Black Thistle - Roman V., Max Sanchez , Bogaert - E-Book

Black Thistle E-Book

Roman V., Max Sanchez , Bogaert

0,0

Beschreibung

Édimbourg, éternelle, sombre, devient le théâtre d’une rencontre immémoriale entre deux mondes, deux familles que tout oppose. Dans les dédales brumeux de cette ville aux pierres noircies par le temps, un homme ère, seul, l’âme en peine. Il pleure la perte de son amour et n’attend plus rien de la vie, sauf peut-être des réponses. C’est à ce moment qu’un Lord apparaît, prisonnier d’une vie que rien ne peut éteindre, ni la douleur ni la mort. Il est porteur d’une histoire qui traverse les siècles et d’une quête héritée des légendes anciennes. Car dans les brumes, une enfant est née, dépositaire du pouvoir interdit des deux lignées, du Graal et de ce mystère frappé du sceau du chardon noir.


À PROPOS DES AUTEURS


Amis de longue date, Roman V. Sanchez et Max Bogaert se sont rencontrés autour des mystères de la Table ronde et de l’univers du celtisme. Depuis deux décennies, leur quête commune les a poussés à arpenter les Highlands et les plus belles cités d’Écosse. Black Thistle est un guide à travers le dédale d’un mythe littéraire et spirituel surgi des brumes du temps : le Saint Graal.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 193

Veröffentlichungsjahr: 2023

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Roman V. Sanchez & Max Bogaert

Black Thistle

Tome I

Le chardon noir et l’enfant

Roman

© Lys Bleu Éditions – Roman V. Sanchez & Max Bogaert

ISBN : 979-10-377-9465-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

La jeune femme roulait depuis plusieurs heures et avait du mal à garder les yeux ouverts. Elle avait coincé le couffin de la petite Eileen à l’avant, entre le dossier du siège passager et la planche de bord. Elle avait accouché seule, trois jours auparavant, et se remettait difficilement de cette épreuve. Désormais, plus le choix : elle devait tenir bon. La route menant à la vallée du Glencoe était sinueuse et la pluie réduisait la visibilité. La conductrice était obligée de doubler d’attention afin de ne pas tomber dans le fossé. Il ne lui restait plus qu’une dizaine de kilomètres à parcourir avant d’arriver au point de rendez-vous, et déjà, les impressionnantes Five Sisters remplissaient l’horizon de leur noirceur. Nul ne pouvait entrer sur ces terres sans y avoir été invité par le maître des lieux, par ce roi d’une époque révolue, par cet éternel que les cieux ont rejeté. Ses aînés lui avaient conté les histoires de cette vallée sans retour où une âme de conjuré avait élu domicile, condamnée à une vie d’immortalité. La puissance des dieux et des sorciers n’y avait plus cours de ce côté-là de la frontière, c’était un sanctuaire inviolable et préservé, un temple érigé par celui qui ne peut mourir. Elle espérait pouvoir y trouver protection pour sa fille, l’enfant d’une union interdite condamnée par son sang.

Elle pénétrait désormais dans les profondeurs du Glen, là où la route ne menait plus qu’à la mélancolie. Sur ce sentier du bout du monde bordé de roches éternelles, le temps n’avait plus sa place. Pour la première fois, elle pouvait mettre une image sur la légende contée depuis des siècles par ses aïeux : une terre sans vie, car sans mort, écartée du néant, car oubliée du réel, envahie d’une brume épaisse où l’âme se perd, tout comme se perd la raison… et balayée par des vents froids et humides qui tournoient autour du vide. Ainsi décrivaient-ils ce refuge de la damnation.

Le bout du chemin s’ouvrait sur une large étendue de bruyère et de tourbe au milieu de laquelle se dressait le Manoir. C’était une vieille bâtisse que les éléments avaient épargnée, construite il y a plus d’un siècle sur les ruines d’un château médiéval. Le domaine était entouré de grandes grilles en fer forgé dont l’entrée était marquée par la présence d’un magnifique portail orné de motifs divers. Celui-ci s’ouvrît automatiquement à l’arrivée de la jeune femme, sans même qu’elle ait eu besoin de s’annoncer au préalable. Elle pénétrait alors dans une cour immense et désertique qui se jetait au pied d’un escalier massif conduisant à la majestueuse porte d’entrée en bois noirci. La conductrice se gara juste devant, puis resta sans bouger, les mains sur le volant et le regard figé sur le haut des marches. Son hôte fit alors son apparition à travers la lourde porte, habillé d’un costume en tweed gris trois-pièces et d’un long manteau de flanelle noire. Il ne portait aucune coiffe, uniquement sa chevelure brune et ondulée qu’il arborait tel un dandy. Il ne descendit pas, resta posté de toute sa hauteur, le regard plongé dans celui de la jeune femme avec pour seul filtre le pare-brise avant du véhicule stationné deux mètres plus bas.

Elle fut la première à réagir. Elle sortit de la voiture avec souplesse et dignité, et en fit le tour pour aller récupérer le couffin. Elle le saisit avec fermeté, puis monta l’escalier jusqu’à mi-hauteur avant de relever la tête. L’homme lui souriait…

Cet instant resta gravé pour l’éternité. Elle était venue dans le plus grand secret déposer au légendaire immortel ce qu’elle avait de plus cher au monde, sa fille, l’héritière de son sang, mais également du sien… une sang-mêlé maudite par la rencontre de ses parents, condamnée à un exil forcé pour échapper à la mort décidée par ses aïeux maternels. Entre deux maux, elle fit le choix du moins pire.

Elle monta les quelques marches qui la séparaient encore du maître des lieux et arriva finalement à sa hauteur.

— Bonjour, Sir.
— Bonjour. Comment te sens-tu ?
— Mal… terriblement mal. C’est une souffrance comme nulle autre.
— Je comprends…

Un silence s’installa un court instant, puis l’homme reprit :

— Et maintenant que l’équilibre est rompu, que comptes-tu faire ?
— Trouver une solution pour le rétablir. Faire ce qu’il faut…
— Quelqu’un d’autre est au courant pour Eileen ?
— Non, il n’y a que vous et moi. Je reviendrai la chercher dès que tout sera rentré dans l’ordre…

Les yeux remplis de larmes, elle tendit le couffin à l’homme, déposa un dernier baiser sur le front de son bébé et descendit les escaliers sans se retourner. Alors qu’elle ouvrait la porte de sa voiture pour repartir, l’immortel l’interpella du haut des marches :

— Mon enfant, s’il te plaît… fais attention à toi.

La jeune femme tourna son regard vers lui, silencieuse. Le vent se leva brusquement, balayant le flan de la montagne d’une bourrasque éphémère. Quelques effluves de bruyère parcoururent l’air, ainsi qu’une fleur, qui vint rouler à ses pieds ; un chardon, de couleur noire… elle se baissa pour la ramasser.

La nuit venait de tomber sur les Highlands. Dans cette atmosphère sombre et glaciale, seule une ombre demeurait encore au pas de la porte en chêne, un reflet brumeux qui portait un couffin ; à l’intérieur, une enfant au destin incertain se mit à pleurer…

Chapitre 2

Elle avait toute la vie devant elle, si belle, si jeune… mais on me l’a arrachée, et je me retrouve seul désormais, avec ma peine et ma souffrance. Elle, au moins, ne souffre plus ! C’est la seule chose qui me réconforte un peu. Et toutes ces personnes dans la rue qui s’amusent, qui rient, qui déambulent comme si de rien n’était… Mais effectivement, il n’en est rien pour elles, seulement pour moi. Je ne les supporte plus, il faut que je sorte, que je m’éloigne de tous ces cons.

De la fenêtre de mon petit studio situé dans un vieil immeuble de la Old Town, j’aperçois en contrebas les allées et venues des touristes venus assister au Festival d’Édimbourg. Ils ont du bol, le temps est clément pour une fois, pas besoin de sortir son parapluie ou d’enfiler un putain d’imperméable. Je vais en profiter pour prendre l’air moi aussi, même si je me fous bien de la pluie après tout… je me fous bien de tout désormais.

Je descends sur quatre étages l’escalier étroit et sombre de mon immeuble, puis m’engouffre d’un pas décidé dans l’artère descendante d’High Street, à contresens du flux principal des passants qui se dirige vers Castle Rock. Tous ces moutons qui se précipitent tout en haut pour assister au spectacle de clôture, ça rime à rien. Des concerts de bagpipes y’en a plein d’autres, quel plaisir ils ont à s’agglutiner comme ça ?

La nuit commence à tomber et les lumières artificielles des lampadaires viennent désormais prendre le relais sur la clarté du jour. Je m’éloigne de la foule dans cette atmosphère presque moyenâgeuse en m’engageant dans une petite ruelle peu fréquentée en direction du sud, là où le brouhaha de la ville laisse place à la résonance des bruits de pas sur le bitume. Dans ce dédale sinueux de bâtiments en enfilade, noircis par des siècles d’histoire, mon esprit s’égare dans des songes brumeux où les souvenirs s’évanouissent dans les vapeurs d’alcool. Car des verres, j’en ai bu plusieurs aujourd’hui, et j’en boirai encore ! C’est à peu près la seule chose que je sais faire d’ailleurs, boire pour essayer d’oublier, oublier qu’elle n’est plus là…

Mary m’a quitté depuis maintenant plus d’un mois, j’ai l’impression que c’était hier. Tout est allé si vite, je n’ai même pas eu le temps de lui dire au revoir. Les médecins disent que c’est son cœur qui a lâché, une crise cardiaque alors qu’elle n’avait que 33 ans. Elle était si douce, si gentille, il y a beaucoup de salopards qui méritaient de partir avant elle. Ce qui me fait le plus mal, c’est que je n’étais pas là au moment où ça s’est passé. Elle est morte dehors, toute seule, dans ce maudit cimetière. C’est comme si elle avait été emportée par tous ces cadavres gisant depuis des décennies au fond de leur trou, recouverts par une tonne de terre ornée en surface de pierres tombales. Sur certaines, les inscriptions sont effacées, on distingue à peine le nom et la date du décès, la mémoire s’éteignant avec le temps. D’autres sont brisées, comme si on leur avait asséné un violent coup de massue volontairement, laissées telles quelles sur le sol. Et pourtant, des centaines de passants traversent ce lieu chaque jour, juste pour couper. Il a un côté sympa avec cette belle église gothique dressée à l’entrée, ses petites allées bordées d’arbres centenaires, et cet énorme château qui veille massivement en arrière-plan. Mais il n’en demeure pas moins sombre, et inquiétant, surtout la nuit tombée. Je suis comme attiré, il a pris ma bien-aimée, ainsi que mon âme…

Je me pose un instant sur un banc en bois pour contempler le muret contre lequel elle se serait appuyée avant de tomber par terre. Il est fait de pierres noircies par le temps, comme tout ce qui compose cette ville. Nous aimions profondément cette ambiance mystique qui fait le charme de l’Écosse, cette couleur de tourbe qui se retrouve jusque sur les gouttières des bâtiments et les rambardes des trottoirs.

Une légère brise traverse l’air et vient caresser délicatement mon visage, séchant en partie les deux ou trois larmes qui coulent le long de ma joue. La nuit a désormais recouvert l’horizon, il n’y a plus âme qui vive autour de moi, sauf peut-être celle des défunts résidant quelques mètres plus bas. J’espère également y croiser celle de mon amour, restée ici à m’attendre. Je n’entends plus que le frémissement des feuilles sur les branches des arbres, et le son étouffé des cornemuses s’envolant au loin sur Royal Mile. Je me relève pour déambuler quelques instants le long des tombes et déchiffrer les inscriptions encore visibles. Tous ces cadavres reposent ici depuis maintenant plusieurs décennies, voire même des siècles : un général d’infanterie mort au combat, le boulanger du quartier nord situé près des quais, un père de famille cordonnier de son état… certains emplacements contiennent plusieurs corps, ceux des parents et enfants dont les morts se sont succédées, des tombeaux qui se sont remplis au fil des années et au gré des concessions.

Cette atmosphère, je la connais désormais par cœur, elle est devenue mon refuge et mon propre linceul. Je me rends dans ce cimetière quasiment tous les jours, même si ce n’est pas ici qu’elle est enterrée. Son corps est ailleurs, mais je sais que son esprit n’a pas quitté les lieux. Elle aimait tellement passer par là, c’était son « couloir à travers le temps », son « moment d’éternité »… aussi bref soit-il… Et puis c’était sur le chemin de son travail, un boulot alimentaire qui ne lui apportait aucun plaisir. Alors elle essayait toujours de s’y rendre de manière indolente, au détour d’une petite balade urbaine. C’était son truc pour commencer la journée sur une note positive.

Tandis que mon regard s’attarde sur une stèle un peu plus richement décorée que les autres, un courant d’air froid me caresse subrepticement la nuque, comme un voile de satin porté par le vent qui viendrait me frôler délicatement sur son chemin. Une sensation, douce et glaçante à la fois, qui me procure des frissons dans tout le corps. Les esprits sont joueurs ce soir, à moins que ce ne soit ma bien-aimée qui m’appelle. Je ferme les yeux quelques minutes, espérant qu’elle se manifeste à nouveau, qu’elle me parle, je l’invite même à le faire : « Mary, tu es là ? » Je n’obtiens malheureusement aucune réponse, comme tous les soirs. Résigné, je rouvre les yeux et me dirige vers la sortie. J’ai la gorge sèche, mon dernier verre remonte à plus d’une heure, il est temps que je reprenne ma balade.

*

Je quitte ce lieu empreint de mystère et de noirceur pour me diriger vers mon pub habituel situé deux rues plus loin. Derrière moi, les cloches de l’église sonnent 23 heures. Le concert de cornemuses touche bientôt à sa fin, les spectateurs ne devraient pas tarder à se disperser pour rejoindre leur domicile. Je presse le pas afin ne pas retomber dans la foule et j’arrive rapidement devant la devanture noire et rouge du Blacksmith, situé au croisement de Grindlay Street et de Cornwall Street. Je perçois à travers les vitres quelques clients attablés à l’intérieur, mais ce n’est pas la cohue. C’est parfait, j’ai de plus en plus de mal à supporter la compagnie des autres, surtout si c’est pour les voir rire. Je pousse la lourde porte en bois qui se dresse devant moi et pénètre à l’intérieur du pub, le pas nonchalant. Je me dirige directement au comptoir afin de commander un verre de whisky, histoire de commencer en douceur.

La décoration intérieure des lieux est plutôt traditionnelle, voire même austère. L’ambiance est boisée, tant au niveau du mobilier que sur une grande partie des murs. Quelques banquettes en cuir rouge viennent apporter une touche un peu plus cosy, sans toutefois parvenir à casser le caractère très brut de la pièce. La seule originalité tient à la présence d’une grosse enclume positionnée tout près de l’entrée, un vestige de l’ancienne forge qui occupait jadis les lieux. Il y règne toutefois une atmosphère plutôt agréable, voire même réconfortante. Quelques odeurs de fumé et de friture se dégagent de l’arrière-cuisine, mélangées aux effluves d’orge et de houblon émanant des tireuses à bière.

Les clients sont attablés autour d’un verre. Ils discutent de leur semaine passée, de leur travail, de leur famille, de mille et une choses banales de la vie de tous les jours. Il n’y a pas d’éclats de voix, personne ne semble être éméché, c’est plutôt bon enfant. Je suis servi par le patron du pub, je le connais sans le connaître, nous n’avons jamais vraiment échangé ensemble, bien que je vienne ici régulièrement depuis plusieurs années. Nous avions découvert ce lieu par hasard avec Mary, un soir où nous recherchions un coin tranquille pour nous poser, c’était rapidement devenu notre QG. Elle aussi n’aimait pas trop la foule et préférait s’écarter du centre de la Old Town un peu trop bruyant et touristique à notre goût. Deux grands angoissés qui s’étaient bien trouvés !

Tandis que je prends place sur un tabouret haut positionné sur le côté du comptoir, je suis soudainement envahi par un sentiment étrange qui me provoque la nausée. Au même instant, la porte du pub s’ouvre, laissant pénétrer un souffle d’air froid semblant provenir tout droit des Highlands. Un homme apparaît alors. Il est de grande stature, vêtu d’un costume noir taillé près du corps et d’une chemise de soie bleue au col resserré. Il porte à ses pieds des chaussures en cuir noir parfaitement cirées, et à son poignet, une montre dorée a priori de belle facture. Cette apparition plonge un instant la pièce dans le silence, le regard des clients se focalisant sur cet étrange visiteur à l’allure impressionnante et à l’élégance peu commune.

L’homme referme derrière lui la porte massive, puis avance d’un pas assuré le long de l’entrée, en direction du comptoir.

Les discussions reprennent à chaque tablée, et l’homme s’installe tranquillement sur le tabouret à côté du mien. Il a le visage fermé et le regard sombre, presque aussi noir que sa chevelure. Le serveur s’approche de lui, l’homme commande d’une voix grave et suave :

— Un whisky on the rock, s’il vous plaît !

Alors que je détourne mon attention en direction de mon propre verre et que je m’apprête à le porter à mes lèvres, l’homme poursuit :

— Que buvez-vous, mon ami ?

Est-ce à moi qu’il s’adresse ? J’avale une gorgée de mon whisky, repose délicatement mon verre sur le comptoir, puis tourne légèrement la tête vers cet homme intrigant. Je constate que son visage est tourné vers le mien, et que c’est donc bien à moi qu’il s’adresse. Je lui réponds naïvement :

— Que dites-vous ?
— Votre whisky, puis-je savoir de quoi il s’agit ?

Tout en me parlant, je réalise que les traits de son visage se sont adoucis. Son regard est immédiatement plus éclairé. Je reste toutefois perturbé par ce personnage qui dégage une sorte d’aura que je ne saurais définir. Je lui réponds d’un ton neutre :

— Il s’agit d’un Talisker, 15 ans d’âge.
— Excellent choix !

L’homme se tourne pour apostropher le serveur reparti un peu plus loin préparer sa boisson, et tout en lui montrant du doigt mon verre de whisky, il lui dit :

— Je prendrai la même chose que Monsieur, avec un glaçon, je vous prie…

Puis il s’adresse de nouveau à moi :

— Tout comme vous, je suis amateur de whisky, c’est l’un des joyaux de l’Écosse après tout…

L’homme semble enclin à entretenir une conversation soutenue avec moi. N’étant toutefois pas dans les mêmes dispositions, je me contente d’un hochement de tête en guise de réponse accompagné d’un petit sourire forcé, avant de tourner à nouveau mon regard en direction de mon verre. Mais il poursuit :

— Je ne me suis pas présenté, je m’appelle Argyll. Je vous cherchais…

Chapitre 3

Le verre retomba obliquement sur les nœuds de la table. D’un bruit sourd. Un bruit de souche. On avait soufflé du cristal dans les bronches d’un vieux chêne. Les matières se disputaient la petite mer d’ambre à mi-hauteur de ce qui n’était finalement qu’un gobelet, un caprice de gobelin lancé comme un défi à l’hiver. Il y en avait partout. Sur les longues tables brutes, dans l’ornière toute à son rat, à travers le cellier, autour des tonneaux, sur tous les tombeaux du hameau, sur tout ce qui était pierre et même en clé d’une voûte ajourée. Dans la taverne traversée de part en part par les regards, il y en avait deux qui décantaient.

— Je sais qu’il t’en a coûté de faire appel à nous, mon enfant. Je sais que tu ne croyais pas avoir à supplier. Je sais que tu ne croyais pas.

Il fallut à Aedan toute la volonté du monde pour ne pas s’extraire séant du banc. Il se résigna à garder les yeux baissés. Il ne fallait pas attirer l’attention. Ne pas être fixé comme il l’était sur son sort ; par ces yeux gris-bleu, secs, durs. Par cette femme voûtée de l’autre côté de l’isoloir. La plus vieille femme du monde. Un long silence meubla le vestige de confessionnal rapporté de croisade par la maîtresse en titre du tavernier. Elle en avait ôté le ciel par souci de décorum. Des deux statues de saints frappées dans une ronce rouge au creux des niches, une seule avait survécu. On avait piqué l’autre niche d’une chandelle. Ainsi, la Madone s’était laissée tomber dans la boue des chemins. Loin, loin d’ici, par un soir pluvieux – un soir normal –, on en faisait du feu. L’autre, avec ses clés, demeurait. Il arrivait qu’un ivrogne de passage éteigne un cierge ou une chandelle sur sa bouche barbue. Mais le bonhomme restait là, tout à sa niche, sale, sage. Et nuit après nuit, livré à la foule des joyeux que brassait la taverne, son visage émacié se fendait d’une grimace d’où rampait comme une prière :

— Seigneur, faites que la colle tienne, faites que les clous restent.

Aedan garda les yeux rivés au sol. Le tonnerre qui achevait de prendre le dehors à rebrousse-poil circulait maintenant dans ses os.

— Ce n’est pas un jugement, tu sais. Il ne faut pas le prendre comme ça. Il ne faut pas le prendre. Mon enfant, est-ce que tu comprends ?

La voix de la plus vieille femme du monde s’était un peu radoucie. Elle gardait seulement la contenance d’une lignée qui devait sans cesse se rappeler à son rang. À la nouvelle des fiançailles d’Aedan avec Gwen, le clan du marié s’était pincé le nez. On avait applaudi le jeune homme et ses conquêtes en le priant de continuer à conquérir, de ne surtout pas s’arrêter, ne surtout pas fonder. Surtout pas avec elle, la vierge d’une réputation douteuse, née d’un clan obscur frappé d’un sceau brumeux. Cette belle au teint sombre et au crin corbeau dont tout le hameau parlait sans l’avoir jamais vraiment vue. La vierge sale, qu’on l’appelait.

Aedan porta le verre à ses lèvres. Il balaya d’un revers d’esprit les souvenirs sublimes tant il craignait d’aggraver l’ombre par la lumière. Les volutes d’encens échappées de la chambre de Gwenn repassèrent. Le rire d’une jeune fille pure à en appeler la pluie. Le souffle chaotique du cheval portant les amants au bois. Les fleurs coupées, l’eau sous lune, ses cheveux, ses cheveux…

Que tout ça parte, tout de suite ! Que le froid prenne ! Ce n’était pas du sommet, mais d’un vallon qu’il faudrait penser le geste, la chose, la gemme, le rayon qui ramènerait Gwen. Aedan sentit le regard de sa presque aïeule filtrer par la grille du confessionnal. Chaque croix, chaque rosace se mit à vibrer d’une onde rude et pressante. Il lui faudrait trouver les mots pour que justice soit faite à son amour. Jurer sur quoi ? Sur quel dieu, quel démon, quel arbre ? Sacrifier quoi ? Pour que la forêt continue de pousser autour de son château, que les bêtes fassent halte à l’orée de son interminable terrasse, entre deux tours de guet sacrés pigeonniers par la paix. Pour que chaque matin, le seigneur Aedan s’étire dans son grand lit et accroche dans la rude boucle de ses bras celles de sa Dame. Qu’il la tire vers lui pour la serrer fort, fort, jusqu’à l’étouffer. Sacrifier qui ?

—