Ça ira mieux demain - Vianney K. Furon - E-Book

Ça ira mieux demain E-Book

Vianney K. Furon

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Beschreibung

La jeune Américaine Alicia Hooper, à peine arrivée en France pour ses études, se retrouve dans un pays déchiré, en plein questionnement sur son identité.
Impliquée dans une sombre affaire policière, elle cherche à connaître la vérité en partant à la découverte du vrai visage des habitants de l'Hexagone.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur d'un livre jeunesse intitulé Une Dérive Amère, Vianney K. Furon signe avec Ça ira mieux demain son premier roman.

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Vianney K. Furon

Ça ira mieux demain

Roman

© Lys Bleu Éditions – Vianney K. Furon

ISBN : 979-10-377-3470-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Isaac

Je voudrais qu’on choisît tellement les sociétés d’un jeune homme, qu’il pensât bien de ceux qui vivent avec lui ; et qu’on lui apprît à si bien connaître le monde, qu’il pensât mal de tout ce qui s’y fait. Qu’il sache que l’homme est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-même ; mais qu’il voie comment la société déprave et pervertit les hommes ; qu’il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices ; qu’il soit porté à estimer chaque individu, mais qu’il méprise la multitude ; qu’il voie que tous les hommes portent à peu près le même masque, mais qu’il sache aussi qu’il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre.

Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou De l’éducation, Livre IV, 1762

Lundi

La vie quotidienne

1

Voyage au bout de l’ennui

Dos courbé, bras croisés, le vieil homme s’étend sur son fauteuil habituel. Il soupire une première fois, réveillant les quelques araignées qui dorment encore dans leurs toiles à cette heure tardive. Derrière la fenêtre de ce bureau où il a passé de nombreuses journées à méditer, à écrire et à lire, le soleil va débuter sa nuit. Une faible lumière naturelle rase la cime des arbres pour pénétrer à travers la vitre. L’un des derniers rayons éclaire un encrier poussiéreux dans un coin de la table.

À côté, le vieil homme pense. Ce soupir file comme une lassitude, un renoncement nouveau. Sans un mot, beaucoup est dit : la tristesse d’un quotidien trop répétitif, le chagrin d’une énième soirée sans éclat. Comme à son habitude, l’écrit lui permet de discuter un peu. De l’esprit à la feuille, le temps qui court l’obsède. Il note :

Le plus infatigable des vadrouilleurs se résout à s’assoir au même titre que les coureurs les plus vigoureux finissent par se sédentariser. Ah, quelle violence, la vieillesse, cette antichambre de la mort ! Elle rattrape les amours volages comme elle dompte les âmes obèses… Nos multiples existences s’arrêtent-elles toutes au même endroit ? Du seigneur le plus potelé au plus famélique de ses paysans, seule la Mort mène la danse. J’en suis désormais certain, c’est elle l’unique justice incorruptible.

Le stylo se repose, l’homme s’est défoulé.

Il soupire une seconde fois, mais là, le souffle ravive l’inspiration de l’ancêtre. Le vieillard se déplie lentement, se tourne sur lui-même, puis quitte son bureau. Un peu plus loin, bien plus tard, ses longs pas fatigués glissent sur les marches de l’escalier pour gagner l’étage inférieur. Ses pantoufles raclent, sans se décoller du parquet, ramassant une épaisse couche de poussière sur le bout de leurs semelles. Des brûlures vives dans la poitrine obligent l’homme à marquer une pause dans cet élan funèbre.

Alors, un air d’enfance résonne dans sa tête : « Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil, et puis du lit, au lit. » Aujourd’hui, le couloir semble si long. Chaque jour, il paraît s’étendre davantage.

Le vieux se dirige vers sa chambre, abandonnant de précieuses forces en fermant une porte, en s’arrêtant devant un miroir. Le regard plaintif, la bouche sèche, les rides équivoques, il revoit son ancienne vie en jetant intensément ses yeux dans les siens. Autrefois, son doux portrait triomphait dans de vibrantes conférences à la Sorbonne, et sa voix, cette voix si envoûtante, s’envolait avec une telle vitalité au milieu des allées de l’université qu’on eût dit qu’elle vrombissait comme un colibri gravite entre les lianes d’Amazonie.

Désormais, l’ancien enseignant masque ce beau passé derrière une chevelure blanche hirsute et une barbe proéminente, complètement négligée.

Un troisième et dernier gémissement l’escorte enfin sous ses draps humides. Comme un linceul, le doyen rapporte une pâle couverture blanche sous son menton glacé pour se réchauffer. L’hostilité de cet hiver lui rappelle les expéditions exotiques qu’il effectuait sans encombre en Laponie quelques décennies auparavant. Il se revoit brièvement en guide héroïque, en touriste magnifique. Allongé, les yeux se ferment, le noir s’installe, le sommeil approche.

Cette neige alentour ne lui inspire plus de contemplation, mais de la crainte. Persuadé de finir ses jours seul, oublié, dans ce grand château immobile, le vieux s’effraie de cette lave inerte qui entoure son manoir et en ronge les parois. Ses genoux maigres claquent l’un contre l’autre. Le squelette tremble. Est-ce de froid ? Est-ce de peur ? Il ne peut le savoir. Il aimerait se rassurer pour que les sueurs qui coulent le long de sa peau fripée s’estompent.

La nuit se déploie, finissant de s’installer partout, et sa sœur, la lune lumineuse et pleine, l’épaule dans son travail quotidien. Derrière ce décor agréable, lui, comme décharné et morcelé, s’endort enfin. Il prie pour que la petite flamme de son existence perdure une nuit supplémentaire.

***

Le lendemain, le moribond se lève machinalement. Sa montre antique, cadeau précieux de sa femme, indique 8 h 30, le 7 décembre 2025. Il lui semble que ce mois de décembre dure depuis un an déjà. À moitié dans les limbes, il exécute son habituelle orchestration quotidienne. Il enfile une chemise basique et froissée, enroule maladroitement son traditionnel foulard en lin à pois verts et se recouvre de sa chère veste rapiécée, oripeau usé d’une vie remplie. Bien que ce pantalon marron soit trop ample et cette ceinture décrépite, le vieillard se moque pertinemment de son apparence. Encore en pantoufles, il sait déjà qu’il ne verra personne aujourd’hui, comme tous les jours précédents d’ailleurs. Le professeur émérite arrange vaguement son lit d’un geste brouillon et laxiste avant de quitter sa chambre au ralenti.

Affalé dans la cuisine, toujours nonchalamment, ses yeux s’ancrent, suspendus à sa tasse de café d’où se dégage une fumée captivante. L’ancêtre y considère les formes brumeuses et aléatoires qui montent de la table jusqu’au plafond. Une minute d’éternité. Il apprécie ces derniers miracles poétiques qui survolent encore son quotidien. Mieux, il choit avec une sage affection ces rappels mystérieux de la nature. La contemplation est l’ultime atome de vie qui lui reste. Elle le maintient valide, devenant la seule et unique philosophie qui lui importe.

Déjà lent, cacochyme, ralenti de pensées, il ne porte plus que son regard émerveillé autour de lui. Heureux d’un rien, il vibre devant ce robinet qui goutte en permanence, ressent avec plaisir cette brise familière qu’il connaît si bien parce qu’elle s’engouffre tous les jours de la même façon dans sa cuisine, comme une amie qui viendrait lui rendre visite avec ponctualité. Étant donné que les encas sont ses dernières obligations, ils les parsèment de lyrisme. À part dormir et se nourrir, le vétéran n’a plus aucune forme de contrainte dans son immense château.

Parfois, il lit, cultive son potager, allume un feu dans la cheminée, s’endort sur le canapé, redresse ses tableaux, dégage la poussière, ouvre une fenêtre, lit de nouveau, se passe un éphémère coup de peigne puis se repose enfin sur une chaise. Il s’évade via les souvenirs d’une mémoire intacte ou grâce à l’écriture d’une main qui ne tremble pas encore. Pourtant, voilà des années qu’il ne rêve plus, ne rit qu’avec de timides plissements de lèvres, toutes ses idées étouffant face à la pression du sommeil infini.

Soudain, ce jour-là, quand la sonnette retentit, c’est le château en personne qui sursauta. Le vieil homme ne savait même plus que cette cloche d’entrée fonctionnait toujours. Dressé sur son carrelage, il s’interroge. Aucune visite n’était prévue avant la semaine prochaine et l’hebdomadaire livraison de course de son petit-fils. Les enfants turbulents qui carillonnent aux portes ne sont plus légion et les prospecteurs commerciaux ne viennent plus ici depuis des lustres. Il se dit que peut-être, qu’enfin, la Camarde se décide à lui rendre visite. Alors, n’ayant ni le courage ni la propension de l’affronter, il accepte son sort et s’abandonne vers l’entrée, glissant déjà tel un fantôme pour ouvrir la porte.

— M. Lampord ?

— Oui ? Que voulez-vous ?

— Puis-je entrer, M. Lampord ? Notre discussion va sans doute prendre un moment.

2

Une jeune fille en fleurs

Il faisait déjà nuit sur le parvis de la faculté de droit, encore bien éclairé par de faibles halos lumineux. La pluie hivernale, gelée et coupante, venait de s’estomper, parsemant de flaques d’eau le sol bitumeux de l’université. Malgré les températures sans cesse négatives de ce mois de décembre, un groupe d’étudiants en sortit excité, les cœurs chauds.

Dans la bande se côtoyaient une fille et trois garçons, et tous avaient la vingtaine. Enrubannés d’écharpes multicolores, emmitouflés dans leurs parkas, ils se déglaçaient sur la place dans l’insolence de leur jeunesse.

Par-dessus le froid de cette fin d’année, leurs rires sincères éclataient et réchauffaient quelques passants égarés. Plusieurs mois après la rentrée, on distinguait aisément les amitiés qui avaient pris forme, et dans cette petite troupe joyeuse, certains rôles étaient déjà distribués. Jouant de son corps trapu de légionnaire, Alexandre De La Barre, large brun aux sourcils épais et au visage souriant, s’écarta du groupe afin d’imposer sa voix.

— Nous devrions poursuivre la discussion au Café Gabriel. Qu’en dites-vous ?

Les collègues acquiescèrent, emballés par l’idée simple et efficace du commandant.

Véritable base, le Café Gabriel se situait une centaine de mètres derrière le campus. Année après année, forgeant lentement une solide réputation, le salon était devenu le lieu incontournable des étudiants de droit de la ville de Lacustre. Avec le temps, et malgré la désertification de la cité, les futurs juristes, avocats et magistrats s’y rendaient toujours gaiement, honorant la tradition oisive de la faculté. Ils y avaient pris l’habitude d’y refaire le monde, d’y boire des litres de bières peu chères, et parfois même, d’y travailler.

Alexandre, individu déterminé, entra le premier dans l’établissement. Le grand bellâtre passait pour un habitué des lieux. Canapés de seconde main, cartes postales sur les murs, les étudiants retrouvaient sur place l’ambiance familiale d’une caserne militaire. Alexandre scinda la pièce en un éclair pour atteindre le fond du bar. Avec la prétention que lui conférait son physique avantageux et son âge d’insouciance, il s’avachit sur un fauteuil déjà fatigué. Par un geste élancé, il leva sa main d’incorrigible pour interpeller un serveur à peine plus vieux que lui.

Pendant ce temps, le groupe s’était installé autour de lui et de la table basse où des dessous de bières cartonnés se collaient les uns aux autres, sans aucune organisation. Gribouillés, graisseux, et émiettés, ils formaient une nappe de fortune, imitant la réplique d’une chambre estudiantine, le décor idéal pour se croire chez soi, consommer sans réfléchir en confondant le bar avec le réfrigérateur de la collocation.

Les étudiants étalèrent leurs affaires. Quand les pintes se pointèrent, le débat débuta. Ce jour-là, la raison du regroupement était censée être d’ordre scolaire. Alexandre, Nathalie, Tom et Dimitri devaient discuter des exposés sur lesquels ils plancheront afin de valider leurs deux derniers semestres. À compter de ce jour, et ce jusqu’à la fin du mois de juin, ils devront établir un texte de loi qu’ils jugent nécessaire dans le monde de demain. Les consignes des enseignants animaient le débat, et les différentes interprétations entrainèrent de longues discussions animées. Les membres de la bande ne parvinrent pas à s’accorder sur ce qui distinguait un enjeu d’actualité d’un simple effet de mode. Alexandre, en bon fils du réputé diplomate Henry De La Barre, recommandait déjà à boire, appréciant que ce genre de conflits intellectuels puissent se délier autour des boissons alcoolisées.

— Je n’ai aucune idée sur la manière dont je vais m’y prendre ! On a déjà tant de travail en ce moment…

Nathalie pestait, comme à son habitude. Opposée depuis toujours par principe contre tout ce qu’elle ne comprenait pas, elle s’était peu à peu enfermée dans un rôle où ses seules prises de parole restaient des critiques acerbes. À ce titre, les moindres méthodes inédites de l’administration passaient forcément pour malvenues. Sa courte chevelure noire négligée et autoritaire se compensait par de charmantes joues boudeuses. Souvent, elle attirait dans ses filets quelque garçon en manque d’assurance, qu’elle réconfortait habilement par des paroles douces et attentives. Cajoleuse, enjôleuse, elle masquait son important penchant pour la tendresse par des paroles graveleuses, fricotant toujours ainsi avec la vulgarité. Râleuse, mais empathique, du fait de sa personnalité structurée pour la défensive, elle s’était logiquement orientée vers le droit.

— C’est pour cela que je suis ici, pour vous accompagner. Moi aussi, je trouvais cela impressionnant au début, mais vous verrez, ça va aller.

Ces mots de soutien sortirent de la timide bouche d’Eustache Esparon, un jeune homme de taille moyenne, d’allure banale, qui arrivait en peine, essoufflé par son retard, chamboulé de l’intrusion qui en découlait. Dépêché par les professeurs de la faculté pour accompagner les étudiants, il rencontrait le groupe pour la première fois.

Obnubilé par l’utilité et l’efficacité qui incombaient à ces rendez-vous, et se sentant prédisposé à garantir l’unité du groupe, c’était Alexandre qui avait invité Eustache à venir les aborder au Café Gabriel, afin de limiter les déplacements tout en augmentant les chances de mélange amical.

Nathalie leva les yeux au ciel, car cette phrase ne faisant que renforcer ses craintes sur les difficultés à venir pour ce projet. Elle ingurgita une généreuse gorgée de bière puis sortit de quoi se rouler une cigarette d’un tabac aussi sec qu’elle. Tom et Dimitri, quant à eux, ne prêtaient attention à rien, en complices isolés, compères d’une autre aventure, embarqués dans une conversation inintelligible.

Bien que ces élèves partagent la même peur de ne pas rendre leur travail à temps, ils ne subissaient pas la crainte de la même manière. Les mains d’Alexandre restaient moites, le teint de Nathalie se trouvait déjà rouillé et fatigué. L’angoissée aux traits tirés maintenait sa cigarette péniblement roulée du bout des doigts, puis se redressa pour enfin sortir fumer. Elle croisa au passage, sous le portique d’entrée, sa collègue Alicia Hooper. Elles échangèrent un sourire convenu.

Perdue dans ses pensées, Alicia avançait lentement, sans se préoccuper des badauds qui l’entouraient. Elle jeta un coup d’œil agile pour repérer le groupe d’amis au loin, et s’apprêta à les rattraper discrètement.

Malgré son pas léger, elle capta l’attention de la pièce à cause d’un charme qu’elle ne pouvait pas confiner. Dans ce repère lamentable, son allure fluette dégageait un trouble détonant. Les femmes distinguées égarées dans cette ville provinciale embourbée étaient soit des revenantes, soit des étrangères. Des yeux masculins s’attardèrent, on décrypta ce déplacement si gracieux, on observa ce corps de beauté flottant au milieu des chaises. Ses cheveux bruns et bouclés s’arrêtaient légèrement à l’extrémité basse de son cou. Un admirable sourire, entier, pétillant, occupait une large partie de son visage. Son nez se trouvait mince et allongé, ses pommettes rieuses. Ses petits globes verts allègres donnaient un air malicieux à ses coups d’œil empressés, apparaissant comme deux demi-lunes au milieu d’un ciel sans étoiles.

Simplement par son attitude, par ce déplacement volatile, aérien, angélique, la jeune femme dégageait une joie de vivre immédiatement communicative. Elle apparut dans le Café Gabriel comme un oiseau heureux, presque sifflotant dans l’insouciance, incapable de discerner les regards fauves qui s’accumulaient sur ses formes charmantes. Bien que de taille et de comportement discret, Alicia Hooper appartenait à la caste des individus dont la seule vue suscite le désir spontané de sociabiliser avec elle et de l’intégrer dans son cercle d’amis.

Arrivée finalement au fond de la salle, la belle Alicia termina son entrée remarquée d’un salut rayonnant envers son groupe, brisant le silence qui s’était emparé de la salle. Alors, enfin consciente d’être scrutée par d’autres buveurs curieux, elle s’assit vite sur un tabouret, pour se fondre dans le décor.

— Sorry, je viens à peine d’arriver ! Je voulais repasser chez moi déposer des affaires, confia-t-elle, confuse.

— Pas de souci, Alicia. Nous ne sommes là que depuis trois minutes, répliqua Alexandre, conciliant, sans cesse enclin à clarifier la situation pour éviter le moindre malentendu susceptible de gêner quelqu’un.

Comme Alexandre tenta vainement de rejoindre le débat inaccessible de ses deux autres camarades, Alicia se retrouva seule avec Eustache. Ils se voyaient alors pour la première fois. Malhabile dans les rapports humains et craintif de se retrouver enfermé dans un silence pesant, le tuteur des étudiants se retrouva inconfortable dans cette situation, et considéra inévitable de lancer une conversation précipitamment.

— Euh… tu as compris à quoi je servais dans cette histoire ?

— Yes, tu es là pour nous accompagner, un peu comme un professeur, c’est ça ?

— Si l’on veut. Pour être tout à fait exact, je dois superviser vos projets durant ces prochains mois. Ma mission c’est que vous ayez la moyenne pour valider l’année !

— Thanks ! Mais quel sujet vais-je choisir ?

— Tu as le temps pour ça, je te rassure. La première étape c’est de faire approuver vos problématiques pour les vacances de Noël, dans trois semaines, donc on n’est pas pressés. Mais dis-moi, tu viens d’arriver à Lacustre, non ?

Comme maudit dans le choix de ses conversations, Eustache, sans le savoir, venait d’opter pour le pire choix de sujet pour amorcer sa première approche envers Alicia. Malencontreusement pour lui, la rayonnante femme n’appréciait pas s’épancher sur son passé. Elle étouffait ses troubles d’hier en conservant, au mieux le silence, et au pire, se contentait de lâcher quelques bribes d’informations inutiles.

Pourtant prise au piège de cet échange, contrainte de raconter son parcours, elle dut se résoudre à se confier. Elle décida néanmoins de rester évasive refusant d’entrer dans les détails des raisons de son arrivée à la faculté de Lacustre.

— Oh ! Je viens de ce pays incompris qu’on appelle les États-Unis. Je crois que vous ne l’aimez plus trop désormais. En tout cas, j’arrive du simple village de Cleveland, dans l’Ohio. Je suis venue en septembre pour… changer d’air et découvrir la France. Voilà tout. Ce n’est pas très intéressant.

Eustache, perspicace, saisit qu’Alicia s’avérait rétive à divulguer des informations la concernant. Était-ce lié à la barrière de la langue ? Ou se montrait-elle démesurément polie ? Ou autant timide que lui ? Quoi qu’il en soit, devant ce peu d’emphase, il décida de ne pas insister sur le passé de cette étrangère. Doté d’une personnalité dépourvue d’exubérance et ayant déjà anéanti tout son capital imaginatif pour rompre le silence quelques instants plus tôt, il embraya sur un sujet plus commode pour lui, en s’épanchant sur son propre terrain de connaissances.

Il parla donc vite des spécificités de la France, un peu plus des originalités de Lacustre et s’étala finalement en longueur sur les particularités de la faculté de droit. Seul maître de la conversation, il s’attarda sur ce qu’il maîtrisait le mieux : les livres.

Eustache lisait du matin au soir, sa chambre passait pour une librairie sans vendeurs. Tout ce qui lui tombait sous la main semblait bon à analyser : revues, encyclopédies, tracts, romans, pénibles écrits philosophiques, prospectus abandonnés, dictionnaires, manuels et affiches politiques.

Amoureux d’un livre neuf comme l’on s’éprend d’un enfant qui vient au monde, il s’intéressait absolument à tout, depuis toujours, et ne se fermait aucune porte. Des livres d’histoires aux magazines de chasse, des articles scientifiques aux comptes-rendus sportifs, rien ne le rebutait. Par-dessus tout, il raffolait des archives qu’il possédait en un nombre défiant toute concurrence pour un simple étudiant de droit. Il était un mendiant des mots.

Eustache avait tout d’un rat de bibliothèque, sauf, bien entendu, la dentition proéminente et les ongles crochus. Ses dents ne jaillissaient pas en dehors de sa bouche, mais se montraient de temps à autre dans un sourire plutôt séduisant, bien que rare. Empreint d’un manque d’assurance maladif, il n’écartait jamais complètement ses lèvres pour manifester sa joie. Pour communiquer, il préférait se contenter d’un petit regard en coin, bref, modéré et poli.

Désormais, même son apparence avait pris la poussière des contes d’antan. Sobre et pudique, Eustache ne tentait jamais quelque folie dans son image. Depuis toujours, ses cheveux étaient coiffés de façon classique de la même manière que ses vêtements ne présentaient jamais d’excentricité. Sa raie restait nette, brossée à droite, donnant un faux air grave à sa mine réservée. La plupart du temps, il portait des jeans, simples, avec des t-shirts, sans motifs. Parfois, pour une occasion particulière, il sortait la chemise à rayures que lui avait jadis donnée son père, mais il ne se sentait jamais à l’aise dans ces changements vestimentaires impromptus. Eustache n’aimait pas les rassemblements de foule, appréciait le silence à sa juste valeur et s’abreuvait de musique classique autant qu’il le pouvait.

S’accommodant aux aléas de l’existence, sa vie n’avait jamais présenté de coups d’éclat. Il privilégiait un quotidien lisse et sans encombre, évitant constamment les risques et les changements. Il était devenu maître dans l’art d’éviter les confrontations sociales.

Mais, depuis peu, les choses avaient changé. Ses enseignants, qui voyaient en cet érudit un futur brillant avocat, décidèrent de le faire sortir de cette zone de confort néfaste à sa progression. Eustache, convaincu après de nombreuses tergiversations, planifia un contrat avec ses professeurs. L’élève de troisième année s’assura qu’en échange du soutien de ces étudiants novices, il obtiendrait un stage dans un prestigieux cabinet de conseil juridique. Cette sortie en bar se trouvait être la première étape de ce nouvel élan dans son quotidien.

***

Quelques verres plus tard, la bande se disloqua en une traînée de poudre dans la neige blanche. Comme souvent lors des réunions au Café Gabriel, les élèves ressortirent sans avoir avancé dans leurs devoirs, mais en ayant pris du bon temps entre amis. Nathalie, fatiguée en arrivant, épuisée en repartant, raccompagna Alexandre, le plus éméché de toute la bande. Tom et Dimitri partirent comme ils vinrent, en duo désinvolte. Eustache se retrouva une fois encore face à face avec Alicia. Les deux timides se saluèrent dans une politesse exagérée, et, reconnaissant ainsi leurs caractères semblables, scellèrent entre eux une confiance mutuelle, bien qu’encore inavouée. Enfin, ils se séparèrent sans éclat sous des lampadaires trop lumineux pour eux.

Alicia prit le chemin du retour à pied, frigorifiée malgré ses couches de laines. Pensive, elle dégagea la tête de son col roulé pour apprécier un temps le mystère des étoiles. Elle rejoignit tranquillement sa résidence universitaire, située à quelques pas du campus. Avec la contemplation détachée qui accompagne les étrangers en voyage au bout du monde, elle s’attardait sur les particularités de son quartier, comparant avec ce qu’elle connaissait, sur son autre continent.

Dans cet Hexagone accueillant, elle remarquait d’abord que les rues plus étroites conféraient un air pittoresque et singulier, propice aux déambulations. Ici, les maisons paraissaient dessinées pour y accueillir des âmes davantage que chez elle où les bâtiments semblaient tous similaires entre eux n’offrant que des accumulations de biens matériels. Face aux devantures des boutiques françaises, à la boulangerie enfarinée, à ses places typiques pleines d’histoires, l’Américaine inventait des scénarios, imaginait l’identité et les activités des hôtes se regroupant à l’intérieur des maisonnées.

Accompagnée le long du trottoir par une brume romanesque et protectrice, le corps camouflé dans l’obscurité de cette nuit d’hiver, Alicia semblait encore virevolter au-dessus de ce cadre idéal. Sa joie de vivre, ses sourires sincères et permanents illuminaient son passage. Elle se trouvait si apaisée dans ce séjour de l’autre côté de l’Atlantique qu’elle arracha gaiement la tige d’un géranium vivace pour la planter dans ses boucles.

Là, l’exilée se sentait enfin plus en sureté que dans son Ohio natal, alors que pourtant, tous ses compatriotes l’avaient mise en garde sur le choix de ce voyage. Avant son départ, on plaignait la France et ses factions révolutionnaires naissantes, ses attentats sanglants, ses impôts lourds et ses grèves à rallonges. Ses plus proches amis, par des procédés maladroits, multipliaient les stratagèmes pour qu’elle se rende plutôt en Allemagne, au Luxembourg, ou en Suède, pays considérés comme plus sérieux et plus sécuritaires. Mais elle avait décidé de venir pour voir, afin de se faire sa propre opinion.

En réalité, Alicia se distinguait comme le dernier maillon d’une chaîne familiale éperdument amoureuse de la France. Le père de son grand-père, héros du débarquement de Normandie lors de la Seconde Guerre mondiale, avait assimilé sa notoriété militaire au pays des Lumières. Il avait transmis, durant les dernières années de sa vie, une passion pour l’Hexagone à son fils unique, le grand-père d’Alicia, Harry Hooper. Celui-ci s’était ensuite chargé d’éduquer sa fille dans les notions d’égalité, de fraternité et de liberté, vantant inlassablement les mérites de cette nation férue de peintres renommés et d’écrivains inclassables.

Depuis la mort récente de ce dernier, l’Américaine brûlait d’un feu de curiosité pour renouer avec les légendes entendues dans son enfance. Surtout, Alicia ressentait le besoin insatiable, inaltérable, de partir, loin. Changer de ville, traverser un État ne suffisait pas, il lui fallait atteindre l’autre côté de l’océan pour laisser derrière elle un climat aussi délétère que celui qui oppressait son quotidien. Elle n’avait cure du contexte insurrectionnel qui montait en France, son nouveau pays d’accueil, parce que les brutalités de son environnement lui paraissaient davantage difficiles à supporter. D’une violence à l’autre, elle avait préféré la moins intime.

Face aux emportements d’un père mélancolique, devant les faiblesses d’une maman lunatique, dans un quartier frénétique où les moyens des forces de l’ordre restaient microscopiques, la jeune Hooper, refusant de céder à la panique, choisit la fuite. Sans crier gare, elle gagna l’aéroport misant sur ses maigres ressources durant ses premiers mois dans l’Hexagone. Seconde d’une fratrie de trois enfants, Alicia culpabilisait encore de ce départ qu’elle confondait parfois avec de la lâcheté.

Seulement ce soir, en regagnant finalement son appartement mal aménagé et encore débordant de cartons emballés à la va-vite, elle ne voulait pas s’abandonner à ce sentiment de honte qui pourrait éventuellement noircir son âme. Apaisée par l’appartenance à ce nouveau groupe d’amis plein de bienveillance, heureuse de découvrir ce tuteur touchant et réservé, Alicia Hooper s’installa pour travailler son projet scolaire tranquillement.

Insidieusement, autour de son bureau, les souvenirs empaquetés évoquant encore les disputes passées de ses parents rappelaient les cris d’une maison déchirée par des conflits. Depuis quelques mois, Alicia s’exprimait de moins en moins. Avec ses anciens camarades à Cleveland, lorsqu’on la félicitait pour ses talents en chant, elle répétait juste « c’est perfectible », et si elle s’élançait pour trouver un sens à l’amitié, elle déclarait avec simplicité « l’essentiel est d’être là dans les moments clés », mais quand on abordait le sujet de sa famille, elle passait volontiers à une autre conversation.

Alors ce soir, Alicia ne se sentait pas pressée d’ouvrir ces boîtes qui lui rappelaient trop son ancienne vie. Au fond d’elle, avant de se laisser cajolerpar les bras de Morphée, elle se persuadait qu’elle n’ouvrirait jamais ces cartons, laissant ces histoires enfouies pour toujours.

***

Pour le reste de la population, cette nuit de décembre était froide, plus froide encore que toutes les autres nuits extrêmement froides des dernières années rassemblées en une seule. Les températures se troublaient en permanence, la météo enchaînait les caprices. Ce cas excessif n’était plus isolé, et les habitants s’habituaient, comme ils le font toujours lorsqu’ils n’ont pas le choix, et cette sensation désagréable devenait monnaie courante.

Particulièrement ces dernières années, le dérèglement climatique bousculait la normalité des saisons, et ce, dans le monde entier. En hiver, les villes occidentales frisaient régulièrement les températures négatives. On atteignait les moins 15, voire moins 20 degrés dans le Sud catalan. Et à l’inverse, en été, même dans le nord de la France, les températures dépassaient les 40 degrés Celsius.

Si les esprits s’accommodaient, les corps ne suivaient pas ces excès réguliers. Sélection naturelle oblige, les plus jeunes tenaient le coup, les personnes plus âgées tombaient comme des mouches, suffoquant en août, grelottant en novembre. Les gouvernements ne parvenaient pas à endiguer le phénomène, trop préoccupés par les conséquences à court terme qu’engendraient ces perturbations, condamnés à ne faire que se défendre. L’anticipation n’existait plus, l’action devenait coutumière, la réaction sempiternelle.

3

Chez ces gens-là

De temps à autre, lorsque le budget y consentait, que les agendas coïncidaient, et seulement si la semaine n’avait pas été trop intense, la famille Bettencourt s’autorisait un dîner entre amis. En définitive, ces épisodes ponctuels revenaient à accueillir du monde chez eux environ une fois toutes les six semaines.

Bien qu’il s’agît d’une besogne supplémentaire, les parents préféraient toujours recevoir chez eux au 12B allée des pétunias plutôt que de se rendre ailleurs. D’une part, cela évitait de s’encombrer de la question de la consommation d’alcool pour rentrer, tout en permettant l’économie de quelques litres d’essence, mais surtout le principe favorisait la mise en place d’un grand nettoyage au foyer. Les Bettencourt côtoyant la famille des frénétiques du dépoussiérage, aspiraient les assiettes restées sur la table et triant les plats en désordre dès les dernières bouchées.

Ce jour-là, Sophie, la mère régente, s’apprêtait à honorer les mondanités de la célébration de sa naissance avec quelques amis. Sur les six mails envoyés, un seul couple avait répondu favorablement à l’invitation. Les absents trouvèrent pléthore d’excuses dans leurs motifs d’absences rivalisant d’imagination : pénurie mondiale de babysitteurs, duels au sommet pour joueurs de tarots, ou bien récupération mentale du marathon du mois précédent.

En réalité, la date de l’anniversaire de Sophie, une semaine avant Noël, n’arrangeait personne dans leur cercle proche. Pour beaucoup d’individus de la classe moyenne de Lacustre comme eux, cette période n’était pas propice aux sorties festives. Après les achats des cadeaux, les finances stagnaient au plus bas tandis que le stress de la réunion de famille arrivant grimpait en flèche. Et comme le soulignent leurs amis, dans une attaque à peine masquée, les Bettencourt n’ont la charge que d’un enfant, ce qui représente pour eux des économies considérables.

Le mari de Sophie, Damien, se moquait bien de la popularité ou non de l’événement, tant que celui-ci se maintenait. Individu bien bâtit, massif sans être corpulent, un début de calvitie bien camouflé, il cohabitait dans un ménage sans histoires, plat et fidèle. Durant leurs années de vie commune, sa femme favorisa pour lui l’actualisation de ses choix vestimentaires, le port d’une paire de lunettes pour qu’il cesse de se plaindre de ses problèmes de vue, ainsi que la planification d’un entretien dentaire trimestriel. Damien trouvait plaisant d’être ainsi couvé, retrouvant la délicatesse dont il aurait tant souhaité que sa mère le gâte davantage. Mais, quand il se trouvait suffisamment abreuvé d’attentions, il s’en allait repu jouer au golf en se donnant un genre chic ou mimait de déguster des vins avec quelques voisins pour renouer temporairement avec ses années de jeunesse débraillées.

Il célébrait l’anniversaire de sa femme par inclination pour les traditions, conditionné par un environnement familial superstitieux et démesurément respectueux des fêtes religieuses, païennes, et même commerciales. Il appliquait des préceptes déraisonnés avec une déférence sans égal. Par exemple, pour chaque anniversaire, Damien se chargeait de regrouper des invités, des bougies, des cadeaux, et un gâteau. Sans ces conditions, la fête ne pouvait se dérouler.

Ainsi chargé, le jour de l’anniversaire de sa femme, de l’un de ces missions primordiales, et avant de réintégrer son foyer, il marchandait avec son patron l’autorisation de s’en aller plus tôt que d’habitude. Damien devait se dépêcher pour chercher le dessert avant l’inévitable fermeture de la pâtisserie. Durant la difficile négociation, sentant son employeur contrarié, Damien se fit une joie de rappeler l’importance des traditions.

— Ma femme ne peut pas imaginer son anniversaire sans les bougies qui fondent sur le gâteau, ou les emballages envahissants la table. Hum, disons que c’est une femme, vous savez, elles sont attachées aux détails !

— Non, mais je comprends, je comprends. Mais vous voyez en ce moment, c’est compliqué, c’est très compliqué.

Son patron martelait souvent deux fois les mêmes choses pour donner de l’importance à ses propos. Finalement, le supérieur réalisa qu’à mesure qu’il négociait avec ce salarié, il gaspillait un temps précieux sans doute nécessaire ailleurs dans la gestion de son entreprise. Cette discussion devenant pour lui ainsi pénalisante, il décida de lâcher l’affaire.

Soudain, une idée lui vint, comme un éclair, ce genre d’ingéniosité dont on ne se sépare qu’après exécution. Jamais à court d’habilité en marchandage, le patron trouva le moyen d’orienter la discussion à son avantage. Il troqua la permission de sortie contre une dette, un service à charge de revanche.

— Bon, allez, je cède pour cette fois. À charge de contrepartie. Sachez, monsieur Bettencourt, qu’une entreprise, c’est une famille aussi, et en ce moment, on a besoin de tout le monde. Enfin, comme je dis souvent, déjà que ce n’est pas drôle de vieillir, autant rendre ça amusant ! Allez-y, cherchez-le, votre gâteau !

Ce patron se délectait aussi d’autocitations. Il raffolait de pouvoir dégainer ainsi quelques leçons à droite à gauche. Pour ne pas se risquer à des philosophies trop hasardeuses, et pour compenser une culture générale vide comme un désert, il possédait toujours en poche quelques banalités complaisantes durement apprises par cœur.

Enfin libéré, Damien décocha un sourire satisfait et s’empressa de se carapater vers la sortie. Cette énergie soudaine était liée à son angoisse du moment : pour sa femme, remplir toutes ses sous-missions du jour. Tandis qu’il fonçait vers l’extérieur, rajustant ses lunettes avec empressement, son patron l’interpella une dernière fois.

— Vous compenserez cette demi-journée plus tard ! Je compte sur vous.

Damien dégagea son corps pressé, l’esprit occupé, et avec en prime, une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Conformément à d’habitude, le dirigeant prouva qu’on ne sortait jamais indemne d’une négociation avec lui, Thierry Rocra, le commercial hors pair. Continûment, le marchandage demeurait l’une de ses forces premières. Une si importante réputation d’intransigeant le précédait à tel point que « l’intraitable » en était devenu son surnom. Dénué de diplômes, mais couvert d’ambitions, il avait franchi toutes les étapes de la société de bâtiment ConstiBat jusqu’à accaparer toutes les rênes de l’entreprise.

***

Damien Bettencourt arriva juste à temps chez lui. Dans sa course, il était parvenu à arracher un gâteau aux fraises à la boulangerie. Sophie, qui était d’un naturel prévoyant, avait déjà préparé la table, mis les plats au four, et attendait nerveusement dans le salon.

Damien, haletant, l’embrassa avec la tendresse des personnes mariées depuis longtemps, par une légère bise sans saveur déposée au niveau du front. Sans prendre la peine de retirer son manteau, il expira ensuite un faible « pour ton anniversaire » puis déposa enfin le dessert sur la table basse.

— Mets-le au frigo, ça va fondre.

Le mari s’exécuta, sans même prononcer un mot. En arrivant à l’heure à la maison et en s’occupant du gâteau, il considérait ses missions remplies. Rapidement, il étendit sa veste et cala sa besace dans un coin de l’entrée. Avec la fierté d’une journée accomplie, il s’ouvrit une bière avant de s’étaler dans le canapé.

— Il t’a laissé partir ? lança Sophie, sans diriger un œil vers son mari. Dans sa remarque, elle ne daignait même pas à identifier la personne mentionnée, le patron occupant la majeure partie de leurs discussions.

— Oui. Je crois qu’il m’a à la bonne en ce moment. Mais il a l’air soucieux. J’ai bien senti qu’il me faisait une faveur.

D’un triste « Ah », Sophie clôtura la conversation. Le regard dans le vide, elle demeurait obsédée par cette année qui débutait pour elle.

Elle fêtait son anniversaire uniquement parce que son mari tenait à maintenir ces événements traditionnels dans leur foyer. Sophie désirait plutôt visiter l’Italie, surtout ce Sud chaud et indomptable qu’elle avait découvert lors d’un documentaire sur la Sicile. Le jour, sans même se laisser porter par la mélancolie, elle s’imaginait les pieds nus, en robe bleue, marchant sur les plages de Catane ou de la belle ville de Palerme. En fin de journée, elle s’égarait volontiers dans les rues de Syracuse ou aux alentours de la nécropole de Pantalica. Mais la question financière, l’argent, toujours l’argent, brisait constamment son élan et la ramenait à chaque fois durement à la réalité.

Alors, elle conservait cette amertume douloureuse qu’elle orientait comme une plainte malheureuse et étouffée à l’encontre de ces lacustriens pris dans la monotonie de leur quotidien. Dans l’ennui, les journées se confondent entre elles, on s’invente des histoires pour égrener son quotidien de notes pimentées. Sophie Bettencourt savait que son mari ne maîtrisait rien de ses escapades virtuelles. Lui n’avait que la petite ambition de ramener un pauvre gâteau pour son triste anniversaire.

— Nous n’avons que les Durand qui viennent ce soir, c’est bien ça ? déclara Damien tout en salivant et bien que connaissant la réponse à sa question.

— Oui et c’est tant mieux. Je ne suis pas très en forme, et je n’aurais pas eu l’envie de veiller tard, répondit sa femme.

Malgré ces commentaires acides, derrière une mine déconfite et un teint translucide, Sophie se réjouissait quand même de la venue des Durand. André et Catherine Durand menaient une vie simple et sans prétention, tout comme eux, et cela présentait l’avantage d’écarter toute menace d’être rabaissé sur le niveau de vie de leur propre famille.

Chez les Bettencourt, comme chez les Durand, et d’ailleurs comme un bon nombre de familles françaises en ces temps compliqués, les sous manquaient. Les abonnements mensuels, les remboursements de prêts, et les prélèvements automatiques saignaient les ménages lentement depuis des années. Si Damien peinait à décrocher quelques contrats sur des chantiers plusieurs fois par an, Sophie restait la plupart du temps à domicile, pour donner des cours de piano.

Elle avait appris à jouer très tôt, grâce à sa grand-mère, et s’adonnait fréquemment à cet art apaisant. Désormais, elle enseignait trois fois par semaine à la jeune Flore Pangron, une envoûtante et lascive rousse qui, si elle ne progressait pas beaucoup, payait avec régularité.

***

On sonna. Il était déjà l’heure. Les invités vinrent avec une bouteille de crémant, qui reste, comme le dit si bien André Durand, « du champagne, mais en moins cher ». Sa femme, Catherine, rapporta une salade de pâtes avec les restes du réfrigérateur, qu’elle déposa gentiment sur la table dans son récipient de plastique. À cause de la faim, l’apéritif fut bref. On parla de la météo de la semaine, des soucis causés à Sophie par ce voisin qui se gare constamment à sa place, exprès pour l’embêter, et des résultats toujours décevants du club de football local. Caroline, la fille unique des Bettencourt, s’en alla rapidement, car il était de rigueur que les plus jeunes mangent dans la cuisine pour ne pas salir la table et se coucher tôt.

Quand le repas vint, les discussions furent plus poussées. En causant des deux nouveaux surveillants réfugiés syriens à l’école, on bifurqua étrangement sur le problème du chômage. Alors, tous les sujets se mélangèrent pêle-mêle. Le repas s’anima. On mixa les végans avec le réchauffement climatique et la salade au poulet avec le prix de l’essence. Les taxes trop élevées avec la cuisson des petits pois qui était parfaite, les galères de stationnement dans Lacustre avec le vin rouge qui n’était pas mauvais, et les épices avec les prochaines élections. Sur ce dernier sujet, le ton monta, car l’alcool délie aveuglément les langues les plus muettes. Aidé par les liqueurs, André s’imposa le premier, d’une voix grave et accusatrice.

— Les promesses, c’est encore le même problème, ce sont les promesses. Tiens, tu me ressers du rouge ? Franchement pas mal. Moi, je ne crois plus en la politique, c’est toujours la même chose.

— T’as bien raison. Moi, je ne vote plus depuis longtemps rétorqua Sophie, tout en versant un peu de vin dans le verre et beaucoup sur la nappe.

— Un jour, plus personne ne votera… et alors là, ils seront bien contents soupira Catherine.

De son côté, Damien ne disait rien. Il multipliait les allers-retours entre le repas gargantuesque et la cuisine, tanguant à chaque fois davantage. Bien que de consistance généreuse, il ne tenait pas l’alcool, mais buvait, pour ne pas jurer dans le décor et par respect des traditions. Ces discussions sur la vie économique et politique de Lacustre le minaient. Les effluves du vin lui montèrent alors à la tête. Il devint songeur.

Depuis quelques mois, la situation empirait pour beaucoup d’employés autour de lui. Si ConstiBat survivait tant bien que mal, la firme le devait au génie de Thierry Rocra, et sans doute à sa bonne étoile. Dans la région, en dix ans, la moitié des entreprises avaient fermé. La robotique, le numérique et les technologies digitales contribuant majoritairement à cet exode. Les grandes métropoles, plus attractives finissaient de rendre exsangue cette naïve ville de 50 000 habitants.

Ce monde ressemblait à un univers de changements perpétuels, de bouleversements systématiques, de chutes, d’ascensions, de mutinerie et de sélection constantes. Damien prit peur pour son emploi, pour sa maison, pour sa femme. Il revint au salon chargé de légères assiettes et de lourdes pensées.

La fin du repas fut plus exquise. Sophie reçut un beau châle bleu marine de la part de Catherine ainsi qu’un parfum, comme chaque année, de son mari. Les Durand rentrèrent chez eux, un peu éméchés, mais ravis de leur soirée. Pendant quelques heures, ils avaient oublié les angoisses quotidiennes. Dans leur départ, il planait curieusement comme un air d’adieu.

Sophie et Damien rangèrent rapidement la vaisselle, et comme l’on s’exprime avec sincérité sur ses invités qu’une fois qu’ils sont partis, ils s’adonnèrent au compte-rendu de leur soirée, puis montèrent se coucher, lessivés. D’une tendre caresse, ils se dirent bonne nuit, comme pour se remercier mutuellement d’être toujours là l’un pour l’autre, malgré le poids des années et les difficultés de l’existence.

Au creux de cette nuit noire de décembre, Damien s’endormit peu à peu, pressentant au fond de lui que cette soirée paisible était peut-être la dernière avant longtemps.

4

Le pape des fous

Tadam. Tadam. Tadam. D’un rythme martial, les tambours traversent les trottoirs de toute la ville. Quelques derniers égarés fuient le tintamarre qui grignote lentement la cité ; tout le monde s’enferme, se cache, se fait plus petit qu’il ne peut l’être réellement, prenant soin d’éviter rencontres et soucis. Dans les allés apeurés, les arbres centenaires courbent leurs branches, réduisent leur majesté, et, comme une boue raclant un sillon, les rats et autres rongeurs se retirent des rues en s’enterrant dans la partie sombre de Lacustre.

Les partisans trottinent, se tirent par grappes jusqu’au lieu du discours. Ils parodient ces roches rugueuses qui arrachent de délicates plantes en dévalant des pentes herbeuses trop abruptes. Au centre du tohu-bohu, des rires imbibés de bières, une fièvre identitaire se mêle à une crânerie mal placée. Les drapeaux aux relents ségrégationnistes apportent un minimum de couleurs parmi les accoutrements marron, gris et noirs.

En ce matin du 3 janvier 2026, la charmante cité de Lacustre est devenue le bastion emblématique de la bataille des élections municipales. L’ancienne ville agricole, délaissée par les gouvernements successifs depuis des années, s’enchante de son récent rôle de vitrine du parti : « La France Glorieuse ». Ici, dans l’authentique Seine-Maritime, où jadis les fermes structuraient les paysages et les meuglements endormaient les nouveau-nés, une victoire serait chargée de nombreux symboles pour le nouveau mouvement politique.

Les chants résonnent en rappel nostalgique d’une période fantasmée où les familles, tranquilles, se regroupaient autour d’un poêle dans une simplicité perdue. Rapidement, les airs mélancoliques se changent en cris grossiers, plus directs, plus incisifs, et la foule exige déjà de renouer avec les années d’un passé présumé prospère.

Pour exploiter au mieux cette vague d’amertume qui déferle dans la ville et afin d’étendre cette rage au pays entier, le mouvement nationaliste a pris soin d’impressionner en ce rassemblement de rentrée. Le chef emblématique du parti est venu en personne haranguer les masses rassemblées au milieu d’un champ en friche, à l’abandon, illustrant amèrement l’image d’une ville à l’arrêt.

As en communication, Robert Ravine, le chef adulé, calcule son pas traîneur afin qu’un maximum de personnes puisse l’observer. Son corps trapu et dense compacté dans une chemise serrée lui confère l’autorité de ces hommes de poigne à qui l’on accorde sa confiance en cas de situation critique. Posant un regard lointain de ses petits yeux noisette perçants, il fixe l’estrade qui l’attend, livrant l’intense impression de déjà maîtriser l’avenir de la nation. De temps à autre, il effectue un arrêt, se tourne vers quelques disciples excités, tapote une main, caresse une chevelure d’enfant, fait mine de reconnaître un proche dont il n’a aucune idée de l’identité, puis reprend sa marche parfaitement orchestrée.

Apogée de la cérémonie pédestre qui a déchiré Lacustre quelques minutes plus tôt, Robert Ravine mesure le temps, gérant parfaitement l’attente que suscite son arrivée. Les flashs des photographes immortalisent l’homme fort du moment, les caméras se braquent, et lui, affiche fièrement son succès. Toutefois, le populiste modère habilement son expression d’un air grave pour ne pas renvoyer une image trop prétentieuse. Car, pour de plus en plus de citoyens, Robert Ravine incarne l’espoir de changement, la relève après la corruption, ce sauveur inespéré que les Français ont si souvent l’habitude d’accueillir le long de leur riche histoire.

À la fois familier du monde économique, mais axant son discours sur le déclin des classes moyennes, mêlé au microcosme parisien, mais attaché à ses origines provinciales, son positionnement politique convenait autant aux financiers qu’aux ouvriers. Le temps passa et comme les scandales couvrant ses opposants politiques se multipliaient, son idéologie misogyne, raciste et climatosceptique ne choqua plus grand monde. Alors, sa critique d’une censure d’État, sa dénonciation d’une police de la raison et son accusation d’une dictature des bien-pensants lui permirent d’accéder à un large éventail médiatique et d’amplifier ses interventions dans la presse. Enfin, le dynamisme de sa base militante, conjuguée à une colère aussi latente qu’ancestrale dans le pays, accrut son emprise sur l’échiquier politique. Depuis, son habilité pour dramatiser un supposé déclin civilisationnel d’une « race européenne » avait alarmé les soucieux, unissant tous les esprits chagrinés en un seul bloc.

Forgeant le parti « La France Glorieuse » de manière verticale en éliminant d’éventuels suppléants encombrants, Robert Ravine traçait sa route, sûr et rutilant, avec la présidentielle de 2027 en ligne de mire. En attendant l’échéance ultime, les municipales représentaient son deuxième test majeur, l’étape intermédiaire, la confirmation de son essor, après une première percée aux élections européennes en 2024. Depuis ce succès fondateur, l’infatigable Ravine parcourait le pays entier, calculant chaque déplacement avec stratégie.

Le temps était devenu une notion si primordiale pour son équipe de campagne que le candidat arborait en permanence une casquette rouge indiquant : 26 juillet 2028, date programmée d’un inéluctable basculement. En effet, des scientifiques proches de ses opinions validèrent cette journée comme l’instant inexorable où les individus de couleur blanche deviendraient minoritaires sur le continent européen. Dans sa rhétorique hostile aux étrangers, aux machines, et à l’écologie, Ravine répétait sans cesse qu’après cette limite, sans son élection, il n’y aurait plus à espérer de rédemption. Cette pression malsaine renforçait l’envie des électeurs de se tourner vite vers ce candidat messianique, seule guérison possible dans leur société malade.

Échauffés par cette fièvre identitaire, les plus farouches adeptes de sa ligne politique décidèrent récemment d’agir et d’en découdre physiquement avec ceux qui s’opposeraient aux idées de leur maître spirituel. Dans un contexte social déjà explosif, une recrudescence d’agressions racistes eut lieu ces dernières semaines dans différents points chauds de France. Les émeutiers justifiaient leur violence par le factice compte à rebours enclenché par le parti extrémiste. Pour conserver son avance dans les intentions de vote et ne pas compromettre son labeur passé, quelques conseillers suggèrent à Robert Ravine de tempérer ses propos à l’occasion de ce rassemblement à Lacustre. Première prise de parole publique depuis le début des agitations, sa prédication suscitait une attente considérable.

À mesure qu’il avançait vers la scène, prêt à ergoter, ses aides de camp reculaient, par frayeur de l’exposé à venir. Intrinsèquement, ils espéraient que ce candidat imprévisible et impulsif n’ajoute que quelques modifications de dernière minute dans leurs éléments de langages scrupuleusement choisis. Mais, après avoir observé avec effroi leur supérieur enfoncer les feuilles du discours avec mépris dans sa poche, ils ne pouvaient plus que prier pour que la casse soit limitée. Ils connaissaient l’agitateur, commandant incapable de rejoindre les rangs de ceux qui s’expriment d’un ton lisse et sobre, opposé à ceux qui arrondissent les angles pour les besoins de satisfaire l’ordre public.

À l’instant même où son pied se posa sur l’estrade, le rythme des tambourins s’estompa, d’un coup sec. La bête politique, surnommée El Matador de manière caricaturale, commença par faire régner un silence de plomb, annihilant toute forme de bonheur sur des milliers de kilomètres à la ronde. La mort semblait régir à ses côtés, l’escortant solidairement, et répandant son angoissant spectre sur le champ éteint. Puis, se posant en libérateur de cette infernale absence de vie, comme s’il sauvait d’un précipice la multitude indistincte amassée face à lui, il salua la foule, hardiment, brandissant un bras hargneux dans le ciel chargé d’électricité. Alors, jetant son regard de rapace vers l’horizon, dépassant Lacustre et visant l’Élysée, il s’emporta.

— Lacustre, Lacustre. Nous y sommes ! Enfin ! Toi qui as connu le bleu pâle des royalistes avant de souffrir sous le rouge sang des communistes, maintenant tu t’apprêtes à épouser le gris triomphant du nationalisme ! Car oui, tous ici nous assumons, et même si l’on voudrait nous faire taire, alors que l’on m’impose aujourd’hui de modérer mes propos, nous ne pourrons plus jamais faire silence ! Ennemis de la facilité, levez-vous aujourd’hui ! Auriez-vous la lâcheté de ne point parler si un perfide assassin venait vous étouffer avec un coussin ? Non, vos cris répétés et perçants dépasseraient les fenêtres de votre maison pour faire fuir le meurtrier et alerter vos voisins ! Je le sais, j’en suis sûr ! J’ai vu aujourd’hui dans les rues de votre ville que des années de souffrance prennent fin ce soir, des décennies d’immobilisme s’arrêteront enfin cette année ! Vous êtes l’avenir, vous êtes la France, la vraie, la seule qui existe, et personne ne pourra vous résoudre au silence ou réduire votre potentiel ! J’ai des idées pour cette ville, des projets d’infrastructures d’ampleur, nous allons recréer le dynamisme économique de l’époque où la France était glorieuse !

Et ainsi de suite, devant un peuple captif de sa mise en scène, Robert Ravine déversait ensuite sa logorrhée raciste et nationaliste pendant de longues minutes. Ses grosses mains râpées dans son enfance paysanne, limées au cours d’une adolescence vagabonde, s’agitaient avec conviction dans le ciel de Lacustre. Le menton haut, le visage coriace, la nuque raide exhibant une éraflure mal cicatrisée, il ne conversait qu’avec lui-même devant cette abondance partisane. Oppressé par le souvenir d’une famille éraillée par la désindustrialisation, opprimé par un exode forcé et de multiples emplois frustes, revanchard et convoiteux, fin tacticien, politique dégourdi, Robert Ravine, le fils de fermier, conservait son objectif présidentiel en tête, auréolé de ce récent statut de sauveur du pays.

Irrémédiablement, après une vingtaine de minutes de charme intensif, alternant les références historiques avec les projections d’avenir, le nouveau prophète laissa enfin sa place au candidat désigné par le parti pour concourir au Lacustre, le morne Tom-Richard Dykennis. Robert Ravine quitta alors le podium comme il l’a rejoint, sous les ovations fanatiques. De fait, à la fin de ce rassemblement, ceux qui n’étaient venus que convaincus repartirent déterminés et les hésitants rentrèrent chez eux l’esprit encore plus troublé.

***

Après ce sketch burlesque devant la population lacustrienne regroupée devant lui, M. Ravine gagna sobrement les coulisses où il s’affaira pour expliquer ses cohérences budgétaires à une partie de l’élite intellectuelle de la région. Anecdote curieuse, mais révélatrice de ses prédispositions, le gourou politique se devinait plus à l’aise dans le stade rempli d’adeptes plutôt que dans ces tractations de couloirs avec le gotha de l’économie nationale. Malgré cela, El Matador savait qu’il demeurait nécessaire de se fondre dans les deux tableaux pour prendre en main sa destinée. Quelques aidants chevronnés, issus d’écoles prestigieuses où l’on enseigne ces accointances qui comptent, lui dirent vers qui se tourner, dans quelle direction tendre l’oreille ou comment prendre un air plus ou moins intéressé.

Et ce soir-là, à l’abri des regards indiscrets, écartés des caméras et de l’opinion publique, dans le ventre d’une soirée électorale endiablé comme il en effectuait depuis des années, le candidat Ravine rencontra l’entrepreneur Rocra. L’entente entre les deux hommes fut tout de suite de circonstance. La fusion opéra immédiatement. Tous les deux, issues d’origines modestes, véritables autodidactes dans leurs domaines, pareillement désireux de changer une société qu’ils considéraient comme obsolète, ils pactisèrent une union sacrée pour renverser un système jugé corrompu. Pour les deux sauvages, la méthode importerait peu, seul le résultat escompterait.

Dans la glaciale nuit de janvier, camouflés dans l’opacité d’un couloir sombre, El Matador et l’intraitable, désormais associés,discutaient déjà de leur vision de la société, ourdissant en leurs mains omnipotentes l’avenir de Lacustre.

5

Fables

Dès la sortie du cours sur le droit européen, Alicia rejoignit son groupe d’amis. Ce soir, comme tous les lundis désormais, le groupe allait voir le studieux Eustache afin de faire un point sur leurs dossiers de textes de loi. Mais avant cela, ils disposaient d’une après-midi de liberté. Pour combattre la sinistrose de ce mois de janvier aussi glacial que son frère décembre, Alicia, Alexandre et les autres décidèrent d’aller courir ensemble dans le parc municipal. L’idée étant plus de combattre l’immobilisme que de brûler des calories.

Ainsi vers 15 h, l’équipe se retrouva au milieu d’une grande allée de hêtres dégarnis. Les tenues n’étaient pas professionnelles, car aucun des étudiants à cette époque ne pouvait se permettre de dépenser son maigre pécule mensuel en revêtements sportifs. Alicia rassembla laborieusement une paire de chaussures adaptée à l’effort. Elle avait recouvert d’un pull de camping sa peau brunie par le soleil de l’Ohio. Ses compagnons d’armes ne se trouvaient pas mieux lotis. Ils semblaient tous avoir bricolé un déguisement de circonstance.

Seul le princier Alexandre ne négligea aucun détail. Il ne pouvait pas considérer qu’une activité en extérieur pourrait le recevoir dans un accoutrement fait sommairement. Sur ses cheveux mi-longs trônait un bandeau de marque assorti au reste de ses vêtements, qui maintenait sa belle mèche travaillée sur un côté. Les bandes blanches le long de ses manches se prolongeaient parfaitement sur les lignes de son pantalon, relevant davantage son allure élancée. Même la couleur de ses chaussettes s’accordait avec ses chaussures de sport dernier cri. Enfin, pour couronner cette allure royale, de petits brassards fluorescents entouraient ses poignets. Ces ornements lui permettaient de donner des instructions d’un simple mouvement de main, avec majesté.

— Nous allons passer par l’aire de jeu pour enfants, et nous y ferons trois fois le tour. Ceux qui seront épuisés pourront s’arrêter là, et les autres me suivront pour la grande boucle.