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Lise Lombard exerce en tant que notaire à Hélanville, un charmant port situé sur la côte d’Albâtre. Elle est déterminée à résoudre le mystère entourant l’assassinat brutal d’un couple de fermiers d’Horleval, battus sauvagement dans leur étable lors de la traite du matin. Malgré la promesse d’une récompense susceptible de faire parler un éventuel témoin, le village enneigé est plongé dans l’omerta. Aucune information ne filtre. Cependant, quelques décennies plus tard, lors d’un règlement de succession, un indice ténu émerge enfin, soulevant partiellement le voile sur cette affaire...
À PROPOS DE L'AUTRICE
Depuis son adolescence,
Edith Gonsard a nourri le désir ardent d’écrire, et ce rêve s’est finalement réalisé lorsqu’elle a eu l’opportunité de travailler pour le journal de presse Le Progrès après avoir exercé dans le domaine du notariat. Au cours d’un reportage, elle fait la rencontre de Daniel Bucquet, un auteur régional avec lequel elle collabore pour écrire quelques légendes de son livre.
Blancs comme neige en Normandie raconte l’histoire d’un meurtre dont elle entendait souvent ses parents murmurer lorsqu’elle était enfant.
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Seitenzahl: 178
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Edith Gonsard
Blancs comme neige
en Normandie
Roman
© Lys Bleu Éditions – Edith Gonsard
ISBN : 979-10-377-9815-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
En ce vendredi matin vingt-deux février de l’an deux mille seize, le froid sévissait sur la côte d’Albâtre et le visage de Lise Lombard s’empourpra sous les assauts d’un vent cinglant lorsqu’elle sortit de son domicile. Le blanc clocher du village martelait huit heures au cadran de l’aube naissante. Le temps d’apercevoir les crocus jaunes et pervenche relevant fièrement la tête sous une averse neigeuse, elle atteignit le garage, s’installa au volant de sa petite voiture blanche, une Morris ramenée de Paris lors d’un séjour qui avait duré treize ans, rangea sac et serviette, sortit avec prudence.
La route nationale toute proche, la 724 qui l’amenait à Hélanville, disparaissait sous un manteau laiteux. Elle suivit prudemment la sableuse orange clignotant tous azimuts sous un ciel blafard qui lui fit traverser le pont Voltaire sans dommage, mais la priva néanmoins d’admirer les bateaux de pêche resserrés comme un soir d’orage dans les eaux glauques du port.
Elle remonta l’avenue Surcouf bordée de marronniers étêtés et démembrés que des candélabres éclairaient sans pudeur ; puis s’arrêta au numéro huit devant l’étude où elle exerçait depuis une dizaine d’années la profession de notaire. Un immeuble récent, sobre, tout en briques et larges fenêtres surmontées du panonceau doré, accueillait ses locaux professionnels. Une vaste entrée claire dominée par un yucca géant se reflétant dans la profondeur d’une glace donnait accès de chaque côté à différents bureaux auxquels on accédait par des portes façon « saloon ». Ce matin encore c’est avec fierté qu’elle poussa la porte et mesura brièvement la chance qui avait été la sienne de revenir dans son pays de Caux natal où la mer chaque jour lèche de ses flots calmes ou courroucés les pieds des falaises de craie rouillée.
Une merveille
Après avoir salué clercs et secrétaires qui déjà s’affairaient, elle rejoignit son bureau « très design » ; seule une armoire normande rappelait la région. Il s’ouvrait plein sud sur une roseraie, rejoint sur la droite par la bibliothèque notariale où s’entassaient bon nombre de juris noirs et rouges couvrant l’ensemble des codes et lois utiles à l’exercice de la profession. L’automne avait été chaud et les dernières roses rouges s’étalaient en gouttes de sang sur l’herbe immaculée. Elle détourna vivement son regard ; une curieuse sensation de douleur venait de l’étreindre.
Avant de recevoir son équipe pour la distribution du courrier, elle vérifia son emploi du temps. Un rendez-vous de succession avait été fixé à 11 heures. Décès de Georges Chauvin le 27 janvier 2016. Testament en l’étude de son prédécesseur déposé le 31 janvier 1996 lors du règlement de la succession de son épouse en 1995. Un fils prédécédé sans postérité. Restait une fille, Marie Chauvin. C’était elle qui avait pris rendez-vous.
Elle se rendit au coffre un monument impressionnant en fer noir bourré de secrets surmonte du buste en bronze de Faidherbe imperturbable, à quelques pas seulement d’une table en verre faisant office de bureau. Elle en retira le testament olographe du défunt. L’enveloppe était fermée et signée au verso. Troublant… elle prit une chemise fuchsia, celle réservée « aux successions » et y rangea le pli cacheté. Elle se saisit du dossier de vente dont la signature était fixée à 10 heures, vérifia la rédaction des clauses essentielles, appela son clerc pour la comptabilité, s’assura que le financement était assuré et fit entrer vendeurs et acquéreurs. Un rendez-vous agréable sans difficulté. En reconduisant ses clients, elle aperçut Marie Chauvin qui attendait absorbée par la lecture d’une brochure sur les ventes immobilières dans le secteur d’Hélanville.
Très digne, vêtue d’un élégant tailleur noir, ses beaux cheveux blancs lui firent immédiatement penser à « Françoise Hardy ». Elle l’introduisit dans son bureau puis referma les doubles portes en cuir rouge et l’invita à s’asseoir en l’assurant de ses sincères condoléances en ces moments douloureux. Mais elle resta de marbre. Elle en vint alors rapidement aux faits, lui demanda l’extrait d’acte de décès de son père, document indispensable à l’ouverture de tout dossier de succession. Puis après avoir montré à Marie Chauvin l’enveloppe intacte, elle inséra son coupe-papier, un damasquiné de Tolède ramené d’un joli voyage en Espagne. Elle l’ouvrit et extirpa trois feuillets.
Après les mots solennels : je soussigné Georges Albert Chauvin demeurant à Horleval, sain de corps et d’esprit
Le défunt avait eu quelques mots aimables pour son épouse prédécédée louant son travail et son attachement à ses enfants qu’elle avait remarquablement éduqués. Vint ensuite la liste des biens mobiliers et immobiliers qu’il léguait à sa fille Marie Chauvin demeurant à Horleval, seule héritière désormais, son fils Jean étant décédé célibataire sans postérité le 31 janvier 1990. La troisième page la glaça. Georges Chauvin rappelait en quelques lignes le drame dont avaient été victimes deux fermiers près du château ; Germain et Rosine Bienvenu, le 22 février 1946. « Ils ont été frappés près de l’entrée de l’étable sur le bord de la route en contrebas de la maison ; lui d’abord avec un gourdin retrouvé sur les lieux et elle tabassée, rouée de coups, le visage piétiné avec une telle violence qu’il restera bandé pendant des mois, ne laissant voir que deux yeux rouges remplis de haine et sa mâchoire fracassée dans laquelle était resté incrusté le fer de la galoche de son agresseur. C’était à cinq heures du matin et la neige tombait depuis des heures. »
Puis cette déclaration officielle : je soussigné Georges Chauvin, déclare m’être rendu le 22 février au matin sur les lieux du crime avec mon ami Charles Lambert négociant en vins au village pour tenter d’obtenir par l’intimidation un accord sur la jouissance du terrain de chasse que nous convoitions depuis longtemps. Lorsque nous sommes arrivés, l’agression avait eu lieu. Le ou les assaillants nous avaient peut-être aperçus ; pris de panique nous rebroussâmes chemin. Monami Charles Lambert fut toujours suspecté. Ce n’était pas lui, nousétions ensemble sur le chemin de la ferme. J’écris ces lignes aujourd’hui pour libérer ma conscience à l’approche de la mort et pour blanchir un ami qui malgré un non-lieu sera toujours suspecté. Ce n’était pas nous. Marie, ma chère fille, je te supplie de me croire.
Fait à Horleval, le 22 février 1996
Elles se dévisagèrent abasourdies, car si les actions étaient prescrites, les faits et gestes, eux, ne se périment jamais.
Quelque soixante-dix années venaient de s’écouler sans que jamais la lumière ne fût faite sur ces tragiques évènements.
Machinalement, Lise Lombard fit une photocopie qu’elle tendit à Marie Chauvin, livide et incrédule qui ne sut que faire de ce feuillet qui venait de l’assommer, mais soulevait un pan du voile qui recouvrait cette ténébreuse affaire.
Après une rapide analyse des différents éléments d’actif au nombre desquels se trouvait la ferme tragique, Marie Chauvin confirma que la succession de son frère Jean avait été réglée chez un notaire du nord de la France. Elle rapporterait les documents lors d’un prochain rendez-vous avec ceux que venait de lui réclamer le notaire.
Elles prirent rapidement congé, incapables de poursuivre.
La porte refermée, Lise Lombard se rassit, blême jusqu’à la frange de ses cheveux auburn relevés en un élégant chignon et entendit comme par magie sa mère Thérèse Lombard évoquer cet horrible drame survenu dans un environnement presque familial.
Quelques mois avant son décès, elle l’avait à nouveau interrogée à propos de son cousin et parrain François Marsac qui effectuait des corvées à la ferme isolée des « Bienvenu ». Ce meurtre non élucidé l’interpellait depuis toujours. Le crime parfait. Ils avaient été assaillis sur le chemin de l’étable par un homme ou deux armés d’une matraque d’un mètre cinquante de long et dix centimètres de diamètre. Germain inerte avait été retrouvé la tête ensanglantée à l’entrée du bâtiment tandis que Rosine s’était hissée jusqu’à la barrière de la maison sans doute pour appeler au secours. Inconsciente, elle s’était laissé choir dans la neige le visage tuméfié, une flaque de sang pour oreiller. Aucune empreinte. La neige, sournoise et complice, les avait recouvertes. Avait-elle eu le temps de donner l’alerte avant de s’évanouir ? Sa mère lui avait dit tout bas sous le sceau du secret que les fermiers se sentaient épiés, menacés depuis quelques semaines ; des ombres, des bruits de bottes comme pendant la guerre… des revenants… peut-être… toujours aux mêmes horaires ; le matin à l’heure de la traite et le soir lorsqu’il sortait de l’étable. Germain avait été prisonnier, réquisitionné pour travailler dans une scierie en Allemagne. Il jouissait apparemment jusqu’à ce terrible matin d’hiver de l’estime de tous. Avec Rosine ils changeaient parfois d’itinéraire. Et ce jour-là, ils furent assommés à un endroit d’où ils ne pouvaient voir leur agresseur à l’angle de la maison et de la porte de l’écurie, un angle mort. Un homicide préparé et perpétré par quelqu’un qui connaissait bien les lieux et leurs habitudes puisque les chiens n’avaient pas aboyé. Un voisin ? Un employé ? Un ami ? Ils n’en avaient plus depuis longtemps. Pour de l’argent ? Non. Les économies du couple soient soixante-quinze mille francs avaient été retrouvées intactes dans l’armoire par la gendarmerie. Il se murmurait que la fermière était « âpre au gain ». Lise sourit. Elle connaissait la suite par cœur :
« Un matin, le médecin de famille était venu consulter une des filles de Thérèse Lombard (peut-être était-ce elle ?) et sa tante Eulalie, en visite impromptue, avait demandé inquiète : elle ne va pas aller à l’hôpital, docteur ?
— Non, mais il vaut mieux aller à l’hôpital, madame, qu’en prison.
Eulalie vira au rouge et son regard se perdit sur les vitres d’un buffet Henri II où s’entassaient lettres et cartes postales.
À cette époque, le rôle du médecin était important. Il soignait les corps, soulageait les esprits, écoutait les patients, suscitait leurs confidences, apportant parfois un peu de réconfort en donnant son avis d’homme instruit. Entre Freud et Hippocrate.
Que savait-il de ce drame et de ses auteurs présumés ?
Elle se souvint alors que sur ses insistances, sa mère lui avait confié que Ferdinand, son oncle et mari d’Eulalie travaillait avec François, leur fils à la ferme des Bienvenu. Qui avaient donné l’alerte ce matin-là ? Étaient-ils dans l’écurie au bout du sinistre bâtiment en train de soigner les chevaux ? Ou en chemin ?
On ne le sut jamais. Ou, plus précisément personne ne parla, ne posa de questions. Comme si cet acte odieux était inéluctable et souhaité par tous pour la paix du village et comme un sacrifice nécessaire à l’expiation de leurs péchés qu’avaient-ils bien pu faire ou dire ?
Très vite des soupçons pesèrent sur Charles Lambert, notable et négociant en vins. Il habitait une grande maison familiale que l’on se transmettait de père en fils non loin du café du commerce. Il avait fait fortune pendant l’occupation. Il était respecté. Seule Rosine osait lui tenir tête. S’il fut suspecté par les gendarmes, ce fut à cause de leurs mauvaises relations et de l’horaire où il se rendit à l’entrepôt. D’ordinaire il arrivait à cinq heures. Mais c’est à six heures qu’il fut aperçu ce matin-là par les ouvriers désorientés par son absence. Où était-il allé ? Puisqu’il était parti de chez lui avant cinq heures. Cela concordait avec les dires testamentaires de Georges Chauvin.
Quand la gendarmerie de Montval arriva sur les lieux, les chutes de neige redoublèrent et les hommes du village qui se pressaient, labourèrent de leurs sabots l’entrée de l’étable où Germain agonisait toujours. Plus haut Rosine s’était relevée, puis accrochée à la barrière pour crier et était retombée inanimée.
Transportés à l’hôpital d’Hélanville, Germain décéda le lendemain matin… Rosine y resta plusieurs mois dans l’indifférence générale. Quant à l’agresseur, il s’était bien évidemment évaporé. Par quel chemin, quel passage secret ? Tout avait été vérifié. Le gourdin, seul élément palpable du crime, avait été retrouvé à quelques pas de la porte. Sans doute avait-il été surpris avant d’achever sa sinistre besogne. Mais Rosine s’était défendue, battue de toutes ses forces décuplées par la haine et l’instinct de survie.
Plus tard elle ne se souvint que « de ses grandes mains », les quelques femmes qui s’approchèrent de l’étable maudite coururent chez le radiesthésiste local pour s’exorciser du mal.
Rosine incarnait le mal.
Quelques jours plus tard, lorsqu’elle put être entendue par les enquêteurs, elle désigna sans hésiter Charles Lambert comme étant l’assassin de son mari. Ils se haïssaient depuis toujours.
Le téléphone sonna. Maître Lombard se redressa.
Marie Chauvin rentra directement chez elle, abasourdie. Sa demeure, une confortable longère à quelques kilomètres seulement de l’exploitation des Bienvenu lui apporta un peu d’apaisement. Incapable toutefois d’effectuer quelque besogne, elle s’affala dans le fauteuil Voltaire près de la fenêtre et admira le paysage. Un rouge-gorge frissonnant avait trouvé refuge sur le cou rigide d’un cygne assoiffé. Il sembla lui souhaiter la bienvenue, mais s’envola aussitôt la laissant seule face à ce linceul éblouissant sur lequel apparut en filigrane le visage torture de germain, sa bonhomie crucifiée sous les coups d’un assassin. La lecture du testament avait gommé toutes ces années et c’est gamine qu’elle se retrouvait dans la cuisine avec sa mère inquiète ce 22 février 1946. Son père n’était pas venu « manger », il s’était levé plus tôt que d’ordinaire pour aller où ? Elle le savait maintenant. Quand il revint vers une heure, il prétexta être allé couper du bois à l’étang d’un ton sec qui n’admettait aucune réplique.
Ce n’est que dans l’après-midi, lorsque les langues se délièrent et que le village apprit sans sourciller la terrible nouvelle, étonné par le ballet incessant des fourgons de la police que sa mère dit simplement « cela devait arriver ». Les inlassables discussions de ses parents qui émaillèrent un quotidien peu réjouissant résonnèrent dans sa tête. Son père si pudibond avait-il succombé au charme de la jolie Rosine ? Car elle avait du charme. Six mois après le drame, elle sortit de l’hôpital, revint exploiter la ferme avec père et mère puis s’en alla. Aujourd’hui encore, personne ne sait où. La ferme fut mise en vente et son père réussit à l’acheter malgré les réticences de sa femme. Elle était bien située et donnait sur un vaste terrain de chasse très giboyeux. Avec son ami Lambert, ils l’avaient toujours convoitée. L’hiver les parties de chasse étaient nombreuses et les repas festifs bien arrosés. En l’absence de Germain pendant l’occupation, Rosine refusa toujours de sous-louer. Lorsqu’il rentra chez lui un matin de septembre 1944 avant midi comme il était parti sans susciter de commentaires, ils laissèrent le temps passer puis revinrent à la rescousse. Rien n’y fit. Rosine avait acquis en l’absence de Germain une certaine réputation. Elle avait un don. Elle était rebouteuse.
Elle soignait les entorses, les petites brûlures.
« Elle arrêtait le feu » récitait trois fois la prière de Saint Laurent en soufflant sur la plaie qu’elle gratifiait de trois signes de croix. Elle faisait également disparaître urticaire, impétigo, eczéma avec l’aide de Saint Méen. Elle aidait les marmots hésitants à se lancer sur le chemin de la vie le vendredi midi à Mongeville, tout près d’ici en faisant trois fois le tour de la croix. Autre corde à son arc, la psychologie. On venait la consulter, parfois de loin. Charles Lambert en avait pris ombrage. Le puissant c’était lui. Au bourg, le samedi jour de marché, les femmes se regroupaient, échangeaient problèmes et conseils à voix basse. On ne parlait que d’elle, du mieux qu’elle apportait par sa vision des choses, son réalisme. Elle se faisait payer, car elle aimait l’argent. Elle était devenue élégante, s’habillait avec soin depuis qu’elle allait au château.
Les jours de marché, Lambert retrouvait sa cour au café du commerce et régalait les tables. Elle faisait alors l’objet de toutes les convoitises et de toutes les conversations. C’était une « sorcière », car Jules, le fils d’Adèle l’épicière avait contracté une vilaine grippe l’hiver dernier. Il l’avait consultée avec sa mère, car il ne guérissait pas. Il avait sans doute négligé de se soigner. Un pendule avait localisé le point sensible et trois séances d’apposition des mains le remirent sur pied. Elle invoquait souvent la vierge Marie dans ses prières si présente dans le cœur des femmes blessées.
Puis, Albert le facteur perdit trois vaches d’une étrange fièvre et la tint pour responsable. Elle l’avait regardé d’une drôle de façon lors d’une visite à son domicile pour le paiement d’un mandat. Il avait bien cherché à savoir qui était l’expéditeur, mais il ne trouva jamais rien, comme tout le monde ; au pays de l’omerta. Il avait alors remarqué les rideaux de velours rouge à la fenêtre de la salle à manger. Elle faisait sans doute tourner les tables le soir, lorsqu’ils étaient tirés, dans l’attente d’un diable échevelé dansant entre les pots en cuivre de la toile cirée pendant qu’elle déchiffrait un message de l’au-delà entre les lignes d’un grimoire jauni. Avait-elle un jour pactisé avec lui ? Elle toisait bizarrement ceux qui la croisaient. Défiance ou mauvais sort ? Marie Chauvin venait de se souvenir des injonctions de sa mère « Si vous croisez un jour ce troublant regard dans votre vie, détournez les yeux et faites une fourche avec votre main gauche comme pour empaler Satan, le malin. Il n’osera plus et le mal retombera sur lui et sa famille ». Vaste programme… Elle ne croyait pas en ces balivernes. Pourtant cela aurait pu, peut-être, éviter quelques accidents.
Chez les habitués du café du commerce, le ton montait. Il était fortement question de lui donner une leçon « à la Rosine » « pour qui se prenait-elle ? Une petite agricultrice sans le sou, croyaient-ils, qui apposait les mains et osait tenir tête aux hommes forts de la cité ? Et puis, elle ne s’était pas « ennuyée en l’absence de Germain quand elle faisait le ménage à la kommandantur » au château. Une preuve, s’il en fallait une… la voiture de Lambert fut réquisitionnée pendant la guerre, pas celle de Germain. Il fallait la mettre au pas, lui donner une leçon. Oui, une leçon… la punir. Les hommes aiment ça punir une femme, cela conforte leur ego. Mais, pervers, ils hésitaient, semblant attendre le moment opportun. Ils n’étaient pas tout à fait sûrs. À dessein Lambert arrosait. Il était bien placé. Un soir, Gilbert Leroux, le simplet du village, homme à tout faire, sacristain le dimanche et jours de fêtes, jardinier le lendemain, raconta qu’il l’avait aperçue un soir d’été à la tombée de la nuit en galante compagnie alors que Germain était prisonnier, sous les ombrages complices d’un chêne majestueux. Des cheveux châtain clair ondulés, un costume gris vert puis plus rien. Ils disparurent rapidement, surpris par le bruissement léger de l’herbe foulée. Cela ne se reproduisit plus, mais accentua la suspicion des habitants, car Rosine fournissait au château chaque jour légumes et produits laitiers. Son image d’épouse courageuse et forte s’écorna quelque peu. La haine grandissait.