot vers la sortie « Rien à déclarer ». Les agents de police me stoppèrent pour une ultime vérification. La mention « OK » apposée sur chaque valise, je me dirigeai vers le sas qui donnait accès au hall d’accueil. La porte coulissante s’ouvrit. Je me trouvai face à une foule joyeuse, agglutinée derrière les barrières de sécurité. Chacun était là sans doute pour accueillir un être cher. Je ne tardai pas à reconnaître un visage familier, c’était Pierre. Nous nous connaissions depuis une dizaine d’années. On se jeta dans les bras l’un de l’autre.

— Mais… que fais-tu là ? lui demandai-je.

— Je suis à Brazza depuis plusieurs jours déjà, dit-il.

— Comment as-tu su que j’arrivais ?

— Les nouvelles vont vite à Brazza, mon gars ! Alors j’ai voulu te faire la surprise.

— Eh bien, c’est une belle surprise. Ça fait plaisir. Merci.

J’entendis des voix derrière moi : « Kanza ! Kanza ! » Ma mère était là. Je la serrai dans mes bras et tout ce que je trouvais à lui dire c’était : « Mama ! Mama ! Mama! » Elle n’avait pas beaucoup changé. Toujours aussi énergique et souriante. À part quelques cheveux blancs par-ci par-là dans sa chevelure bien nattée, on aurait juré que les années ne l’avaient pas marquée. C’était comme si je la retrouvais après un mois d’absence. Elle était comme je l’avais laissée dix-sept ans auparavant. Je la regardais dans les moindres détails en touchant son visage, sa chevelure, ses mains. Cela l’amusa beaucoup. Je la sentis submergée d’une profonde émotion. Je vis dans ses yeux des petites perles de larmes qui exprimaient tous les bonheurs du monde. J’étais moi-même fou de joie, je n’arrêtais pas de la serrer contre moi.

— Dieu a entendu mes prières ! Alléluia ! dit-elle.

Son visage rayonnait. Elle riait aux éclats. C’était un moment sans pareil. Pierre nous invita à le suivre à l’écart de la foule. Un groupe de personnes vint à notre rencontre. Je reconnus mon petit frère. Il avait à peine sept ans quand j’étais parti, et là, c’était un gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix qui se trouvait devant moi.

— Bonjour, grand frère,dit-il, d’un ton posé.

— Bonjour, Gilbert. Je suis content de te voir.

Il se tourna vers une jeune femme.

— Je te présente Emma, ma femme.

— Bonjour, Emma. Tu es une charmante belle-sœur.

Emma ne comprenait pas le français. Elle parlait une langue du nord. Gilbert se chargea de traduire mes mots. Elle réagit au compliment par un sourire radieux.

Ma mère continua les présentations.

— Te souviens-tu d’elle ?

— Non.

— C’est elle qui t’a fait passer un certain jour de l’an à l’hôpital pour avoir confondu l’eau et le pétrole.

— Ah oui ! C’est Sylvia. Elle devait avoir 15 mois à l’époque !

— Bonjour, Sylvia ! Tu vas bien ?

Les yeux baissés, elle me répondit en acquiesçant de la tête.

— Lui, c’est le petit voyou ! C’est Brice.

— Salut toi !

— Salut !me répondit-il avec un sourire de petit diable.

Il me débarrassa du bagage à main. Nous nous dirigeâmes à l’extérieur vers les taxis. Il était déjà vingt heures trente et il faisait nuit noire. Il fallait s’organiser. Pierre souhaitait m’héberger chez lui. Je lui fis comprendre qu’il fallait en parler à ma mère.

— Mama Jacqueline ! dit-il en se tournant vers ma mère. Si tu permets, Kanza peut s’installer chez moi pour ne pas être trop dépaysé. Qu’est-ce que tu en penses ?

Ma mère resta silencieuse un instant avant de dire :

— Je ne sais pas… c’est Kanza qui doit décider.

Je ne voulais pas contrarier ma mère, mais Pierre avait raison. Ma vie à la française nécessitait un minimum de confort. Chez ma mère, tout était à l’extérieur de la maison. L’unique robinet d’eau se trouvait dans la cour. La douche était dans un coin de la parcelle. Quant aux toilettes, c’était une fosse septique située également à l’extérieur de la maison. La nuit, elle grouillait de gros cafards volants. Je décidai d’aller chez Pierre. Il me fallait néanmoins rassurer ma mère.

— Tu sais maman, c’est juste pour passer les nuits. Je serai chez toi tous les jours.

Un sourire illumina de nouveau son visage.

— Tu sais que ça porte malheur d’être l’hôte d’une autre personne que sa mère ? dit-elle.

Pierre et moi réagîmes presque en chœur.

— Ah ! Les superstitions des vieux !

Deux taxis nous déposèrent chez Pierre. À peine arrivé, je m’éclipsai dans la salle de bain pour faire peau neuve et changer de vêtements. Pierre et Gilbert m’aidèrent à déballer mes affaires. Il était vingt-deux heures lorsqu’on raccompagna ma famille. L’un des taxis nous ramena chez Pierre. J’étais exténué. Je n’avais qu’une envie ; dormir.

— Bonne nuit, Pierre.

— Bonne nuit, Kanza.

— Merci pour tout.

Le sommeil ne vint pas malgré la fatigue. J’étais excité à l’idée de revoir mon quartier. Je me demandais ce que le temps m’avait réservé comme surprise. Je savais que j’allais y trouver du changement, mais je me demandais à quel point. Je me demandais si j’allais reconnaître les lieux que je fréquentais. Tout était si loin dans mes souvenirs. Ça faisait tellement longtemps, beaucoup trop longtemps.

2

Le chant du coq m’arracha du lit. Nous étions le samedi 21 décembre. Je fis rapidement ma toilette et je décidai de commencer la journée par une visite dans le quartier de mon enfance. Il fallait prendre la grande avenue goudronnée. Elle se trouvait à un demi-kilomètre de chez Pierre. Je me mis en route pour une promenade matinale.

C’était la saison des pluies. La terre humide du matin parfumait l’air de ses essences. La végétation était d’un vert éclatant, comme si, dans la nuit, la nature avait fait sa toilette pour se présenter dans toute sa splendeur à la lueur du jour. Les manguiers croulaient sous le poids de leurs fruits et les oiseaux chantaient l’hymne à la vie. C’était Brazzaville la verte telle qu’on la surnommait. Je prolongeai ma promenade pour profiter des dons de la nature. Il était dix heures lorsque je me retrouvai à Bacongo. Le soleil brillait. Je pris l’avenue des Trois Francs. Je la longeai pour arriver à l’école primaire.

L’école n’avait pas changé après tant d’années. Les bâtiments avaient encore la même couleur. De l’orange vieilli qui trahissait un manque d’entretien. Je me plantai devant l’école et une foule de souvenirs se bousculèrent dans ma tête. Je revoyais ma première année scolaire. J’avais six ans et j’entrais en CP. Je savais lire et écrire les lettres de l’alphabet. C’était un jeu pour moi de compter, additionner ou soustraire. Ma préférence allait à l’écriture. J’aimais l’école. Je voulais toujours apprendre. Ma maîtresse était une femme remarquable. Elle était souriante. Tous mes petits camarades l’aimaient beaucoup. Je n’avais pour elle que respect et admiration. Aussi je ne voulais jamais la décevoir. Ma mère l’avait remarqué et elle ne tarda pas à en profiter lorsque je tombai malade dans l’année scolaire. Je ne me souvenais plus de quels maux je souffrais, mais je me souvenais que le médecin avait prescrit des piqûres. J’avais horreur des piqûres. Il n’était pas question de m’emmener chez l’infirmière. Alors, sans que je ne le sache, elle alla voir ma maîtresse pour lui demander son aide. Le lendemain, à la sortie des classes, celle-ci m’appela.

— Alors, comme ça on n’aime pas les piqûres ?

Je baissai la tête.

— Dorénavant, c’est avec moi que tu iras faire tes piqûres, d’accord ?

— Oui, lui répondis-je, très gêné.

J’étais pris au piège. Je n’avais plus qu’à faire preuve de courage. Cette période des piqûres fut pour moi un grand moment de bonheur. J’avais le privilège d’être en compagnie de ma maîtresse en dehors de la classe. Un coup de klaxon me fit sursauter. J’étais en plein milieu de la rue. Je me jetai sur le côté. En me rapprochant des bâtiments, un bruit de tôle me fit lever la tête. La toiture me rappela ma quatrième année dans l’école. Nous étions en classe lorsque les nuages couvrirent le ciel.

Un vent se leva rapidement. Il gagna en force et devint un véritable ouragan. Les instituteurs avaient reçu la consigne de nous garder dans les classes. Ils nous rassurèrent et continuèrent leur cours comme si de rien n’était. Puis tout alla très vite. Un grand craquement se fit entendre. Le vent arracha une partie de la toiture du bâtiment où se trouvait ma classe. Ce fut la panique. Tout le monde se rua vers la porte. À peine étais-je dehors qu’un pan de mur s’écroula, emprisonnant certains élèves. En compagnie d’autres enfants, je me portai au secours de ceux que nous pouvions voir ou entendre crier. De toute façon, les cris venaient de partout, des classes, des bâtiments, de la cour, de la rue. Tout le voisinage était en alerte. Quelques minutes plus tard, des adultes étaient sur les lieux pour aider à dégager les enfants.

— Partez ! Sauvez-vous ! nous criaient-ils. Éloignez-vous des bâtiments ! On s’occupe des autres !

Je courais sans savoir où j’allais. Le sable m’aveuglait. Le vent soufflait de plus en plus fort. Les tôles, arrachées violemment des toitures, volaient au-dessus de ma tête. Les arbres courbaient l’échine. Les safous, les mangues, les avocats, les papayes se comptaient par centaines au sol, littéralement arrachés des arbres. En temps normal, cela eût été une aubaine. Il aurait suffi de se baisser pour ramasser tous ces fruits. Mais là, c’était plutôt l’enfer qui nous tombait dessus. Je réussis finalement à me mettre à l’abri. Les sirènes des ambulances commencèrent à hurler.

En peu de temps, la rue Guynemer et l’avenue des trois francs étaient remplies de véhicules. Des hommes en blanc couraient dans tous les sens en portant des civières. Des parents désemparés erraient ici et là à la recherche de leurs enfants. Dans ce chaos, j’aperçus mon père, ma mère et un de mes frères. Je me précipitai vers eux. Ils étaient soulagés de me voir sain et sauf. Je sus que ma grande sœur était blessée. Un clou s’était enfoncé dans son pied au niveau du talon. Sa blessure était profonde, mais il ne fallait pas s’inquiéter. Elle avait été soignée et tout allait bien.

Le vent s’arrêta. Les rumeurs allèrent bon train autour de nous. Certains parlaient de plusieurs enfants blessés, victimes de l’effondrement des murs. D’autres disaient que les tôles, emportées par le vent, avaient causé d’énormes dégâts, et même tué des enfants. Les familles n’avaient, pour la plupart, aucune information au sujet de leurs enfants. Le doute et l’inquiétude régnaient dans les esprits. Malheureusement, au fil des heures, le bilan confirmait ces sentiments. Le lendemain, je sus que je ne reverrais plus certains de mes petits camarades, ni à l’école ni dans le quartier. Ce fut l’expérience la plus douloureuse que j’avais eu à vivre dans mon enfance.

Des cris d’enfants m’arrachèrent à mes souvenirs amers. Ils jouaient à celui qui fera le plus de flips arrière. Cela me fit sourire. Je me dis que nos jeux étaient toujours aussi casse-cou. Je m’éloignai de l’école des trois francs. Je me dirigeai vers le fleuve Congo. J’empruntai la rue M’Bama. Je débouchai sur la corniche. Je la longeai sur une centaine de mètres pour prendre l’une des pistes qui menaient au bord du fleuve.

Ces pistes servaient de passage aux femmes du quartier pour accéder à leurs jardins potagers où elles cultivaient de nombreux légumes comme l’endive, la laitue, l’igname, la patate douce, le maïs, l’aubergine et autres produits maraîchers. Le fleuve était en cru pendant la saison des pluies. Il repoussait ses limites jusqu’aux jardins potagers proches des berges, au grand dam des propriétaires. Les nénuphars, encore plus nombreux qu’à l’accoutumée, verdissaient la surface de l’eau.

C’était la période des baignades interdites où le silence était roi au bord du fleuve. Je restai une bonne dizaine de minutes à contempler cette étendue d’eau tranquille aux multiples dangers. Je décidai de remonter la piste jusqu’à la corniche. Je pris le même itinéraire qu’à l’aller. Ma visite me conduisit dans la rue Béranger à Bacongo. C’était la rue de mon enfance. La maison était au numéro 142. Cette voie qui, enfant, me paraissait immense était tout simplement une ruelle dans laquelle pouvait à peine passer une voiture. Quant à ma maison, elle n’avait pas changé, mais elle n’appartenait plus à ma famille. Je n’osais donc pas entrer dans la parcelle. Je longeai la rue Béranger dans l’ordre décroissant des numéros. J’espérais reconnaître un visage, mais en vain. Les gens que je croisais m’étaient inconnus. D’ailleurs, aucun d’eux ne semblait me connaître. Le miracle se produisit au numéro 115. J’entendis une voix s’écrier : Kanza ! Kanza ! Elle provenait d’une des fenêtres de la maison. Je scrutais les alentours, mais je ne vis personne. « Voilà que j’entends des voix ! » me dis-je. Soudain, le portail du 115 s’ouvrit. Un jeune homme apparut. Il se dirigea vers moi.

— Alors le parisien, on est de retour ? dit-il avec un grand sourire.

C’était Pascal. On se serra la main vigoureusement avant de se tomber dans les bras. Il m’invita à entrer. Le temps ne l’avait pas marqué. Il avait ce même visage juvénile avec un corps d’adulte.

— Grand-père ! Grand-père ! s’écria-t-il.

— Kanza est là ! il arrive de France ! Tu sais ! le fils de ma'Jacqueline !

Il me fit signe de le suivre dans la maison. Au salon, je vis un vieil homme aux yeux éteints qui s’occupait à ramasser des objets à tâtons. Ayant senti notre présence, il se dressa et dit en kikongo :

— Bonjour, jeune Kanza, tu reviens au pays ?

Je saisis sa main qu’il tendait dans le vide et la serra. À sa question, je répondis dans un kikongo très approximatif.

— Oui, je suis de retour.

Il esquissa un sourire édenté. C’était vieux Kimbika, comme on l’appelait dans le temps. Le plus étonnant, c’est que lui non plus n’avait pas vraiment changé. C’était toujours le même vieillard qu’avant. Pascal, comme s’il avait lu dans mes pensées, murmura.

— Il a maintenant 115 ans.

— C’est un record de longévité, lui dis-je.

Il acquiesça.

— Oui. Mais on voit qu’il va de moins en moins bien.

— Il faut donc beaucoup s’occuper de lui maintenant, lui dis-je en regardant le vieux Kimbika.

— C’est ce que nous faisons depuis pas mal de temps.

Comme pour couper court à nos messes basses, il se mit à parler.

— Comment va le pays de De Gaulle ?

— Bien. La vie y est difficile, mais ça va.

— Tu sais que je suis ancien combattant ?

— Non, je ne le savais pas.

— Eh oui. J’ai fait la guerre en France contre les Zalmas.

Je me tournai vers Pascal pour qu’il me traduise ce mot bizarre.

— Les Allemands, me souffla-t-il.

— Ah oui ?

Il me raconta sa guerre de A à Z. Depuis son incorporation dans l’armée coloniale qui l’obligea à quitter son village natal pour Brazzaville et, plus tard, pour la France. Dans son récit, un mot revenait souvent. C’était le mot souffrance. Une souffrance due au froid, à la neige, à la faim, à la fatigue physique et morale, à la longue séparation avec les siens, à la perte des camarades. La voix tremblante du grand-père trahissait une amertume vis-à-vis de la France. Ce grand pays dont il défendit la cause et qui ne l’avait jamais remercié. Cela me fit penser que sur les monuments à la mémoire des martyrs, des héros, des soldats des deux grandes guerres, je n’avais jamais vu de noms comme Kimbika, Mamadou, Kouyaté. Je le comprenais.

— Dieu a voulu que j’en revienne vivant. Il m’a fait don d’une vie longue et prospère. Amen, conclut-il.

Avant de le quitter, il me cita de nombreux proverbes qui faisaient office de conseil et de mise en garde. Cela disait : « Un homme déraciné ne doit en aucun cas oublier sa culture, de peur de perdre son identité. » Ou encore : « Celui qui revient de loin pour revoir les siens est béni de Dieu. Il aura d’énormes ressources spirituelles pour faire face à la vie de tous les jours. » Je pris congé en lui promettant de revenir le voir durant mon séjour. Pascal décida de m’accompagner. En chemin, nous parlions de nous, de nos situations sociales et familiales. Lui était stagiaire en architecture et vivait avec une femme. Quant à moi, je lui dis que j’étais artiste-danseur et que je vivais avec quelqu’un. Un bref étonnement se dessina sur son visage.

— Une femme ?

— Oui, une femme.

— Congolaise ?

— Non.

— Elle est blanche ?

— Non, elle est d’origine indienne.

— Indienne ?

— Oui ! De l’Inde !

— Ah ! Le pays des magiciens.

Cela me fit sourire. L’idée qu’on se faisait de l’Inde chez nous était purement cinématographique. On ne connaissait ce grand pays qu’à travers son cinéma populaire. Les films indiens ne reflétaient pas l’image réelle de l’Inde et de ses habitants, mais plutôt celle fictive de l’Inde imaginaire où Dieux, démons et humains cohabitaient dans un univers d’enchantement. La magie y avait une grande place. Chemin faisant, nous débouchâmes au marché Total, du nom de l’ancienne station d’essence. C’était l’un des plus grands marchés de Brazzaville, ouvert sept jours sur sept, constamment rempli de monde, et ce à toute heure de la journée. Il fallait le voir pour le croire. Je me noyai dans un énorme brouhaha. Les marchands ambulants arpentaient les allées. Ils vendaient tout et n’importe quoi, même des médicaments. L’administration du marché les tolérait. Ceux qui payaient la taxe bénéficiaient d’un étal. Les marchands étaient disposés par secteur, selon la nature des denrées ou marchandises qu’ils vendaient. Ainsi on pouvait trouver les bouchers réunis dans un même secteur, les poissonniers suivaient à quelques étals. Les viandes de bœuf et de porc, les gibiers tels que le phacochère étaient posés sur la table, bordées de blocs de glace qui fondaient rapidement sous la chaleur. Les vendeurs se servaient du papier journal pour se ventiler et chasser les milliers de mouches qui se jetaient sur leur gagne-pain.

Chez les poissonniers, les espèces pêchées en mer se mêlaient à celles d’eau douce. L’odeur était tellement forte qu’il était difficile de s’y attarder. Plus loin, les vendeurs de légumes n’avaient de cesse d’arroser leurs produits cueillis ou arrachés de terre le matin même. Il y avait là de l’endive, de la laitue et d’autres variétés que je ne connaissais pas. Il y avait aussi des pommes de terre, des patates douces, des ignames, des carottes, des aubergines, des concombres, des courgettes.

Les étals, coiffés de tôles, donnaient à ce grand marché, pourtant à ciel ouvert, un air de marché couvert. En nous enfonçant au cœur du marché, nous débouchâmes dans une zone où les marchandises étaient étalées sur des nattes et des tissus en toile de jute posés à même le sol.

C’était la brocante du marché où tout le monde pouvait venir vendre des objets usagés. On ne s’y attarda pas. Pascal m’entraîna dans le secteur des produits cosmétiques et du textile. Les tissus étaient variés et richement colorés. Ici et là, on voyait du wax, du java, du basin. Il y avait aussi du prêt-à-porter bas de gamme et des vêtements confectionnés comme les boubous. Chose étonnante, la plupart des tissus étaient fabriqués en Hollande, en Allemagne ou en Chine.

Il était déjà midi et demi lorsque Pascal proposa de m’accompagner chez ma mère pour la saluer. On emprunta la route du Djoué avant de bifurquer dans la rue Kimba, jusqu’au no108 bis où elle vivait. Tout le voisinage avait été mis au courant de ma venue. Ils étaient tous curieux de voir l’un des grands enfants de ma' Jacqueline qui vivaient en France. Ma mère vint à ma rencontre. Elle m’enlaça avec toute la tendresse d’une maman fière et comblée, puis elle tendit les bras au ciel.