Bienvenue au village des rêves - Laurent Bobinet - E-Book

Bienvenue au village des rêves E-Book

Laurent Bobinet

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Beschreibung

Après une paisible sortie en famille, Fabrice et Carole se retrouvent piégés dans un village étrange. Leur rêve de passer un bon moment se transforme vite en cauchemar et entraîne leur inquiétante disparition. L’adjudant Dominique Vérant et son collègue Théodore Boiteau, chargés des investigations aux tumultueuses péripéties, sont loin de se douter des surprises que cette enquête leur réserve. La région de la Brenne, avec ses forêts profondes et ses étangs marécageux, sert d’écrin à ce récit.

À PROPOS DE L'AUTEUR

À travers ses écrits, Laurent Bobinet veut, avant tout, emporter ses lecteurs dans des aventures divertissantes, mêlant suspense, amour et fantastique. Il débute son premier roman en 2019 et avec "Bienvenue au village des rêves", il en est à présent à son sixième.


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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Bienvenue au village des rêves

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Laurent Bobinet

ISBN : 979-10-422-1482-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fais de ta vie un rêve, et d’un rêve, une réalité.

Antoine de Saint-Exupéry

 

Il faut savoir se prêter au rêve lorsque le rêve se prête à nous.

Albert Camus – « Noces »

 

On ne naît pas femme, on le devient.

Simone de Beauvoir,

« Le Deuxième sexe », 1949

 

Les hommes sont des femmes comme les autres.

Groucho Marx

 

 

 

 

 

Du même auteur

 

 

 

Le Souterrain, CoolLibri, 2020 ;

 

Le Collier de Belle-Assez, Edilivre, 2022 ;

 

Retour à Slano, Librinova, 2021 ;

 

La Prophétie des Cinq Lunes, Edilivre, 2022 ;

 

Où cours-tu, Charly ?, Librinova, 2022.

Prologue

 

 

 

Parc naturel régional de La Brenne, département de l’Indre

Dimanche 3 mars 2019

 

Les phares éclairaient faiblement la petite route de campagne et ce n’était pas ce qui inquiétait le moins Fabrice qui n’osait plus mettre ses feux de route depuis qu’il avait détecté des signes de faiblesse dans le système d’éclairage de sa Peugeot 407 SW qui n’affichait pourtant que cent vingt-trois mille kilomètres au compteur.

— Ça recommence ? lui demanda Carole qui avait remarqué elle aussi ce détail depuis leur départ du domicile de ses parents.
— Ouais… ça m’inquiète.
— Tu avais dit que tu aurais demandé à mon père de regarder la batterie. Il aurait pu la mettre à recharger pendant qu’on déjeunait.
— Logiquement, la batterie se recharge en roulant ! répondit Fabrice un peu trop vivement.
— Chut ! Tais-toi ! Les enfants se sont endormis.
— Non, mais j’comprends pas. Elle est passée en révision, il y a trois semaines. Elle ne m’a jamais fait ça depuis. Il n’y a qu’à l’aller qu’elle a commencé à déconner.
— Pff ! On n’aurait pas dû repartir si tard. Tu aurais dû me le dire.
— Tes parents ont tellement insisté pour qu’on reste dîner. C’est vrai qu’ils ne reverront peut-être pas les enfants d’ici les prochaines vacances de printemps.
— Oui, c’est sûr. J’ai promis à ta mère que ce serait à son tour de les avoir fin avril.

Il leur fallait quasiment deux heures de route pour rejoindre Sammarçolles, dans le département de la Vienne où ils habitaient, depuis Arthon, petite commune de l’Indre où résidaient les parents de Carole. Le trajet n’était qu’une succession de routes départementales relativement étroites qui traversaient de part en part le parc régional de la Brenne. La portion sur laquelle il roulait prudemment ne comportait pas de lignes de rives, et même si la route était rectiligne, Fabrice aurait bien aimé pouvoir activer les pleins phares afin d’être mieux guidé pour ne pas trop frôler l’accotement lorsqu’il croisait de rares véhicules en sens inverse. Il ne prenait même pas le risque de faire des appels de phares aux voitures d’en face, lorsque celles-ci l’éblouissaient en oubliant de passer des feux de route aux feux de croisement, ce qui l’agaçait particulièrement.

Dans cette nuit noire, la succession des prairies qui se devinaient de part et d’autre de la route donnait l’impression de rouler dans un tunnel noir. Puis, des taillis de saules et des rangées de chênes têtards s’étaient échelonnés au long du trajet démontrant la présence de zones humides à proximité. Enfin, les grands arbres s’étaient, petit à petit, rapprochés de la chaussée lorsque le véhicule avait pénétré dans l’imposante forêt domaniale de la Brenne. Hormis dans les zones où des coupes de bois avaient été réalisées, les hautes branches des arbres se rejoignaient presque de part et d’autre de la route.

— Oh, que je n’aime pas passer ici en pleine nuit, murmura Carole, c’est sinistre, je trouve !
— Tu dis exactement le contraire lorsqu’on y passe le matin en automne, je te fais remarquer, lui répondit Fabrice.
— Ah, oui, forcément, en automne, c’est magnifique… Lorsque le soleil fait ressortir l’éventail des couleurs des feuilles, c’est fabuleux. Mais c’est en plein jour. Là, de nuit, c’est lugubre. On n’a pas intérêt à tomber en panne ou je deviens folle !

Fabrice surveillait son tableau de bord, qui, de façon inquiétante, s’éteignait par intermittence.

— Arrête ! Ne parle pas de malheur ! répondit-il en faisant un petit clin d’œil à sa femme. On a encore une bonne heure de route… Allez, titine… Tu ne nous lâches pas, hein ? marmonna Fabrice à l’attention de sa voiture en caressant son volant.

Fabrice et Carole s’étaient rencontrés il y a onze ans au Festival Ludique International de Parthenay, dans les Deux-Sèvres. Tous deux, amateurs de jeux de plateaux et de stratégie, avaient eu l’occasion de jouer sur plusieurs stands avec leurs amis respectifs et étaient restés ensemble jusque tard dans la nuit. Ils étaient immédiatement tombés amoureux l’un de l’autre. Ils s’étaient installés à Loudun où Carole travaillait et avaient rapidement eu envie de fonder une famille. Leurs difficultés pour avoir leur premier enfant avaient renforcé leur couple et leur bonheur familial faisait plaisir à voir.

La lune n’était pas encore montée dans la voûte céleste et ne se montrait pas encore. Des nappes de brume s’invitèrent sur l’asphalte lorsque la voiture arriva vers la zone des étangs.

— Manquait plus qu’çà ! rouspéta-t-il.

Il faut dire que ce grand parc régional de la Brenne rayonnait sur plus de cinquante communes et disposait de plus de trois mille étangs et zones de marais. Fabrice et Carole avaient l’habitude de cette route qu’ils empruntaient plusieurs fois par an, mais rarement de nuit.

Au vu de ces langues de brouillard éparses, Fabrice ralentit un peu plus l’allure. La zone, éclairée par les phares, paraissait rétrécir au fil des kilomètres, obligeant Fabrice à écarquiller les yeux.

Et puis, ce fut le trou noir !

La voiture poursuivit sa route en roue libre, n’étant plus alimentée par le moteur. Le tableau de bord s’était éteint en même temps que les phares.

— Merde ! jura Fabrice, ne retenant pas son juron.

Il freina et guida sa voiture vers l’accotement qui, heureusement, était assez large sur cette portion de route.

— Regarde, là ! désigna Carole de son doigt. Un grand chemin part vers la droite !

Fabrice, qui avait mis la boîte de vitesse au point mort pour profiter de l’inertie, parvint à guider la voiture vers l’endroit indiqué. Après le silence soporifique de la première partie de trajet, le bruit et les secousses surprirent les occupants.

Les enfants, soudainement ballottés, se cognèrent le crâne contre les vitres latérales arrière et se réveillèrent en sursaut.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Romain, le plus âgé, qui venait d’avoir sept ans.
— On est en panne, mon chéri, mais t’inquiète pas, ça va aller, répondit Carole. Papa s’est arrêté sur le côté pour voir ce qui se passe. Rendors-toi.

Fabrice avait arrêté le véhicule dans le chemin à quelques dizaines de mètres de la chaussée. Des lambeaux de brume entouraient la voiture.

— Nous voilà dans de beaux draps ! souffla Fabrice.

Malgré l’obscurité, il vit les gros yeux que roulait Carole en lui faisant un signe de tête désignant les enfants qui n’avaient pas besoin d’être apeurés.

— Bien sûr… Pas de réseau ! chuchota-t-il en regardant son téléphone portable. En plus, je n’ai presque plus de batterie.

Carole fouilla dans son sac à main et prit son smartphone qui refléta une lumière bleutée sur son visage lorsqu’elle l’activa.

— Ça va… Moi, j’ai encore de la batterie, mais, comme toi, je n’ai aucun réseau. Comment fait-on ?
— Je sors. Je vais essayer d’arrêter une bagnole.
— Ce serait bien qu’on ait un peu de chance, car on n’en a pas croisé des masses depuis qu’on a pris cette départementale, lui murmura Carole.

Fabrice sortit de l’habitacle et ferma doucement la porte. Il contourna la voiture et en ouvrit la porte du coffre pour attraper son manteau posé sur la plage arrière. Puis, il alla se poster sur le bord de la route. Il sortit son paquet de cigarettes de sa poche et s’en alluma une.

Il n’était plus le grand fumeur qu’il avait été et se contentait désormais de deux paquets par semaine. Tout juste âgé de quarante ans, Fabrice, autrefois sportif, s’était légèrement arrondi après avoir complètement arrêté de fumer à la naissance de Ghislain, son petit dernier de quatre ans. Celui-ci avait contracté une infection pulmonaire quelques semaines après sa naissance, et Fabrice en avait nourri un sentiment de culpabilité.

Il avait cependant renoué avec la cigarette au début de l’année dernière lorsqu’il avait perdu son emploi de responsable d’une ligne de production dans une usine de chaussures aux Trois-Moutiers, commune située à une quinzaine de kilomètres de Sammarçolles. La marque avait délocalisé toute sa production au Maroc et la plupart des salariés avaient bénéficié d’un plan de sauvegarde de l’emploi qui n’avait de sauvegarde que le nom pour ne pas le désigner tel qu’il était vraiment : un plan de licenciements.

Des formations avaient été proposées à la plupart des salariés tandis que pour certains chanceux, un reclassement avait été trouvé. C’était le cas de Fabrice qui travaillait, depuis, dans un entrepôt logistique à Savigny, dans le département voisin d’Indre-et-Loire, fort heureusement pas très loin de son lieu de résidence. Mais ce changement avait été source de stress et du retour de la cigarette dans sa vie. Il avait perdu aussi quelques cheveux, mais conservait encore une belle tignasse brune. Ses yeux foncés et sa barbe lui conféraient une allure posée et rassurante.

Carole, qui l’apercevait dans le rétroviseur, se mit à fredonner doucement une chanson enfantine, autant pour rassurer ses enfants qu’elle-même. Romain, les yeux grands ouverts dans cette obscurité angoissante, resta muet, mais Ghislain se mit à chanter avec sa mère, tout en gardant son pouce dans sa bouche et son doudou collé sous son nez.

Carole allait, dans quelques mois, avoir le même âge que son mari et était, contrairement à lui, très sportive. Elle était Atsem1 à l’école maternelle de Loudun, chef-lieu de canton du nord du département de la Vienne, situé tout près de Sammarçolles. Ses cheveux châtains et mi-longs s’accordaient parfaitement avec ses yeux bleus qu’elle marquait d’un petit trait de crayon noir pour souligner son regard.

Au bout d’un moment, lassée de chanter, elle s’arrêta en voyant Fabrice, découragé lui aussi par le silence pesant de la nuit, revenir vers la voiture.

— Bon… Pas un chat sur cette satanée route, dit-il.
— Papa, papa… J’ai peur. Je veux rentrer à la maison, geignit le petit Ghislain.
— Il n’arrête pas de gémir, chuchota Carole en levant les yeux. Faut qu’on trouve une solution.
— Je sais, mon bonhomme, répondit Fabrice à son garçon. Mettez vos manteaux. J’ai cru voir une lumière un peu plus loin, ajouta-t-il à l’attention de Carole. Je n’ai pas envie de vous laisser tous les trois ici. On va y aller tous ensemble. On ne doit pas en être très loin. On va longer la route et on va repiquer en direction de cette lumière un peu plus loin au travers des bois.
— Tu crois que c’est plus prudent que de rester ici à attendre ?
— Si je me suis trompé, on pourra toujours revenir… Ça leur fera prendre l’air… et puis, on aura peut-être du réseau un peu plus loin.
— Oui, tu as raison.

Carole enfila son gros manteau en tricot et vêtit les enfants de leur blouson fourré. Fabrice voulut verrouiller les portes par la fermeture centralisée de sa clé, mais cela ne fonctionna pas. Il en fut quitte pour fermer sa voiture en introduisant la clé dans chaque serrure. Et ils se mirent en route.

Après une centaine de mètres de trajet, Fabrice et Carole aperçurent, en retrait de la route, une vieille pancarte mangée par les ronces et dont les inscriptions disparaissaient sous la mousse et le lichen. Carole prit son smartphone et en activa la lampe de poche.

— Vi… llage… des R ? Village des quoi ? T’arrives à lire, toi ?
— Village des Roses, non ? C’est quasiment effacé. Mais, bon… « Village, cinquante mètres à droite »… C’est peut-être par là que j’ai vu de la lumière. Ah, tiens ! Regarde, tu vois là-bas ?
— Euh… c’est plutôt vacillant et intermittent, mais oui, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose.
— C’est peut-être les branches et la brume qui occultent la lumière par moment.
— Tu as du réseau ? demanda Fabrice qui regarda son téléphone en même temps.
— Non. Pareil que tout à l’heure.
— C’est encore loin ? demanda Romain.
— Venez, les enfants. Il y a probablement une maison pas très loin, d’où l’on pourra appeler un dépanneur, les encouragea Carole.

Effectivement, quelques dizaines de mètres plus loin, une petite route, introduite par un panneau mentionnant une impasse, s’enfonçait dans la forêt. La voie tenait presque plus du chemin forestier que d’une route tant les herbes la recouvraient. Les racines des arbres les plus proches soulevaient le bitume, qui ne datait pas d’hier, en de multiples endroits, de nombreuses branches le parsemaient, obligeant Carole à laisser sa lumière de téléphone constamment allumée pour assurer la bonne marche de la troupe.

— Ça va me bouffer toute ma batterie, pensa-t-elle…

En suivant la petite route, ils arrivèrent bientôt à un large portail métallique qui fermait une haute clôture de grillage. Un panneau mentionnait « Entrée interdite – Propriété privée ».

— Mince ! dit Fabrice. Pourtant, il y a bien une lumière là-bas, pas très loin.
— On peut peut-être appeler. Ils vont nous entendre, proposa Romain.

Fabrice suivit le grillage sur quelques mètres.

— Hop, Carole ! Par là… il y a un trou dans le grillage. Viens m’aider. On peut tenter de l’agrandir.

Fabrice et Carole attrapèrent chacun un bout de grillage et tirèrent dessus de toutes leurs forces. Quelques mailles cédèrent, laissant une ouverture suffisante pour s’y faufiler.

— Allez, les enfants, passez les premiers, proposa Fabrice. OK. Vas-y toi, maintenant, Carole.

En se glissant à quatre pattes dans l’interstice, Carole resta accrochée par son manteau de laine à un crochet de grillage.

— Attends ! Ne bouge pas ! lui cria Fabrice.

Il la dégagea, en tirant sur les mailles du manteau, puis passa à son tour.

Après avoir marché durant un moment qui leur parut très long, et alors que la lumière vacillante leur paraissait pourtant s’éloigner toujours plus, des maisons, masquées par la brume nocturne, se dessinèrent bientôt devant eux. En s’avançant, ils eurent une drôle d’impression. La lueur qui les avait attirés était celle d’une lampe qui se balançait sous une pergola dont la verrière était cassée. La plupart des maisons avaient des formes bizarres, comme sorties d’un rêve. La lumière vacillante leur donnait presque vie et les ombres créées serrèrent les estomacs des deux adultes qui, chacun d’eux, entourèrent leurs enfants de leurs bras en guise de protection.

De petites maisons s’échelonnaient de part et d’autre de cette rue en retrait de trottoirs envahis d’herbes et de ronces qui habillaient sinistrement les réverbères éteints et comme guillotinés de leur réflecteur pour certains d’entre eux.

Ils étaient dans une rue d’un village semblant inhabité… un village fantôme !

Fabrice et Carole se regardèrent tout à coup. Une odeur particulière montait à leurs narines. Ils se questionnèrent du regard pour tenter d’identifier cette fragrance, pas désagréable au demeurant, qui les enveloppait de plus en plus.

Bientôt, les candélabres s’allumèrent un à un tout au long de la rue. Même ceux qui leur avaient semblé étêtés au premier coup d’œil avaient retrouvé leur bec de lumière. Les trottoirs s’éclairèrent et retrouvèrent par la même occasion un bel aspect propre et entretenu. Les maisons semblèrent soudainement habitées d’une vie intérieure puisque de la musique émanait de certaines d’entre elles et, depuis d’autres, des discussions transpiraient des murs de pierre.

Fabrice et Carole se regardèrent et respirèrent un grand coup, voyant la vie animer ce village providentiel. Ils partirent d’un grand rire, entraînant leurs enfants dans leur hilarité. Ils se sentaient à la fois soulagés et heureux, déchargés de toute tension, oubliant presque la raison de leur présence.

— Maman, regarde, s’écria Romain en secouant le bras de sa mère, il y a quelqu’un qui nous fait signe devant la maison là-bas… Je crois bien que c’est une fontaine à chocolat à côté de lui. On y va, oh, dis, maman, on peut y aller.

Oui, cela leur sauta à l’esprit. C’était bien une odeur de chocolat chaud qui leur chatouillait les narines depuis quelques minutes.

— Regardez, on va demander au monsieur de la fontaine quel est ce charmant village, répondit Fabrice.

Ils s’approchèrent, mais virent rapidement que le monsieur en question n’était, en fait, qu’un automate, dont le tronc, surmonté d’une tête affublée d’une perruque de valet du dix-huitième siècle, était fixé à une fontaine disposée sous une pergola éclairée d’une guirlande multicolore. Ses gestes fluides reproduisaient à la perfection ceux d’un humain.

La bonne odeur de chocolat faisait saliver toute la petite famille. Il tendit un gobelet du breuvage tiède aux enfants qui s’en emparèrent et burent avec délectation. Fabrice et Carole se laissèrent tenter aussi.

— Je n’ai jamais bu un chocolat chaud aussi délicieux depuis celui que me préparait ma grand-mère lorsque j’étais enfant, avoua Carole.
— Tu m’as juste ôté les mots de la bouche. Moi, il me fait penser à ceux que ma mère touillait longuement dans une casserole et que je savourais en rentrant de l’école, répondit Fabrice.

La panne était oubliée, ainsi que leur situation précaire. Ils avaient envie de goûter l’instant présent et des rires d’enfants qui montaient depuis le bout de la rue les remplissaient de gaieté et de contentement.

L’automate tendit le doigt vers l’entrée de la maison, et, lui rendant leurs gobelets, ils suivirent son invitation. Un panneau coloré mentionnait « Rêves de Gourmandise » au-dessus de la porte.

Dès le seuil, Fabrice et Carole s’aperçurent que Romain et Ghislain étaient affublés d’un déguisement de Superman pour le premier et de pirate pour le petit. Des buffets étaient servis avec opulence et chacun put, à satiété, combler le petit creux qui s’était ouvert dans leurs estomacs. Les magnifiques desserts étalés devant eux appelaient leurs désirs gourmets. Des flèches les orientaient dans le dédale de la maison, dont chacune des pièces présentait une profusion de nourriture sur des thèmes différents. Ils arrivèrent bientôt dans une coursive annonçant l’entrée dans une autre maison, un nouvel univers.

— Oh non, Papa, insista Romain. On n’est pas resté longtemps ici. Y a des pièces avec des jeux et des gâteaux ou des bonbons en récompense. Laisse-nous y jouer, s’il te plaît…
— Laissons-les Chéri, proposa Carole. J’ai l’impression qu’il n’y a rien à craindre ici. On peut faire notre petit tour et revenir les prendre ici.
— D’accord, les enfants, accepta Fabrice. Mais ne vous gavez pas trop quand même, hein ! Vous en laissez à Papa… d’accord ?
— Oh merci, Papa. Allez, viens Ghislain. J’ai vu un jeu super dans une chambre.

Loin d’imaginer un quelconque souci dans un lieu si bienveillant et sympathique, Fabrice et Carole laissèrent leurs deux enfants retourner dans la première maison et accédèrent à la seconde.

L’ambiance n’avait plus la couleur joyeuse et rose de la précédente. Une nouvelle odeur chatouilla leurs odorats dès qu’ils en franchirent le seuil. La luminosité était faible et leurs yeux eurent du mal à s’y habituer. La première pièce était dépouillée de tout meuble et l’on entendait des portes grincer à l’étage. Ils voulurent retourner vers le corridor qui les avait amenés jusqu’ici, mais en parcourant la pièce des yeux, ils s’aperçurent avec appréhension que la seule issue était désormais un vieil escalier en colimaçon qui montait vers l’étage et semblait craquer de peur. Ils ne retrouvaient plus le passage vers le corridor par lequel ils étaient entrés.

Fabrice, comme Carole, sentirent une angoisse sourde nouer leurs gorges, mais tout autant, un agacement bouillir dans leur crâne, sans avoir la capacité d’analyser d’où leur venaient ces émotions déplaisantes.

Fabrice regarda Carole avant de s’engager dans les marches. Le rimmel de celle-ci avait coulé affreusement sur ses joues et de ses cheveux complètement décoiffés, tombaient des lambeaux de toiles d’araignées. Fabrice détourna le regard de ce visage qui le remplit d’effroi.

— Tu saignes du nez, Fabrice, et je ne sais pas si c’est la lumière qui fait ça, mais tes yeux sont affreusement jaunes. Tu as encore trop fumé… Y en a marre ! dit-elle en secouant la tête de dégoût.
— Ferme-la et grimpe, lui répondit-il sèchement, en la poussant à monter devant lui.

Carole s’exécuta. L’escalier n’en finissait pas de tourner et de grimper.

— Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu ? Avance, quoi ! lui cria-t-il.
— Ta gueule, Fabrice ! Je fais ce que je peux !

Ils n’étaient même pas surpris eux-mêmes de leur langage grossier et inhabituel.

Ils arrivèrent alors dans une nouvelle grande pièce ressemblant à une cuisine. Le sol était comme un miroir et les quatre murs tapissés d’un vieux papier peint, jauni, sale et tâché. De grandes auréoles de moisissures le maculaient, mais surtout un liquide visqueux rouge, tel du sang, dégoulinait d’un pan de mur. Un rat fit entendre le bruit rapide de sa course sur le miroir du sol ainsi que son couinement sinistre alors même que son ombre, excessivement agrandie, filait sur le mur par le jeu de lumière d’un spot opportunément placé. Une chaleur incommodante faisait suffoquer le couple depuis qu’ils avaient pénétré dans la pièce.

— Putain, Carole, mais où m’as-tu traîné, là ! lui asséna Fabrice dans un souffle.
— Tu peux pas t’empêcher de me suivre comme un petit chien, connard ! lui répondit Carole en le poussant méchamment, les deux mains sur son torse.

Fabrice en perdit l’équilibre et s’affala lourdement en se cognant la tête sur le meuble de l’évier.

— Tu vas me le payer, salope, annonça Fabrice les dents serrées, constatant de sa main droite, la plaie et le sang maculant ses cheveux.

Deux portes mentionnant chacune leur prénom se tenaient à l’opposé l’une de l’autre de la pièce. Carole se précipita vers la sienne et l’ouvrit. Par réflexe, Fabrice fit de même. Ils savaient parfaitement ce qu’ils y trouveraient. L’atmosphère était électrique et des rires démoniaques diffus leur parvinrent aux oreilles puis devinrent de plus en plus assourdissants.

Au dos de la porte portant son prénom, Fabrice découvrit une maxime dont l’écriture en lettres de sang coulait encore fraîchement : « C’est elle ou toi ! ».

Carole lut la même phrase au masculin derrière « sa » porte.

Chaque placard renfermait un véritable arsenal de couteaux de cuisine et de feuilles de boucher. Dans la pièce, au-dessous d’une pendule abandonnée par ses aiguilles, trônant tristement au milieu du mur principal, était accrochée une ardoise sur laquelle était peinte soigneusement la mention « Au menu du jour ».

Dessous était écrit à la craie : « Cauchemar en papillotes ».

 

 

 

 

 

1

 

 

 

Loudun, département de la Vienne

Lundi 4 mars 2019

 

En ce lundi matin de rentrée scolaire, après les vacances de février, Sophie était inquiète et regardait sa montre au moment où Josiane, la directrice de l’école maternelle de Loudun passait dans la cour pour aller ouvrir le portail aux enfants qui, accompagnés de leurs parents, se pressaient devant, attendant l’heure fatidique de l’ouverture.

— Alors Sophie, Carole n’est toujours pas arrivée ? demanda Josiane.
— Non, toujours pas, et ça m’inquiète. Ce n’est vraiment pas son habitude. La connaissant, si elle était en retard ou si elle avait un empêchement, elle m’aurait appelée ou envoyé un SMS.
— Ça va aller quand même, sans ton Atsem ?
— Je vais me débrouiller, lâcha-t-elle.
— Écoute, Sophie, c’est mon jour de décharge aujourd’hui. Si tu es embêtée, dis-moi. Je viendrai t’aider.
— Merci, Josiane, je te ferai signe au besoin.

 

Sophie avait déjà tenté en vain d’appeler Carole à plusieurs reprises. Elle lui avait laissé un message sur sa messagerie vocale et adressé un texto. Elle fit une nouvelle tentative d’appel lors du temps de récréation.

Elles se connaissaient bien toutes les deux et les deux couples s’étaient reçus à plusieurs reprises pour des barbecues à la belle saison. Sophie n’avait pas le téléphone de Fabrice. Aussi, à l’heure du repas, elle décida de se rendre à Sammarçolles, chez Carole et Fabrice.

Ils résidaient à l’entrée du petit bourg et Sophie stationna sa voiture devant la maison clôturée d’un muret peint en blanc et surmonté de briquettes rouges. Tous les volets étaient ouverts, semblant indiquer la présence récente des propriétaires. Elle sonna au portillon et attendit un moment, mais ne perçut aucun mouvement.

La voisine de la maison juste en face ouvrit sa fenêtre :

— Excusez-moi, madame. Je vous vois faire, mais je crois que leur sonnette de portillon ne fonctionne pas. Il doit être ouvert, allez plutôt sonner à la porte d’entrée.
— Merci Madame. Vous les avez aperçus ce matin ? demanda Sophie. Je suis une collègue de Carole.
— Ma foi, non. Mais quand j’ai entrouvert mes volets, les leurs étaient déjà ouverts… Mais je pense pas avoir vu de la lumière, maintenant que j’y réfléchis.
— Je vais aller sonner, indiqua Sophie en ouvrant le portillon.

 

La voisine la regardait faire depuis sa fenêtre. Sophie l’entendit parler à quelqu’un derrière son épaule. Elle appuya sur la sonnette de la porte d’entrée et se retourna face à la voisine qui la guettait.

Sophie fit quelques pas sur sa gauche pour se porter à la hauteur de la porte-fenêtre dont les rideaux cachaient la vue sur la pièce. Elle appuya son oreille contre la vitre.

Elle se retourna vers la voisine en lui faisant un signe négatif de la tête. Appuyée sur le montant de la fenêtre, celle-ci lui fit signe de venir. Lorsque Sophie referma le portillon, la voisine lui dit :

— Joseph, mon mari me dit qu’il n’a pas croisé Fabrice ce matin en allant promener notre chien, comme c’est le cas d’habitude. Mais, bon, parfois, il commence plus tôt.
— Vous n’auriez pas le numéro de téléphone de Fabrice, justement ? demanda Sophie.
— Ah, non… Mais dis donc, Jo, dit-elle en se retournant, c’est pas ton frère qui travaille dans l’équipe de Fabrice ? Il aurait peut-être son téléphone ?
— …
— Vous voulez pas entrer, plutôt que rester sur la rue, comme ça ? demanda la voisine.
— Non, je vous remercie, vous êtes probablement en train de déjeuner. Je ne veux pas vous déranger.
— Vous inquiétez pas. On n’a pas encore commencé. Ouvrez le portail rouge, là, tout de suite sur votre gauche. Vous entrerez dans la cour et ensuite, vous prendrez la porte juste à votre droite… Hein ? Qu’est-ce que tu me dis, Jo ?
— …
— Ah bon, tiens ! Entrez, donc. On va vous dire.

Sophie suivit les indications de la voisine et arriva dans la cuisine où de bonnes odeurs de cuisson embaumaient la pièce.

— Bonjour, Monsieur, fit-elle en entrant.
— Tenez, dit la voisine. Je vous ai noté le numéro de Fabrice que mon beau-frère vient de nous donner. Joseph était justement au téléphone avec son frère. Il vient de lui dire qu’il était pas venu à son travail, ce matin… sans prévenir. Le patron est furax, paraît-il. Hein, Jo, c’est ce que ton frère t’a dit ?
— Ouais, ils l’ont appelé toute la matinée, sans réponse, commenta-t-il. Je viens de dire au frangin qu’il était pas chez lui non plus, car quelqu’un venait de s’y présenter – excusez-moi, je vous connais pas – et que personne avait répondu.
— Oui, pardon. Je m’appelle Sophie Launay. Je travaille avec Carole, votre voisine, et je suis inquiète de ne pas l’avoir vue ce matin, et qu’elle ne m’ait pas téléphoné. On a le petit à la maternelle et le grand à l’école élémentaire, mais eux non plus n’ont pas pris la classe, ce matin.
— Oui, c’est bizarre, acquiesça la voisine. J’espère qu’il ne leur est rien arrivé.
— Connaissez-vous quelqu’un de la famille ?
— Non, vraiment non. Ils ne sont pas originaires d’ici ni l’un ni l’autre.
— Carole est originaire de l’Indre et je crois que ses parents à lui habitent les Deux-Sèvres.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— J’attends demain et si je n’ai pas de nouvelles, je préviendrai la gendarmerie.

 

***

 

Sophie avait regardé le film du soir d’un œil distrait en sirotant sa tisane. Dès le générique, elle prit son manteau et chaussa ses bottines.

— Tu fais quoi ? lui demanda Luc, son mari, surpris.
— Je veux passer devant chez Carole pour voir si les volets sont fermés, ce qui voudrait dire qu’ils sont rentrés.
— Ah, OK… Ça n’est qu’à cinq kilomètres, mais c’est de la petite route… Fais attention quand même.

 

Vingt-cinq minutes plus tard, Carole coupait le moteur de sa voiture dans le garage de son sous-sol.

— Alors ? demanda Luc.
— Toujours pareil. Les volets sont encore ouverts. Aucune lumière. Demain, je vais à la gendarmerie.

 

 

 

 

 

2

 

 

 

Parc de la Brenne, département de l’Indre

Dimanche 3 mars 2019

 

Une alerte se déclencha sur son ordinateur portable. Il se leva du vieux canapé au cuir craquelé et alla jeter un coup d’œil sur son écran. C’était le plus souvent un renard, une martre, un lapin ou tout autre animal qui déclenchait les alarmes, dans cette partie de la forêt.

— Rosa ! Des gens arrivent depuis l’entrée sud du Village.
— Quoi ? fit-elle en s’approchant pour jeter un œil sur l’écran. Tes portails sont bien verrouillés ?

Il fit quelques manipulations sur son clavier et contrôla les informations qui défilaient sous ses yeux.

— Oui… je ne comprends pas…
— Bon, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Rosa. Il est tard.
— Je propose qu’on fasse comme d’hab avec les fouineurs ! On ne va pas refuser des gens qui nous tombent du ciel…... Je me rends au bunker. Tu me rejoins ?
— Il faudra quand même que tu vérifies comment des gens arrivent à pénétrer sans qu’on les y invite. C’est la deuxième fois ce mois-ci.
— OK, OK… mais ça nous arrange bien, car on n’était pas loin de rester bredouilles cette semaine. Allez, il faut que je file à la salle des commandes avant qu’ils n’atteignent la première zone.
— D’accord, lui répondit-elle. Je ferme tout ici et je te suis avec le quad.

Il replia l’écran de son PC, le glissa dans sa sacoche, enfila sa veste de pêche et sortit en direction de la zone abandonnée du parc.

Le noir avait envahi la nuit depuis plus de trois heures et l’humidité froide des étangs faisait monter des langues de brouillard envahissant la forêt qui les entourait. La température fraîche et l’ambiance spectrale de cette nuit brumeuse étaient idéales, pensa-t-il. Lui savait parfaitement se repérer, même sans lumière, au milieu de ces bois qu’il avait souvent arpentés depuis toutes ces années.

Il calcula qu’il disposait de cinq minutes au maximum pour mettre le piège en place. Il se mit donc au petit trot, car le local en question était à l’intérieur de l’enceinte du parc, contrairement à la petite ferme délabrée où lui et Rosa vivaient incognito plusieurs mois par an. Il y avait un peu plus de trois cents mètres jusqu’au bunker étanche renfermant la salle de commande et enterré au milieu d’un épais taillis de thuyas. Un étroit interstice entre les branches enchevêtrées permettait de s’y faufiler et, au beau milieu des troncs serrés les uns contre les autres, un tapis de broussailles, disposé fort à propos, masquait l’accès à ce local secret. Pour y pénétrer, il actionna la petite télécommande qu’il gardait en pendentif sur lui et ouvrit la trappe métallique à l’aspect rouillé. Puis il la referma derrière lui. La lumière s’éclaira automatiquement au-dessous de lui. Il descendit quelques marches pour arriver dans une pièce étroite, propre et cimentée du sol au plafond. Ce local, situé en contrebas de l’ancien « Village des Rêves », était autrefois, le cœur secret du système de distribution des gaz hallucinogènes.

Le mur du fond était entièrement recouvert d’une plaque de métal aux motifs « grain de riz ». Il appuya sur l’un d’eux à un endroit précis, complètement anonyme par rapport à l’ensemble, et le panneau entier glissa sans bruit, laissant apparaître une autre pièce plus importante. De nombreux tubes et flexibles multicolores montaient depuis le sol, puis s’étageaient le long des murs pour rejoindre un autre local rempli de bonbonnes de gaz et de petites citernes. Au centre de la pièce, un pupitre de commandes hérissé de boutons et de diodes prenait une place imposante. Il sortit son ordinateur portable et le posa sur une tablette. Puis il le relia à des cordons périphériques qui émergeaient du pupitre pour le connecter au système.

Ses connexions s’établirent et son PC réafficha la mosaïque d’images vidéo, issues de la dizaine de microcaméras disposées discrètement autour et à l’intérieur de l’ancien « Village des Rêves ». Elles étaient suffisamment perfectionnées pour lui permettre de parfaitement visualiser les déplacements des personnes en pleine nuit grâce à leurs capteurs infrarouges.

— Mince, y a des gosses, se dit-il en voyant les images… Bon, tant pis, plan B.

Il manœuvra une série de vannes sur certaines des tubulures présentes et enclencha certains boutons. Il attendit quelques instants, puis il appuya sur quelques touches de son PC. Les candélabres de la rue s’illuminèrent au rythme de la progression du petit groupe. Il joua à nouveau du clavier afin d’attirer leur attention et de les amener exactement là où il le souhaitait… vers Jojo l’automate et le pavillon dont il marquait l’entrée.

Il entendit son talkie-walkie émettre un chuintement, indiquant que Rosa était en place et s’apprêtait à lui parler. Elle était moulée dans une combinaison noire des pieds à la tête et chevauchait un gros quad électrique auquel était attelée une remorque. Elle se stationna au pied des grands thuyas entourant le bunker et actionna son talkie.

— Alors, ils en sont où ? demanda-t-elle à voix basse.
— Il y a deux adultes, mais aussi deux gosses avec eux. Je viens de m’en apercevoir. Je leur ai balancé la mixture de base pour l’instant et je les ai attirés vers « Rêves de Gourmandise »… Pour les gosses, c’est mieux.
— Oui, c’est bien. Tu as actionné la fontaine ?
— Ouais, c’est fait, ça aussi.
— On prévoit quoi, ensuite ?
— « Cauchemars en cuisine » ? Qu’est-ce que tu en penses ?
— Oui, tu as raison. Ça fonctionne au poil d’habitude pour les couples. Mais, Marcus, assure-toi que les enfants restent en bas. Je t’ai laissé le quad juste devant. Je vais aller fermer le sas du premier pavillon dès que les parents auront commencé à monter.
— OK, Rosa, je te rejoins avec le quad quand tout sera fini.

En attendant le signal de sa sœur, Marcus ouvrit le tiroir du pupitre devant lui. Il ne contenait qu’une unique enveloppe décachetée. Il en sortit une photo qu’il regarda ainsi qu’il en avait l’habitude. Il s’apprêtait à déplier la lettre qui les accompagnait, quand il entendit le « Bip » émanant de sa sœur. Il ne s’aperçut pas qu’une des deux photographies était tombée sur le sol en repliant machinalement le tout. Il remit rapidement l’enveloppe dans le tiroir avant de le refermer.

Rosa, depuis l’extérieur, à l’arrière de la maisonnette de « Cauchemars en cuisine », venait d’entendre une série de cris étouffés, et puis rapidement, le silence était revenu. Elle avait donc actionné une touche de son talkie-walkie, pour prévenir son frère. Elle avait, ensuite, enfilé un masque de protection respiratoire afin de pénétrer dans le pavillon adjacent où les vapeurs hallucinogènes concernaient les « Rêves de Gourmandise ».

Les deux enfants étaient allongés par terre, sans connaissance. Elle s’aperçut que le plus petit avait vomi. Probablement une indigestion mêlée aux effets du gaz inhalé. Elle était toujours stupéfaite de constater que sans pourtant rien avaler, le simple fait pour le cerveau d’enregistrer une accumulation de pseudo-nourritures avait exactement le même effet que la réalité.

Elle entendit quelques minutes plus tard le faible bruit des roues du quad électrique lorsque celui-ci s’arrêta derrière la petite maison. Elle attendit son complice pour monter à l’étage où la situation des deux adultes serait probablement très différente…

 

 

 

 

 

3

 

 

 

La Brenne

Dimanche 3 mars 2019

 

La nuit était agitée depuis l’intrusion de la petite famille dans la zone interdite. Il était vingt-trois heures trente lorsque Marcus et Rosa furent de retour dans la vieille bâtisse. Ils vivaient ici le plus discrètement possible une partie de l’année. Cet ancien corps de ferme était délabré et tombait en ruine pour certains de ses corps de bâtiment. Le frère et la sœur avaient aménagé l’ancienne grange et la masure attenante de façon spartiate, pour lui donner l’apparence d’un repaire de pêcheurs. Si tant est que des curieux puissent vouloir y pénétrer, ils n’y trouveraient que du matériel de pêche et une intendance minimaliste pour passionnés endurcis. Située au plus près de nombreux étangs, joyaux du parc régional de la Brenne, et au cœur de sa forêt domaniale, cette bâtisse était une cachette idéale pour réaliser clandestinement leurs opérations.

Les quatre corps des intrus étaient allongés dans la remorque du quad. Pendant que Marcus montait un à un les adultes dans la chambre installée spécialement à l’étage de la masure, Rosa fit de même avec les deux enfants.

— Tu t’occupes d’eux, fit Marcus à l’attention de sa sœur. Je vais à la recherche de leur véhicule. Je suppose qu’il doit être au bord de la départementale côté sud.

Il descendit dans la pièce qui leur servait de cuisine, au rez-de-chaussée, prit son talkie-walkie, chaussa ses bottes et passa dans la grange attenante. Là, il détela la remorque et démarra le quad en direction de la route départementale. Il coupa à travers la forêt. Il roulait à petite vitesse, feux éteints. La lune, depuis, était montée dans le ciel, et lui permettait de se repérer au milieu de ce vaste espace forestier, anarchique et dense en certains endroits.

Il adorait la nuit et les odeurs que la nature sublimait, mélanges de parfums d’humus, de vasières et d’essences végétales. Lui, spécialiste des arômes chimiques artificiels, se reconnectait avec le milieu naturel et la raison de leurs forfaits en inspirant longuement ces agréables senteurs forestières lors de ces escapades nocturnes.

Longeant la haute clôture de grillage, il se rendit en premier lieu au portail sud. Il stationna son quad face à lui et alluma ses phares. Il descendit de l’engin et inspecta les deux vantaux de la lourde porte métallique. Rien ne bougeait malgré ses multiples tentatives pour les ouvrir. Les fausses soudures étaient bien en place et donnaient vraiment l’impression que le portail était clos et inviolable.

— Ils ne sont pas passés par là, ce n’est pas possible, pensa-t-il tout haut.

Sa priorité était désormais de retrouver le véhicule afin d’avoir une idée du cheminement emprunté par cette petite famille pour atteindre l’entrée sud du village. Il éteignit les phares du quad et attendit que ses yeux se réhabituent à l’obscurité. Puis, il reprit l’ancienne route partant depuis le portail en direction de la départementale. Il stoppa son engin à une cinquantaine de mètres de la chaussée et poursuivit à pied, en suivant de loin la voie bitumée.

Bientôt, il découvrit la Peugeot 407 stationnée à l’écart de la route. Il fouilla dans sa poche pour se munir des clés du véhicule récupérées dans le manteau de l’homme. Il ouvrit la porte, se mit au volant et tenta de démarrer la voiture. Sans succès. Il devina immédiatement que le problème venait de la batterie puisqu’aucune diode ne s’allumait sur le tableau de bord.

— Merde ! Fais chier ! se cria-t-il à lui-même.

Il revint au pas de course vers le quad et actionna son talkie :

— Rosa, prépare le fourgon. J’ai retrouvé la bagnole… En panne de batterie. Faut qu’on la remorque au plus vite vers la grange. Il n’y a pas vraiment de circulation, mais plus vite on l’aura tirée d’ici, et mieux ça vaudra. Attends-moi, je reviens !

Le fourgon en question était en fait un vieux camping-car intégral Hymer de 1992 qui leur servait de résidence itinérante lorsqu’ils ne séjournaient pas dans la masure. Dès qu’il arriva, Marcus rangea le quad et le remit en charge. Rosa venait d’aller jeter un dernier coup d’œil dans la chambre de l’étage où reposaient les quatre corps immobiles et elle se mit au volant aussitôt qu’elle entra dans la grange. Marcus avait ouvert en grand le portail de bois. Elle attendit qu’il prenne place sur le siège passager puis démarra, sous le seul éclairage des feux de position du camping-car.

Vingt minutes plus tard, ils étaient de retour. Rosa retourna aussitôt à l’étage pour voir si la situation clinique de leurs quatre victimes avait évolué et réajuster les dosages des produits anesthésiques, tandis que Marcus poussait la 407 pour la reculer au fond de la grange.

Ils se retrouvèrent dans la petite cuisine du rez-de-chaussée.

— Alors ? demanda Marcus.
— Leur situation est stabilisée. Je viens d’inoculer aux adultes notre cocktail spécial et l’on devrait ainsi les avoir dans une semi-conscience dépendante d’ici dix minutes, je pense.
— Bien, acquiesça Marcus. En revanche, on ne pourra pas les ramener chez eux cette nuit. Il faut que je file à Châtellerault demain matin pour dégoter une batterie pour leur bagnole. On va devoir les garder vingt-quatre heures de plus.
— Ce qui m’inquiète, c’est le plus petit, annonça Rosa. Il a vomi plusieurs fois, mais surtout il respire très mal et s’agite parfois inconsidérément, probablement sous l’effet de la douleur, ça n’est pas normal.
— Tu ne peux pas lui administrer quelque chose contre la douleur, pour le calmer ?
— C’est déjà fait, Marcus… C’est cela qui m’inquiète. Cela n’a pas l’air de lui faire effet.
— Pourtant, on n’a pas le choix. On ne pourra pas les ramener discrètement chez eux avant la nuit prochaine.
— Généralement, on fait tout ça la nuit même, Marcus. C’est moins risqué et les gens ne s’aperçoivent de rien… ou pas tout de suite. Là, on prend un gros risque, tu ne trouves pas ? Ramenons-les chez eux cette nuit en camping-car ! Et tant pis pour cette fois-ci…
— Et leur voiture ? Qu’est-ce qu’on en fait ? Comment vont-ils s’expliquer être revenus chez eux sans leur voiture ?
— On simule un cambriolage et on laisse leur bagnole loin d’ici demain après qu’on ait remplacé la batterie… qu’en penses-tu ?
— Écoute. On va les sédater plus longtemps. Avec nos produits, ils ne se souviendront de rien. On ne prend pas beaucoup plus de risques. Et puis, on va avoir plus de temps pour pirater leurs comptes bancaires et leur fabriquer de beaux papiers d’identité. Blažević va être content. Ce n’est pas si souvent qu’on peut lui fournir un tel pack de vrais documents d’identité d’une famille complète. Ça va nous rapporter un beau paquet ce coup-ci.
— Je ne le sens pas, moi, ce « coup-ci », souffla Rosa.
— Ne t’inquiète pas, sœurette. On en a vu d’autres et on s’en est toujours sorti. Aucun de ceux qui se sont fait plumer jusqu’à présent n’a pu faire remonter les enquêtes jusqu’à nous.
— Oui, j’avoue…
— Hauts les cœurs, alors ! Tu as ôté leurs batteries de téléphone portable ?
— Oui, elles sont là.
— Bien. Pas la peine de se faire repérer avec ces petits engins. Mais je vais les mettre à recharger. On aura peut-être besoin de reconnecter leurs téléphones. Allez, montons recueillir leurs codes. Le produit doit être actif désormais, décréta Marcus en se dirigeant vers l’escalier.

Rosa le suivit. Elle n’était pas sereine. Jamais encore une de leurs victimes n’avait eu à recevoir une quantité aussi importante de produits de sa composition.

 

 

 

 

 

4

 

 

 

La Brenne

Lundi 4 mars 2019

 

La pièce était plongée dans la pénombre et seule une faible ampoule peinte en bleu donnait une lueur un peu glauque à cette chambre d’hôpital improvisée. Quatre lits de camp étaient répartis dans cette salle vétuste, et chacun des membres de la famille Vichot était allongé, le bras relié à une poche de sérum suspendu à son pied à roulettes.

L’un des deux enfants était de plus en plus malade et s’agitait sur son lit de camp.

— La fièvre ne baisse pas depuis hier soir malgré les cachets. Il faut faire quelque chose, Marcus, cela devient trop dangereux.

Marcus avait attendu l’obscurité de cette fin de journée pour se rendre à Châtellerault avec le camping-car, et en était revenu avec une batterie neuve qu’il avait payée en espèces dans un grand magasin de la périphérie. Il en avait profité pour retirer le maximum d’argent possible avec chacune des cartes bancaires des époux Vichot, grâce aux codes extorqués à leurs propriétaires en les mettant inconsciemment devant un terminal de paiement. Dans leur pseudo-rêve, Fabrice et Carole avaient reproduit le parcours habituel de leur index sur le clavier.

— Marcus, je t’en prie…
— Laisse-moi réfléchir, Rosa…

Ils sortirent de la chambre et Marcus referma la porte derrière lui. Ils descendirent le vieil escalier de bois, vers la pièce du rez-de-chaussée qui leur servait à la fois de cuisine et de salle de repos. Ils s’assirent autour de la petite table en formica dont le revêtement jaune avait blanchi et gondolait par endroits sous l’effet des années et de l’humidité. Marcus tendit le bras vers la cafetière qui était branchée et se servit dans son verre en pyrex.

 

***

 

Fabrice ouvrit les yeux dès que ses ravisseurs refermèrent la porte. Il sortait, peu à peu, des limbes de sa conscience. Il avait de la peine à soulever les paupières. Il avait entendu des voix proches de lui, mais n’avait aucune idée de ce qui avait entraîné cet état de pesanteur d’esprit qui l’empêchait de réfléchir distinctement.

Lorsque le flou s’estompa devant ses yeux, il réalisa qu’il était allongé dans un lit presque au ras du sol et à proximité d’une porte. Une luminosité bleue éclairait faiblement la pièce. Il tourna la tête sur sa gauche et vit trois autres petits lits comme le sien. Les corps de son épouse et de ses deux enfants y étaient allongés. Alors que Carole et Romain ressemblaient à des gisants au faciès de cire, le petit Ghislain gémissait faiblement, les yeux fermés, inconscient lui aussi. Chacun d’eux était relié par l’avant-bras, à une poche de goutte-à-goutte et il s’aperçut qu’il en était de même pour lui. Une odeur fétide de vomissure planait dans la pièce.

Il tenta de faire défiler dans son cerveau les dernières images que ses souvenirs lui renvoyaient pour comprendre la situation. Il se revit tout à coup chez Jean-Paul et Nicole alors qu’ils étaient à table, en famille. Son esprit ne fit qu’un tour et il pensa tout de suite qu’ils avaient probablement eu un accident de voiture en revenant d’Arthon. Il se souleva sur un coude et, entendant des voix derrière la porte de la pièce, tenta de se lever péniblement. Il ne pouvait pas s’éloigner du porte-sérum attaché à l’armature de sa couche, mais, en s’asseyant au bord de son lit de camp, il put s’approcher de l’encadrement. Il réalisa qu’il n’était pas dans une chambre d’hôpital en remarquant la vétusté de la pièce. La pénombre derrière le halo bleuté de la seule ampoule laissait deviner au fond, des cartons éparpillés et une grande bâche en plastique transparent fixée maladroitement au plafond. Il eut un drôle de pressentiment. Il tourna lentement la poignée-bouton de la vieille porte en bois pour esquiver tout couinement intempestif. Les voix étaient plus claires et venaient du rez-de-chaussée…

— …et leurs cartes bancaires sont limitées à cinq cents euros de retrait par jour, disait une voix d’homme. On en a tiré que mille balles. C’est trop peu.
— C’est juste, mais il nous reste encore à exploiter les données de leurs comptes bancaires ? lui répondit une voix de femme.
— Je réessaierai tout à l’heure avec elle. Elle me paraît plus réceptive que lui lorsqu’on la met en état de semi-conscience. Déjà, je pense qu’on fera une bonne affaire avec tout ce dont on dispose comme papiers d’identité. Les faux sont nickel, les propriétaires n’y verront que du feu.
— Alors que fait-on pour le gosse ? insista à nouveau la femme. On ne peut pas le laisser comme ça. Il vomit sans arrêt et sa respiration est de plus en plus difficile.
— Eh bien cette nuit, on reconduit tout ce petit monde à la maison, on recouche chacun dans son lit, on range la voiture dans le garage et voilà !
— Mais le gamin est vraiment trop mal, Marcus ! Si on les laisse inconscients avec le gosse sans surveillance médicale, cela peut lui être fatal. Non, on ne peut pas faire ça. Je n’ai pas envie d’avoir sa mort sur la conscience.

Rosa le regardait réfléchir intensément. Elle savait qu’il n’était pas à prendre avec des pincettes lorsque le plan ne fonctionnait pas comme prévu.

— Il faut pourtant qu’on se débarrasse d’eux… au plus vite !
— Et puis, il faut absolument comprendre comment ils ont atterri ici. D’autres pourraient déjouer notre vigilance.
— Ça y est, je crois que j’ai trouvé une solution ! s’exclama-t-il, les yeux pétillants, sans avoir un seul instant écouté ce que sa sœur venait de lui dire. Cette nuit, tu vas aller déposer le gosse aux urgences de l’hôpital de Poitiers. Tu mets une de tes perruques, tu t’arranges le portrait, au cas où, mais ne t’avise pas d’aller toi-même dans le service. Débrouille-toi comme tu veux pour qu’ils le prennent en charge, mais ne te montre pas. Au retour après minuit, tu t’arrêtes à un autre distribanque et tu fais un nouveau retrait avec chacune des cartes bancaires.
— D’accord, Marcus. Je préfère ça. Ça n’est qu’un gosse. Cela me rassurera. Pas question que notre petite affaire dérape dans le sordide.
—