Bonneville, ce français qui découvrit l’ouest américain - Floris de Bonneville - E-Book

Bonneville, ce français qui découvrit l’ouest américain E-Book

Floris de Bonneville

0,0

Beschreibung

Floris de Bonneville revisite les Voyages et aventures du capitaine Bonneville de l’écrivain américain Washington Irving. À travers ce livre, il offre un regard contemporain sur l’exploration de certains territoires des États-Unis d’Amérique au XIX siècle et nous plonge au cœur du périple extraordinaire d’un héros français qui a laissé son empreinte en jouant un rôle d’observateur au cours de l’établissement des cow-boys dans le Far West en 1835. Grâce à une richesse de sources et de détails, ce récit assure une immersion profonde dans la vie et la culture des Amérindiens de cette époque.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Après avoir révélé au monde la tragédie de la guerre du Biafra, Floris de Bonneville rédige "La Mort du Biafra", son premier ouvrage historique publié aux éditions Solar en 1968. Il fait son retour sur la scène littéraire avec "Ce Français qui découvrit l’Ouest américain," relatant l’histoire d’un officier franco-américain avec qui il ne partage que le patronyme.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 594

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Floris de Bonneville

Ce Français qui découvrit l’Ouest américain

Les aventures du capitaine Bonneville

racontées par Washington Irving

© Lys Bleu Éditions – Floris de Bonneville

ISBN : 979-10-422-2294-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Tous les mots en italique dans ce récit sont en français dans le texte original. Toutefois, les dialogues sont toujours en italique et en anglais dans le texte original.

Note de l’auteur

Washington Irving est un auteur autodidacte qui a commencé à écrire des essais sous le pseudonyme de Jonathan Oldstyle pour le Morning Chronicle. Après un voyage en Europe entre 1804 et 1806, il est retourné à New York, sa ville natale, pour exercer le droit, puis a enchaîné diverses professions, notamment avocat, militaire, journaliste, et a servi en tant qu’ambassadeur des États-Unis en Espagne. Toutefois, il a préféré laisser cours à son imagination. C’est ainsi qu’il écrit A history of New York from the Beginning of the World to the End of the Dutch Dynasty, sous le nom fictif de Diedrich Knickerbocker en 1809, une œuvre satirique qui lui a valu une large reconnaissance. Sous le pseudonyme de Geoffrey Crayon, il publie entre 1819 et 1820, The Sketch Book. Ce recueil de trente-quatre essais et d’histoires courtes fait asseoir sa notoriété en tant qu’écrivain aux yeux du monde. C’est dans cet ouvrage qu’on retrouve deux nouvelles populaires : The Legend of Sleepy Hollow et Rip Van Winkle, ainsi que divers textes théoriques sur la littérature, parmi lesquelles Art of Book-Making. Outre les romans et les essais, il a rédigé plusieurs ouvrages biographiques dont A History of the Life and Voyages of Christopher Columbus paru en 1828 et The Adventures of Captain Bonneville publié en 1837.

Nous avons voulu conserver le charme de l’écriture du 19e siècle, même si le style est souvent très alambiqué, tout en modernisant certaines tournures.

Avant-propos

La France ne reconnaît pas toujours ses héros : ceux qui ont émigré pour une raison ou pour une autre, souvent politique, parfois économique, voire familiale. Les XVIIIe et XIXe siècles, avec leurs bouleversements géopolitiques, ont ainsi obligé de nombreux Français à quitter leur pays natal pour des terres qu’ils croyaient plus accueillantes ou plus prospères. La pauvreté, la révolution, les guerres de religion ont conduit de nombreux sujets du Roi puis de la République à émigrer.

Ce sont eux qui ont participé à la création de deux grands pays : le Canada et les États-Unis qui, lorsqu’ils ont débarqué après l’enfer d’un long et épuisant voyage, n’étaient alors que forêts ou paysages vierges et parfois hostiles.

Parmi ces premiers milliers de pionniers, on retrouve, au XVIIe siècle, de saintes personnes telles que Marguerite Bourgeois canonisée pour avoir évangélisé les Indiens en leur ouvrant des écoles, des pères fondateurs de l’Amérique, comme Jacques Cartier ou Samuel Champlain, mais aussi de fortes personnalités dont le nom et la célébrité restent totalement ignorés de leurs concitoyens d’aujourd’hui.

Vous ignorez, par exemple, qui était Étienne Girard qui n’a même pas une rue à son nom à Bordeaux. Un oubli réparé par la ville de La Rochelle. Fils d’une famille de 9 enfants dont le père était négociant au quai des Chartrons et armateur, Etienne embarqua dès l’âge de 13 ans à bord du Pélerin alors sous les ordres du capitaine Cousteau à destination de Saint-Domingue qui représentait plus de la moitié du commerce extérieur du Royaume. Jusqu’à l’âge de 24 ans, il parcourut ainsi les mers, y apprenant tous les secrets de la navigation et du commerce. À 25 ans, il prend le commandement d’un petit sloop de 200 tonneaux avec lequel il va trafiquer toute sorte de marchandises jusqu’à accoster, en juillet 1776, à Philadelphie, une ville portuaire qui comme Bordeaux est située sur le bord d’un fleuve, le Delaware, loin de l’océan. Le blocus des treize colonies rebelles par la Marine britannique l’oblige à y résider. Notre jeune Bordelais décide alors de s’installer à Philadelphie parmi les quelques Français de Saint-Domingue qui y avait trouvé refuge. Il a 27 ans. Son infirmité due à un mauvais coup qui, à l’âge de 7 ans, lui a défiguré à jamais la moitié du visage, va le pousser à vouloir se venger. Il veut gagner beaucoup d’argent. On dirait aujourd’hui qu’il a une sacrée bosse du commerce et un goût d’épicurien. Dans l’un de ses rares écrits qu’il a laissés, il s’explique : « Dès mon adolescence, j’ai décidé d’amasser une immense fortune, non par amour de l’argent, mais, au contraire, pour avoir le droit de le mépriser ».

Alors, Étienne anglicise son prénom, pour devenir Stephen. Il gardera son bel accent français que les dames trouveront charmant. Devenu Stephen Girard, il opte pour la toute nouvelle citoyenneté américaine. Ses deux nationalités vont lui permettre de sélectionner son meilleur passeport quand interviennent les guerres entre la France et l’Angleterre, entre les États-Unis et l’Angleterre. Et petit à petit, il crée sa propre compagnie maritime avec des navires qu’il enverra négocier jusqu’en Chine. Profitant d’une épidémie de fièvre jaune qui endeuille sévèrement Philadelphie, il achète des terrains, des immeubles, et trafique toute sorte de marchandises, y compris le bois d’ébène, qui n’est rien d’autre que le commerce de l’esclavage, qu’il manipulera, toutefois, avec humanité.

D’achats en ventes, il sera le premier millionnaire de l’histoire du dollar. Sa fortune lui permet d’acquérir plusieurs banques, de participer à des actions humanitaires en finançant des hôpitaux, ou guerrières en offrant au président de quoi affronter les tuniques rouges de sa Royale Majesté britannique. Il va posséder jusqu’à 700 immeubles dans sa ville, et 10 000 hectares dans des terres de Pennsylvanie riche en charbon, sans compter une multitude de propriétés rurales, des champs de coton en Louisiane. Il construit le premier gratte-ciel dans le centre de Philadelphie qui illumine toujours la capitale de Pennsylvanie. À Philadelphie, un parc, une école, une avenue portent toujours son nom. Bref, il est dans ce milieu du 19e siècle, et de loin, l’Américain le plus fortuné du continent. Ce qui lui permet de rencontrer des personnalités de premier plan. Les présidents Jefferson, Madison et même quelques réfugiés français comme Joseph Bonaparte, le duc de Richelieu… et, notre héros, Benjamin Eulalie de Bonneville lorsque La Fayette séjourna à Philadelphie en octobre 1824.

Ce dernier accompagnait le vieux général de La Fayette lors de sa tournée triomphale que lui avait organisée la Maison-Blanche en remerciement de son engagement décisionnel aux côtés des troupes américaines lors de la guerre d’Indépendance. Nous sommes alors en 1824. La Fayette qui passa une partie de son enfance dans la région du Puy-en-Velay où sa famille possédait le château de Chavaniac avait pour ami un Bonneville, vieille famille originaire de Saint-Julien-Chapteuil. Il fut surpris que son guide portât le même nom. Mais Benjamin lui précisa que son origine était normande et non auvergnate. Une étonnante rencontre qui a dû se dérouler en français, Benjamin étant trop heureux de pouvoir pratiquer sa langue maternelle.

Normande, la famille de Benjamin l’était en effet. Son père, Nicolas, était journaliste. C’est à ce titre qu’il fut remarqué par les révolutionnaires en 1791. Il avait fondé avec l’abbé Fauchet, le Cercle Social dont le but, selon Wikipédia, est de rallierle genre humain à cette doctrine de l’amour qui est la religion du bonheur. Franc-maçon, il avait créé le journal « Le Tribun du Peuple » à la veille de la convocation des États généraux. Il sera l’un des premiers à proposer que la Bastille tombe aux mains des révolutionnaires. Dans son imprimerie, il se fait assister de Thomas Paine, poète américain auteur de Rights of Man et qui fut élu député à l’Assemblée nationale en 1792, dont il deviendra l’ami et qu’il hébergera sous son toit pendant trois ans.

Dans une lettre adressée à Louis XVI, il le tutoie en lui demandant d’instituer le partage des terres, l’abolition du culte catholique et la liberté de la presse. Cinq ans plus tard, en septembre 1792, il dénonce les massacres du Champ de Mars, ce qui lui vaudra d’être traité d’aristocrate par Marat et d’être embastillé. Libéré par Napoléon, il sera à nouveau arrêté en 1800 pour avoir caché le royaliste Barruel-Beauvert. En 1802, Thomas Paine lui propose de recueillir chez lui à New Rochelle, dans la grande banlieue de New York, sa femme Marguerite Brazier et ses trois jeunes fils, Benjamin, prénommé d’après une vieille connaissance qui n’était autre que Benjamin Franklin qui fut le premier ambassadeur américain à Paris, de 1776 à 1785, Louis et Thomas dont il fut le parrain. À sa mort, en 1809, le poète américain léguera aux Bonneville sa propriété de 40 hectares. Nicolas rejoindra ses enfants lorsque Napoléon aura été arrêté. Il restera à New York quatre ans chez son ami Paine. Pendant son séjour à New York, on le voyait souvent lire sous les arbres de Battery Park ou à l’abri du porche de l’église Saint Paul sur Broadway. Il reviendra à Paris où il ouvrira une petite librairie avant de connaître la misère. Il mourra en 1828. Ses frais d’enterrement seront d’ailleurs payés par Victor Hugo et Alfred de Vigny.

Le vieux journaliste sera fier d’avoir permis à son fils aîné Benjamin qu’il appelait affectueusement Bebia, de rentrer, à l’âge de 20 ans, dans la prestigieuse Académie Militaire de West Point créée onze ans auparavant et dont il fut le 155e officier à être diplômé. Benjamin fut d’ailleurs autorisé à regagner la France en 1828 pour aller saluer le corps de son père. Voyage que lui offrit le général de La Fayette en remerciements de l’avoir accompagné pendant sa longue visite aux États-Unis de juillet 1824 à octobre 1825 où pas moins de 182 villes avaient acclamé le héros français de la guerre d’indépendance.

Parce que Benjamin parlait français, il avait été choisi pour accompagner l’illustre Marquis de La Fayette dès son arrivée dans le port de New York à bord du Cadmu.

« Monsieur, je m’appelle Benjamin de Bonneville, le fils de Nicolas et l’on m’a désigné pour être l’un de vos aides de camp. »

« Ah, lui répondit Lafayette, vous êtes le fils de ce bon ami ». Et il l’embrassa sur les deux joues, à la grande surprise des autorités américaines.

« Je me souviens d’un petit bonhomme aux yeux noirs qui écoutait avec attention lorsque votre père, Thomas Paine et moi parlions de l’Amérique. Et maintenant vous êtes un solide soldat du pays qui vous a recueilli. Comment va Monsieur Paine ? A-t-il quitté ce monde de peines ? »

« Oui Monsieur, lui répondit Benjamin qui venait de fêter ses 28 ans. Il a été enterré avec les honneurs de nos cœurs. »

« L’Amérique a perdu un homme noble. Et le bon Nicolas ? Et votre mère. »

« Ils vont bien. »

Mais ce court entretien ne pouvait durer au vu des importantes manifestations qui attendaient le vieux marquis.

« Mon Benjamin, nous nous reverrons souvent. »

Effectivement un jour, de retour à Washington, entre deux tournées triomphales où des dizaines de milliers d’Américains ovationnaient le vieux général La Fayette prit Benjamin à part.

« J’ai reçu une lettre de votre mère. Elle aimerait que vous m’accompagniez en France. Accepteriez-vous d’être mon secrétaire, peut-être ? »

« Oui, j’aimerais beaucoup revoir mon pays. Mais il faut que j’organise une expédition vers l’Ouest, mais ça peut attendre. »

« Parfait alors, je vais demander au Président Adams de vous libérer pour que nous voyagions ensemble ».Ce qui fut fait et permit au jeune officier américain de revoir sa Normandie natale, de revoir son père, de parcourir le Velay autour de Chavaniac-Lafayette, le château familial, jusqu’au jour où il pria son hôte de le laisser rejoindre les États-Unis « où j’ai un rêve et des projets à réaliser ».

À son retour à New York, il apprit qu’il avait été nommé capitaine. Après sa propre conquête de l’Ouest que Washington Irving va nous décrire en détail, il sera réintégré à l’Armée à la demande du président des États-Unis, Samuel Jackson, et participera aux guerres du Mexique et de Floride. Après avoir commandé la Sixth Infantry, il sera nommé général, à sa retraite en 1861, en reconnaissance de ses longs et fidèles services. De ses deux mariages, il n’eut qu’une seule fille Mary Irving de Bonneville, qui comme sa grand-mère conservera toujours sa particule aristocratique. Il s’éteindra à l’âge de 85 ans, en 1878, à Fort Smith, en Arkansas. Sa nécrologie publiée par West Point note qu’il n’a jamais été malade au cours de sa longue vie  !

Aujourd’hui, le nom Bonneville reste célèbre aux États-Unis. Le plus grand barrage des États-Unis, construit en 1935 sur la Colombia, porte son nom. La piste du Grand Lac Salé, où les records terrestres de vitesse se déroulent, s’appelle Bonneville Salt Flats, comme le Grand Lac Salé porte aussi son nom, et le constructeur automobile Pontia, avant de disparaître en 2010, avait fait du nom Bonneville sa marque vedette, pendant 41 ans. L’un des plus beaux modèles de la marque reste la Bonneville de 1959 ! Plusieurs localités en portent ce nom si français, notamment dans l’Oregon et l’Utah. Et en appelant Bonneville, l’un de ses modèles, Triumph rend toujours hommage à ce nom illustre dans le monde de la moto.

Floris de Bonneville

Introduction par l’écrivain

Pendant que j’écrivais le récit de la grande entreprise d’Astoria (ndlr : titre du précédent ouvrage de l’écrivain sous-titré : Voyage par-delà les montagnes Rocheuses), j’avais pour habitude de rechercher toutes les informations orales relatives à ce sujet. Nulle part, je ne recueillis des renseignements plus intéressants qu’à la table de M. John-Jacob Astor (ndlr : mort en 1848, il amassa une immense fortune dans le commerce des peaux que ses descendants surent faire fructifier dans l’immobilier notamment. John-Jacob Astor IV bâtit ainsi le célèbre hôtel Waldorf Astoria). En sa qualité de patriarche du commerce des pelleteries, il avait pour habitude d’inviter à sa table des aventuriers, ceux avec qui il travaillait comme les coureurs de bois, ou ceux qui étaient partis explorer les montagnes Rocheuses ou les eaux de la Columbia, ce long fleuve de 2000 kilomètres qui, né au Canada, se jette dans le Pacifique à Astoria.

Parmi ces personnages souvent hauts en couleur, il en est un qui m’interpella plus que tout autre : c’était le capitaine Bonneville, un ancien de West Point, né à Paris. Dans le cours de ses excursions lointaines, Bonneville avait étrangement réuni le triple caractère de trappeur, de chasseur et de soldat.

Avant de vous livrer le détail de ses étonnantes aventures que nous situerons au tout début du XIXe siècle, je vous livre quelques détails biographiques.

Le capitaine Benjamin Louis Eulalie de Bonneville est d’origine française, et plus précisément d’origine normande. Son père, Nicolas, journaliste franc-maçon qui fut l’un des premiers à vouloir attaquer La Bastille, émigra à New York après bien des déboires avec le révolutionnaire Marat puis avec Napoléon. On le représente comme un homme bien peu calculateur d’une société d’argent, mais doué d’un caractère heureux, d’une imagination riante et d’un cœur simple, don précieux qui le fortifiait contre les vicissitudes de la vie. Nicolas de Bonneville était un homme instruit, étant aussi habile en grec qu’en latin et passionné pour les classiques modernes. Réfugié aux États-Unis, il oubliait le monde en parcourant les livres de la bibliothèque de son ami Thomas Paine qui l’avait accueilli : Voltaire, Corneille, Racine, Shakespeare n’avaient aucun secret pour cet ancien journaliste. On le voyait souvent, l’été, assis sous l’un des arbres de Battery Park ou sous le porche de l’église Saint-Paul, sur Broadway, la tête découverte, son chapeau posé à côté de lui, les yeux fixés sur la page de son livre et son âme tout entière absorbée au point d’oublier les passants et la fuite du temps. Il revint à Paris où il s’éteint en 1828.

Son fils, affectueusement surnommé Bebia, et qui abandonna la particule de son nom de naissance, a hérité, comme on le verra, de la bonhomie de son père et de son imagination débordante, bien que celle-ci ait été recadrée par l’étude des mathématiques et la dure école de West Point créée en 1802 et où il décida d’embrasser la profession des armes.

La nature de notre service militaire le conduisit à la frontière où, pendant plusieurs années, il fut cantonné dans divers postes de l’Ouest. Il eut de fréquentes et bonnes relations avec les marchands indiens, les trappeurs montagnards et autres pionniers du désert. Le récit de leur vie aventureuse, le tableau qu’ils lui firent des vastes et magnifiques régions non encore explorées, produisirent sur lui une impression si vive, qu’une expédition aux montagnes Rocheuses s’imposait. Son ambition d’explorer des territoires vierges allait vite devenir réalité.

Peu à peu, il donna à ce rêve encore confus les contours d’une réalité pratique. Après s’être informé de tout ce qu’exigeait une excursion commerciale par-delà les montagnes dans l’inconnu absolu, il décida de se lancer dans une aventure où l’enseignement de West Point allait lui permettre de cadrer un aspect commercial dont il était jusqu’alors parfaitement étranger. Il obtint un congé et le major-général en chef des États-Unis accepta de préciser que ce congé lui permettrait de combiner l’utilité publique avec ses projets personnels. Le ministre de la Guerre était particulièrement favorable au fait que Bonneville allait recueillir une foule de renseignements statistiques et visuels sur les contrées et les tribus sauvages qu’il allait rencontrer.

Il ne lui restait plus qu’à résoudre la question des voies et des moyens. L’expédition nécessitait, en effet, une mise de fonds de plusieurs milliers de dollars, ce que ne permettait absolument pas la solde d’un soldat, fut-il officier. Son seul capital était son épée. Alors, il se rendit à New York, ce vaste foyer de la spéculation américaine où il y a toujours des fonds pour l’exécution de tous les projets aussi extravagants et chimériques qu’ils puissent être. Là, il eut le bonheur de rencontrer un homme riche et influent qui fut son camarade d’étude et son ami d’enfance et qui fut très vite passionné par le projet. Il le présenta à des négociants dont Alfred Seton, qui avait participé alors qu’il était fort jeune, à une expédition destinée à établir pour M. Astor, quelques établissements de commerce sur la Columbia. M. Seton s’était distingué lorsque les Américains se rendirent aux Anglais à Astoria, premier comptoir américain au-delà des Rocheuses, construit par M. Astor à l’embouchure de la Columbia. L’espoir de voir les couleurs nationales flotter à nouveau sur les rives de la Columbia fut peut-être l’un des motifs qui l’engagèrent à soutenir Bonneville dans son entreprise.

C’est ainsi que le capitaine entreprit son expédition dans les régions de l’Ouest et ne tarda pas à franchir les montagnes Rocheuses. Des années s’écoulèrent, et il ne revenait pas. Le terme de son congé était expiré, et on désespérait d’avoir de ses nouvelles au quartier général de Washington. Considéré comme disparu et peut-être mort, son nom fut rayé du contrôle de l’armée.

Je dus attendre l’automne de 1835, pour rencontrer le capitaine Bonneville. C’était dans la maison de campagne de John-Jacob Astor, à Hellgate. Il revenait alors de trois années dans les montagnes et s’apprêtait à aller plaider sa cause auprès du quartier général afin d’être réintégré au service de son pays d’adoption. Autant que je pusse l’apprendre, ses voyages dans le désert, s’ils avaient satisfait sa curiosité et sa passion pour les aventures, n’avaient pas beaucoup amélioré ses finances personnelles. Il s’était livré à ses prédilections, point final.

En fait, il était trop franc, il avait l’âme trop militaire et avait trop hérité du caractère de son père, pour n’être qu’un trappeur ou un trafiquant heureux.

Il y avait dans la physionomie du capitaine quelque chose qui me frappa : de taille moyenne, il était rond, mais bien proportionné. Son uniforme de coupe étrangère était élimé et lui donnait un air compact. Sa physionomie franche, ouverte et engageante, brunie par le soleil, avait une expression bien française. Ses yeux étaient beaux et noirs, son front haut ; quand il avait son chapeau, on eut dit un homme dans la joyeuse primeur de la vie, mais dès qu’il se découvrait, son crâne en partie chauve le vieillissait lui donnant une allure de vieux monsieur, ce qu’il n’était pas.

Comme à cette époque, tout ce qui se rattachait aux lointaines régions de l’Ouest excitait vivement ma curiosité, je lui posais de multiples questions et j’en obtins un grand nombre de détails curieux dont il me fit part avec un rare mélange de modestie et de franchise, d’un air affable avec une voix pleine de douceur qui contrastait singulièrement avec la sauvage et souvent effrayante nature du sujet. On concevait difficilement que l’homme si doux qui nous parlait fut le héros des scènes terribles qu’il racontait.

Trois ou quatre mois plus tard, me trouvant à Washington, j’y rencontrai de nouveau le capitaine qui essayait de convaincre alors le ministère de la guerre de le réintégrer. Il était logé avec un digne compagnon d’armes, un major de l’armée américaine. Il écrivait sur une table couverte de papiers et de cartes, fantastiquement décorée d’armes indiennes, de trophées, de costumes de guerre, de peaux, de divers animaux sauvages empaillés, et tapissée de tableaux de cérémonies indiennes, ainsi que de scènes de guerre et de chasse. En un mot, le capitaine cherchait à se distraire des problèmes posés avec les autorités militaires, en écrivant ses aventures d’après les notes qu’il avait prises tout au long de ses voyages et en dessinant les cartes des régions qu’il avait explorées.

En le voyant assis à cette table dans ce curieux appartement, j’ai eu une vision. Cette tête, chauve, empreinte d’un caractère étranger, me rappelait involontairement l’un de ces anciens portraits d’auteurs que j’avais vus dans de vieux livres espagnols.

Le résultat de ses travaux fut un volumineux manuscrit qu’il mit plus tard à ma disposition afin que je rédige ce livre. Je le trouvai rempli d’intéressants détails sur la vie des montagnes et sur les castes et les races étranges d’hommes rouges et blancs chez lesquelles il avait séjourné. Le tout portait l’empreinte de son caractère, de sa bonhomie, de sa bienveillance et de son amour passionné pour le grandiose et la beauté des vastes espaces qu’il avait traversés.

Ce manuscrit a formé la base de ce livre. J’y ai entremêlé, çà et là, des faits et des détails pris à diverses sources, surtout dans les conversations et les journaux de quelques-uns des compagnons d’aventure du capitaine qui ont figuré dans les scènes qu’il décrit. Je lui ai donné aussi le ton et la couleur que m’ont suggérés mes observations personnelles que j’ai, moi aussi, effectuées dans le territoire indien, au-delà des limites de la civilisation. Toutefois, comme je l’ai déjà dit, l’ouvrage n’est, en substance, que la narration du capitaine et les expressions elles-mêmes sont les siennes, à peu d’exceptions près.

Washington Irving 1836

Les aventures du capitaine Bonneville

Chapitre 1

Dans mon récent ouvrage « Astoria», j’ai rendu compte de la vaste entreprise de John Jacob Astor qui avait créé un comptoir central américain à l’embouchure du fleuve Columbia pour le commerce des pelleteries. J’ai écrit comment la prise de la ville d’Astoria par les Anglais, en 1813, fit échouer cette entreprise, et comment le contrôle du commerce de la Columbia et de ses affluents tomba au pouvoir de la Compagnie du Nord-Ouest. J’ai protesté contre la malheureuse inertie du gouvernement américain qui négligea de faire droit aux réclamations de M. Astor qui demandait protection pour le pavillon américain et l’envoi de troupes pour reprendre possession de la ville d’Astoria après son abandon par le gouvernement anglais. Je devrais vous expliquer pourquoi j’évoque cette période parce qu’elle préfigure les aventures qui vont suivre.

L’apathie et la négligence de Washington allaient tuer la volonté de M. Astor d’étendre ses activités par-delà les montagnes Rocheuses et même de reprendre la ville qui porte son nom qu’occupait toujours la Compagnie du Nord-Ouest anglaise qui allait avoir fort affaire avec sa concurrente canadienne de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Une concurrence qui allait conduire à une lutte sans merci entre les deux Compagnies, entraînant de grands frais et d’immenses sacrifices, et fit même couler le sang. Cette lutte se termina par la ruine de la plupart des actionnaires de la Compagnie du Nord-Ouest et par la fusion, en 1824, des débris de cet établissement avec sa rivale.

Depuis cette époque, la Compagnie de la Baie d’Hudson exerça le monopole du commerce avec les Indiens des côtes du Pacifique aux montagnes Rocheuses, et dans un rayon considérable au nord et au sud. Elle transporta son siège commercial d’Astoria au fort Vancouver, position forte sur la rive gauche de la Columbia, à environ cent kilomètres de son embouchure. C’est de là qu’elle approvisionna ses postes intérieurs et qu’elle envoya ses brigades de trappeurs.

Les montagnes Rocheuses formaient une vaste barrière entre elle et les États-Unis ; et leurs redoutables défilés, leurs rudes vallées, ainsi que les grandes plaines occidentales arrosées par leurs fleuves, étaient à peu près inconnus des trappeurs américains. Les difficultés éprouvées en 1808 par M. Henry de la Compagnie du Missouri, le premier Américain qui ait poussé ses excursions aux sources de la Columbia ; les effroyables souffrances endurées par Wilson, P. Hunt, Ramsay Crooks, Robert Stuart et autres Astoriens intrépides, dans leurs malheureuses expéditions à travers les montagnes, parurent, pendant quelque temps suspendre toute tentative extérieure dans cette direction. Sans s’aventurer à franchir ces imposantes sierras couronnées de neige, les marchands américains se contentèrent de suivre les affluents supérieurs du Missouri, dont le fleuve Yellowstone et autres rivières du versant atlantique des montagnes.

L’un des premiers qui raviva ces expéditions dans les montagnes Rocheuses fut le général Ashley, du Missouri, l’homme que son courage et sa sagacité dans l’exécution de ses entreprises ont rendu célèbre dans les régions de l’Ouest. Avec M. Henry, dont j’ai déjà parlé, il établit un poste, en 1822, sur les rives de la Yellowstone, et l’année suivante, il lança une bande de trappeurs résolus à travers la montagne, jusqu’aux abords de la Green River aussi appelée Colorado de l’ouest que les Indiens appelaient alors Sid-Kidi-Agie cequi signifie en langage des Crows, the Prairie Hen River, la Rivière de la Prairie de la Poule. C’est l’un des principaux affluents du Colorado. Cette tentative fut suivie et appuyée par d’autres, si bien qu’en 1825, on prit, au-delà des montagnes, une position assurée, et que fut organisé un système complet de trappage.

Il serait difficile de rendre complètement justice au courage, à la fermeté, à la persévérance des pionniers du commerce des pelleteries ; de ceux qui conduisirent ces premières expéditions, et se firent jour, pour la première fois, à travers un désert où tous les obstacles semblaient se réunir pour les décourager et les rebuter. Il leur fallait gravir des montagnes effrayantes, traverser des solitudes stériles et sans chemins frayés, dépourvues d’habitants, et souvent infestées par des indigènes pillards et cruels. Ces Indiens de toutes races que l’on désignait alors sous le nom de « sauvages ». Ces pionniers ne connaissaient du pays que ce qu’ils voyaient ; et il leur fallait recueillir, en tâtonnant, leurs informations. Ils voyaient se dérouler devant eux des plaines volcaniques, ou s’élevaient jusqu’au ciel des chaînes de montagnes couvertes d’une neige éternelle. Ils n’en connaissaient pas les défilés, ils ne savaient ni comment y pénétrer ni surtout comment les franchir. Ils se lançaient sur les fleuves, dans des canoës fragiles, sans savoir où les conduiraient leurs courants rapides, ou quels rochers, quels écueils, quels tourbillons allaient perturber leur randonnée. Il leur fallait être continuellement sur leur qui-vive, contre les tribus de la montagne qui surveillaient tous les défilés pour leur tendre des embuscades, n’hésitant pas à les attaquer, la nuit, dans leur campement. C’est ainsi qu’un tiers de ces bandes de courageux trappeurs périt de la main des Indiens.

De cette école rude et guerrière sont sortis plusieurs chefs, employés d’abord par le général Ashley et devenus plus tard ses associés tels Smith, Fitz-Patrick, Bridger, Robert Campbell et William Sublette dont les aventures et les exploits sont dignes d’un roman d’aventures.

L’association créée par le général Ashley subit plusieurs modifications, comme son départ puisqu’estimant avoir acquis une fortune suffisante, il vendit ses actions et se retira. C’est le capitaine William Sublette qui lui succéda. Un homme remarquable et estimé, né dans le Kentucky. Son grand-père maternel, le colonel Wheatley, était l’un des compagnons du général Boon, et devint célèbre dans les guerres que les pionniers de l’Ouest firent aux Indiens. Il fut tué dans l’un des combats de la Terre de Sang*. (*ndlr *les noms en français dans le texte original sont en italiques)

En 1830, l’association qu’avait créée Ashley devint la Compagnie des Pelleteries des montagnes Rocheuses dont le capitaine Sublette et Robert Campbell furent les principaux membres et dont le succès attira l’attention jusqu’à exciter l’émulation de la Compagne Américaine des Pelleteries. M. Astor s’étant retiré, c’est un certain Ramsay Crooks qui en devint le président. Une active concurrence s’établit aussitôt entre les deux Compagnies, pour le commerce avec les tribus des montagnes et pour le trappage des eaux supérieures de la Columbia. Outre les opérations régulières de ces rivaux, il y a eu, de temps à autre, des entreprises ou plutôt des expériences faites par des associations subalternes ou des individus entreprenants, sans parler des bandes errantes de trappeurs indépendants qui chassent pour leur compte ou s’engagent pour une saison au service de l’une ou l’autre des Compagnies principales.

C’est ainsi que les montagnes Rocheuses et les régions supérieures, depuis les possessions russes au nord jusqu’aux établissements espagnols de la Californie, ont été traversées et fouillées en tous sens par des bandes de trappeurs et de marchands indiens ; en sorte qu’il n’est pas un défilé ou un passage de la montagne qui ne soit connu et n’ait été foulé dans ces migrations naissantes, pas un cours d’eau sans nom qu’il n’ait été visité par un trappeur isolé.

Les compagnies américaines de pelleteries n’ont point de poste établi au-delà des Rocheuses. Tout y est réglé, par des associés résidents, c’est-à-dire ceux qui habitent dans le pays transmontain, mais qui se transportent d’un endroit à un autre, soit avec les tribus indiennes avec qui ils veulent commercer, soit avec leurs propres gens qu’ils emploient à commercer et à trapper. En même temps, ces compagnies détachent des bandes ou, comme on les appelle, des brigades de trappeurs dans diverses directions, assignant à chacune d’elles une portion de pays comme territoire de chasse ou de trappage. Au mois de juin ou de juillet, dans l’intervalle qui sépare les deux saisons de chasse, un rendez-vous général est assigné dans un endroit spécial de la montagne, c’est là que les affaires de l’année écoulée sont réglées par les associés résidants, et les plans arrêtés pour l’année suivante.

À ce rendez-vous arrivent, de leur lointain territoire de chasse, les diverses brigades de trappeurs apportant le produit de leur campagne annuelle. Là viennent aussi les tribus indiennes habituées à vendre leurs pelleteries à la Compagnie. Des troupes de trappeurs libres s’y rendent aussi pour vendre les fourrures qu’ils ont amassées ou pour engager leur service pour la saison suivante. Chaque année, la Compagnie envoie, à ce rendez-vous, un convoi de marchandises de ses établissements sur la frontière atlantique, sous la direction d’un officier ou d’un associé expérimenté. C’est sur l’arrivée au rendez-vous de ce convoi que compte l’associé résidant pour mettre en action tout le mécanisme de commerce de l’année suivante.

Or, comme les compagnies rivales s’observent avec vigilance et cherchent à découvrir mutuellement leurs plans et leurs opérations, elles essaient presque toujours de tenir leurs réunions annuelles à peu de distance l’une de l’autre. Il existe aussi une vive concurrence entre leurs convois respectifs ; c’est à qui arrivera le premier au lieu de rendez-vous. Dans ce but, on se met en route à la première apparition de la verdure sur la frontière Atlantique, et l’on se dirige en toute hâte vers les montagnes. La Compagnie qui, la première, pourra déballer ses stocks de café, de tabac, de munitions, de drap écarlate, de couvertures, de châles éclatants et de brillants colifichets, aura le plus de chance de se procurer auprès des Indiens et des trappeurs indépendants, pelleteries et fourrures des Indiens et de s’offrir en même temps leurs services pour la saison suivante. Elle pourra aussi équiper et expédier ses propres trappeurs, afin de les mettre à même de prendre les devants sur leurs rivaux et d’être les premiers sur les territoires de chasse et de trappage.

Cette concurrence a fait naître une nouvelle espèce de stratégie. L’examen constant des bandes rivales est de se prévenir et de supplanter l’une l’autre dans le commerce avec les tribus indiennes, de traverser leurs plans respectifs, de se tromper mutuellement sur la direction à suivre. En un mot, après ses propres avantages, ce que le marchand indien recherche le plus, c’est le désavantage de son rival.

Ce commerce nomade a exercé son influence sur les habitudes des tribus de la montagne. Elles ont observé que, de toutes les espèces de chasse, la plus profitable est le trappage du castor ; le trafic avec les blancs leur a ouvert des sources de jouissance dont elles n’avaient auparavant aucune idée. L’introduction des armes à feu a fait de ces hommes des chasseurs plus heureux, mais aussi des ennemis plus redoutables. Quelques-unes de ces tribus, de nature incorrigiblement sauvages et guerrières, ont trouvé, dans les expéditions des marchands de fourrure, des occasions d’exploits avantageux. Tendre des embuscades à une troupe de trappeurs revenant avec leurs chevaux, les harasser dans leur marche ou au passage de défilés inaccessibles est devenu pour ces Indiens une occupation aussi chère que l’est à l’arabe du désert le pillage d’une caravane. Ils connaissent la direction et les mouvements des trappeurs, ils savent où les trouver dans la saison de la chasse. La vie d’un trappeur est celle d’un homme en perpétuel état d’alerte, et il ne doit dormir que les armes à la main.

Cet état de choses a aussi fait naître une nouvelle classe de trappeurs et de marchands. À l’époque de la grande Compagnie du Nord-Ouest, alors que le commerce des fourrures se faisait principalement aux abords des lacs et des rivières, les expéditions s’effectuaient en bateaux et en canoës. Les voyageurs et les bateliers formaient la base de ce genre de commerce.

Depuis, il s’est formé une classe tout à fait différente : ce sont les montagnards, c’est-à-dire les marchands et les trappeurs qui gravissent les vastes chaînes de montagnes et poursuivent dans leurs sauvages profondeurs, leur métier hasardeux. Ils voyagent à cheval. Les exercices équestres qu’ils pratiquent continuellement, la nature des contrées qu’ils traversent, l’atmosphère pure et salutaire de la montagne et des vastes plaines semblent faire physiquement et moralement de ces hommes une race plus active et plus intelligente que les marchands de fourrure et les trappeurs d’autrefois, ces hommes du Nord tant vantés. Un homme dont la vie se passe à cheval diffère essentiellement de celui qui reste dans un canoë. Aussi on constate qu’ils sont infatigables, souples, vigoureux, agiles, extravagants de parole, de pensées et d’actions, dédaignant la fatigue, affrontant le danger, prodigues du présent et insoucieux de l’avenir.

Il existe une différence entre ces chasseurs des montagnes et ceux des régions inférieures qui longent le Missouri. Ces derniers, créoles français pour la plupart, vivent confortablement dans des cabanes et des huttes faites de tronc d’arbre, parfaitement abrités contre les rigueurs des saisons. Leur source d’approvisionnement est proche. Leur vie est comparativement exempte de périls et de la plupart des vicissitudes de la nature sauvage. Aussi sont-ils moins vigoureux que les montagnards ; ils trouvent moins de ressources par eux-mêmes et sont nettement moins habiles dans leur chasse. S’il arrive par hasard à l’un de ces derniers, en se rendant dans sa colonie ou en en revenant, de se retrouver parmi eux, il ressemble à un coq de combat au milieu d’un poulailler de basse-cour. Habitué à loger sous une tente ou à bivouaquer en plein air, il dédaigne les aises du foyer, et les conforts de la cabane n’excitent que son impatience. Si son repas n’est pas prêt à temps, il prend sa carabine, se rend dans la forêt ou dans la prairie, tue lui-même son gibier, allume son feu et fait sa cuisine sur place. Avec son cheval et sa carabine, il est indépendant du monde et en repousse toutes les contraintes. Les régisseurs des colonies ne le font même pas manger avec les ouvriers, mais ils le traitent comme un être supérieur.

« Il n’y a peut-être pas dans le monde entier, dit le capitaine Bonneville, une classe d’hommes qui mène une vie plus remplie de fatigue, de périls et d’excitation, et qui soit plus enthousiaste de leur profession que les trappeurs indépendants de l’Ouest. Aucune fatigue, aucun danger, aucunes privations qui puissent détourner le trappeur de sa carrière. Sa passion ressemble parfois à une manie. Peu lui importe si les rochers, les précipices, les torrents en hivers’opposent à sa marche. S’il a découvert la piste d’un castor c’en est fait, il oublie tous les périls et défie tous les obstacles. »

Parfois on le rencontre, ses pièges sur l’épaule, traversant à la nage des rapides au milieu des blocs de glace flottants. Parfois, cherchant des sources et des lacs inconnus où il espère trouver le gibier, on le voit gravir les montagnes les plus difficiles, ses pièges attachés sur le dos, il escalade ou descend d’impressionnants précipices, empruntant des routes inaccessibles à un cheval et que le pied d’aucun blanc n’a encore foulées. Tel est le montagnard, l’infatigable trappeur de l’Ouest, et telle est, au sein de ce désert, à la façon d’un Robin des Bois, la vie aventureuse et sauvage de cette population étrange qui existe, depuis peu, au sein des Montagnes. Rocheuses.

Ainsi après avoir donné aux lecteurs une idée de l’état actuel du commerce des pelleteries à l’intérieur de notre vaste continent et lui avoir fait connaître l’héroïque population des montagnes, nous allons pouvoir parler du capitaine Benjamin Eulalie Bonneville et sa troupe et les lancer immédiatement dans les plaines périlleuses de l’Ouest.

Chapitre 2

Ce fut le 1er mai 1832 que le capitaine Bonneville partit du poste-frontière de Fort Osage sur le Missouri. Il avait enrôlé une troupe de 110 hommes dont la plupart avaient déjà été dans le pays indien et quelques-uns d’entre eux étaient des chasseurs et des trappeurs expérimentés. Fort Osage et autres lieux à la limite du désert occidental abondent en hommes de cette trempe prêts à faire partie de toutes les expéditions.

Le mode ordinaire de transport dans ces grandes expéditions ce sont les chevaux de somme, mais le capitaine Bonneville leur substitua des chariots. Il fut le premier à les utiliser au-delà de l’Historic South Pass, un col situé à 2300 mètres d’altitude, largement utilisée par les émigrés qui l’empruntaient à pied ou à cheval. Le capitaine avait osé y lancer ses chariots sachant que la plus grande partie de sa route devait passer à travers des plaines découvertes et déboisées. La principale difficulté consistait alors à franchir les profonds ravins creusés dans les prairies par les rivières et les torrents. Ce qui allait l’obliger à construire des ponts pour le passage de ses chariots.

En adoptant ce mode de transport, le capitaine Bonneville espérait qu’il épargnerait les retards occasionnés par le chargement et le déchargement des chevaux, soir et matin. Il aurait également besoin de moins de chevaux et l’on courrait moins de risque de les voir s’échapper ou qu’ils soient volés par des Indiens. Les chariots aussi seraient plus faciles à défendre, et en cas d’attaque dans les prairies découvertes, ils formeraient une sorte de fortifications. C’est ainsi qu’il organisa un convoi de vingt chariots, tirés par des bœufs ou par quatre chevaux ainsi que des mulets chargés de marchandises, de munitions et des provisions nécessaires à la vie quotidienne. Ce convoi fut disposé en deux colonnes au centre de la caravane qui fut divisée en deux parties égales formant, l’une l’avant-garde et l’autre l’arrière-garde.

Le capitaine Bonneville avait choisi deux lieutenants pour encadrer son expédition. Messieurs Joseph Walker et Michael Cerré. Le premier était un natif du Tennessee, de grande taille, de large carrure, homme au teint basané, intrépide quoique de manières extrêmement douces. Il avait longtemps résidé dans le Missouri, sur la frontière, et avait fait partie des premiers aventuriers de l’expédition de Santa Fé où il était allé trapper le castor et où il fut capturé par les Espagnols. Remis en liberté, il s’engagea avec ces derniers et les Indiens Sioux dans une guerre contre les Pawnies. Revenu au Missouri, il avait été tour à tour shérif, marchand, trappeur jusqu’au moment où le capitaine Bonneville le prit sous ses ordres. Cerré, son autre lieutenant, avait aussi fait partie de l’expédition de Santa Fé dans laquelle il avait beaucoup souffert. C’était un homme de taille moyenne, au teint clair et bien qu’il n’eut que 25 ans il passait pour un marchand des plus expérimentés.

Il était important pour le capitaine Bonneville d’atteindre les montagnes avant que les chaleurs et les insectes de l’été ne rendent insupportable la marche à travers les prairies et avant la clôture de la réunion annuelle du commerce de pelleterie.

Les deux associations rivales, la Compagnie américaine des Pelleteries et la Compagnie des Pelleteries des montagnes Rocheuses avaient leur rendez-vous respectif pour cette année-là à peu de distance l’une de l’autre dans la Stone Valley, au centre des montagnes. Ce fut là que le capitaine Bonneville choisit de se diriger.

On ne saurait se faire une idée du sentiment d’orgueil qu’éprouva le capitaine lorsqu’il se vit à la tête d’une bande courageuse de chasseurs, de trappeurs et de forestiers, face à la vaste prairie qu’ils s’apprêtaient à affronter. Le plus chétif habitant des cités, l’enfant gâté lui-même par la civilisation sent son cœur se dilater et son pouls battre plus vite en se voyant à cheval dans la magnificence du désert. Quelle doit donc être l’émotion de celui dont l’imagination a été stimulée de pouvoir vivre sur la frontière et dans le désert qu’il se représente comme étant une région de magie et d’aventures ?

Ses intrépides compagnons partageaient son émotion. La plupart d’entre eux avaient déjà goûté l’enivrante liberté de la vie sauvage et avaient en perspective le renouvellement de leurs aventures et de leurs exploits passés. Leur aspect et leurs équipements offraient un singulier mélange de la vie sauvage et de la vie civilisée. Par leur accoutrement, la plupart paraissaient plutôt être des Indiens que des blancs et leurs chevaux même étaient harnachés d’une manière grossière et fantastique.

Le départ d’une troupe d’aventuriers pour l’une de ces expéditions est toujours animé. Le ciel retentissait de leurs clameurs à la manière des sauvages, ainsi que de leurs bruyantes facéties et de leurs gros rires. En passant devant les rares hameaux et les cabanes solitaires qui bordent les frontières, ils éveillaient les habitants en sursaut par des cris de guerre et des hurlements ou ils les amusaient du spectacle de l’équitation indienne admirablement appropriée à leur aspect demi-sauvage. La plupart de ces habitations sont celles d’hommes qui avaient fait partie d’expéditions semblables ; ils accueillirent donc les voyageurs comme des camarades et leur donnèrent l’hospitalité propre au chasseur avant de leur souhaiter un bon succès à leur départ.

Et ici nous remarquerons une grande différence, sous le rapport du caractère et des qualités, entre les deux classes de trappeurs, les Américains et les Français. Sous ce dernier nom, on désigne le créole français du Canada ou de la Louisiane. Le premier est un trappeur de la vieille souche américaine, du Kentucky, du Tennessee et autres États de l’Ouest. Le trappeur français est généralement d’une constitution moins forte, son caractère est plus doux, il aime ses aises ; il lui faut sa femme indienne, sa hutte et ses petits conforts. Il est gai et insouciant. Il sait peu s’orienter, s’en repose, pour le bien-être de ses compagnons, sur ses chefs et ses amis, et il sait que s’il est laissé à lui-même, il est perdu.

Le trappeur américain, lui, reste seul. Il n’a point d’égal pour la vie du désert. Jetez-le au milieu de la prairie ou dans le cœur des montagnes, et rien ne l’embarrassera. Il remarque les moindres repères et reconnaîtra son chemin dans les plaines les plus monotones ou dans les dédales les plus complexes des montagnes. Nul danger, nul obstacle ne l’effraient et dans le dénuement, il ne se plaindra jamais. Dans leur équipement, le créole et le Canadien préfèrent le fusil léger. L’Américain préfère se saisir de la carabine, car il méprise ce qu’il appelle le fusil de chasse.

Nous donnons ces renseignements sur la foi d’un marchand de beaucoup d’expérience : « Je considère, dit-il, un Américain comme valant trois Canadiens pour la sagacité, la promptitude à se créer des ressources, sa foi en lui-même et son intrépidité. En fait, nul ne peut rivaliser avec lui pour la vie du désert. »

Outre les deux classes de trappeurs mentionnées, le capitaine Bonneville avait pris à son service plusieurs Indiens Delawares dont l’habileté, comme chasseurs, lui inspirait une grande confiance.

Le 10 mai, les voyageurs dépassèrent la dernière habitation des frontières, et firent un long adieu aux douceurs et à la sécurité de la civilisation. La gaîté bruyante avec laquelle leur marche avait commencé se calma peu à peu lorsqu’ils en rencontrèrent les premiers obstacles. Ils trouvèrent les prairies gonflées par les grosses pluies qui à certaines saisons de l’année inondent cette partie de partie du pays. Les roues des chariots s’enfonçaient profondément dans la boue, les chevaux pouvaient à peine les traîner. Les chevaux et les cavaliers étaient complètement harassés le soir du 12, lorsqu’ils atteignirent le fleuve Kansas d’une centaine de mètres de largeur, qui se jette dans le Missouri, du sud au nord. Bien que le Kansas soit guéable à la fin de l’été et pendant l’automne, il fut néanmoins nécessaire de construire un radeau pour le transport des chariots et des effets,

Tout cela fut effectué dans le cours de la journée suivante et, vers le soir, toute la troupe arriva à l’agence de la tribu des Kansas. Cette agence était sous la direction du Général Clarke, frère du célèbre voyageur de ce nom, qui fit avec son compère Lewis la première expédition pour descendre le cours de la Colombia. Il vivait en vrai patriarche, entouré de cultivateurs et d’interprètes, tous commodément logés, et il possédait d’excellentes fermes.

Le fonctionnaire le plus important après lui, pour l’agence, était le forgeron, personnage notable et indispensable dans une communauté des régions pionnières. Les Indiens Kansas ressemblent aux Osages par les traits, le costume et le langage. Ils cultivent le blé et chassent le bison le long du fleuve Kansas et de ses affluents. À l’époque de la visite du capitaine, ils étaient en guerre avec les Pawnies du fleuve Nebraska ou Platte.

La vue inhabituelle d’un convoi de chariots fit sensation parmi ces indigènes, ils accoururent en foule autour de la caravane, examinant minutieusement toutes choses et posant des milliers de questions, manifestant ainsi un empressement et une curiosité totalement opposés à l’apathie qu’on a si souvent reprochée à leur race.

Le personnage qui attira surtout l’attention du capitaine fut White Plume, le chef des Kansas. Ils devinrent vite d’excellents amis. White-Plume (nous aimons à lui conserver son sobriquet chevaleresque) habitait une grande maison de pierres bâtie pour lui sur ordre du gouvernement américain. Toutefois, cette maison présentait un singulier disparate. À l’extérieur, c’était un palais, mais passé la porte, on se trouvait dans un wigwam, si bien qu’avec la beauté extérieure de son manoir et la saleté de son ameublement, le brave White-Plume était aussi dissonant que la visite d’un chef indien venu en ambassade à Washington, portant un chapeau à trois cornes, un uniforme militaire avec ses culottes et ses guêtres de cuir, le montrant officier supérieur par le haut, et Indien déguenillé par le bas.

White-Plume fut si charmé par la courtoisie du capitaine et les cadeaux qu’il en avait reçus qu’il l’accompagna pendant toute une journée de marche et passa la nuit dans son campement au bord d’une petite rivière.

Voici quel était le mode de campement généralement suivi par le capitaine. Les vingt chariots étaient disposés en carré à dix mètres de distance l’un de l’autre; dans les intervalles étaient placées des escouades, dont chacune avait son feu allumé, où l’on cuisinait, mangeait, causait et dormait. Les chevaux étaient placés au centre du carré avec une sentinelle pour les garder.

Chaque cheval avait une jambe de devant et une de derrière attachées à une longe de cinquante centimètres. Le cheval qui, au début, n’apprécie guère cette entrave, va vite s’y habituer et va pouvoir marcher lentement. Cette mesure a pour but d’empêcher qu’il ne s’éloigne et ne soit enlevé dans la nuit par les Indiens aux aguets. Quand un cheval ayant les jambes libres est attaché à un autre soumis à cette contrainte, ce dernier forme une sorte de pivot autour duquel l’autre piaffe et galope en cas d’alarme.

Le campement dont nous parlons offrait un tableau étonnant. Les feux étaient entourés de groupes pittoresques assis, les uns occupés à faire la cuisine, d’autres à fourbir leurs armes, et cependant de fréquents éclats joyeux apportaient une note de gaîté au campement. Au milieu du camp, devant la tente principale, étaient assis les deux chefs, le capitaine Bonneville et White-Plume, s’entretenant en amis ; le capitaine ravi d’avoir une rare occasion de se retrouver dans une relation aussi amicale avec l’un des guerriers rouges du désert, dont on dit qu’ils sont les enfants naïfs de la nature. Ce dernier était étendu sur son manteau de bison ; ses traits prononcés et sa peau rouge reflétaient la large lumière d’un feu brillant, pendant qu’il racontait d’étonnantes histoires des sanglants exploits de sa tribu et de lui-même, dans la guerre contre les Pawnies ; car il n’y a pas de vieux soldats plus enclins à raconter leurs campagnes que les guerriers indiens.

Toutefois, l’hostilité de White-Plume ne s’était pas limitée aux peaux rouges. Il avait beaucoup à dire de ses escarmouches avec les chasseurs d’abeilles, qu’il jugeait être des délinquants contre lesquels il semblait avoir une antipathie toute particulière. Comme l’espèce de chasse à laquelle se livrent ces hommes ne se trouve consignée dans aucun des traités de vénerie, comme elle est tout à fait particulière à notre région de l’Ouest, le lecteur nous pardonnera d’en dire quelques mots.

Le chasseur d’abeilles habite généralement à la limite des grandes prairies. Il est grand et fluet ; sa constitution est maladive et fébrile, cela provient de ce qu’il vit dans un lieu inconnu dans une hutte construite de branches et de feuillages. À l’automne, quand la moisson est terminée, ces colons de la frontière se réunissent par groupes de deux ou trois, et se préparent à la chasse aux abeilles. Munis d’un chariot et d’un certain nombre de fûts vides, ils s’enfoncent dans le désert, armés de leurs carabines, se dirigeant à l’est, à l’ouest, au nord ou au sud, sans nul souci des ordonnances du gouvernement américain qui interdisent formellement le passage sur les terres appartenant aux tribus indiennes.

Les lisières des bois qui traversent les prairies inférieures et bordent les fleuves sont peuplées d’innombrables essaims d’abeilles sauvages qui font leurs ruches dans des arbres creux, et les remplissent de miel extrait des fleurs luxuriantes de la prairie. Les abeilles, selon la croyance populaire, émigrent vers l’ouest comme les colons. Un marchand indien expérimenté nous apprend que, durant les dix ans qu’il a passés dans les régions de l’Ouest, l’abeille s’est avancée vers l’ouest de plus de 150 kilomètres. On prétend que l’abeille et le dindon sauvage remontent ensemble le fleuve Missouri pour découvrir alors des régions qui leur étaient inconnues. Ce n’est, en effet, que récemment que le dindon sauvage a été tué sur la Platte, appelée alors le Nebraska, fleuve qui donna son nom à l’État du Nebraska. L’abeille sauvage s’est montrée en ce lieu, à peu près à la même époque.

Quoi qu’il en soit, la manœuvre des chasseurs d’abeilles consiste à faire un vaste circuit à travers les vallées boisées servant de lit aux rivières, ainsi qu’à travers les bois de la prairie, marquant, chemin faisant, tous les arbres où ils ont découvert une ruche. Ces marques sont généralement respectées par tout autre chasseur d’abeilles qui viendrait à leur suite. Quand ils en ont ainsi marqué un nombre suffisant pour remplir tous leurs tonneaux, ils retournent chez eux, abattent en passant les arbres qu’ils ont exploités, et après avoir chargé leurs chariots de miel et de cire, reprennent, plein de joie, le chemin des plantations.

Or, il arrive que les Indiens aiment le miel sauvage autant que les blancs, et savourent avec d’autant plus de délices cette friandise qu’elle leur était jusqu’alors inconnue. Il en résulte des querelles sans fin et d’innombrables conflits entre eux et les chasseurs d’abeilles, il arrive souvent que ces derniers lorsqu’ils reviennent de leurs expéditions, chargés d’un riche butin, soient attaqués à l’improviste par les seigneurs du lieu. Leur miel est saisi, leurs harnais sont mis en pièces et ils sont obligés de s’enfuir, comme ils peuvent, heureux de s’en tirer à si bon compte en abandonnant les précieux tonneaux remplis de miel…

Tels étaient les pillards dont les délits provoquaient les plaintes amères du vaillant White-Plume. Étaient principalement concernés les colons de la partie occidentale du Missouri, qui sont les plus célèbres chasseurs d’abeilles de la frontière, et dont le terrain de chasse favori est situé dans le territoire de la tribu des Kansas dont il se plaignait vivement. S’il faut en croire, toutefois, les récits de White-Plume, les délinquants et lui n’avaient pas grand-chose à se reprocher, et il leur avait fait amèrement payer les douceurs qu’ils lui avaient ravies.

Il faut souligner que ce brave chef donna la preuve des progrès civilisationnels que lui avait offert son amitié avec les blancs. Il avait, en effet, vite appris comment marchander et exigea ainsi de vrais dollars en retour d’une certaine quantité de blé qu’il avait fourni à la caravane du capitaine. Celui-ci ne savait plus ce qu’il devait admirer le plus chez ce chef indien : sa bravoure de guerrier ou son habileté de négociant.

Chapitre 3

Depuis la mi-mai, jusqu’à la fin de mai, le capitaine Bonneville continua à marcher vers l’ouest à travers de vastes plaines onduleuses devenues fangeuses par les pluies, et coupées par des courants d’eau profonds., sans arbres ni buissons. Pour faire passer ces cours d’eau à leurs chariots, il leur fallait creuser une route sur le talus de la rive humide et mouvante, et établir des ponts. On était au plus chaud de l’été, mais le matin le thermomètre n’indiquait que 13 °C, pour bondir à 32° à midi. Toutefois les brises continuelles qui soufflent dans ces vastes plaines rendent la chaleur supportable.

Le gibier était rare. Il leur fallait se nourrir de racines et de végétaux sauvages, tels que la pomme de terre indienne, l’oignon sauvage, la tomate des prairies et certaines racines rouges avec lesquelles les chasseurs composent une boisson très agréable, et dont ils en trouvèrent une grande quantité. La seule créature humaine qu’ils rencontrèrent fut un guerrier Kansas, revenant d’une expédition solitaire de bravade ou de vengeance qu’on devinait, car il portait un trophée, un scalp de Pawnie. À mesure qu’ils avançaient vers l’ouest, le pays s’élevait graduellement, et ils passèrent sur des crêtes élevées d’où la vue s’étendait à une immense distance. La vaste plaine était parsemée, à l’ouest, d’innombrables collines de formes coniques, comme on en voit au nord de la rivière Arkansas. Ces collines ont leur sommet coupé à peu près à la même hauteur, de manière à présenter une surface plate. On pense que tout le pays était, à l’origine, de la hauteur de ces collines coniques, et que c’est un choc de la nature qui lui a donné son niveau actuel. Ces éminences isolées sont protégées par de larges fortifications de rochers.

Le capitaine Bonneville mentionne un autre phénomène géologique au bord de la rivière Red. À cet endroit, et jusqu’à très loin, la surface est couverte de larges dalles de grès ayant la forme et la position de pierres tombales, comme si elles avaient été soulevées par un bouleversement terrestre : « La ressemblance de ces lieux remarquables avec de vieux cimetières est on ne peut plus curieuse, dit-il. On se croirait au milieu de tombes adamites ».

Le 2 juin, ils arrivèrent à l’embranchement du fleuve Platte, à quarante kilomètres de la pointe de la grande île. Les rives de ce fleuve étant peu élevées donnent l’apparence qu’il est d’une grande largeur. Le capitaine Bonneville le mesura et d’une rive à l’autre. Il avait une centaine de mètres et une profondeur de un à trois mètres. Son lit était rempli de sable mouvant. Le Platte est parsemé d’îles couvertes d’une espèce particulière de peuplier dénommée le cotonnier des bois.

Suivant le cours de ce fleuve pendant plusieurs jours, ils furent obligés, par suite de la rareté du gibier, de réduire les rations et de tuer, de temps à autre, l’un des bœufs de la caravane. Toutefois, ils supportèrent gaîment leurs fatigues et leurs privations journalières prenant exemple sur leur chef, le capitaine Bonneville.

« Lorsque le temps était mauvais, raconte le capitaine, nous regardions les nuages et nous attendions avec espoir un ciel bleu et un soleil radieux. Quand les vivres devenaient rares, nous nous régalions de l’espoir de rencontrer des troupeaux de bisons et de n’avoir plus que l’embarras de tuer et de manger. »

Nous soupçonnons fort que le capitaine décrit l’heureuse disposition où il se trouvait lui-même, et qui donnait un aspect enjoué à tout ce qui l’entourait.

Cependant, un jour, ils eurent la preuve que le pays n’était pas toujours dépourvu de gibier. Dans un endroit, ils remarquèrent un champ décoré de crânes de bisons disposés en cercles, en courbes et autres figures géométriques comme s’il s’agissait d’un lieu où étaient célébrées des cérémonies mystiques. Ces crânes étaient innombrables et semblaient être les restes d’une vaste hécatombe offerte en action de grâces au Grand Esprit pour quelque succès obtenu à la chasse.