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À travers les yeux d’un enfant, "Bourbon zoréole" vous transporte au cœur de l’île de La Réunion des années quatre-vingt. Découvrez un univers aux couleurs vibrantes, aux traditions authentiques et aux influences multiples. Véritable ode à l’enfance, ce roman exalte la magie des souvenirs, doux ou amers, qui forgent notre identité et nous rappellent combien ce que nous quittons continue de vivre en nous.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Depuis toujours, François de Gouvello est animé par l’envie d’écrire. Il réalise ce rêve aujourd’hui en publiant son premier roman, "Bourbon zoréole". En mêlant habilement souvenirs, émotions et essence unique de l’île de La Réunion, il offre une œuvre vibrante qui témoigne de son parcours et de sa vision littéraire.
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Seitenzahl: 294
Veröffentlichungsjahr: 2025
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François de Gouvello
Bourbon zoréole
© Lys Bleu Éditions – François de Gouvello
ISBN :979-10-422-6461-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Emmanuelle, Alexandre et Paul (mon premier lecteur),
À Béatrice, Philippe, Sarah et Isaure,
À Christel, Jean-Marc †, Eric et Ségolène,
À Yvanie, Iris et Raphaël,
À Danièle et Dominique.
Ce roman, bien qu’inspiré de faits réels et de certaines expériences personnelles de l’auteur, est une œuvre de fiction. Les personnages, événements, dialogues et situations décrits ont été recréés, imaginés, réinterprétés, exagérés ou combinés dans un but narratif. Toute ressemblance restante avec des personnes existantes ou ayant existé, ou avec des événements réels, ne saurait être interprétée comme une représentation fidèle ou exacte. L’auteur décline toute responsabilité quant à l’interprétation qui pourrait être faite à partir de cette œuvre.
On ne possède éternellement que ce qu’on a perdu.
Henrik Ibsen, Brand
Je sens encore aujourd’hui la chaleur du macadam de Champ Fleuri sous ma plante de pied, une goutte de sueur sur ma nuque lorsque nous attendions dans la Visa1 blanche que ma sœur Aliénor sorte du Lycée Levavasseur.
J’entends quelques notes de musique qui nous parvenaient au hasard, l’après-midi, portées par le vent de Saint-Denis jusqu’à la colline de la Providence. Quelques notes clochées dont je n’ai jamais su la provenance, mais qui resteront toujours en moi.
Je vois le soleil qui se couche sur le Barachois à travers les bougainvilliers de la varangue. Je vois la poussière sous les roues de l’avion du soir qui, parfois, emportait mon père jusqu’à la Métropole. Je sens la chaleur de la Fournaise2 et le souffle de Clotilda3. J’entends les rires d’Anaël, d’Alban et de Ludovic. Je vois le flamboyant du jardin en fleurs.
Mon île est une somme de choses anodines, pièces éparpillées d’un puzzle intérieur.
Ce livre parle de souvenirs d’enfant déformés, d’instantanés dévoilés dans le désordre comme dans une séance diapos des années quatre-vingt ; de détails oubliés de tous et pourtant fondateurs de celui que je suis devenu.
J’ai La Réunion en moi, c’est comme ça.
Je n’y suis pas retourné depuis plus de trente ans, mais elle fait partie de moi.
C’est mon île.
On a tous une île.
J’ai ouvert les yeux à la clinique Lamarque, rue de Paris. « Une rue chargée d’histoire », se plaisait à rappeler régulièrement ma mère, comme pour suggérer une sorte de prestigieuse affiliation. Déconcerté, je me mis à observer de manière méticuleuse, quelques années plus tard, cet axe de Saint-Denis de La Réunion que nous empruntions régulièrement au sortir de l’école. Il est vrai que la rue de Paris, menant ses promeneurs du Jardin de l’État jusqu’au monument de la Victoire, laissait découvrir de magnifiques maisons centenaires, demeures de personnalités et personnages historiques de l’île, et autres bâtiments publics d’envergure… Sans mener plus loin mes investigations, je doutais cependant qu’elle puisse rationnellement assurer la bonne fortune à tous les nouveau-nés ayant eu le privilège d’y voir le jour.
À l’heure où ma mère accouchait, mon père était en réunion à la Préfecture. Je connais l’histoire par cœur parce qu’il me la raconte, comme un rite, chaque seize mai. Il est arrivé en retard et a croisé l’infirmière qui lui a dit « c’est un garçon ». Il était heureux.
Mes parents étaient jeunes. La trentaine. Nous habitions avec mes trois sœurs aînées la colline de la Providence, ainsi nommée car sa route en lacets menait sur les hauteurs de Saint-Denis jusqu’à un couvent de sœurs dominicaines cloîtrées. C’est, en tout cas, ce que j’ai toujours pensé.
J’ai revu un jour de vieux films d’époque qu’on avait remontés en VHS, des films où l’on voit ma mère sur la plage de Boucan Canot avec mes sœurs Anna, Apolline et Aliénor. Des bandes silencieuses et anachroniques, témoins d’une époque ignorée, où ma mère est une jeune femme à la moue boudeuse et au sourire gêné face à l’objectif.
Lorsque j’ai eu trois mois, un événement particulièrement marquant a précipité la fin de notre séjour dans l’île. Un matin, quelques minutes après le départ de mon père et des filles pour l’école, ma mère s’est retrouvée nez à nez, dans le couloir de notre maison, avec un rôdeur qui, posté dans la ravine attenante à la maison, avait dû guetter son moment… Elle a reculé, par réflexe, vers la chambre où elle venait de me poser dans mon berceau. L’homme s’est rué sur elle et l’a plaquée au sol. Elle s’est débattue et a hurlé de toutes ses forces. Son salut est venu du hasard… De quelqu’un qui a entendu les cris. L’homme s’est enfui. Il n’a jamais été retrouvé.
Quelques jours plus tard, ma mère s’envolait avec Anna, Apolline, Aliénor et moi vers la Métropole, pendant que mon père terminait l’année. L’île de La Réunion s’éloignait. Je ne la connaissais pas et nul doute que nous ne la reverrions jamais, ni sa beauté insolente, ni son silence, ni son mystère, ni son danger. Aucun vol de paille-en-queue dans le ciel bleu outremer, aucune odeur de vétiver ne viendrait marquer mes premiers souvenirs…
À la place, c’est le bruit de l’orage qui déchirait le ciel parisien, l’obscurité du salon le dimanche soir lorsque nous mangions dans la cuisine de notre appartement de la rue de Charonne, l’escalier du cours élémentaire de l’école et l’odeur de la craie qui me reviennent… Comme une chanson douce et triste à la fois.
À Paris, « Palie la grenouille »
Voulait toujours sauter
Et moi je l’emmenais
Dans la voiture rose
Au pays des carottes
Et des cubes en couleur.
Le dimanche matin,
Perdus dans l’appartement,
On dérobait des morceaux de sucre
Sans réveiller les filles, papa et maman,
Et puis on filait, doucement,
Soulever le rideau du salon
Pour regarder rouler les « canions »
Et virevolter les robes des dames
Sur les trottoirs pluvieux de la rue de Charonne…
« Palie, Palie, vas-tu sauter ?
Allez Palie, saute sur mes pieds.
Palie, Palie, où es-tu passée ?
Pourquoi pars-tu ?
Tu vas me manquer… »
En 1982, j’ai sept ans. Je suis perché sur la cage à écureuil de notre jardin de Châlons-sur-Marne. C’est un vaisseau spatial qui m’a déjà emmené aux quatre coins de la galaxie, lors de missions périlleuses dont je suis, par miracle, toujours sorti vainqueur.
Je suis le « Capitaine Flam »4, connu pour résoudre les situations les plus complexes. Je suis « celui que le gouvernement intersidéral appelle quand il n’est plus capable de trouver une solution à ses problèmes, quand il ne reste plus aucun espoir5 ».
Je suis aussi un champion de tennis internationalement reconnu. J’ai battu les meilleurs joueurs du monde à de nombreuses reprises en duel face au mur de notre garage. Mon bandeau, gagné dans un exemplaire de « Pif Gadget »6, me procure la force mentale nécessaire pour retourner les situations les plus difficiles, en cinq sets gagnants le plus souvent.
Je suis aussi un espion redouté, capable de me faufiler sans bruit dans toutes les pièces de la maison, de me fondre dans tous les décors puis de disparaître dans un souffle.
Je suis, enfin, un bon joueur d’échecs. Je joue avec ma sœur Anna en écoutant en boucle des variétés de l’époque, ou avec mon père, le soir, dans le canapé du salon.
Je vais tous les jours à l’école des Alliers. Là-bas, j’ai appris à monter à la corde lisse du premier coup… et aussitôt compris qu’il ne fallait pas se laisser glisser à mains nues pour en descendre ! J’ai découvert les feutres jaune fluo et la colle « Cléopâtre »7 et j’ai appris à différencier la droite de la gauche : à gauche la fenêtre de la classe, à droite le couloir. J’ai appris à courir et à zigzaguer dans la cour pour éviter les attaques des grands qui font claquer d’énormes élastiques contre votre oreille. J’ai vu de sacrées bagarres, avec du sang. Le midi, je mange tout seul avec ma mère, et j’aime beaucoup ça. On en profite pour écouter des sketches à la radio.
Le soir, on va chercher les filles au collège St Etienne ; elles portent toutes les trois un tee-shirt bleu réglementaire avec un col jaune. Très moche.
En 1982, j’ai sept ans et je suis perché sur la cage à écureuil de notre jardin de Châlons-sur-Marne. Mon père est rentré plus tôt que d’habitude ce jour-là et on sent qu’il se passe quelque chose… Humphrey, notre cocker, a la tête des mauvais jours. Je crois que mes grands-parents maternels sont là… Je me souviens avoir épousé l’enthousiasme de mes sœurs sans trop savoir pourquoi, à la suite de cette nouvelle qui allait bouleverser notre vie. Puis avoir été véritablement enthousiaste le jour où mon père revint de son travail avec le plan de notre future maison que nous examinâmes longuement sur la table de la cuisine : une villa sur une colline avec un très grand jardin et une piscine… Et ce nom commun qui reprenait son statut de nom propre : La Réunion.
Je me souviens d’une période brève, mais particulièrement plaisante, où notre statut social évolua considérablement… La nouvelle de notre départ s’était largement répandue dans le quartier, à l’école des Alliers et au collège Saint-Étienne. Tout le monde avait l’air impressionné par cette expédition à l’autre bout du monde. J’étais devenu aux yeux de mes copains un explorateur, un garçon d’un courage admirable parti pour vivre des aventures extraordinaires. Je me souviens d’avoir mis mes jouets dans des cartons pour le bateau et d’avoir embrassé la joue barbue du directeur de l’école des Alliers, ce qui avait beaucoup fait rire les filles.
Je me souviens de l’odeur de notre jardin de la rue Eugène Delacroix et de l’herbe mêlée au sable sous la balançoire. De la saveur des fraises qui poussaient sur les quelques mètres carrés derrière la maison, et du goût bizarre des au revoir qui se changent en adieux… À Pointe-à-Pitre, Strasbourg, Newcastle, Brest, ou Nîmes, je revivrai régulièrement ce moment tout au long de ma vie, avec toujours le même sentiment mêlé : la nostalgie de ce qu’on laisse battue sur le fil par le frisson de ce qui reste à découvrir…
Le temps s’est arrêté dans mon paradis,
Mon pays imaginaire…
Le soleil frappe le sol et les cœurs,
Brûlant les hostiles et, pour quelques secondes,
Brisant les cœurs pour mieux les recoudre.
La pluie vient battre à l’occasion les ardoises du toit,
Pour laver les malheurs et panser les blessures.
Le vent, messager tranquille et prévoyant,
Vient déposer des fées aux allures enfantines
Qui viennent me chanter, le soir, quelques comptines,
Avant que je ne m’endorme…
Décollage. La fumée de la cigarette qui s’échappe du siège de devant et le sourire de l’hôtesse qui nous distribue des crayons de couleur. La nuit, les lumières de Nairobi. Le film sur les écrans de l’avion, que l’on écoute, pour rire, avec le doublage japonais disponible sur le canal 8 de nos écouteurs en plastique. L’odeur écœurante de l’omelette servie au petit déjeuner après une nuit où on n’a pas dormi. L’atterrissage. La chaleur écrasante de l’île qui nous attrape au vol dès la descente de la passerelle, comme une inconnue qui surgit de nulle part pour vous serrer dans ses bras. Le temps tropical, humide et invasif. Le Barachois, les rues de Saint-Denis, mes yeux brûlant de fatigue et de nouveauté, les lacets interminables de la colline de la Providence et la voiture qui s’arrête devant le portail blanc… Et le sentiment que c’est ici, le cœur un peu serré, que tout commence vraiment.
J’ai couru dans toutes les pièces de la maison pour m’assurer que tout était conforme au plan… Et puis j’ai couru dans le jardin. À flanc de colline, il était doté d’escaliers en pierres qui reliaient plusieurs niveaux séparés de haies. Je sautai de l’un à l’autre, comme pour prendre possession du lieu. Je découvris au fur et à mesure, au cœur d’une végétation parfaitement inconnue, le terrain idéal des exploits qu’il me restait à accomplir. La maison était entourée d’une varangue qui surplombait le jardin. On y accédait par trois portillons de bois chacun doté d’un verrou particulièrement indiscret et défaillant. Accoudés à la balustrade, on pouvait voir et entendre tout Saint-Denis. Des bougainvilliers roses et blancs formaient un rideau grimpant et des palmistes Roussel complétaient le décor de ce qui serait dorénavant le nouvel horizon de nos vies.
À dix-huit heures trente, la nuit tomba, transformant instantanément le jardin d’Eden en un Chaos particulièrement inquiétant, peuplé de bruits et d’ombres inédits. La sueur de l’après-midi se figea instantanément dans mon dos et les premiers cris des filles, qui faisaient connaissance avec les cancrelats et les babouks qui habitaient eux aussi la maison, achevèrent de me convaincre qu’un billet retour pour le lendemain pouvait raisonnablement s’envisager. Le dîner de peu de choses au milieu du salon vide fut silencieux, comme si chacun réalisait finalement entre chaleur, fatigue et cafard(s), qu’il y avait ici toute une nouvelle vie à construire.
Le plus étonnant, c’était le soleil. Il se levait invariablement aux alentours de six heures, de sorte que lorsque nous émergions de notre sommeil, nous avions l’impression que la journée était déjà bien avancée. À l’inverse, l’obscurité tombait chaque soir vers dix-neuf heures. Pour nous, métropolitains habitués aux soirées d’été qui se prolongeaient à la lumière du jour bien après vingt-deux heures, le contraste était saisissant et particulièrement dépaysant.
J’entends encore les bruits de la nuit réunionnaise. Les bruits de la première nuit… Le chant des crapauds postés dans la ravine, les grillons et les sphinx à corne de bœuf… le cri des pétrels au loin peut-être. Les yeux grands ouverts, je surveillai l’ombre du margouillat ventousé au plafond et le bout incandescent de la spirale verte que ma mère avait déposée sur le sol avant de me dire bonne nuit. Cette veilleuse inédite et fumante m’interrogeait, sans que je n’en sollicite pour autant, du moins cette première nuit, la raison. Je me demandai, tétanisé, s’il serait possible de s’endormir dans un tel théâtre, sans me douter que ces représentations quotidiennes deviendraient, passées la surprise et la découverte, les plus délicieuses des berceuses.
Lorsque Pierre-André, un de nos chers voisins de la colline, nous annonça quelques années plus tard qu’il avait l’intention d’ajouter à ce tableau, chaque mardi soir, le son du cor de chasse dont il entreprenait l’apprentissage, nous fûmes de prime abord peu enthousiastes… Avant de nous rendre à l’évidence : nous attendions tous avec impatience, blottis sous les draps, que les premières notes s’échappent du garage voisin… Et on s’envolait vers le sommeil dans un mélange baroque et tropical, mêlant les troupes du Premier Empire aux crapauds de la ravine, comme si les brumes matinales de la campagne d’Austerlitz s’infiltraient sous les nacots du patio… Je ne suis pas sûr que Pierre-André ait réalisé qu’avec son souffle de rugbyman amateur, il peupla d’autant de rêves nos nuits d’enfants. De nombreuses années plus tard, j’assistai, en Métropole, à son enterrement. Vers la fin de la cérémonie, plusieurs personnes se mirent à jouer du cor de chasse et je me mis à pleurer comme un enfant. Seyana, sa fille, me serra dans ses bras. Notre enfance semblait nous revenir pour mieux s’enfuir à nouveau et cette fois pour de bon.
Rien aujourd’hui ne m’angoisse plus qu’une nuit silencieuse… Où tout est figé jusqu’au prochain rayon du soleil. Je préfère les bruits de la ville, le son de la pluie, de l’océan ou de l’orage… Et j’essaie de retrouver, les nuits d’insomnie, le bonheur que j’éprouvais, seul dans la maison endormie, quand j’écoutais chanter mon île.
Pendule,
Accrochée au temps
Détache les battements
De l’heure du sommeil…
Malgré le vent dehors
Qui ramène les souvenirs
Au travers du volet d’acier
Chaque seconde qui passe
Me lasse…
À la maison, les premiers jours, je consacrai tout mon temps à découvrir le jardin et la colline. Dans l’attente de retrouver mes déguisements voguant quelque part sur un tanker dans l’Océan Indien, je me muai en explorateur… Et je découvris des arbres nouveaux : les filaos de l’entrée qui laissaient sur le sol un tapis d’aiguilles qu’il fallait constamment balayer, le grand cocotier qui trônait devant la maison et les bananiers aux feuilles coupées du fond du jardin. Et tous ces noms aux allures exotiques que j’appris au fur et à mesure et qui raisonnent encore dans ma tête : Tamarin, Bois noir, Bancoulier, Corossol, Araucaria, Jacaranda…
Ce jardin tropical devint instantanément le nouveau théâtre de mes exploits. La cage à écureuil châlonnaise fut remplacée par un couple de badamiers plantés au fond du jardin ; ce nouveau quartier général me permettait de disposer dorénavant de deux postes d’observation avancés sur l’ensemble de mon territoire. Je me propulsais de branche en branche avec la fierté et l’audace de l’explorateur mondialement célèbre que j’étais devenu à mon arrivée sur cette terre nouvelle. L’autre avantage de cet arbre, c’est qu’il me permettait de voir au-dessus du mur d’enceinte du fond de notre jardin la ravine qui jouxtait notre maison. Nos parents nous avaient interdit dès le premier jour de nous en approcher ou de nous y aventurer, ce qui avait naturellement multiplié mon intérêt pour l’endroit. Je passais beaucoup de temps, seul en haut de mon arbre, à l’observer et à traquer les malfaiteurs internationaux qui, à coup sûr, y avaient élu domicile. Je n’avais pas abandonné mes fonctions de héros de la galaxie, mais le « Capitaine Flam », héros ultime de mon enfance, s’éloignait avec son « Cyberlabe »8, comme dépaysé par l’incroyable décor de ma nouvelle vie.
La flore de cette île était décidément extraordinaire, mêlant des racines venues du monde entier et des espèces endémiques qui me laissaient particulièrement rêveur… Electre, notre voisine et compagne de Pierre-André, le rugbyman, en était passionnée ; elle s’acharnait lors de nos nombreuses balades à nous les faire découvrir : elle s’arrêtait, attrapait telle ou telle fleur, racine ou plante et nous détaillait ses particularités. Je regrette de n’y avoir prêté qu’une oreille distraite, à l’époque ; j’aimerais moi aussi pouvoir parler pendant des heures de toutes ces espèces végétales qui étaient nées dans l’île et qu’on ne retrouvait nulle part ailleurs dans le monde… J’aime encore plus aujourd’hui l’idée qu’elles nous étaient exclusives. Je me souviens des grandes jambes d’Electre qui arpentait les sentiers çà et là, comme un visiteur autorisé à randonner dans un grand musée à ciel ouvert… Dans cette décidément drôle d’île qui baptisait ses villes, villages et lieux dits du nom des saints de l’évangile et parfois de sa flore nouvelle – Takamaka, Benjoin, Tan rouge… j’allais de surprise en surprise.
Cet intermède végétal ne dura que quelques jours étonnants, mêlant découvertes enthousiastes et inquiétudes silencieuses face à tant de nouveautés. L’enclos de notre jardin était rassurant, j’en avais fait en quelques jours ma propriété de Robinson. Mais je me doutais qu’il faudrait un jour proche affronter le monde extérieur. J’en avais envie et j’en avais peur tout à la fois. Mais je n’eus pas le temps d’intérioriser ses craintes : il fallut se résoudre, dès le lundi suivant, à prendre le chemin nouveau de l’école et de ses rites immuables.
Je dus affronter, comme tout nouvel élève arrivant en milieu d’année scolaire, ce moment où l’on se retrouve debout sur l’estrade, face à trente étrangers qui vous observent en silence. Je réalisai instantanément qu’il serait difficile d’exister dans cette classe peuplée d’inconnus qui se connaissaient très bien, dans ce groupe déjà formé de ses leaders et corps constitués. J’étais perdu, seul et anonyme au milieu des jeux, de la chaleur, des codes, des mots, des couleurs et des gens de la première récréation. Comme preuve de ma brutale perte d’identité, on parla de moi en disant « lui », avec un accent et une langue bizarres qui m’étaient, eux aussi, inconnus…
Le constat du premier soir fut comparable avec celui de mes trois sœurs qui avaient fait leur entrée au collège Bourbon. Nous étions dans le plus profond désarroi. Je pleurai beaucoup, les premiers jours. Les larmes montaient comme d’irrépressibles lames de fond qui me submergeaient. J’avais beau faire croire que c’était le soleil qui me faisait mal aux yeux, je ne trompais personne. Je me sentais petit, malingre et fragile, dans un monde où tous les paramètres avaient changé. Tout m’envahissait : la lumière, la température, les sons, les gens et les habitudes qui n’étaient pas les miennes.
Je sentais que la vie dans cette île serait unique et mémorable. Mais j’avais peur de me lancer sans boussole sur un sentier où tous les habitués marchaient déjà depuis longtemps. Il fallait laisser les choses se décider et le temps faire son œuvre.
Les premiers mois s’écoulèrent dans l’île entre étonnement et lent apprentissage de notre nouvelle terre… Et je fis lentement la découverte, après mon retour sur ma terre natale, de mon étrange et ignorée double nationalité.
Les visages des enfants de l’école d’Application, rue Sainte-Marie, étaient bien différents de ceux que j’avais côtoyés à Paris et à Châlons-sur-Marne. J’étais littéralement perdu au milieu de cette petite société qui parlait avec des mots différents et mélangeait allégrement ses couleurs. Il y avait des petits blancs qui parlaient créole, des petites filles musulmanes qui couraient aussi vite que l’éclair, faisant virevolter leur voile blanc dans le soleil. Il y avait des petits Chinois métissés qui jouaient à la tomate9 sous les Jacquiers, en concurrence avec des petits Indiens et des petits créoles couleur caramel. Et il y avait moi, petit blanc métropolitain au milieu de cette marmaille déconcertante.
Il me fallut du temps pour comprendre les codes et les mots essentiels de la cour de récréation, et encore plus pour mettre un nom sur toutes ces franges de la population de l’île. Je réalisai tous les efforts qu’il serait nécessaire de faire pour s’intégrer à cet environnement, et la tâche me parut, au tout début, insurmontable. Je me souviens du garçon qui arrêta sa course le premier jour au milieu de la cour de récréation et se planta devant moi : il me regarda et me demanda si j’étais nouveau. À ma réponse, il voulut savoir d’où je venais. Il fronça les sourcils puis déclara : « c’est valab, mais t’es quand même un zorey », avant de reprendre sa course. Lui ne s’en souvient certainement pas, mais son visage marqua de façon indélébile mon premier jour d’école sur l’île. À la cloche, je rejoignis les rangs en me demandant ce que voulait bien dire sa phrase, bercé d’une impression vaguement négative.
Les premiers jours passèrent et j’eus un peu plus d’explications. Au sujet du mot « valab » tout d’abord, je fus rassuré. Quand un garçon apportait un nouveau calot ou une bille rare, tout le monde se la repassait en disant « ouahh, valaaab » ce qui pouvait objectivement se traduire par quelque chose comme « très chouette ». Sur « zorey », c’était une autre histoire. À chacune de mes premières récréations, un peu comme un bizutage, j’entendais régulièrement ce mot fuser autour de moi… Je compris qu’il était péjoratif et le pris immédiatement pour une attaque purement anatomique. On faisait sûrement le lien avec mes oreilles mises au point dans la clinique Lamarque et on s’en moquait. Je développai un complexe immédiat qui se prolongea quelques jours… Le soir, j’inspectais ces pavillons singuliers et méditais devant la glace sur l’équilibre global de mon visage. Je me désolais, après avoir tenté de les repositionner à plusieurs reprises, qu’elles reprennent invariablement leur forme d’origine. Je me demandais pourquoi, dans l’esprit des petits réunionnais, cette particularité était suffisamment prégnante pour qu’elle en devînt la caractéristique même de mon identité. Je redoutais de devoir vivre affublé d’un sobriquet de cette sorte, ces appendices ne m’ayant jusqu’alors jamais vraiment causé de déconvenues particulières.
Fort heureusement, je découvris quelque temps plus tard que tout ceci n’était qu’un énorme malentendu. Un vendeur du Grand marché de Saint-Denis me mit la puce à l’oreille décollée lorsque je l’entendis interpeller des touristes en usant du même qualificatif – « Koman i lé Zoreys » ? Immédiatement j’observai l’anatomie auriculaire des trois personnes interpellées, pour m’apercevoir qu’elles étaient parfaitement calibrées et ne présentaient aucune trace visible de décollement. L’explication était donc ailleurs et j’en fus heureux. Rassuré, je me risquai à interroger ma mère dans la voiture du retour sur la signification du mot. J’appris que zorey désignait tout simplement les Français de Métropole venus s’installer dans l’île. Certes, le terme n’était jamais prononcé dans le but de flatter l’interlocuteur et l’on ressentait nettement son potentiel péjoratif en fonction du ton qui était employé, surtout si on lui précédait l’adjectif « sale », qui basculait soudain l’expression dans le domaine de l’injure.
Mais zorey définissait un groupe tout entier et cela changeait tout. Plus tard, je cherchai la signification de ce mot avec lequel nous vécûmes quelques années. On lui trouvait des origines et explications bien différentes. Certains soutenaient que l’expression remontait au temps de l’esclavage et des colons. On disait que les esclaves se taisaient à l’approche des maîtres pour que rien ne puisse arriver jusqu’à leurs oreilles. Et que ces mêmes maîtres exhibaient aussi les oreilles coupées des fugitifs capturés, pour faire l’exemple. D’autres soutenaient que l’expression n’existait pas sur l’île avant la Seconde Guerre mondiale, que le mot provenait des soldats malgaches mêlés aux soldats créoles et qui surnommaient ainsi les officiers métropolitains à cause de leurs oreilles rougies par le soleil. D’autres enfin, plus pragmatiques, attribuaient le terme au simple fait que les métropolitains tendent régulièrement l’oreille pour tenter de comprendre, lorsqu’ils demandent leur chemin ou un renseignement dans la rue, les réponses qui leur sont faites en créole…
Et il est vrai que je dus tendre l’oreille les premiers temps pour comprendre ce qui se disait autour de moi. Je mis quelque temps à intégrer les mots nouveaux du vocabulaire créole, mais après une lente phase d’incubation, ils se mirent à faire partie de mon quotidien.
Lorsque je repense à notre parler d’enfant, il me revient d’abord un phrasé, une intonation chantante inimitable. Et puis des mots, au début incompréhensibles et qui finissaient par prendre leur sens, dans cette langue en constante évolution, à la fois proche du français et influencée par d’autres idiomes, tout en cultivant résolument sa singularité. À la fin de mon séjour, je crois que je comprenais à peu près tout, sans pour autant être capable de le parler correctement. Mon français s’était indéniablement enrichi de mots originaux qui avaient pris leur place dans mon quotidien sans que je ne puisse les dissocier de mon français « classique ». À tel point qu’à mon retour en Métropole six années plus tard, je fis face à de nombreuses mous dubitatives et sourcils froncés, lorsqu’à l’évidence, certaines de mes expressions n’avaient aucun sens pour mes nouveaux interlocuteurs métropolitains.
À La Réunion, on n’était pas des enfants, on était la marmaille.
On avait des bertels en guise de cartable et des savats aux pieds.
Au sortir de l’école, on rentrait à la kaz pour jouer à Gran mère Kalle.
On ne se moquait pas, on moukatait et c’était souvent plus drôle comme ça.
Quand on était surpris, on disait oté en en modulant le « é » en fonction de l’importance du truc. Et quand on était d’accord on disait « ça mèm » ou « Lé bon ! » pour toper là.
Les voyous c’étaient les kaniars, des fumeurs de zamal. Les nounous c’étaient des nénènes et les vieux c’étaient les gramounes ; on en voyait partir en car depuis le jardin de l’État le matin pour des excursions dans les hauts de l’île.
Les amoureux disaient « Mi aime a ou » à leur kafrine.
Et partout, dans toutes les manifestations, on disait « La Réunion lé là » !
Au-delà du parler créole, il me fallut aussi m’adapter aux us et coutumes des cours de récréation. Je découvris que les billes, par exemple, n’avaient ni les mêmes appellations qu’à Châlons ni les mêmes valeurs. Il me fallut m’adapter à ce nouveau cours boursier qui me valut quelques incompréhensions et cinglantes entourloupes. À Saint-Denis, on jouait avec des noms différents et par niveau d’importance : bille de terre, bille de verre, bille de lait bille de Chine et bille loupe… Cela me déconcertait grandement.
Les noms de famille avaient eux aussi changé de paradigme. Exit les Martin, Lefèvre ou Petit de la Marne. Place aux Payet, Grondin, Hoareau, Fontaine ou Boyer… Cinq noms de famille qui, à eux seuls, me semblaient représenter la moitié de la population de l’île tant ils étaient omniprésents dans la cour de l’école.
Les codes des jeux d’écoliers, enfin, avaient eux aussi subi un étonnant chamboulement : on ne disait plus « pouce » pour stopper un jeu ni « chou, fleur » pour désigner le capitaine d’équipe. J’avais l’impression de vivre dans un monde parallèle où les mêmes choses, dans la même langue, portaient des noms différents.
Être zoreys ce n’était pas vraiment une place de choix, du moins c’est ce que je pensai au début. Mais les enfants n’avaient pas les mêmes embarrassements que les adultes et je trouvai dès les premières semaines ma place au milieu de cet ensemble inédit et métissé. Lorsque je regarde aujourd’hui les photos de classe de cette époque, de l’école d’Application et du collège Juliette Dodu, la différence, évidemment, saute aux yeux. Il y avait dans nos assemblées des blancs, des Cafres, des Chinois, des hindous, des musulmans et des juifs qui manquaient les cours du samedi matin. Mais malgré cela, tout nous paraissait singulièrement normal. Les frontières entre les uns et les autres étaient aléatoires et le métissage partout : dans les yeux des gens, dans la culture, la religion, la cuisine et les débats. Ce n’était pas un sujet. Il n’y avait aucune question à poser, aucune matière à revendiquer. L’île et les gens étaient là. C’était comme ça. Ce n’est que bien des années après mon retour en Métropole, six ans plus tard, que je réalisai à quel point cette société-là avait quelque chose de singulier et peut-être d’impossible à reproduire.
Les plus nombreux dans l’île c’était les Cafres, une population d’origine africaine ou malgache, descendants d’esclaves ou de travailleurs engagés après son abolition au milieu du dix-neuvième siècle. Des hommes et des femmes qui portaient comme une fière blessure ce pesant héritage. Venaient ensuite les Malbars, Indiens Tamouls immigrés eux aussi durant ce même siècle pour venir travailler la culture de la canne à sucre. Longtemps, cette population fut associée à cette culture. Bien sûr elle s’est depuis diversifiée et mêlée aux autres franges de la société, mais elle garde un attachement quasi fusionnel à sa ruralité. Il y avait aussi les zarabs, Indiens musulmans arrivés sur l’île au cours du dix-neuvième siècle, apportant dans leur bagage leur savoir-faire de commerçants et d’artisans. Il y avait aussi les Chinois, qui avaient suivi le même calendrier, poussés à l’immigration par une situation économique très difficile. Et puis venait l’immigration récente, venue de Métropole, d’abord en nombre dans la seconde moitié du vingtième siècle, les fameux zoreys, puis enfin les Comoriens et les Mahorais à partir des années soixante-dix, attirés par la perspective d’une vie meilleure.
Les plus étonnants c’étaient les yabs, qu’on appelait aussi « petits blancs des hauts », les descendants des premiers colons arrivés dans l’île au dix-septième siècle. D’abord riches propriétaires, ils étaient descendus de leur piédestal à la fin de l’esclavage. Perdant leur main-d’œuvre forcée et leurs domaines, les yabs s’étaient recroquevillés sur de petits domaines dans les hauts de l’île, se muant en agriculteurs et éleveurs à leur compte. Après avoir connu le faste, les yabs tombèrent dans la précarité. De façon surprenante, ils ne furent ni traqués ni haïs par les autres habitants de l’île, quelle que soit leur couleur. Leur courage teinté d’abnégation, leur proximité à la terre et leur attachement historique à l’île leur firent gagner progressivement le respect de tous. Leur physique très particulier m’étonnait.
Lors d’une balade en voiture dans les hauts de l’île, je me souviens être resté en arrêt devant trois enfants qui se tenaient debout, sur le bord de la route, des paniers de fruits à la main. Ils avaient mon visage, ma couleur de peau… Mais ils avaient aussi quelque chose en plus dans le regard et dans les traits : la dureté d’une vie difficile, un lourd héritage du passé. De la misère et de la fierté. C’étaient eux, les « enfants des hauts ». Ce patronyme raisonnait en moi, car mes sœurs me surnommaient régulièrement, pour se moquer de moi, « petit blanc des hauts » parce que j’étais né ici et que je vivais sur une colline. Mais les visages de ces trois enfants, leurs regards et la sensation, soudain si évidente qu’on n’avait pas tous la même vie, ne quittèrent plus ma mémoire…
C’est dans ce contexte un peu déboussolant, mêlant des cultures, des religions, des habitudes et des couleurs différentes que je me mis à grandir, affublé d’une étiquette étrange et inconnue avant mon arrivée sur cette terre : zorey. Passés les premiers malentendus anatomiques, les premiers jours difficiles et une période d’acclimatation réussie à ma petite société locale, je continuais à considérer avec circonspection cette appellation un peu cataloguante. Après quelques mois, je fus sincèrement heureux de vivre dans cette société que je voulais faire mienne. Et près de six mois après notre arrivée, le hasard d’une conversation me fournit de manière inespérée une identité nouvelle.