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Jeunes, amoureux et affranchis des conventions, Paul et Marianna héritent d’un bien inattendu… et d’une idée audacieuse : créer un village naturiste révolutionnaire, reflet de leurs idéaux post-soixante-huitards. Entre les jugements de la société, les regards de la famille et les doutes des amis, ils tracent leur route, portés par un rêve où les corps s’émancipent autant que les esprits. Une aventure hors normes, tendre et subversive, à la croisée du désir de liberté et du courage d’aller au bout de ses convictions.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-Jacques Hartwig est l’auteur de plusieurs ouvrages dont "Papiers jaunes et corbeaux noirs" – 2004 –, "L’autre moins le quart" – 2006 –, "Erotissimo" – 2018 – et "L’affaire du Briton" – 2022. Son dernier roman, "Bienvenue chez les nus", poursuit une œuvre marquée par un regard à la fois libre, sensible et décalé sur le monde.
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Seitenzahl: 353
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Jean-Jacques Hartwig
Bienvenue chez les nus
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-Jacques Hartwig
ISBN : 979-10-422-7503-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Paul (nom de famille reste à déterminer)
Marina d’Augicourt, le tout arrosé d’un (de Bellechasse)
Marthe Rouleau
Xavier Bertrand (co-amant de Marthe) Barry
Jean Bérénice (co-amant de Marthe)
Maître Foubert (Notaire)
Jérôme Vernant (agent immobilier)
Mademoiselle du Schmolle (ex-prof de piano de Jean Bérénice)
Père Xavier de Tréssaintesprit (ex-prof de latin de Jean Bérénice)
Elsa d’Ougicourt (mère de Marina)
Robert d’Ougicourt (père présumé) de Marina)
Gilbert de Montaubert – architecte… paysagiste…
Hélèna (employée 15 juin – 15 septembre) – Lèna
Mélanie (..................................................)
Myriam (..................................................)Mimi
Alfred (......................................................)Frédo
Emilio (......................................................)
Jean Yves Bordot (musicien + disc-jockey)
Le Touquet (ville et plage picarde – côte d’opale)
La Rhumerie (bar sur Bd St Germain – Paris)… et aussi au Touquet
Le Cul-Banana – dancing et bar au Touquet
Balajo – dancing rétro -rue de Lappe – Paris
12, rue des Blancs lapins – Paris 16 – studio de Marthe
Monsolard sur la Tie
Domaine de Bellechasse
Hôpital
Paul descendit les quelques marches qui s’enfonçaient dans la pénombre. Instinctivement, il ajusta sa veste, resserra sa cravate et redressa le buste. Quand on a dépassé la quatre-vingtième année, on n’est pas encore un vieillard… même si l’on n’est plus un tout jeune homme. Soudain, il se sentit envahi par des odeurs croisées. Celles de l’encens de ses douze ans en surplis d’enfant de chœur, dominant l’âcreté des cierges disposés autour du cercueil. Et par-dessus tout, la touffeur du vieux bois d’église.
Sur les derniers bancs du fond, des vieilles en habit sombre, s’échangeaient les ragots du village. À peine avait-il franchi cette zone « secrète », que l’orgue éclata, roulant sous les ogives, ses variations de musique sacrée. Une messe de funérailles comme certainement l’avait souhaitée Marina. Une cérémonie à la fois simple et grandiose, solennelle et impersonnelle, traditionnelle certes, mais suffisamment distinguée pour que l’on s’en souvienne… pour que l’on en cause… pour que l’on en parle longtemps encore ! Et surtout, avait-elle insisté, « une belle cérémonie avec une forme liturgique particulière pour échapper aux discours usés d’un prêtre à bout de souffle ».
— Moi, je veux de vraies obsèques… ou rien. Tout ou rien. Je dis non à des enterrements de super marché. Non, et trois fois non, à des jérémiades aussi creuses que certains calembours de face-book.
Oh ! combien avait-elle fait rire ses amis en parlant de sa mort, comme de la célébration de l’un des plus beaux jours de sa vie ? Certains étaient même allés jusqu’à imaginer qu’elle serait immortelle. Des blagues de salon, alors que les infirmières se relayaient pour les derniers soins. L’humour n’est-il pas le meilleur rempart contre la douleur ?
Immortelle ? Elle le serait dans la mémoire de celles et ceux qui l’avaient côtoyée… qui l’avaient aimée… ou alors, celles et ceux qui, en dépit de tout, avaient fini par la maudire.
Paul s’était assis au troisième rang. Une place en bout de banc restée libre, comme si l’on n’attendait plus que lui. Des visages d’hommes graves et absents le fixaient, alors que dans le regard des femmes, restaient accrochées des perles de chagrin. Puis doucement les vibrations de l’orgue se firent plus roulantes, avant de s’éteindre, rappelant les dernières risées de la mer sur le sable. Des mouchoirs sortaient des sacs à main, des reniflements trouaient le silence, des mains sortaient des poches, et sur un signe de l’officiant en chasuble violette, l’assistance se leva. Automatismes et traditions, telles sont les compositions rituelles, qui depuis la nuit des temps accompagnent les défunts pour leur ultime voyage.
Maintenant, tout lui revenait. À la place du coffre en chêne verni s’était ouvert le Grand Livre de ses cinquante dernières années. Le film d’une existence à la fois sereine et trouée de tempêtes, des mers d’huile précédant les grandes marées, des déchaînements furieux avant de douces accalmies, puis cruellement, des typhons qui emportaient tout jusqu’à la destruction des êtres.
— Une lionne, pensa-t-il, caresse-t-on une lionne, sans prendre le risque de ses coups de pattes, de ses griffes, de se faire avaler tout cru ?
L’église lui sembla soudain plus petite, les prie-Dieu plus vieillots, les bancs plus usés, les peintures plus écaillées. La Vierge-Marie avait gommé son sourire de bienveillance et son visage n’apparaissait plus que comme un bloc froid et gris. Les vitraux, à défaut de laisser la lumière jouer avec les couleurs, ne tamisaient plus que la silhouette des grands arbres décharnés. Sur le côté gauche, un Saint-Joseph tenait son enfant, l’un et l’autre vieillis de la poussière qui s’était accumulée sur leur éternité de pierre. Au-dessus de l’autel, un saint Michel donnait les derniers coups de lance à un dragon crachant des feux de haine. Les grands candélabres de l’autel paraissaient plus squelettiques encore et la lueur des bougies déposées maintenant sur le cercueil ajoutait une note lugubre à la cérémonie.
Un jeune diacre en surplus blanc, prostré dans une attitude de recueillement intense, dominait l’assistance silencieuse. Des chants, des poèmes, de la musique et la traditionnelle bénédiction du corps par chacun des assistants. Il remonta l’allée comme s’il remontait le temps, jusqu’au catafalque, puis s’inclina devant le cercueil, s’empara du goupillon pour tracer un hypothétique signe de croix en forme de pluie bénite. Chacun suivit chacun et comme il se doit, tous se retrouvèrent à la sortie, attendant les porteurs précédés du prêtre et suivi des proches.
Paul s’éclipsa discrètement. Non, il ne suivrait pas le cortège au cimetière. Il n’avait rien à partager avec ces gens-là, lesquels avaient pour certains, bien d’autres tracas en tête. Cette affaire de famille lui était étrangère. L’immense ferme et son hangar écroulé, le bois envahi par les ronces, la vieille maison de pierres du quinzième siècle flanquée de ses deux cheminées, le moulin abandonné sur la rivière devenue ruisseau, avec à l’intérieur des meubles patinés et rongés par les vers, une quantité de bibelots de provenances diverses sous des couches de poussière, des restes de porcelaines ébréchées, des tapis élimés, des tentures passées abritant des colonies de puces, et sur le bas de la prairie, l’usine du Bru d’en Bas et les vestiges du haras du Bois Couvert, enfin tout ce qui avait composé la fortune des Ougicourt de Bellechasse ; une famille bien-pensante de fin de siècle… de fin de vie.
Ce décor traversa son cerveau à la vitesse d’une locomotive suivie de nombreux wagons. Sur le flanc de chacun un chapitre de cette longue histoire, aussi longue que lui permettrait sa mémoire.
Les prétendants à une part d’héritage se battraient pour quelques fragments par notaires et avocats interposés. Ils se haïraient le temps d’une signature, puis finiraient par oublier leur querelle, attendant une autre occasion de relancer le débat sur la justice, sur la fiscalité des transmissions d’un hypothétique patrimoine… mais aussi sur leurs convictions des dernières volontés de la défunte.
Ah ! la belle histoire !
Ses souvenirs, Paul les conserverait pour les soirs de solitude, dans la vieille maison de pierres en lisière du bois où avait commencé et était finie une aventure qui avait totalement changé le cours de son existence.
1969, la France se relève d’une révolution qui n’a rien résolu !
Paul allait souvent au Touquet. Il y retrouvait tout à la fois ce qu’il est convenu d’appeler des amis et des relations. Des amis partagés en deux catégories. Les uns répondant à votre appel en cas de coup dur, pour partager vos peines et vos emmerdes. Et tous les autres, ceux qui, par exemple, vous aident à vider votre paquet de cigarettes ou votre bouteille de whisky. Les relations aussi peuvent se diviser en deux parties, avec un partage bien plus subtil. Les relations « utiles » régulièrement absentes pour cause de réunion, conférence, briefing et autres, et les relations « inutiles », disponibles surtout quand elles ne peuvent rien pour vous.
Il avait hérité de ses grands-parents une superbe maison de faux style normand, dans l’une de ces rues « bon chic-bon genre », qui font encore aujourd’hui, la renommée de cette station balnéaire de la Côte d’Opale. Le Touquet : une cité magnifique s’étalant devant des plages pour congés payés d’ouvriers et d’autres pour bronchiteux, tamalous et pire encore. Le Touquet de cette époque, c’était aussi son aéroport franco-anglais, son champ de courses, son terrain de golf, ses restaurants et boîtes de nuit, ses hôtels de standing et accessoirement… la mer avec sa plage de sable fin. Parmi toutes les plages de la mer du Nord, cette ville à l’embouchure de l’Authie, reste un joyau, une station balnéaire (où l’on ne se baigne pas, en raison de la température) bien entretenue par un personnel qualifié, gratifié en conséquence, avec des allées fleuries, des chemins piétonniers, des pistes pour cyclistes, sans compter de nombreux espaces verts. Le Touquet, n’aurait pas été autrefois et encore aujourd’hui Le Touquet-Paris-Plage sans le rendez-vous incontournable de la bonne société anglaise, parce que cette place représente l’élégance, le raffinement, mais aussi parce que grâce à un courant marin, elle est et reste l’oasis de la mer du Nord.
Paul était avant tout une composition de rêves d’adultes avec une puberté qui s’éternisait. Une grande personne oubliée par inadvertance dans l’adolescence et qui n’avait pas fini son enfance ! Un être imprévisible à prendre avec précaution. Il s’accordait tant aux vieilles chaumières picardes en briques et torchis qu’aux palaces, dès lors qu’il lui restait assez d’essence dans le réservoir de sa bagnole, une NSU décapotable, et suffisamment de monnaie dans le portefeuille. (En 1968, l’usage de la carte de crédit n’est pas courant) Parfois, il poussait plus loin, jusqu’à se perdre dans le labyrinthe des corons et des terrils du pays minier. Au cours de ces escapades, il se sentait l’âme d’un bourlingueur, un nouveau aventurier gauchiste à la mode, entre deux révolutions et deux bières d’Artois (les véritables !), cravate en deuil, cigarette américaine au bec et lorgnons posés sur le sommet du crâne, il se donnait le profil d’un académicien en péril. Le communiste nouvelle vague, locataire d’une idéologie en voie de disparition, témoin sans risque et sans gloire des effluves syndicalistes et des grèves à répétition.
Il avait échappé au service militaire obligatoire en cette époque bouleversée. L’on ne sût jamais par quelle bonne relation, et les mauvaises langues racontèrent à qui voulait bien les écouter que ce ne pouvait être que grâce à la situation de ses parents. La guerre d’Algérie, il se contenta de la commenter et de plaindre les copains qui n’avaient pu s’y soustraire.
La révolution de mai soixante-huit, tant soit peu qu’il y eut révolution, avait remué sa conscience de petit anarchiste de pacotille.
Et surtout, nous l’aurons compris, Paul aimait par-dessus tout se donner l’attitude d’un autre que lui. Une forme de comédie dont il se doutait bien n’être que le seul admirateur de son dédoublement. Ainsi, il pouvait affirmer à qui voulait bien lui prêter une oreille attentive, qu’il n’était, qu’il n’avait jamais été et qu’il ne serait jamais amoureux. Un dur avec cette prétention odieuse de s’exonérer de toute faiblesse. Un jeune homme bien sous tous les rapports retenant l’attention bienveillante des dames patronnesses du Touquet. Un parti à prendre en compte, dès lors qu’il est en état de revendiquer un peu de fortune personnelle avec un revenu acceptable sans obligation de se soumettre à la dure loi du travail. Particulièrement en cette période « soixanthuitarde » où toute situation sociale devenait contestable. Au pire, aurait été considéré comme acceptable un statut représentatif dans une quelconque institution en lien avec le courant politique du moment. À défaut d’un homme, voire d’un séducteur acharné ou d’un baiseur impénitent, il représentait une rente acceptable pour vieille peau, avec l’espérance d’un ruban au revers du veston !
Mais voilà…
Elle lui avait dit s’appeler Marina, étant entendu que Marie Nathalie, cela faisait trop snob. Étudiante en lettres les jours de soleil, en médecine les jours de pluie et fille à papa de la tombée du soir au petit matin. Le mètre soixante-dix sur des talons hauts, des gambettes à faire bander un eunuque, un tout petit fessier s’agitant à chaque enjambée, une poitrine provocante comme des pare-chocs de voiture américaine, des épaules surmontées d’un long cou invitant la caresse et un regard à jeter un franciscain dans les flammes de l’enfer. Un maquillage léger permettant de corriger les quelques taches de rousseur qui auréolaient son visage. Sa tenue vestimentaire préférée se composait de jupettes et t-shirts offrant son corps de déesse à la caresse du vent pour le jour. Et pour le soir… longue robe fendue à mi-cuisse insultant le regard. Et comme toute jeune femme, qui ne résiste pas à s’offrir un zeste d’excentricité, bonnet de laine ou chapeau western, veste cloutée et sac assorti, bas résille, ceinture en fausse peau de léopard, lunettes noires (surtout le soir), ces toutes petites choses aussi visibles qu’un gilet jaune à bandes réfléchissantes, par temps de brouillard.
Elle semblait vivre sur une autre planète, comme d’autres plantent des choux sur leur balcon ou élèvent des escargots dans leur cuisine. Le genre de fille en perpétuelle recherche du prix Nobel de l’Amour, lequel, s’il n’existe pas encore, reste à créer. Svelte, brune ou blonde selon son humeur, peau mate et bronzée comme une star hollywoodienne, sans trace de blancheur aux parties dites intimes, lesquelles perdent cet adjectif, dès lors qu’elles sont exposées… (sauf bronzage artificiel). Des sourcils et des lèvres bien dessinés, accentués d’un trait de crayon. Et bien entendu, des pendentifs aux oreilles qu’elle changeait régulièrement, parfois plusieurs fois au cours de la même soirée.
Elle avait fait la connaissance de Paul au Cul-Banana, une boîte prétendue afro-cubaine tenue par un authentique parisien de Picardie (mais oui, ça existe !). Ils avaient bu quelques verres d’un mélange tropical composé essentiellement de rhum, d’alcool, de banane et d’un tas de cochonneries destinées à surfer au-dessus d’un champ de cocotiers, cette variété arboricole étant absente du Touquet. Ils avaient dansé aussi. N’étant pas bon danseur, lui s’était limité à quelques contorsions sur la piste, avec toujours cet air indépendant de tout, comme si rien n’avait d’importance autour de lui… à part lui-même. Aux environs de minuit, entre deux jets de fumée, elle lui avait fait la confidence de ses vingt-deux ans, d’un papa directeur général de quelque chose dont elle ne se rappelait pas le nom, et d’une maman devenue subitement amoureuse d’un pilote de ligne. (Maman au septième ciel !) Vers deux heures du matin, repus d’herbe et d’alcool, ils décidèrent de prendre l’air le long de la jetée, puis de descendre sur le sable et enfin d’aller se baigner. Nus, cela allait de soi. Après une trempette salvatrice de quelques secondes dans l’eau glacée de la mer du Nord, ils se blottirent l’un contre l’autre, laissant le vent frais du large sécher leur peau. Quelques baisers échangés, plus par convenance que par conviction. Est-il utile de décrire la suite ?
Subitement, elle lui avoua approcher sa trentième année… Lui n’avait que vingt-trois ans… et au petit matin, dans la chambre d’hôtel… elle s’était donné trois ans de plus ! À faire l’amour, ne vieillit-on pas plus vite ? Quelques instants après leur fusion volcanique, le ton de la jeune femme était devenu plus grave… avec des couleurs métalliques d’autorité.
— Peux-tu comprendre mon petit Paul qu’une femme de trente-trois ans préfère avoir un gamin dans son lit qu’un homme dans sa vie ?
Elle avait insisté, se drapant pudiquement du drap.
— Mon chéri, nous avons passé un moment délicieux. Est-ce bien raisonnable de nous retrouver ? Restons sur cette impression. Notre liberté n’est-elle pas plus précieuse que notre amour ? Et que diraient nos parents, s’ils apprenaient…
Bon ! Paul n’aurait pas aimé qu’on le prenne pour un « homme à femmes ». Les filles du bord de mer, étudiantes ou pas, en terminale de puberté ou femme libérée, il ne se sentait pas obligé de les aimer d’un amour torrentueux. Elles l’intéressaient… enfin, elles constituaient un excellent remède contre la déprime. Bref ! Elles contribuaient à son équilibre, prétendait-il avec une arrogance à faire pâlir un locataire de la Comédie française. Rien de plus, en dehors du fait qu’elles faisaient de lui un baiseur convenable sans lendemains calamiteux, et surtout sans engagement.
Ah ! Paul. Toujours le sens de la boutade et de la réplique. Les jolies nanas du Touquet venaient à lui, dépouillées et rien n’était plus divertissant que de les complexer à loisir. De simples liaisons qui pouvaient devenir en quelques jours (parfois quelques heures) des chattes apprivoisées ou des lionnes furieuses. Comme en cuisine, salez, poivrez jusqu’à ce qu’elles virent vinaigre. Une pincée de maso, deux cuillères à soupe de parano et les étudiantes-filles-à-papa étaient bonnes pour un rôle de théâtre dans la scène finale « Je veux de l’amour, ou je me jette par la fenêtre ».
Au fil du temps, Paul était devenu un séducteur professionnel. Par jeu, puis par sadisme aussi, pour occuper le temps et l’espace. Un collectionneur qui recevait fréquemment de longues lettres imbibées de tendresse, de feu, puis d’amers reproches. Rangées par ordre d’arrivée dans un carton à chaussures, ces courriers serviraient un jour, à allumer le feu dans la cheminée. Le papier taché de l’encre des larmes remplacerait les journaux qu’il n’achetait plus depuis mai soixante-huit. Un flegme odieux aussi épouvantable qu’un alignement de sépultures.
Mais il n’en était pas là !
Il reprenait fréquemment la route pour la capitale où il avait sa famille et « ses affaires », laissant derrière lui, à chaque voyage ou presque, une jeune femme en larmes. Des longues lettres d’amour et des appels téléphoniques avec des promesses de retour qu’il ne tenait pas, ou très rarement. Elles finissaient par se lasser d’attendre et bien souvent, profitaient de la fin de leur séjour au Touquet pour l’oublier définitivement.
Chaque aventure était ainsi entrecoupée d’orages monstrueux, de ruptures larmoyantes suivies parfois de folles réconciliations. Régulièrement, il proposait le même remède, dont l’efficacité avec le temps était devenue douteuse. Tremper son corps nu dans l’eau de la mer du Nord, affronter les vagues pendant cinq ou cinquante minutes, peu importait la durée ou la saison, de préférence entre quinze et seize heures, sous le regard concupiscent de quelques voyeurs. Traitement qui avait l’attrait de calmer les nerfs, de libérer toutes réminiscences de pudeur et de raffermir fesses et poitrine. Paradoxalement, cette thérapie ne semblait pas vraiment lui convenir, et il ressortait à chaque fois de ce bain, avec son intimité ratatinée dans sa fourrure. Il lui paraissait alors bien présomptueux d’exhiber les restes de sa virilité devenue soudain obsolète.
Ah ! Quelle misère ! Mais ne valait-il pas mieux en rire qu’en pleurer ?
C’est au cours de l’un de ses séjours à Paris, où il ronronnait dans le cocon familial, comme un matou coincé entre radiateur et canapé, avec tantes, grand-tantes et plus encore, qu’il fît la connaissance de Marthe. Plus précisément, à l’une de ces réunions-cocktail – bridge – thé – petits fours, où il est d’usage de conjuguer réception et déception avec une sauce piquante de frustration. Un piège usé à l’usage mondain ! Genre cocotte ma chère. De la tenue et de la retenue recommandées ! Un vernis d’éducation impose de rire de tout et de rien, alors qu’il est de bon ton d’exhiber un sourire mielleux permanent, en particulier sur des propos abordés dans une richesse vaporeuse de vocabulaire.
Marthe posait et imposait en elle une personnalité docile, propice à ce genre d’invitation. Le genre à solliciter bien poliment la permission de minuit à Papa-maman. Un visage angélique, avec de tous petits yeux à demi-cachés derrière de toutes petites lunettes demi-rondes, ce qui lui donnait un air semi-intellectuel. Le type de fille capable de vous citer dans la même soirée, Edmond Rostand, Victor Hugo, Baudelaire et bien entendu, l’incontournable Proust, tout cela avec la bouche en cul de poule et les mains jointes comme un bénédictin en prière.
Avec les nattes disposées en croisillons sur le dessus du crâne, vingt ans lui allaient bien. Le chignon retenu par un crêpe noir lui en donnait cinq de plus. Enfin, dans l’intimité, les cheveux défaits retombant par-dessus une fine nuisette (ou sans nuisette), il fallait compter de cinq à dix de plus encore. Si bien qu’en appliquant un correctif arithmétique, elle aurait pu être la mère de Paul. Elle n’en était pas moins attrayante… et excitante !
Donc, cette « jeune et belle femme », bien sous tous les rapports, occupait son indépendance entre la Rhumerie café-terrasse du boulevard Saint-Germain, le Balajo, dancing prolétaro-mondain de la rue de Lappe, et un superbe studio mansardé de soixante mètres carrés dont l’unique fenêtre donnait sur la cour de l’immeuble. Un carré de terre battue étant à la fois siège, bureau et dépôt de poubelles, administré avec autorité par la très célèbre madame Gardette, gardienne d’immeuble de mère en fille depuis Napoléon III, sise au 12, rue des Blancs Lapins dans le seizième arrondissement.
Éloignée des salons mondains qu’elle ne fréquentait que par obligation, Marthe bénéficiait d’une sereine disponibilité pour organiser son intimité. Non pas qu’on puisse l’accuser de toutes les perversités de l’enfer, cette jeune femme avait établi une frontière entre les rigueurs exigées par ses relations vaniteuses et combien insignifiantes, sa famille qu’elle fréquentait assez peu et sa vie de célibataire libérée. Ce nouvel amant, titulaire d’une rente confortable, sachant jouer au bridge, et dispensé d’obligation laborieuse, n’était-il pas un garçon plein de charme ? Il n’était pas douteux qu’il avait eu quantité d’aventures. Pourtant, elle s’était demandé à quoi il avait pu passer son temps d’homme avant de la rencontrer. Nul doute que ce « jeune monsieur » poli et maniéré avait probablement été déniaisé depuis belle lurette, et certainement bien avant son bac. Une professionnelle peut-être ou alors une parente charitable dans le meilleur sens du terme, comme il en existe dans toute bonne famille. Quant à elle, la perte de sa virginité remontait aux calendes et depuis, elle avait accumulé une somme d’expériences lui permettant l’éducation de ce petit prétentieux, lequel n’avait d’autres mérites que la bonne fortune de sa famille.
Patiente, elle ne lui reprochait rien. Les ratés d’aujourd’hui seraient compensés par les exploits du lendemain. L’amour, c’est comme la conduite automobile. Le permis n’autorise pas tout et seule la persévérance ajoutée à une somme de patience rend l’exercice agréable. Non, Paul n’était qu’un vilain petit coq de basse-cour. Des cocoricos, la plume au vent, debout sur ses ergots, rien de plus ! Bien loin d’être l’expert qu’il prétendait être, il affichait, malgré lui, des réticences d’une autre époque, voire de navrantes ignorances. Incapable d’émouvoir cette femme exigeante, ses échecs répétés finissaient par une consternante morosité.
Pourtant, il avait continué de voir Marthe, repoussant son retour au Touquet, prétextant aux amis, être retenu à Paris pour ses affaires.
— J’aime ton corps, donne-moi la clé, je t’ouvrirai la porte du bonheur.
— Ne dis pas des choses idiotes que tu ne penses pas.
— Si, Marthe, je les pense et je veux te rendre heureuse.
— Mais je suis déjà heureuse !
— Heureuse ? De quel bonheur veux-tu parler ? La vie, notre vie vaut bien plus que nos copulations.
Il se doutait ne pouvoir tirer aucun profit de l’union de leurs corps, dont elle seule détenait la maîtrise. Marthe, dominante… et cruelle ! Trouverait-il en elle la Marthe affectueuse ?
Et pourtant qu’elle était belle ! Splendide ! Nue ou en déshabillé, soutien-gorge et string assortis, fine nuisette ou robe de chambre entrouverte. À chaque rencontre, il savourait la surprise de la découvrir si excitante et si divine avec des formes pulpeuses à faire damner un locataire du Vatican. Une femme de feu, musclée et nerveuse, toutes les qualités pour traverser les pires orages. Des jambes galbées, des cuisses de nageuse. Harmonie et puissance à la fois. Des fesses dures et larges, des seins solides et fermes qui appelaient les mains. Un ventre plat souple et chaud… et surtout un dos admirable surmonté d’épaules bien dessinées et puissantes finissant sur la densité impérieuse des hanches.
— J’aime ton dos lui répétait-il souvent.
— Ah ! Bon, mon dos et pourquoi donc mon dos ?
— Ne te l’a-t-on jamais dit ? Qu’il était superbe ton dos !
— Non, jamais…
— C’est parce qu’il saute moins aux yeux. Les hommes sont en général obnubilés par les cuisses et la poitrine des femmes… ou de leur partenaire. Intéressant, certes, mais peut-on aimer le corps d’une femme sans le détailler dans les moindres contours.
Ces rencontres d’alcôve n’avaient duré que quelques semaines. Les rendez-vous dans le studio des Blancs Lapins s’étaient espacés. Marthe se montrait plus distante. Les prétextes restaient vagues et assez peu crédibles. Elle sortait souvent, répondait à des invitations et n’était libre que selon un agenda de Premier ministre. Leurs batifolages ne se résumaient plus qu’à des cinq à sept, parfois dans l’arrière-salle d’une brasserie, ou sur les quais d’une station de métro. Comme Paul la raillait là-dessus, elle lui proposa une convention de partage.
— J’ai toujours partagé ma confiance avec un ou deux, parfois trois amants. Et je ne soumets pas mes partenaires à ma seule exclusivité. Je ne revendique pas, moi, la liberté des femmes ou leur prétendue libération. Je revendique le statut de femme libérée. Donc, je suis libre !
— Peut-être, oui… sans doute, enfin, il faut voir, admit-il en vrac, ne sachant que dire devant tant de franches révélations.
— Je te les ferai connaître, si tu le souhaites et surtout… je t’en prie, ajouta-t-elle en le fixant de ses yeux devenus soudain noirs, ne me fais pas une crise de calcaire.
— Une crise de calcaire ? Que veux-tu dire ? De jalousie peut-être ?
— Oui c’est bien de cela qu’il s’agit. Toi, le super-macho, arriveras-tu à dépasser ta jalousie ?
— Mais a contrario, ne crains-tu pas celle de mes concurrents ?
— Non, mille fois non ! Le visage de Marthe exprimait alors une excitation insurmontable. Non, pas des concurrents, mais des co-amants, comme il existe des co-locataires. Un Bla-Bla-Car de l’amour. Enfin, soyons francs… des copains d’une nuit, sur qui on peut compter les soirs de cafard. Cela te paraît étrange… surprenant peut-être ? Pourquoi donc une femme aurait-elle moins de droits qu’un homme ? Quelle est donc cette règle idiote qui normalise l’amour d’une femme entre une marmaille d’enfants, un mari aussi exclusif qu’indifférent, des beaux-parents d’une indécente indiscrétion, sans compter les oncles et les tantes qui se croient autorisés à donner leur avis sur tout et n’importe quoi ?
— Tu ne partagerais pas ton lit avec tous ces gens-là !
— Non, tu as raison, non, mais alors un mari à supporter sans avoir le plaisir du corps…
Il s’inclina sans se lamenter. À quoi bon ?
— Que vais-je faire sans toi, quand tu seras dans le lit de l’un de mes » co-amants » ?
— Tu souffriras un peu. C’est le propre de l’amour inconditionnel. Tu écriras un peu également, mais ce ne sera pas un best-seller tiré à des milliers d’exemplaires. Tu t’alcooliseras… très certainement. D’autres se mettent à la peinture croyant à la révélation de leur talent, mais au fond, tu accepteras cette situation comme bien d’autres l’ont acceptée avant toi. N’oublie pas, la vie est un compromis entre exclusivité et partage. Ne te perds pas dans le labyrinthe de tes préconçues idées judéo-chrétiennes, crois-moi, tu le regretterais… nous le regretterions.
Au lit certains soirs, il ne pouvait lui faire l’amour pour des raisons évidentes d’hygiène. Il la caressait et lui prodiguait des massages. Marthe prenait alors un plaisir intense à l’exciter jusqu’au bord de l’extase finale, tout en sachant que sa libido machiste s’en trouverait contrariée. Hors course, il ne lui restait plus qu’à observer ses traits changer, son corps frissonner et parfois aussi se crisper, puis se détendre, jusqu’à la plus intense volupté où elle retenait un cri entre ses dents, avant de le lâcher comme une flèche.
Mais au fond de sa pensée, il doutait de l’avoir satisfaite. Elle se révélait être une excellente comédienne, et il lui semblait malaisé de lui en faire le reproche. C’est qu’elle avait la confidence facile. Elle regrettait n’avoir, à son grand regret, jamais fait l’amour sur l’herbe, dans la nature ou dans un endroit public, en dehors des aires de repos d’autoroutes et des parkings de supermarchés. Uniquement dans les voitures de Xavier-Bertrand et de Jean-Bérénice, ses co-amants, qu’elle ne manquerait pas de lui faire connaître… quand il serait décidé pour une telle rencontre. Le pire pour lui, c’est qu’elle en parlait avec sérénité, comme s’il ne s’agissait que d’un fait divers, à ranger dans la rubrique des chiens écrasés, dans n’importe quel canard de province.
Mais aussi orgueilleuse qu’un homme. Tous, sans exception, lui avaient donné d’ineffables joies. Elle s’en vantait comme d’un exploit. Ses commentaires finissaient par être blessants.
— On ne meurt pas de plaisir, on vit dans l’attente du suivant…
— Mais comment peux-tu être insatiable, au point d’évacuer tout sentiment…
— Tu confonds tout. L’amour, le respect, l’affection, l’attachement, la fidélité… alors que tu manifestes le plus profond mépris pour la liberté de ceux que tu prétends aimer. Comme si tu étais le propriétaire unique des âmes et des corps. Les êtres humains ne sont pas des objets que l’on achète, emballage compris, que l’on peut céder ou se débarrasser. Faut lire le mode d’emploi !
Au travers de ses confidences, il avait appris que Jean-Bérénice lui avait enseigné la lenteur. Donner du temps au temps. Faire l’amour n’était pas baiser ! C’était aussi bien la capacité d’aborder la révolution culturelle chinoise que de se porter en exégèse du coran, tout en laissant s’insinuer dans le corps les vibrations préliminaires à la volupté finale. Paul fulminait de rage. Quelle odieuse comparaison entre sa prétendue inexpérience et le raffinement de ses concurrents ou co-amants ! Mais, pour ne pas la perdre, il mesurait ses termes, contenait sa colère, conservant ainsi l’espérance de l’avoir pour lui tout seul.
— Tu as une chance inouïe, Marthe d’être comblée sur le plan sexuel. Combien de femmes peuvent-elles en dire autant ? Si tu as un secret, n’hésite surtout pas à le communiquer.
Elle avait rétorqué avec un air agacé.
— Bien des femmes se contentent de peu. Elles n’osent pas réclamer à ces messieurs le minimum d’attention pouvant les conduire à la jouissance. Moi, je ne veux pas être oubliée en chemin. C’est ça le féminisme et plus nous serons nombreuses à nous battre pour la reconnaissance de nos corps, plus nous serons des femmes comblées à défaut de servir de pompe à sperme ou de ventre à reproduction.
Jean Bérénice pouvait passer des journées et des nuits entières au jeu. Bridge, poker, courses de chevaux, peu importe pourvu que ce soit cérébral. Une sainte horreur de tout effort physique et il n’avait que mépris pour tous ces gens en jogging, qui entretiennent leur souffle et leurs muscles dans des perspectives marathoniennes. Toujours sapé comme un prince, le type-standard qui a de la classe. A contrario, il ne dédaignait pas se transformer en gonze de banlieue, gauchiste d’opérette, anarchiste sans peur et sans reproche, écolo de la dernière heure ou catho intégriste. Il avait ce don en lui de pouvoir partager l’avis du plus noble au plus mécréant et de se faire inviter aussi bien dans les maisons à particules que dans celles particulièrement non recommandables. Vin rouge et bière sont-ils plus excitants que thé et petits fours ? Poker ou belote, l’essentiel étant de faire le plein d’adrénaline. Il se trouvait à son aise, dans quelque milieu que ce soit, mais le jeu restait son assujettissement incurable. Certains soirs, il perdait coup sur coup, mais sa mine réjouie ne faisait rien paraître de sa déception. Un « beau monsieur, beau parleur » passé maître de sa propre duperie.
Pour comprendre Jean-Bérénice, si tant soit peu qu’il y ait quelque chose à comprendre, peut-être eût-il fallu remonter les années. Les siennes ou celles de papa-maman, ou de la grand-mère qui l’avait en partie élevé. Une enfance dorée sur tranche, gâté à l’excès, chouchouté comme le pékinois de madame machin-chose de la Tranche en biais. Il avait conservé les séquelles d’une éducation rigoureuse certes, mais avec le confort grand-standing d’une famille à l’abri des chaos économiques. Une famille qui disposait à son gré, de bonnes à ne rien faire… c’est-à-dire d’un personnel payé en partie et contrepartie de l’admiration de ses patrons. Dès le berceau, Jean-Bérénice avait hérité de l’immense vertu d’être cocu, sans doute parce que privé de son enfance et plus tard de son adolescence. Entre piano deux fois par semaine, sous la direction de mademoiselle Duschmolle, et latin tous les jeudis, sous la houlette du père Xavier du Très-Saint-Esprit, on ne lui avait laissé ni le temps ni l’opportunité de jouer au ballon dans un jardin public entre des cubes de béton avec des gamins de son âge. Cocu par destinée, et cependant cocu heureux et insouciant comme d’autres ont un talent spécifique pour la peinture ou la musique. Quand on s’appelle Jean-Bérénice de Bitancourt, le nom et l’éducation remplacent l’absence de talent.
Van Gogh manquait d’éducation, mais il avait du talent.
Il avait, lui aussi, échappé au service militaire. Non pas en raison d’une relation, mais parce qu’il était atteint d’une maladie incurable, certifiée par un professeur-chercheur, bien sous tous les rapports. Entre la médecine militaire et la médecine libre, il ne peut y avoir de trahison.
Être cocu, n’est pas une maladie, mais un état. Jean-Bérénice était cocu comme d’autres sont de petite taille. Et il avait fini par admettre, bien malgré lui, que cette destinée resterait inscrite sur sa tête en raison de ses origines. Être cocu n’est ni une tare ni l’une des maladies incurables prises en charge par la Sécurité sociale, la vie durant… ou du moins ce qui reste à durer. Tout au plus une affection psychosomatique aussi banale que celle d’avoir une frousse indomptable des batraciens ou des araignées. On peut mener une vie régulière en étant cocu perpétuel, tout comme la vie ne s’arrête pas à la vue d’une grenouille ou d’une araignée. Être cocu n’est qu’une condition humaine bien regrettable certes, mais fort acceptable pour peu qu’on veuille bien l’accepter.
Jean-Bérénice était donc indifférent à son état, et il savait pouvoir compter sur l’hypocrisie de son entourage, pour éviter toute allusion à son petit mal-être. Président directeur général d’une société textile dans laquelle plus d’une centaine d’ouvrières fabriquaient à la chaîne des chaussettes… ou des petites culottes… ou bien autre chose. Quelle importance ! Une petite industrie qui marchait bien, en relation avec les négociants du Marais et des quartiers israélites. De la concurrence certes, mais une entreprise bien placée sur le marché. Un chiffre d’affaires en hausse régulière avec des bénéfices lui permettant une rétribution très acceptable. Une boîte rodée qui ne connaissait pas les revendications ouvrières avec des contremaîtres tout à la fois qualifiés et autoritaires. Un comptable expert dans les acrobaties financières et un directeur financier, funambule des comptes et projets. Enfin, pour compléter le tableau, un directeur commercial responsable d’une équipe de cinq représentants capables de revendre la Joconde aux héritiers de Léonard de Vinci pour peu qu’ils en acceptent un bon prix.
Cinq jours par semaine, quand il ne restait pas attablé dans une salle de jeu, il se faisait apporter le « baromètre » de l’entreprise, pour s’entendre dire que « malgré la crise notre société se porte plutôt bien ». Une façon de se rassurer, car en fait ce n’était pas lui qui dirigeait vraiment la boîte transmise par son père… qui en gérait d’autres avec un succès aussi éclatant.
Bon ! Il y avait la crise. Et alors, la terre allait-elle s’arrêter de tourner ? Incompétent, d’accord ! Mais est-ce une raison pour se soustraire à ses devoirs ? Et cette petite simagrée du matin, devant ses collaborateurs, ne faisait-elle pas partie de ses devoirs d’homme responsable ?
Depuis quelque temps, Marthe repoussait de jours en semaines, les rendez-vous frivoles qui le changeaient de son train-train quotidien. Lui était-elle restée fidèle ? Il en doutait. La fidélité des femmes de cette époque contestataire devenait au fil des événements aussi ringarde que le moulin à café de nos grand-mères. Les épouses, mères de famille ou concubines dites « au foyer » resteraient-elles fidèles comme avaient dû l’être toutes ces femmes depuis la nuit des temps ? Restons dubitatifs et prudents ! On les verrait renoncer par diverses formes de rupture au contrat exclusif de l’esclavage féminin. L’appellation « fidèle amour » sur les cartes postales deviendrait dans la forme comme dans les faits, aussi stupide que les éternels regrets gravés sur les dalles de marbre. Mais cette mutation ne se ferait qu’à pas lents, progressivement, et toutes les couches de la société finiraient par adhérer à ce nouveau concept de liberté.
Des sociétés juridiques composées d’avocats spécialisés se constitueraient dans le but de cibler une clientèle spécifique, en particulier les couples avec possession patrimoniale. Des honoraires tarifés pour les familles avec ou sans enfants, majeurs ou mineurs, mais aussi pour les couples économiquement faibles, ne possédant rien d’autre que l’espérance d’une issue de secours à ce qui n’avait été qu’une erreur de jeunesse. Les tribunaux se verraient surchargés de dossiers embrouillés et devenus inclassables. Les notaires se frotteraient les mains devant cette recrudescence de clientèle. Et le législateur, tous parlementaires de toutes tendances confondues, confronté à ce mouvement populaire, imaginerait diverses conventions matrimoniales en dehors du mariage républicain. La fiscalité s’adapterait à la société française, prenant à témoin des avancées sociales dans d’autres pays européens. Seule l’Église conserverait une forme de véto, du moins en apparence, en retenant le prudent principe d’une profonde réflexion ultérieure.
Ah ! l’union et la désunion ! Un marché pour des milliers d’emplois.
Le pire, c’est qu’il n’arrivait même pas à obtenir Xavier-Bertrand au téléphone. N’était-il pas évident que la charge de co-amant impliqua autant de disponibilité envers sa maîtresse qu’envers les autres amants de celle-ci ? Un point sur lequel le Code civil manquait cruellement de précisions. Une explication franche s’imposait. Lui avait-elle finalement donné la préférence et avait-elle, sans lui en parler, décidé de vivre définitivement en couple comme la plupart des gens… Marthe s’étant soustraite habilement à cette explication, il l’attendait de son concurrent… ou de son co-amant. Avec Marthe, comment savoir s’il s’agissait d’une fugue ou d’une liaison, d’une obsession émotionnelle ou d’un coup de foudre, d’un peu d’herbe et d’alcool ou d’un moment intense de cafard ? Elle se révélait si imprévisible que tout était imaginable.
Imprévisible ! C’était bien ce qui l’avait attiré et c’était pour cela qu’il voulait la conserver… pour lui tout seul. Un pari dans lequel il ne flamberait pas un peu d’argent, mais un pari quand même, où la mise serait son chemin de vie.
Il aurait voulu l’oublier. Cesser de revivre certains moments cruels. Mettre un terme à cette image de bonheur conditionnel. Rien à faire, sa mémoire restait branchée sur du courant continu. Aucun programme de télé, aucun film, aucune pièce de théâtre ne l’apaiseraient. Restaient ces ennuyeuses parties de bridge, dans des salons mondains à particule, sur des terrains inondés de discussions stériles. Il écoutait d’un air absent les lamentations sur la vie économique « désastreuse », sur la politique « irrationnelle » du gouvernement, et sur les mœurs décalées de notre époque, exprimant la décadence de notre société.
— Ah ! Quelle époque vivons-nous ! Si nos parents…
Il s’était offert un court séjour aux Canaries. Fuerteventura, une île aussi volcanique que l’aurait été Marthe si elle n’avait pas eu ses règles. Hôtel et plage naturistes. Elle avait dû conserver un tout petit triangle d’étoffe retenu par des lacets. Cette demi-nudité imposée par la nature l’avait exaspérée, alors que Jean-Bérénice s’était contenté d’en sourire. Le soleil de septembre dans cette île paradisiaque avait éclairé d’une nouvelle couleur sa peau. Ses longs cheveux retombant jusqu’au bas du dos étaient devenus plus soyeux. Le ciel azuréen semblait profiler encore davantage ses jambes sur le sable. Jean-Bérénice se souviendrait longtemps du feu qui enflamma son cœur dans ces moments de plénitude. Un bonheur sans partage auprès de cette jeune femme aux très beaux yeux d’argent. Un rêve idiot (tous les rêves ne le sont-ils pas ?) lui avait révélé une fin, certes banale et ordinaire, mais non moins dramatique, leurs deux squelettes enlacés comme au travers d’une radiographie. À leur image, les heures de joie n’étaient-elles pas mortelles ? Mais enfin, reste un sursis avant la fin sépulcrale. De la vie, ne faut-il pas en tirer profit, tant de l’esprit que du corps ?
Marthe, il la découvrait. Elle lui était apparue comme l’une de ces étudiantes éternelles dorées sur tranche par des parents fortunés. De ces minettes qui traînent savates dans les quartiers réputés universitaires avec quelques livres ouverts sur des pages jamais lues ou, au pire, incomprises. Elle n’était pas faite intégralement de ce moule. Plutôt le genre de nana socialo-marxiste en avance d’une révolution culturelle composée essentiellement de contrevérités sans réalisme. Il fallait interdire d’interdire ou rendre obligatoire ce qui était d’une logique évidence, au nom du peuple avide d’une liberté retrouvée, laquelle n’avait jamais été perdue… enfin pas encore. Un programme aussi compliqué que la police des chemins de fer.