Bottées noires, souveraines ! - Richard Biancalice - E-Book

Bottées noires, souveraines ! E-Book

Richard Biancalice

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Beschreibung

"Bottées noires, souveraines !" narre les aventures philosophico-sensuelles d'un étudiant bordelais en quête de transcendance. Tout en naviguant entre les surréalistes, des plaisirs plus sombres et une ambition dévorante, il finira par découvrir une forme d’individuation. C'est une quête complexe, presque comme un jeu d'échecs en miroir.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

"Bottées noires, souveraines !" représente, pour Richard Biancalice, une sorte de catharsis. Dans un flot imaginatif et culturel, l’auteur évacue ses souffrances pour paraître désormais sous son meilleur jour.

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Richard Biancalice

Bottées noires, souveraines !

Roman

© Lys Bleu Éditions – Richard Biancalice

ISBN : 979-10-422-1900-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Marianne Cotillard…

Chapitre 1

Plût au ciel que certaines femmes fussent sensuelles ! Elles nous apportent des moments de suspension dus aux exercices de la chair partagée, mâtinés d’abandons acceptés. Seuls ces moments grillés nous font vivre le présent… pas autre chose… pas une autre temporalité factice. C’est rare, très rare.

Le présent ne se vit que dans la quintessence des émotions… jamais dans la normalité ritualisée du quotidien absurde et fadasse.

Élevé, je le fus par deux grands-mères aussi différentes en psychologie que pussent l’être la glace et la braise. Elles se tiraillaient mon « bon vouloir », un fragment de mes regards, une parcelle de mon oxygène respiré. Deux louves amoureuses et jalouses qui me baptisèrent dans la toute-puissance freudienne.

Elles m’adoraient… Puis dans ma vie, tout s’est brouillé comme un patineur qui découvre effaré que son élégante pirouette laisse des traces sales et peu harmonieuses sur la glace immaculée.

Depuis, je suis en quête de ce paradis perdu, de cette possibilité de répit, de cet étang gelé sans trace.

La nature ne fut pas pingre avec moi. Mon allure est élancée, mon buste non voûté, comme si j’avais subi l’éducation rigoriste de la danse classique tout en gardant un zeste de nonchalance. Mon regard mutin est vert foncé transcendé par des fulgurances de vivacité. Regard taquin ! Je le laisse décliner les ondes efficaces de mon humour ciselé, brillant dans le second voire le troisième degré.

En outre, j’ai acquis – contre l’influence de mon « cher » paternel – un redoutable sens de l’efficacité au travail ; surtout quand il s’agit de réduire celui-ci à la portion congrue de mon vécu. J’élaborai un sens aigu du rapport qualité-travail au sens sonnant et trébuchant du terme.

J’ai toujours réfléchi en « fainéant » et les superbes « losers » m’indiffèrent. A force de soulever des seaux d’eau bêtement, celui qui imagine la roue, possède à mes yeux une personnalité plus utile et créatrice que tous les autres besogneux se glorifiant dans le « faire » répétitif.

La répétition est une insulte à notre propre intelligence, à l’évolution de notre espèce. Elle rassure et élimine toute pensée originale. C’est une force contraignante.

Mon père a toujours prôné la patine du temps qui confère une expertise cognitive. Moi je m’en suis toujours passé. Il est vrai que je ne suis qu’au début, qu’une ébauche de patineur qui prépare son saut délicat.

Croyant vivre en république, je me suis octroyé le droit d’élaborer une pensée différente (La famille est-elle régie par des lois votées ?). Cela tombe bien, je suis immensément moi-même, unique, au sens jungien du terme. La fainéantise est ma loi gravée.

J’ai lu, sans nul doute, trop tôt, André Breton. Puis je l’ai lu encore et encore jusqu’au vertige… Je tombai dans une addiction de pensées. Et plus je savourai ses écrits, même les plus abscons, même les plus intransigeants, plus je m’enivrai de ses actes poétiques, plus je sentais se dilater « en mes petites cellules » tous ses principes de vie. Principes dictés par le sentiment viscéral de trahison de toute la culture occidentale, si vive, si raffinée qu’elle accoucha de la première guerre mondiale, de ce charnier accepté, de ce laboratoire de la tuerie massive… un vaste charnier de jeunes corps engloutis, la fine fleur de toute une génération décapitée. Tout l’art de la guerre inculqué dans les plus brillantes « humanités » se cristallisa en un bain de sang qualifié de « guerre totale ».

Autant créer une contre-culture qui renverserait la table des codes enseignés, accouchant d’une telle horreur. Ainsi naquit le surréalisme.

André Breton et Philippe Soupault en ont éructé de bons principes fondés sur une ligne de vie mélangeant l’exécration du travail et le refus de perpétuer la culture fratricide.

Renverser la table…

Comment accepter de « perdre » sa vie en supportant les craintes inhumaines du travail ?

Comment adhérer à un système culturel belliqueux ?

Ce parti-pris, avant d’être politique, fut un refuge existentiel.

Mon père, en m’imposant de lire Breton, ne se doutait pas de l’influence contre-productive de ces idées sulfureuses et toxiques. Certains dimanches, imbibé de nectars ligériens, il déclamait des vers surréalistes, le regard embrumé, le geste lourd et la voix pâteuse. Parfois entre deux soupirs d’émotions, il susurrait qu’il eut donné tout ce qu’il possédât contre la fierté d’écrire un poème tel que : « Sur la route de San Romano ». Du plus profond de mon âme, j’entends encore sa voix grave déclamée :

« Les figures de danse exécutées en transparence au-dessus des mares… »

« La délimitation contre un mur d’un corps de femme au lancer de poignards… »

De ces images oniriques, une sensualité extrême l’envahissait. Un peu comme si le poète lui indiquait un ailleurs possible… ailleurs invisible, inaccessible, mais que seule la lecture rendait palpable. Cela le désarçonnait.

La pensée existentielle contre l’absurdité du travail et des politiques démocratiques selon Breton fut un axe pivotal de ma petite vie. Elle se creusa au fond de mon être, trouva un terreau fertile, se féconda allègrement et put croître telle une « madame sans gênes ». Ce réseau cognitif façonna ma psychologie débutante puis l’épousa pour la griser dans l’intimité. Ce fut MA pensée ! Chaque être humain en révèle une qui lui sert de fil mobilisateur. Il construit autour d’elle son existence, parfois sans jamais la nommer ou en avoir conscience. Elle s’exprime par des comportements. Cette émotion fondamentale est vraie, elle est le chef d’orchestre de nos ressentis et, donc, de notre humeur.

Avec le temps, cette émotion creusée se révèle dans les rides et surtout dans notre masque du visage. Pas celui qui grimace en société ! Non, le vrai, celui qui se recompose quand on croit être seul. La fulgurance de nos entrailles.

Cette émotion donne le ton, le « La ». Tout s’harmonise : la lueur de notre regard, l’aspect figé de nos lèvres. Elle fera le lien avec la mort en l’annonçant même. Dans les livres de Lévinas, ce concept était détaillé, je ne lus que bien plus tard.

Au fil du temps, ma vie rebondissante et mes goûts un tantinet luxueux m’incitèrent à infléchir quelque peu mon adhésion aux principes surréalistes. Je construisis ainsi ma liberté en glanant quelque argent… un euphémisme. Boris Vian, grand influenceur de ma pensée en construction, fut trahi par mes succès professionnels. Cet aristocrate du jazz s’interdisait de travailler en citant : « je n’ai pas à gagner ma vie, je l’ai déjà… ».

Je suis devenu à « l’arrache », avec des méthodes très peu conventionnelles : AVOCAT. Pas n’importe lequel des porteurs de bure ! Non… Avocat spécialisé dans le commerce international avec un petit faible pour le Japon. Cela calme !

Le Japon par imbibition m’inculqua la fierté du travail lent et la notion artisanale du « bel ouvrage » que peut même ressentir un ouvrier communiste. Les mangas mènent à tout ! Mon père, féru d’apprentissage de culture étrangère, me laissa choisir cette destination à ses antipodes. J’y restais un an… Une longue année qui me permit d’appréhender : « LE » concept très japonais « pas un clou qui ne dépasse dans la société nipponne ! » et l’abnégation dans l’effort. Je vécus le déracinement… Celui qui peut faire vaciller ses propres fondations psychologiques. Mais ce qui me séduisit au plus haut point dans cette culture fut leur extrême ponctualité et la déclinaison transalpine de la « Bella figura » lorsqu’ils sortaient. Le plaisir des yeux nourrissant l’âme me fit du bien.

Le droit international me fit gagner beaucoup, vraiment beaucoup de galettes, jusqu’à une certaine forme d’indécence… ressentie, mais jamais exprimée. Tel un spécialiste du billard à trois bandes, je m’appliquai à construire des défenses holistiques. En vieillissant, je pus constater, à mon avantage, que cette qualité n’était pas partagée de façon ubiquitaire.

En fait, mon père n’était qu’un vulgaire juriste salarié. Il fit toute sa carrière dans une entreprise qui vendait des hélicoptères privés, surtout militaires. Il était reconnu, redouté, mais ce n’était qu’un salarié. Pas moi ! Plus moi ! La vue des bulletins de paie signés par un autre écornait ma fierté.

Devenu un « associé » après avoir fait une ascension fulgurante, comme le soulignèrent les jaloux, en plus du vertige international, je me réservai des plages consacrées au droit pénal et au droit de la famille.

Pour le droit pénal, j’intervenais en majorité comme commis d’office, ce qui me permettait de subir la clientèle, non de la sélectionner. Pour le droit des familles, jamais je ne voulus lâcher tant il enrichissait mes conquêtes féminines.

Ces deux versants du droit avaient pour but de lacérer mon égocentrisme forcené, de m’empêcher de chopper le « melon ». Ces exercices imposés – contre ma nature – me firent plus de bien que sept années de psychanalyse pelant l’oignon nombriliste.

En défendant la veuve, la femme bafouée et le connard d’orphelin, qui ne mesure pas sa chance, je me rachetais d’une petite musique de culpabilité qui eut pu m’envahir lors de succès trop voyants… Une fleur de sentiment coupable, une brindille d’imposture et ma tendance à vouloir tout, tout de suite.

Chapitre 2

À l’heure actuelle, je me sens plutôt pas mal, en paix, épanoui, serein… un peu fier… Pourtant, il me reste, malgré mon statut dans la société, ma réputation ascendante et mon autonomie financière insolente, une putain d’ombre qui plane tel un milan royal me scrutant de toute sa hauteur grâce à une verticale parfaite.

Par instant, je me sens telle une vulgaire petite souris haletante qui court sur le fairway du trou numéro 3 du golf « Di Reginu » près de Calvi… Affolée lorsque des serres chirurgicales viennent broyer sa cage thoracique au point d’éclater ses deux poumons… Lorsqu’un bec scalpellisé dissèque avec une lenteur goulue ses intestins ondulants… Terrorisée lorsqu’après avoir perforé son crâne tel un cocktail pour suceur de neurones, le rapace parvient à lire dans ses pensées… dans mes pensées les plus malsaines qu’il recrache consciencieusement afin de les remplacer par d’autres, plus « travail-famille-patrie ». En cas de non-compliance, après son envol, giseront des miettes de chairs inutiles, des fragments d’os et une bouillie de neurones.

Donc, globalement, je m’en tire bien… Dans l’instant…

En fait, mon métier juridique fut épousé sur le tard.

Mon très cher père avait perçu en moi un ingénieur de l’aérospatiale. Pour être sincère, je l’avais orienté vers cet axe universitaire après mon premier séjour au Japon (Une année entre la seconde et la première dans mon parcours lycéen).

En effet, j’annonçai à mon retour, avec des violons dans la voix, ma volonté de fabriquer des satellites. Je fis cette révélation lors d’un de ces repas dominicaux très cuisinés par ma mère qui exprimait par cet instant de « vie traditionnelle », son affection à notre égard… chose qui n’était pas flagrante au quotidien.

Je me souviens que juste avant de m’envoler vers le pays des mangas et du soleil levant, mon paternel me prévint que j’allais vivre une expérience initiatique. Certes j’allais explorer des contrées étranges et me frotter à une culture à nulle autre pareille, mais l’acmé de mes découvertes allait être mon « moi » avec son continent d’adaptation, ses relents d’éducation et ses bases culturelles.

Et ce fut ce qui arriva. Pour la première fois de ma petite vie, je fus face à moi-même un temps suffisamment long pour que je dusse puiser au plus profond de mon être. Aussi, quand mon père entendit ma prophétie, il y crut. D’autant plus que je lui indiquai que ma vision (cet élan projectif) me fut dévoilée dans l’austérité d’un temple shintoïste, lieu de méditation que fréquentait ma famille d’accueil. Cette illumination mystique impressionna ma famille. Mon père scella sa conviction (jungien de formation philosophique) lorsque je lui montrai un mandala que j’avais créé quelques jours après cette méditation. Ce dessin très coloré, un peu abstrait, ressemblait selon lui à un tableau de Miro, celui d’un chien aboyant à la lune. Il croyait aux « pré-sentiments »… aux choses indicibles. En reprenant son raisonnement, ce mandala aurait pu révéler tout aussi bien ma volonté secrète de diriger un centre d’accueil canin. Mais cette éventualité ne fut pas retenue. Le repas finissant dans des bulles fraîches ligériennes, précédées par un savagnin oxydé, égayant le poulet au vin jaune qui ne faisait que s’ajouter à un vieux Chinon d’Olga aux odeurs de sous-bois et de cuir mouillés, je réussis, presque à jeun, à lui susurrer mon ambition du bout des lèvres.

— Père, je construirai des fusées ou des missiles !
— Fusée ou missile ?

Ce choix cornélien allait avoir un petit impact selon lui. Soit je deviendrai une réincarnation du professeur Tournesol d’Hergé, soit celle du docteur Folamour de Kubrick.

Les théories polygames dans le bunker des élites à la du fin du film orientaient plutôt mon choix vers les missiles. Il n’empêche qu’en dehors de cette imprécision, un moment de sérénité s’installa dans ma famille lors de ce repas. Mon père, en bon anxieux viscéral, ne laissa pas s’étaler cette félicité. Il embrailla sur les différences entre les écoles civiles et le parcours militaire imposé par le choix éventuel qu’impliquait le mot « missile ». Il se doutait que la rigueur bête et méchante des prytanées et autres entraînements militaires allait, peut-être, heurter ma légendaire compliance à l’indiscipline.

— Que nenni, je suis heureux et un brin soulagé de te sentir excité que dis-je passionné par un métier ! déclama-t-il en pointant comme ultime preuve mon dessin coloré.

Nous eûmes le droit à une ultime bouteille de bulles rosées. ouverture par sabrage, pratique dont il était expert. Mais cette fois-ci, j’eus le droit en signe d’adoubement de décalotter un grand millésime. Je crus avoir gagné subtilement un large temps de procrastination… Il n’en fut rien. Dès la semaine qui suivit, il se renseigna sur les écoles formatrices, leurs niveaux d’excellence et tutti quanti… Pendant les vacances de Pâques dans le Pays basque, j’eus l’heureuse surprise d’une déviation forcée vers Toulouse. Je me coltinai alors en pleines récréations, une visite d’école d’ingénieurs plus une entrevue avec une directrice pète-sec. On me fit rencontrer – ô joie – des étudiants qui avaient l’air comme le répétait ma mère faussement effacée : « Pas plus intelligent que toi ». Phrase récitée en boucle tel un derviche tourneur. « Toi qui parles et écris le japonais », surenchérissait mon paternel, cette fois-ci à jeun.

Il était vrai que pour ne pas subir les foudres paternelles, j’avais préparé et, à mon grand étonnement réussi, le niveau 5 de langue japonaise : oral et écrit.

Mais ce que je retins de tous ces entretiens aussi éclairants qu’emmerdants était cette formalité obligatoire d’un passage par le laminoir abêtissant d’une « prépa math-physique ». Deux ou trois interminables années (siècles) se résumant en gavage d’oies pour le foie gras. À la fin de ma visite, j’eus l’honneur et l’avantage de rencontrer la sous-directrice puis le président du syndicat des étudiants. Cette ultime entrevue me glaça. Le satellite reçut un impact fatal et je ne planai plus du tout avec l’« aérospatiale ». Des mathématiques à perte de vue… à en vomir. Je ressentais déjà les prodromes nauséeux. Je fis « Bella figura » autant que faire se peut, mais plus l’enthousiasme paternel s’emballait, plus je me ratatinais. Je m’en voulais d’avoir fait le fanfaron avec ma vision shintoïste et mon dessin à la con. Je pensais que si je leur avais montré tous mes dessins érotiques avec ces femmes puissamment dotées de briques de lait et de chattes poilues, je serais peut-être en train de converser sur le métier de taulière de bordel à Pigalle ou sur les avantages du boulot de maquereau… Mon père croyait en mes possibilités : « Tu vas en baver, mais c’est dans tes cordes. Serre les dents ! »

Cordes de rien du tout ! Dents cariées ! Je compris en fait que bien qu’il lise Breton depuis des années, il n’avait pas compris ses préceptes fondamentaux. Il croyait lire une fantaisie romantique alors que l’esprit sous-jacent était un brûlot anarchiste. Moi, du haut de mon acné, je l’avais saisi. Mon père au filtre de sa sensibilité littéraire était séduit par la poésie, mais n’adhérait en rien aux préceptes surréalistes. Cet amour était donc schizophrénique. Tout se passait comme s’il lisait sans rien comprendre. Il croyait déchiffrer un texte en cyrillique sans en connaître l’alphabet. Il n’aimait que la calligraphie, l’écume des choses, alors qu’il eut dû y percevoir une critique malsaine et féroce de la méritocratie, une détestation du travail, du « par cœur », du gavage intellectuel.

L’apothéose fut dans les propos de ce pseudo-syndicaliste qui crut trouver très intelligent de pérorer que dans cette école, il n’y avait jamais eu de grèves, que le mot « grève » était un mot vide de sens.

Qu’un syndicaliste ne comprenne ce mot que de façon conceptuelle, et qu’en plus il fasse l’aveu qu’il sonnait creux, ne pouvait que rassurer mes hautes autorités familiales.

Il me soûla par son arrogance post-pubertaire. Je sentis le puceau aux doigts masturbateurs. Il nous parla avec une précision maladive (j’oubliais que j’étais dans une école d’ingénieur) de poussée, de portance, de force d’inertie, de traînée, de toutes les données fondamentales pour faire voler un bidule métallisé dans l’espace. Il conclut tel un consul romain que « SON » école avait besoin de « têtes bien faites » ; chose qui, à mon humble avis, n’était pas d’une évidence flagrante le concernant. Il eut été préférable qu’il naquît au Brésil. Ainsi, ses parents paolistins lui eussent rectifier sans aucune négociation préliminaire, dès ces quinze ans, non seulement ses Portugaises toutes voiles dehors, mais aussi son tarin écrin d’ordinateur de pustulose acnéique.

— Je prévois un tsunami numérique, nous confia-t-il tel un agent secret bien informé.
— Et… ? glissa mon père interloqué.
— Grâce à notre connaissance générationnelle de l’outil numérique, de l’intelligence artificielle, nous prendrons les rênes d’ici quatre à cinq ans. Les générations antérieures sont déjà en cours de fossilisation.

Ce discours humaniste plut moins à mes parents. Quant à moi, je me remémorais qu’au Japon, le respect des anciens soudait la famille et toute la société. Le père de « ma mère d’accueil » restait dans son entreprise, étant le tuteur de trois jeunes en formation… un passage de témoin. Dans le brouhaha vague de ces prophéties bêtes à pleurer, je revoyais le regard de cet homme qui avait gardé une place laudative, non dans la fabrication, mais dans la transmission. Je me remémorais également tout ce rituel de salutations des générations plus jeunes lors des réunions de famille. Ce respect que je ne développai pas in situ m’avait pourtant bouleversé.

J’atterris brutalement lorsque le pédant de service me posa une question, droit dans les rétines qu’il dut répéter tant ma transe était profonde.

Je répondis du mieux possible mais j’étais convaincu que si réussir avait ce phénotype de bêtise et d’arrogance, j’opterais pour l’échec. En tous les cas, persister à écouter ses fadaises immatures devenait une insulte à mon raisonnement et à mon intégrité psychique. Plutôt être surréaliste que lanceur de missiles ! Au retour, je savais pertinemment que je me leurrai. Je cherchais avec frénésie le début de l’ombre de l’embryon d’une parade me permettant de justifier ce revirement, rendant caduque ma soi-disant révélation transcendantale. Tout cela allait rendre fou mon père, non ma mère… Elle m’adulait. J’étais son « Mathieu », plutôt son « saint Mathieu de l’enfant de la non immaculée conception ». Quoi que je fasse, elle commençait son propos par le très doux à entendre : « je te comprends » ce qui, au vu de ma structure psychologique, me donnait des coudées franches pour trouver une voie d’eau dans cette muraille poreuse. Et je ne m’en privais pas ! Mon père me perçait l’inconscient et n’était pas sous mon charme. Ma mère l’était. Aussi, tant que je maintenais avec elle un lien affectif, quel que soit le degré de connerie réalisée, l’énormité des mensonges que je laissais à entendre, elle me comprenait. L’autre camp se méfait du moindre mot, elle non ! Elle n’était que compréhension. Je l’entourais de mes bras souples tout en lui susurrant des mots tendres. Je lui chuchotais qu’elle était unique, immensément elle-même et tout en jouant de ma voix basse, je fixais ses rétines embuées de reconnaissance. Et le tour était joué. Le « sésame » s’ouvrait comme par enchantement. Ainsi, je pouvais me lever à pas d’heure, avoir des sautes d’humeur de joueur d’échecs frileux, faire des caprices de star mexicaine en manque de Frida Kahlo…Tout glissait. Avec mon père, tout se grippait. Je choisis le parti du charme, cela le rendit agressif. Mon désarroi fut expliqué à ma mère, le regard brillant. Elle me comprit.

En revisitant le chemin parcouru jusqu’à ma profession actuelle, on peut décliner cette pièce de théâtre en cinq actes :

Acte I : la vision mystique et la visite de Toulouse.

Acte II : après avoir consciencieusement expliqué à mon père que mon karma était plus enclin à vendre des missiles à des pays belligérants qu’à les construire, je m’orientai définitivement vers le commerce. Pas trop con, je fus reçu dans une des meilleures écoles de France. Mais je ne supportai ce gavage que deux mois. Ma mère me comprit.

Acte III : flanqué d’un certificat reçu par un psychiatre passionné d’algorithme, établissant à mon égard un diagnostic sous forme d’acronyme, je pus justifier mon refus d’obstacle par le désir de réaliser ma vraie passion secrète : l’architecture. Ma mère me comprit très bien. J’assénai que depuis un voyage scolaire en « Teutonnie », j’avais été marqué par un quartier construit afin d’être écocompatible. Des missiles envoyés sur la tête de pseudo-ennemis, j’optai enfin pour l’architecture écoresponsable. Toujours aussi intelligent, je décochai la célèbre école strasbourgeoise. Ma mère fut fière de m’avoir compris.

Acte IV : après six mois d’école combinant techniques et beaux-arts, je préférai ressortir mon certificat avec l’acronyme efficace. J’expliquai que je subissais une rechute. Cette complication justifiait pleinement que je cessasse sur le champ cette activité universitaire.

Acte V : malgré la compréhension maternelle, toute souffrante, mon père me coupa les vivres. Je dus enchaîner à mon grand désespoir des petits boulots peu gratifiants… Je fus même bénévole pour les petits frères des pauvres ! Ma mère commençait à trouver quelque peu fatigant de me comprendre. En pleines réjouissances de divorce, bien que propriétaire de deux galeries d’Art : l’une très « Art conceptuel », l’autre « dix-huitième » ; elle me tarit son soutien financier.

Chapitre 3

Un peu plus tard, j’eus enfin LA vision. Elle apparut sous la forme d’une paire de seins arrogants et vengeurs d’une certaine Mélanie qui me permit de lui visiter l’entrecuisse. Elle se destinait au Droit… Je ferai donc MON droit, sûr de devenir magistrat ! Mélanie avait atterri à Poitiers n’ayant pas les capacités intellectuelles (dont elle pouvait se passer d’ailleurs) pour décrocher une cité plus prestigieuse.

Et moi, comme toujours pour les examens de passage, je fus brillamment accepté à Bordeaux. Je lorgnais l’école nationale de la magistrature. En mon for intérieur, je savais que ce n’était qu’une lubie. D’ailleurs, je réfléchissais déjà à mon prochain virage à 180 degrés.

Mais cette fois-ci, la donne avait quelque peu changé.

Mon père s’était enfui avec l’« Amour de sa mort ». Il vivait entre l’île de Molène, les Pouilles et ses maisons en cône de glace « gelati con panna ! » et un cube sur une île grecque avec une seule route la traversant : Athira. Et surtout, il ne me donnait plus de fric.

Ma mère, jouant de ses derniers feux, après avoir écumé tous les vieux mâles du Lions club, se rabattit sur les jeunes pousses artistiques qu’elle hébergeait dans sa galerie d’Art conceptuel. Son statut se transforma de bourgeoise à collier de perles en cougar super sexuée… Elle se révélait. C’est moi qui n’arrivais plus à suivre. Sa liberté m’importunait. En revanche, elle me comprenait toujours autant, à un détail près… Elle ne me donnait plus un centime.

Je pris donc des décisions radicales :

1- Tenter de réussir un examen à la fin de la première année de droit.
2- Tenir un an juste pour voir ce que cela faisait.
3- Entre-temps, trouver un boulot (n’ayant nullement droit aux bourses selon les revenus de mes chers parents).

Ainsi, je me fis un peu d’argent en tant que veilleur de nuits dans un hôtel de luxe de Bordeaux.

C’est dans cet hôtel, au détour d’un colloque national sur l’avenir de la magistrature que je rencontrai maître Nicole de la Barthe Guilchard… Elle cherchait un lecteur, un jeune stimulateur cognitif.

Elle était très friquée, mais atteinte d’une dégénérescence maculaire débutante qui la rendait folle de rage.

Elle me fit passer un premier test de lecture sur un passage de Candide de Voltaire puis je dus lire un long poème du même auteur sur le drame de Lisbonne. Ma voix ne trembla point, je fus même emporté par une émotion érectile de poils que je maîtrisai afin que rien de vienne altérer la qualité du texte. Je fus engagé.

Elle était une juge de paix retraitée autrefois extrêmement active. Son jugement sur les avocats était sans appel : « Pour la plupart… des cabotins à l’ego boursouflé. »

Elle était veuve d’un militaire de carrière qui eut la décence de mourir jeune, après de fréquentes missions extérieures, d’un carcinome broncho-pulmonaire à petites cellules. Comme je trouvais désuète et mignonne la précision « à petites cellules », elle m’asséna froidement que les petites étaient dans ce cas les plus féroces. Et, alors que je m’attendais à un torrent de propos culpabilisateurs, j’eus la surprise d’entendre en guise de conclusion : « Ces petites cellules ont sauvé notre couple qui n’aura vécu que d’attentes et de passions… Elles m’ont mise à l’abri du besoin par assurance-vie interposée… Je n’ai jamais désiré procréer. »

Cette femme libre, ferme et autoritaire, me proposa un arrangement. Je devais lui lire des livres deux à trois fois par semaine. Je serai ses yeux, car sa soif intellectuelle était intacte. Je pouvais éventuellement faire des suggestions afin d’attirer son attention vers des sujets à défricher. Je devais également, deux fois par semaine, lui masser le cou et les épaules avec un baume du tigre à l’odeur persistante tant son arthrose la faisait souffrir. Sanction de ces 82 ans.

Je fus étonné par son âge assumé tant elle paraissait fraîche et pimpante.

En contrepartie, j’étais payé « au noir » deux fois plus que le salaire minimal des pauvres et elle s’engageait à m’expliquer les passages de droit qui pussent m’apparaître abscons. Cette dernière partie de notre collaboration m’inquiéta au plus haut point tant je me méfiai de son expertise à déceler une once de forfaiture. Je savais très bien que mon choix était celui d’un veule. Rien de solide ne pouvait cristalliser une ébauche de motivation sincère.

Or, à cet instant, je ne mesurai pas combien allait être déterminant son compagnonnage. Elle transformait le moindre texte de loi en film policier. J’avais l’impression d’apprendre des thrillers. Elle me fit quasi quotidiennement réciter les cours de loi. Ce fut son bain de jouvence. Je me laissai submerger par un intérêt dilaté. Ses conseils se révélèrent stratégiques. Elle coloriait de vie et d’anecdotes des pans entiers du Code civil et du Code pénal. Elle connaissait tous mes professeurs, leurs travers et leurs penchants, toujours utiles pour des révisions stratifiées.

Je ressentis, grâce à Maître Nicole ou Madame le Juge (comme je l’appelais en fonction de son humeur qui parfois glissait vers le « chafoin »), pour la première fois de ma vie, l’exaltation intellectuelle et la savourai jusqu’à l’ivresse. Mon père m’en avait dessiné les contours mais tout ce qui venait de lui était a priori méprisable. Là, avec cette femme, aucune incompréhension… J’appris à jouir de mes neurones activés.

Notre complicité fut telle que j’attendais le lendemain avec une impatience frénétique. Je révisais avec allégresse, lors de mes nuits à l’hôtel, me devant d’être prêt pour ma prochaine récitation. Au début, je le faisais afin de ne pas la décevoir, mais petit à petit, je dus avouer que ma principale motivation fut de découvrir mon réel potentiel intellectuel que je sentais se dilater au fil des questions et des dissertations. Elle était fière et heureuse de me sentir m’enivrer. Je me passionnai pour cette lubie. L’apprentissage du droit dans cette configuration susdécrite devint un acte neuronal addictif. Je pense que si elle avait été menuisière ou diamantaire, j’eus pu découvrir la même passion.

Notre relation fut si exaltante, qu’à la fin du premier trimestre elle me proposa de vivre gracieusement dans une chambre de bonne de son hôtel particulier place Tourny. J’eus la sensation de flotter et paradoxalement d’être à ma place, dans mon élément.

Je passai ma première année de droit – haut la main – avec dans certaines matières les félicitations du jury. Maître Nicole était parfois plus fière que moi. J’étais son jeune étalon qui venait de battre avec trois longueurs d’avance les favoris à Vincennes… Premier : « îlot du temple » entraîné et drivé par les écuries de la Barthe Guilchard et sa célèbre entraîneuse, deuxième : « culex », troisième : « fleur de mai »…

Ma vie était grisante comme un tableau flamboyant de Geneviève Asse. J’étais exalté. Je sentais confusément, après de nombreux mirages, que je trouvais ma voie dans cette foutue société libérale. Pour la première fois, je vécus un sentiment de fierté pour mon travail personnel. En outre, j’avais le luxe absolu d’avoir comme correctrice : une juge. J’étais logé, nourri et désormais blanchi.

Avec ma première année en poche, j’eus le droit de descendre d’un étage et de m’installer dans la spacieuse chambre d’ami. Vivant à Tourny, je pus me familiariser avec les plus beaux quartiers de Bordeaux. J’essayais de marcher dans les pas de Mauriac qui se révéla un bien meilleur guide de cette ville tonique et bourgeoise (surtout là où je vivais) que les dépliants de l’office du tourisme. Je pouvais tout faire à pied.

Chapitre 4

En deuxième année, je m’endormais parfois dans son lit, car madame la juge en plus d’avoir la rétine défaillante et l’arthrose douloureuse avait une maladie incurable effroyable… Elle avait les pieds froids la nuit.

Ma formation devint protéiforme. Je trônais quartier Tourny tel un petit arriviste heureux de sa chance… un « bel ami » réincarné. Mes révisions de droit étaient encadrées strictement, ne laissant plus aucune place à la procrastination. Elle m’enseigna aussi une méthodologie axée autour de la gestion mentale. Notion qui fut déterminante pour moi. Je conscientisai enfin ma manière d’apprendre et devint ainsi encore plus performant… un étudiant encore plus redoutable. Je savais comment ma machine fonctionnait.

Un gain phénoménal de temps ! Une réduction de la fatigue cognitive ! Mes neurones d’intelligence établissaient des liens, des ponts de mémorisation… En outre, j’avais des corrections qui m’introduisaient dans les coulisses des plus célèbres procès français. Cette époque fut l’une des plus joyeuses de ma petite vie. Cette fausse location fut la chance de ma vie. Cette transmission transgénérationnelle devint la clef de mon succès universitaire. La fusée était lancée avec un solide pas de tir. « La patronne », comme je la surnommais secrètement, s’excitait à la lecture du droit, vibrait telle une libellule ivre en analysant les textes nouveaux. Elle disséquait l’histoire d’une loi : « À chaque fois Mathieu, tu comprendras qu’un verdict prononcé est ipso facto un moment sacralisé d’une société, une rupture avec les us et coutumes du temps d’avant. Appréhende le contexte politique et sociétal d’une loi… celle sur l’avortement de Simone Weil par exemple, ce qu’elle a dû endurer, les propos racistes, les menaces de mort, l’ignominie anonyme. Mais elle a tenu !

Parfois c’est l’inverse, c’est l’abjection au service du pouvoir et ce sont les lois raciales anti-juives sous Pétain. »

Avec ses explications, tout prenait sens, tout devenait construction de la pensée humaine. Ses remarques historiques définissaient le contexte. Ses envolées progressistes nourrissaient son féminisme, en bonne héritière de Simone de Beauvoir, Simone Weil et Françoise Giroud. Son ton altier, son port de cou de danseuse classique, ses joues roses lors des excitations intellectuelles, tout cela et bien plus, facilitait l’encodage mnésique épisodique. Tout rentrait comme dans du beurre mou.

Clarté, émotions exaltées, ambiance feutrée, bains de culture, lumières indirectes, tout participait à une mémorisation optimisée. J’avais la chance d’avoir un cours multimodal qui me fit pointer du doigt que chaque génération subit le frottement des plaques tectoniques de la pensée évolutive : le progrès et la réaction.

Elle était voltairienne. Cet esprit érudit correspondait à son mode de pensée, à son courage, à son foisonnement intellectuel. Sa vivacité frontale se délectait dans l’esprit des lumières, des encyclopédistes : Vinicius, Dolbach, Diderot. En revanche, elle avait deux péchés mignons : son Marcel et son Louis Ferdinand… son PROUST et son CELINE !

Bien qu’elle abhorrât l’antisémitisme, je ne sus jamais si ce qu’elle proclamait tintait du fond de la sincérité. Elle était déconcertée par l’ambivalence de Céline, le génie littéraire du « Voyage au bout de la nuit », de « Mort à crédit »… Des titres géniaux : « D’un château, l’autre » du pur génie ! De la littérature qui marque à jamais… un styliste à l’état pur. La rapidité, le sens du détail, les accélérations qui entraînent la pensée… Une innovation littéraire, une vraie et aussi et pourtant, la folie politique qui dégueule un atavisme familial, justifié par un dégoût du stalinisme. Un vomissement du juif jusqu’au délire… des déjections écœurantes. Elle me citait Malraux : « Céline, un crétin génial ».

Elle s’appliquait à m’expliquer toutes les phases de la vie de Céline : trilingue par des voyages dans l’adolescence, apprenti joaillier puis la guerre, croix de guerre, blessures, courage, citations… interne en médecine à Rennes, médecin de dispensaire, rencontre avec une danseuse américaine puis un premier roman « Le voyage… » : prix Renaudot alors qu’il eut mérité le Goncourt. Enfin des textes d’une virulence antisémite rare puis encore la guerre et ses relations ambivalentes avec les allemands. Pourtant, il fuit à Sigmaringen et retrouve Laval, Pétain et consorts…

J’avais une chance absolue, la permission d’écouter. Ma culture s’étoffait, je lisais riche. Les explications étaient clarifiantes, un vrai nectar. Je voyais sa chevelure discrètement teintée blond vénitien sombre, coiffée jusqu’au bout des épis, virevolter au rythme de ses propos enflammés. Ses phrases étaient des javelots. Je l’écoutais des heures, j’en retirais la substantifique moelle. Mon assiduité la toucha, mon intérêt pour ses passions la flatta. J’eus bientôt un rendez-vous chez « B&D » : un fameux tailleur sur mesure. Je ne portai dès lors que des chemises sur mesure avec mon prénom cousu à l’intérieur.

Après Proust et Céline, il y eut une période Paul Morand. Elle n’arrivait pas à comprendre comment cet ami de Proust qui avait parcouru le monde et dont style littéraire avait bouleversé la littérature française en imposant vitesse et textes courts, eut pu devenir antisémite. Il avait de surcroît épousé une princesse grecque dont la pensée caricaturale flirtait sans retenue avec le fascisme ! Céline côtoya de loin les pétainistes or j’appris que Morand fut à deux reprises ambassadeur sous Pétain et ami personnel de la fille de Laval.

— Explique-moi… Je voudrais comprendre pourquoi, alors que Céline fut emprisonnée au Danemark, Morand après un exil salutaire en Suisse put entrer à l’Académie française ?

Par ces exemples littéraires et politiques, elle réussit à me faire comprendre qu’une loi n’était que le reflet d’une époque.

J’appris aussi que Napoléon III fit un choix impartial en nommant Charles Garnier architecte en chef du nouvel opéra de Paris (avec une sécurité optimisée pour l’empereur… notée dans le cahier des charges). Dans le même temps, il pouvait faire voter des lois liberticides.

Pour la Seconde Guerre mondiale, elle m’avoua que ce furent les mêmes juges qui firent fusiller les résistants et quelques années plus tard les collabos. L’air politique avait changé.

— La loi, mon cher Mathieu, est au service d’un pouvoir, d’une politique donnée à une période précise. Il s’agit très rarement d’une vérité transcendantale et encore moins d’une vérité ubiquitaire.

Ces juges, changeant de vestes, assis dans les ors républicains, ne furent que de piètres marionnettes doublées de merdes humaines.

Elle avait honte d’appartenir par ricochet historique à la caste de ces « ordures sur pattes ».

Tous les soirs exceptés le jeudi, je me transformais en lecteur. Chaque séance durait entre 60 à 90 minutes. La variation du temps était due aux recherches nécessaires et à nos discussions.

Elle aimait bien lire le dernier Goncourt afin de renifler l’air du temps. Elle fut marquée par l’intelligence roublarde de Houellebecq avec la mise en scène de sa mort. Elle ne fut pas surprise de la distanciation de Vuillard décrivant la réunion des grands argentiers allemands : Krupps en tête décidant ensemble de soutenir par les finances le parti national-socialiste en 1936. Elle fut écœurée par la démonstration d’Alexis Jenni concernant des soldats résistants français combattant le nazisme en tant que sous-hommes par rapport à la race aryenne qui une fois libérés, se comportèrent avec la même « humanité » avec nos « sous-races » colonisées : indochinois, algériens… De victimes à bourreaux.

Elle m’expliqua aussi le pouvoir des stéréotypes. Sa fascination pour Simone de Beauvoir, opposée politiquement, lui avait ouvert les yeux sur la notion de sous-race dédiée aux femmes dans le monde occidental évolué.

Elle me raconta comment la très haute inquisition afin de justifier son existence avait eu besoin de la présence du malin. Les épileptiques du moyen-âge leur servirent de vitrine commerciale. Les êtres frappés de crise comitiale représentaient la preuve la plus tangible de l’existence du mal, de la présence de Satan et donc de l’existence de Dieu.

Tous les épileptiques furent brûlés. Ce traitement radical diminua l’incidence de cette pathologie. Aujourd’hui, il suffit d’un ou deux médicaments pour juguler les crises, concluait-elle.

« Savez-vous cher élève que Jules César était épileptique ? Dans l’antiquité, l’épileptique était désigné par les dieux. Après la crise, les ordres divins émanaient de la bouche des patients. Ô tempura, Ô mores ! »

Nous abordâmes le concept des idées de progrès. Je ressentis comme une évidence la Déclaration des droits de l’Homme.

— Évidence, Mathieu ? Pas tant que cela… même pour le célèbre triptyque sur tous les frontons de mairies : liberté-égalité-fraternité. Beaumarchais avait bien enfoncé le clou avec « Le mariage de Figaro » pour stabiliser les castes.

Prenez le cas de l’égalité. Rien sur Terre n’est égal, en particulier chez l’être humain. Ce n’est en rien une évidence, seulement une adhésion à une idée conceptuelle généreuse.

— Vous voulez dire que c’est une création ?

— Oui, la création d’un mythe, en aucun cas une réalité tangible.

Pour elle, la notion d’égalité des chances constituait une mascarade politique qui se basait sur un concept idéal vers lequel il fallait tendre.

— Personne n’est libre, Mathieu, et l’inégalité des chances est intrinsèque à l’espèce humaine. N’oubliez jamais que n’est présente que la race sélectionnée génétiquement selon Darwin. N’ont survécu que les plus forts et certaines pensées politiques émettent l’idée que la sélection ne fut pas assez rude. « Mathieu, croyances ingérées… vérités non discutées »

Un autre soir, nous débattîmes d’un sujet d’actualité locale. En particulier de l’écologie et des systèmes économiques écocompatibles. Elle me raconta qu’elle dut juger un collectif de jardiniers écologiques ayant attaqué la mairie de Pessac.

L’histoire se résumait en une interdiction d’exercer le jardinage à des puristes de l’écologie. On pourrait trouver étrange cet acte brutal contre l’idée très « XIXème » du jardin ouvrier. En réalité, la mairie put prouver que le terrain avait été utilisé sans demande préalable. Qu’en outre le collectif consommait des volumes d’eau pharaoniques et qu’en plus, l’utilisation de matières fécales animales (leur terreau fertile) engendrait une pollution des eaux avoisinantes, analyses à l’appui.

La défense attaqua le procureur de la République non pas sur les analyses et autres contre-expertises, mais sur la « pureté ». Pas celle de l’eau, mais celle des convictions politiques du collectif de jardiniers. Comme ils se nommaient « écolo », ils avaient la pureté ipso facto de leur côté. C’est le « ipso facto » qu’il fallait démanteler. Brûler la bonne carte.

— Ah la sacro-sainte pureté : mère de tous les vices et tous les crimes ! s’exclama-t-elle. En résumé Mathieu, les catholiques espagnols étaient plus purs que les Incas. Les catholiques étaient plus purs que les protestants. Les socialistes sont plus purs que les libéraux. Les staliniens sont plus purs que les trotskistes. Les Aryens sont plus purs que les juifs. Donc… donc… ils ont le droit de tuer, d’examiner, d’éradiquer !

Il ne s’agissait que d’un cas de bêtise locale. Des illuminés radicalisés avaient tout simplement volé un terrain communal, volé de l’eau et fait un peu n’importe quoi. Pourtant, le débat fut plus que rude. Les illuminés, le nez dans les miasmes, ornés de leur candeur, de leur bon droit de penser, crièrent au scandale, au complot politique, jouèrent des airs aigus de la victimisation. Ce fut « sanglant » en tomates versées et lancées. Ce fut chamarré en tenues vestimentaires non harmonieuses… mais ils perdirent.

Exclusion votée… Sentence effectuée manu militari.

Sur le principe de précaution inscrit désormais dans la constitution, elle était intarissable. Elle démonta ce concept pourvoyeur de kyrielle de plaintes. Ce principe lui apparaissait comme une erreur politique majeure.

Avec elle, la grandiloquence des arguments épousait une rationalisation efficace, redoutable. Elle était bien une élève de Voltaire. Elle s’enflammait et son corps devenait ondulations. Sa chevelure formait des vagues agressives se fracassant sur la digue du quai des Paimpolais à Sein. Sa poitrine abondante se redressait, les mamelons me fixant dans les yeux. Son regard lançait des missiles intellectuels tels les orgues de Staline. (J’ai toujours trouvé poétique l’expression : « orgues de Staline »).

Le droit, la défense, ses articulations la rendaient « lave en fusion ». Elle bouillonnait de vie. Elle était mille fois plus vivante, mille fois plus captivante que la moindre de mes congénères assises sur les bancs de la faculté de droit. Mille fois plus excitante !

Mes résultats universitaires furent transcendés. En enseignement dirigé, ma maturité intellectuelle fut louée. Certaines de mes copies étaient citées en exemple. En outre, elles furent lues devant un parterre d’étudiants, le plus souvent devant celles et ceux de mon groupe et parfois, consécration ultime, en plénière dans un amphithéâtre plein. Je ne faisais pas le bravache, j’étais juste lucide de ma chance d’avoir une telle préceptrice. Cependant, à force de débats à haute valeur ajoutée, matinée de lectures incessantes, je sentis croître un début d’expertise. Je m’améliorais au fil de mes humanités et cela rassurait mon ego. J’eus été fier si mon père eut pu être un simple auditeur libre lors de la citation d’une de mes dissertations juridiques. Mais il convolait en secondes noces.

Il n’empêche que je fis un constat vieux comme le monde. Quand mes écrits furent mis en exergue, mon avis sollicité par certains de mes professeurs, ma petite personne plutôt regardable devint très regardée, courtisée, voire convoitée par les deux sexes. Mes notes universitaires aiguisèrent l’acuité des regards estudiantins. Les futures intellectuelles sentirent leur coefficient de mouillabilité intime explosé, certaines le découvrirent.

Les conquêtes furent plus faciles, car j’étais devenu une sorte de célébrité non factice, pas télévisuelle… Non, une distinction méritocratique.

J’en fis part à la patronne qui d’un air entendu m’asséna son célèbre leitmotiv : « rien de nouveau sous le soleil, mon petit ami ».

Mais au fait : « qui chasse qui ? et que chasse-t-on… ? »

Ce fut un vrai conseil que j’essayais de comprendre. Je sentis que ce précepte n’avait pas que le présent comme temporalité.

« C’est le présent de l’hémisphère droit, Mathieu… la temporalité de l’expérience humaine. Avez-vous lu Carl Gustav Jung ? »

Je fréquentai de jeunes pousses dont certains regards lançaient des invitations. Des beautés évidentes avec lesquelles je m’ennuyais à cent sous de l’heure. Leurs conversations inabouties me laissaient de marbre. Je préférais mille fois l’excitation physique de la danse à l’« Empire » : lieu mondain noyé de musiques dont l’intensité empêchait toute conversation trop longue. Nous nous plaisions fort bien, nous nous frottions, j’en suis fort aise… Eh bien, essayons de nous reproduire maintenant… En revanche « pas chez elle ». Dans mon contrat, je ne devais emmener aucune tierce personne. En outre, je voulais garder secret la magnificence de ma « cité universitaire » et apparaître comme un pauvre petit étudiant non aidé par son papa et sa maman. Cela favorisait l’instinct maternel de certaines collègues de bancs. Cependant ma prétendue pauvreté collait mal avec les habits sur mesure que je portais.

L’ennui ravit ma protectrice. Elle en fut fort aise prétextant que les dissipations ne devaient en rien gêner l’objectif de ma réussite professionnelle.

Chapitre 5

Dans notre accord tacite, elle me logeait et me nourrissait… Sa cuisinière, la plantureuse Bernadette nous concoctait des petits délices régionaux. Les quantités devaient être savamment dosées, car la patronne toujours très coquette surveillait sa ligne ; en particulier sa taille dont elle n’était pas peu fière. Elle tenait ABSOLUMENT à pouvoir s’habiller chez une couturière à mi-chemin entre le prêt-à-porter et la haute couture « Place des grands hommes ». La boutique Anne Fontaine était un bain de jouvence pour la patronne. Avec la responsable, elle s’organisait des essayages privés. Je fus convié à participer à trois de ses séances. Il est vrai que si j’avais été une femme, cette boutique aurait été un lieu de prédilection tant elle respirait l’élégance. En respectant une unité de temps et de lieu, vous pouviez vous habiller pour toute une saison. La patronne ne s’en privait pas. Je compris quelque chose d’essentiel : ce genre de lieu existait… Cette ambiance qualitative, loin des aboiements mercantiles, existait… Et je me devais de le rechercher, car j’y étais sensible. Une marche arrière était désormais inenvisageable. Cela sentait la réussite, un soupçon d’aisance… J’aimais cela.

Donc Bernadette avait des consignes très précises, ce qui ne l’empêchait pas de faire des variations, des prodiges d’équilibre. Certains plats étaient un véritable chemin de saveurs… Mes émotions gustatives fleurirent. Elle excellait dans le registre des sauces. Une banale viande hachée pouvait se transcender avec un pesto vert maison. Sa sauce bordelaise mijotée des heures était une tuerie… Le poisson cuit en croûte de sel à la chair succulente aussi… sa sauce au poivre… son beurre blanc allégé épicé… Enfin les vins dégustés achevèrent ma décision de ne plus retourner au restaurant universitaire. Mon évolution gustative m’éloigna définitivement de mes congénères. Je prétextai des difficultés financières accrues. La rumeur dans l’amphithéâtre courait que je me nourrissais uniquement de café et de petits gâteaux sucrés. L’empathie gonfla la cour des courtisanes, surtout celles des plus friquées qui, en plus de leur vertu, allaient jusqu’à m’offrir une portion de leur « frigidaire ».

Certains m’avaient toutefois aperçu dans des restaurants cossus bordelais avec ma grand-mère. La patronne adorait le « 7 » qui surplombait toute la Garonne. Le « fils » situé entre un bar à putes et des pseudorestaurants japonais tenus par des Chinois. Elle raffolait d’une entrée conjuguant une noix de saint jacques grillée et une glace d’huîtres. Par ailleurs, elle ne ratait jamais la nouvelle carte du « 133 » malgré son chef de rang au melon surdimensionné. Je vivais la grande vie pour un étudiant basique et j’y prenais goût. Comme disait Desproges : « la réalité des riches constitue les espoirs des pauvres ». Plus qu’une muflerie, cette réalité humaine cinglante était des plus désespérantes.

J’appris mille choses, le souci des arts de la table : tel verre arrondi à bords courts pour les coteaux du Layon, le vrai Champagne est un vin qui doit être sec, non dosé sans ajout d’aucune liqueur, la glace et les glaçons, la vodka gelée sur un lit de glace pilée, la porcelaine de Gien, ses pivoines bleues, la syrah senteur de poivre noir grillé, le pinot d’Aunis et son parfum délicat de poivre blanc, les arômes tertiaires des vieux Bourgognes tuilés… une vraie éducation bourgeoise dans le haut sens du terme.

J’étais devenu ses yeux. La lecture à haute voix devint un exercice oratoire puis un plaisir charnel. Les livres étaient imposés. « La recherche du temps perdu » me fit frémir, la succulence des temps, les circonvolutions qui m’affolèrent par la perte du sujet à la moindre inattention. Je voyais la finesse de la taille de Madame de Guermantes, la virilité factice de Monsieur de Charlus. Puis après quelques soubresauts de phrases entremêlées surgissait une lame chirurgicale psychologique d’une précision redoutable. Du grand art ! Prouesses d’un clinicien de la cognition. Elle fermait les yeux de plaisir. Elle savourait la justesse de la langue, l’analyse fine des psychologies. Elle me demandait de relire un passage, puis encore une fois et encore… Malgré moi, cette musique plaintive envahissait mon âme. Cette lecture devint addictive. Les premiers temps j’attendais tel un passif qu’elle ordonnât une nouvelle lecture proustienne. Quel fut mon étonnement quand je m’aperçus que je devançais l’appel. Je pus bientôt réciter certains passages grâce à une efficace prosodie, éteindre les stimuli du réel et baisser le rideau de mes paupières jusqu’à me promener près de Balbec frôlant la robe de madame de Guermantes. Des odeurs de champs fraîchement coupés se mêlaient à son parfum. Je vivais une transe intellectuelle.

Je dévorai Proust. La nuit j’apprenais mon droit et récitais des passages de « La recherche »… Mes neurones étaient assoiffés… J’apprenais à pousser les limites. Je cherchais les mots compliqués, leurs sens, je peaufinais mes questions, ce qui la poussait dans ses retranchements. Elle adorait cela. Une recherche dans la recherche. Une stimulation cognitive qu’elle n’avait pas imaginée. Elle était aux anges et, moi, je mûrissais.

— Savez-vous Mathieu qu’à la fin de sa vie Proust eut comme correcteur de textes André Breton ?

Savez-vous qu’une ultime amitié le lia avec Paul Morand ? Deux écrivains aux styles aux antipodes.

Mathieu, je n’arrive à comprendre comment ce Paul Morand, cet « Homme pressé » eut pu se transformer en cet antisémite primaire et homophobe basique lui, qui « Au bœuf sur le toit » fréquentait aussi Cocteau. Quand Proust mourut, Morand se précipita pour la veillée. Il en produisit le fameux dessin de Proust inanimé et commit une erreur dans la date… »

Nos conversations allaient au rythme de ses digressions sautillantes : de Proust nous gambadions jusqu’à Morand puis vers Roger Nimier dont elle narra les aventures sentimentales. Le « sex apeal » de Nimier était plus effacé selon elle que celui de Sean Connerie. J’appris par ailleurs que cet acteur quasi – analphabète, candidat au titre de « Monsieur Univers » fut piqué au vif par une tragédienne qui lui conseilla – sans y croire – de lire tout Shakespeare et tout Proust. Honteux de son inculture, il le fit avec la rage du déviant. Ainsi le James Bond tonitruant au volant de sa DB 5 pouvait déclamer du Proust. Proust, Aston Martin, la boucle digressive était bouclée. Et c’est moi qui l’écoutais bouche bée. Cette femme me fascinait.

Chapitre 6

Un jeudi soir de janvier, pluvieux et froid, un temps sans Bernadette, la patronne m’invita à passer dans le salon de lecture… Les bûches crépitaient. Son regard lançait des flèches. Ses cheveux étaient coiffés, ses mains étaient tapissées de mitaines dentelées telles des petites araignées caressantes, son chemisier peut-être subtilement plus ouvert épousait la rondeur de ses seins. Elle me confia d’autorité « La philosophie dans le boudoir » du marquis de Sade. « Lecture lente exigea-t-elle voix ferme et posée. Fixez bien toutes les lignes ! »

Alors que la jeune Justine se faisait bousculer par une sodomie de laquais, la patronne posa ses doigts crochus et préparés sur le haut de ma cuisse droite. Harpons qui préparaient l’escalade. Le laquais tout vérolé et l’ami du maître syphilitique crachaient sur un crucifix. Elle sortit le sien dont la partie inférieure était plastifiée avec une forme oblonde. La jeune demoiselle devait de force sucer le gland chancreux. L’autre lui fouettait les fesses à la faire rougir puis rugir de plaisir. Bêtement, je me sentis me raidir. Raideur inattendue, presque inconsciente. J’aurais pu ressentir une gêne, mais elle gronda : « Lisez petit vaurien. » Son regard avait l’autorité d’un militaire teintée d’un voile de concupiscence et des lueurs de débauchée. Sa voix même avait muté. Tout était vice et transgression. Bien que je crusse parcourir un rêve, mon être érectile tout caressé qu’il était me ramenait à une réalité plus triviale. Elle me frictionnait en bonne prostituée le haut du mât. Ma raideur devint « raidissime » et ne fit que croître, aidée par ses doigts pianotant cette dureté qu’elle espérait de ses vœux. « Tutti bene cavaliere ! gloussa-t-elle. » Il eut fallu que je me retinsse, mais ses rotations imposées à mes délicats testicules – Rotations ponctuées de minuscules pressions – firent affluer la semence au bord du précipice. En un coup de vent, tout fut au grand air. Cette vérification visuelle sembla la ravir au plus haut point. « Fresca carne saliva-t-elle. » Pendant tout cela, le foutre du serviteur rentra en communication avec les lèvres de la châtelaine. Son mari lui nettoya l’anus avec les doigts puis la langue… « Lisez vaurien abject ! Reprenez-vous, ce n’est pas une tenue ! »

Un temps, elle me permit de cesser la lecture afin de savourer un plaisir masculin… Elle en profita pour baigner son crucifix dans mon foutre. « Regardez vicieux, regardez ce que je fais ! » Bien qu’athée, j’eus un sentiment de gêne en m’apercevant que Jésus – Christ sur sa croix à l’envers – tel un tableau de Chagall – me fixait d’un regard triste et apeuré. Ses yeux m’imploraient par en dessous. Nicole – je pouvais l’appeler ainsi désormais – toute décoiffée atteignait un orgasme inespéré. Sa voix déferlante de cailloux gutturaux s’exprimait en pleine liberté. La liberté du cri sexuel. Le vrai, l’unique, celui qui se révèle quand tout marche au fruit de l’excitation. Le Christ trempé de mucus tomba sur le parquet.

Bien que je connusse déjà des rites sensuels, je n’avais jamais vécu cette sorte de transgression. Est-ce cette nouveauté ou la beauté de son visage rajeuni par le plaisir ou un mélange de tous ces ingrédients… ? Je me sentis pousser des ailes, tel un hussard assoiffé je me permis de la buriner sans aucune tendresse, oubliant délicatesse et caresses émollientes. Alors qu’il me plût de la châtier telle une prise de guerre, je fus surpris d’y trouver un plaisir nouveau malsain. Elle s’écriait : « Vous allez me tuer ! Cessez par pitié ! ». Alors qu’elle suffoquait par spasme, je fus surpris à m’exprimer visqueusement par la seconde fois. J’eus l’impression qu’elle m’aspirait la moelle osseuse.

Un instant, après avoir ouvert les yeux, en apnée tous les deux, je la crus morte. Elle n’était qu’en pâmoison… Revêtu correctement, je ne savais plus quoi faire et que dire. Avec une élégante dextérité, résumant l’expérience de la vie d’une femme, elle se recoiffa avec une brosse qui arriva de nulle part. Elle rangea le gentil crucifix dans un faux tiroir et me donna des vers à chuchoter, des vers du très pieux François Mauriac. Les yeux fermés, je crus déceler des larmes de joie sur ses joues.

Le lendemain, j’eus la délicatesse de la vouvoyer, et surtout de ne rien aborder. C’était : « The morning alter the day before ». Elle m’en sut gré, comprenant ipso facto que je ne la trahirai jamais. Nous tenions NOTRE secret. Nous étions de connivence. Harold et Maud à la sauce bordelaise.

Une des premières conséquences fut que je dus me rendre à deux rendez-vous :

— L’un chez un tailleur qui me confectionna un costume trois pièces à la mode italienne dans un tissu gris avec du bleu clair en sur couture… Une merveille !

— L’autre chez le bottier Weston afin d’y trouver des chaussures en harmonie. Elle vint chez le bottier. Ce fut un moment hors du temps. Elle décida pour moi avec une autorité feinte. Et je feins de capituler. Elles sont racées, noires avec des tout petits trous en forme de virgules de part et d’autre de la chaussure. Je les ai toujours. Ces éléments vestimentaires ne firent qu’aggraver mon côté dandy décalé. Ne connaissant plus les jeans, les baskets et autres survêtements de grandes surfaces, pratiques, je m’imposais là. Je pus constater que les mots étaient désormais superflus. Je me laissais dévorer, je me laissais envisager. Cette facilité convenait bien à ma timidité pivotale. Je laissais mon charme subtilement habillé faire son effet. Plus de théâtralisme. Un zeste de présence. Le regard doux, parfois un peu perdu… Je créais mon personnage qui d’ailleurs était à bout d’arguments pour expliquer ma soi-disant pauvreté chaussée en Weston. Ma paire de villes ! Plutôt que de me perdre dans des mensonges éhontés, je préférai ne rien dire. Je passai maître dans l’art de l’ellipse, du dribble brésilien afin d’éviter les coups prévisibles.

« Mathieu, l’évidence de l’élégance se distingue ; la vulgarité saute aux yeux », m’éduquait-elle !

La patronne tolérait les friandises d’un soir, pas les romances encombrantes. Jalouse peut-être un chouilla, elle ne me l’avoua jamais et je n’eus pas l’indécence de la questionner.

Nos jeudis devinrent un rituel attendu avec une impatience non dissimulée. L’ambiance était sadienne, la lecture aussi ! Les mitaines réapparaissaient, le petit crucifix fut employé différemment… Puis le fouet surgit… les foulards… les sangles… et les brins d’ortie… Elle était la prêtresse des jeux. Et, moi, qui n’étais que son lecteur, je me devais de m’abandonner, de me soumettre.

Dès le croisement de son regard, je sentais que tout n’était que sensualité : le cuir du livre choisi, la lumière qui caressait son visage, son parfum Cristal de Chanel… juste une gouttelette sur son cou de chaque côté… Une goutte posée suffisamment longtemps – mais pas trop – pour qu’il s’unisse au parfum de sa peau. Son mascara était un tantinet plus souligné. Nous savions tous les deux qu’il fleurait bon le jeudi.

Dans Sade, les gens se fouettaient, nous aussi. Ses doigts étaient aphrodisiaques. Elle me faisait jouir de tout mon être. Si je n’eusse pas connu de telles fulgurances, j’eusse pu mourir complètement idiot. J’appris à apprécier les prés gris. Au fil de l’eau, « D’un jeudi, l’autre », nos corps se transformèrent. La jouissance me conférait une contenance, une confiance en moi, une assurance masculine… Ses seins se raffermirent et son périnée se tendit. Le plaisir charnel, la transgression générationnelle, notre secret d’alcôve, tout cela et rien de plus, mais rien de trop, contribuait à notre excellente santé : « J’ai décidé d’être heureux, c’est meilleur pour ma santé » écrivait Voltaire… Et nous l’étions. Le temps fila telle une comète irradiée.