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"Camerata – Tome I" est un voyage au cœur de l’Andalousie du XIX siècle, où un jeune héritier se prépare à succéder à l’entreprise familiale. Au fil des pages, vous découvrirez une région aux paysages majestueux, où se mêlent traditions séculaires et chaleur humaine. Dans cette terre nourrie par des liens familiaux profonds et les premières étincelles de l’amour, chaque instant semble chargé de promesses. Pourtant, l’ombre d’une guerre imminente s’invite, menaçant de briser cette harmonie et bouleversant les destins, mais aussi donnant naissance à des espoirs insoupçonnés. Un récit intime qui séduira les passionnés de romans historiques pleins d’âme et d’émotions.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Mathieu Muñoz propose une littérature immersive qui entraîne le lecteur dans un tourbillon sensoriel et émotionnel. À travers ses mots, il anime des mondes vibrants, tissés de profondeur et de richesse, qui captivent l’imagination et laissent une empreinte indélébile.
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Seitenzahl: 393
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Mathieu Muñoz
Camerata
Tome I
Maria, le destin d’une mère
Roman
© Lys Bleu Éditions – Mathieu Muñoz
ISBN : 979-10-422-6723-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon père.
Je me souviens encore du parfum de la terre, de la poussière qui vole à la brise du matin. Je me souviens de l’odeur des amandiers, du craquement de leurs coques à la chaleur de l’été. Je me souviens aussi des rires de ma mère, des colères douces de mon père, des heures passées à jouer avec mes frères et le bonheur de serrer contre moi le cœur de ma petite sœur.
Nieto mío1, mon enfant, que l’amour te garde !
J’ai vécu, et j’ai bien vécu. Bien sûr tout n’a pas toujours été comme je l’aurai souhaité. Bien sûr j’ai connu des doutes, des peines et des douleurs qui m’ont coûté cher. Mais j’ai appris, j’ai beaucoup appris. Tu apprendras, comme moi, à tous les âges de la vie.
Les forces me manquent aujourd’hui et je sens bien que je n’ai plus l’ardeur des premiers jours, mais tu es si jeune, si petit, si fragile… La vie n’a pas été tendre avec moi ; je dois avouer que je n’ai pas été tendre avec elle non plus !
Je me souviens de tout, tellement de détails, des grandes aventures et des petits moments ; aucun n’est insignifiant, tu devras apprendre à profiter de chaque jour.
Si c’était à refaire, je recommencerais ; peut-être que je changerai l’histoire aux entournures, mais, c’est sûr, je recommencerai !
Je vois dans tes yeux, la même flamme, la même ardeur, qu’est-ce que je l’ai aimé ! Elle était belle, ma mère, forte, résistante, rayonnante… Elle a toujours été là pour moi, elle m’a tout donné, tout appris et elle a tant sacrifié pour que ton regard croise le mien, ici et maintenant !
Mon petit, tu ne comprends certainement pas encore ce que je te raconte, peut-être que ta vie sera totalement différente de la mienne, mais c’est mon rôle de te le dire, ta vie ne sera jamais un chemin facile, ce n’est pas fait pour des gens comme nous. Nous, nous sommes issus de la terre, du travail et de la sueur : rien ne se passera comme tu l’aurais imaginé, rien ne se réalisera comme tu l’aurais vraiment souhaité, rien ne sera vraiment semblable à tes rêves, mais ce qui est sûr, c’est que tu devras apprendre à profiter de chaque instant !
La vie est belle et elle mérite d’être vécue. Profite de ta vie !
De la première fois, à la seconde et jusqu’à la dernière, chaque expérience, belle ou moins belle, a fait de moi celui que je suis devenu.
Je viens d’un pays où tout est différent et pourtant tout est tellement pareil qu’ici…
Midi sonne au clocher de l’église. Le soleil est brûlant. L’air est sec, étouffant, pas un brin d’air. En ce quinzième jour d’août 1897, l’Andalousie est accablée par le soleil, pas un nuage à l’horizon, sauf peut-être quelques minuscules bourgeonnements qui accrochent, au loin, le sommet dégarni de la Maroma.
Au village, les maisons basses à larges fenêtres grillagées semblent comme écrasées par la chaleur, heureusement, les ruelles, tortueuses, offrent çà et là des coins d’ombres éparses offrant des pauses intermittentes où la chaleur est à peine plus supportable. Les murs, couverts de chaux vive, immaculés, renvoient la lumière éclatante du soleil et tranchent avec la terre battue. Toutes les ruelles ne sont pas pavées. C’est ce labyrinthe d’ombre et de lumière que le jeune José-Maria tente de traverser, à pas feutrés.
À cette heure, les familles s’affairent au repas dominical, mieux vaut être discret pour ne pas se faire repérer. Dans cette atmosphère lourde, presque étouffante, le moindre frottement accentue le bruit des sandales sur la chaussée. La sécheresse, les ruelles vides, la pâleur ambiante typique des villages blancs de cette partie de l’Andalousie, le silence assourdissant nimbé de soleil… Le fugueur va devoir jouer d’ingéniosité pour rejoindre Tonio, son meilleur ami, au bord du Rio Paomé.
Il y a une heure encore, les ruelles grouillaient de monde. Il faut dire que cette année, la fête de l’Assomption de la Vierge Marie tombe un dimanche, une occasion inespérée pour les mères de famille d’attirer leurs époux à l’église, d’ordinaire les días festivos2 sont rares… La messe hebdomadaire est d’autant plus incontournable qu’elle coïncide avec le 15 août ! Une cérémonie plus longue que les autres dimanches, à laquelle il est très difficile de se soustraire, un événement à ne pas manquer pour les sujets de la très catholique Espagne.
Ainsi, le jeune Muñoz est obligé d’attendre la fin de la cérémonie. Agité, impatient, il trépigne ostensiblement de pouvoir enfin sortir. Il n’est pas spécialement passionné par la messe dominicale, ou par les choses en lien avec la religion en général. Certes, il a fait ses communions, il écoute les prêches du Padre3, et ça lui suffit bien. En cela, il ressemble bien plus à son père, qu’à sa mère très respectueuse des traditions et de l’église.
Il souffle, se gratte les genoux. Maria, sa mère, lui pose affectueusement la main sur l’épaule pour calmer ses ardeurs. Il ne manquerait pour rien au monde son rendez-vous avec Tonio.
Le dimanche après-midi, c’est le meilleur moment de la semaine. Antonio et José-Maria profitent de la torpeur dominicale pour s’évader dans la campagne. En fond de vallée, certains ruisseaux ne sont pas encore totalement asséchés. Le Rio Paomé est de cela, il abonde encore en eau claire, on peut s’y baigner et se rafraîchir quelques instants.
La semaine dernière, alors qu’ils se promenaient en bord de rivière, nos deux compères avaient été surpris par des cris joyeux s’échappant derrière un rocher. Ils avaient trouvé là un groupe de jeunes filles venues se rafraîchir. Restés à bonne distance, ils avaient pris le temps d’observer paisiblement, ne perdant pas une goutte du spectacle qui s’offrait à eux et n’oubliant pas non plus de remarquer une ou deux perles rares parmi les beautés dénudées.
Si l’occasion se présente à nouveau ce dimanche, José-Maria se jure de vaincre sa timidité naturelle pour aborder, discrètement, la plus jeune d’entre elles…
Pour l’heure, il s’agit de s’échapper de la Encarnación4, l’église du village, et des obligations du dimanche : dire bonjour à toutes les mères et leurs filles, feindre de s’intéresser aux jeux des plus jeunes, écouter palabrer les anciens attablés au bistrot de la place, regarder les jeunes filles déambuler dans leurs plus beaux atours, à part cela, rien de bien passionnant. Ce n’est pas tous les jours qu’il peut s’échapper de la vie de la ferme. Ce dimanche, c’est repos à la finca familiale, une petite ferme héritée de plusieurs générations.
À dix-neuf ans, José-Maria sort timidement de son adolescence. Grand garçon de près d’un mètre quatre-vingt-cinq, fin et musclé, il tient de sa mère un port de tête distingué et de son père une peau pâle qui dénote de ses camarades du même âge, à la peau marquée par le soleil. Blond comme les blés, des yeux bleus perçants qui lui permettent de le distinguer de ses camarades. Il se dégage de ce grand garçon une impression de froideur, sa timidité est prégnante. Ses yeux métalliques sont teintés d’une profondeur rare, ils lui confèrent une autorité naturelle. Il se dégage de ce jeune homme une curieuse impression de maturité, le tout mêlé d’une pointe de fermeté. Une belle gueule, diront certains ! Plutôt solitaire, il n’a pas vraiment d’amis, excepté Antonio, que tout le monde appelle Tonio, son frère de cœur, son alter ego. Pour son cercle restreint, il offre un tout autre visage : intrépide, débordant d’énergie et particulièrement dynamique. José-Maria Muñoz n’est clairement pas avare de bonnes blagues et de coups en douce. Sa victime favorite ? La NonaGabriela. Âgée de bientôt quatre-vingts ans, la vieille dame, voisine de ses parents, est d’une gentillesse rare… Cela fait bien longtemps qu’elle n’espère plus cueillir de nèfles dans son verger tant son jeune voisin aime les lui chaparder ! Femme seule, veuve depuis bien longtemps, Gabriela n’a jamais eu d’enfant, elle ne vit que pour ses jeunes voisins et sa tendre Maria, dont elle fut la nourrice. Gabriela c’est la grand-mère qu’ils n’ont jamais connue.
Aîné d’une fratrie de quatre enfants, José-Maria est un bon garçon. Dévoué à ses parents, il aide son père à la ferme, chaque jour, et se lève dès l’aube pour s’occuper de son troupeau de trente chèvres, ensuite il le rejoint au champ pour travailler la vigne et de temps en temps s’occupe de la coupe du bois pour soulager sa mère.
En ce dimanche midi, toutes les familles sont occupées dans les cuisines. La sortie de la messe a été expédiée plus rapidement que d’habitude, même les hommes ne se sont pas attardés chez Frasquito pour boire les traditionnels verres de moscatel ou de carthagène, pour les plus anciens.
Après quelques salutations d’usage, furtivement, le jeune homme esquive la foule, se faufile dans les ruelles en pente, dépasse la fontaine de la mairie, passe la petite place et son bistrot attenant, le monument dédié à la Vierge Marie, plus que quelques mètres et il atteindra le chemin de la Cuesta qui descend en pente raide jusqu’au fond de la vallée et rejoindra ensuite les gorges du Paomé. Petit village accroché à flanc de coteau, Cútar est situé à moins de trois heures de marche de la mer. Si la distance n’est pas importante, l’escarpement continue jusqu’au front de mer, ralentit terriblement le parcours et fait de la région une zone particulièrement reculée.
Les deux jeunes hommes prennent d’emblée la direction des gorges du Paomé, tournent à gauche au bout du vertigineux chemin de la Cuesta. Déjà Cútar disparaît dans leur dos et autour d’eux rien que de la terre et de la poussière.
Il n’a pas plu depuis plusieurs semaines, quelques agaves épars, des figuiers de barbarie et, plus loin, des amandiers à perte de vue entrecoupés de quelques plants de vigne. Normalement la vigne est plantée plus haut, sur les pentes, à mi-hauteur et dans lesbarrancos, les ravins. Aux pieds du village, les amandiers se mêlent aux eucalyptus donnant un air sec et doucement parfumé, notamment dans les fonds de vallées, où le vent est moins fort.
En bas du chemin, le Rio de Paomé avance péniblement, ce n’est alors plus qu’un ruisseau accablé par la chaleur. Plus loin, il ira se jeter dans le Benamargosa, un petit fleuve de fond de vallée, puis dans la mer Méditerranée, à Velez-Málaga.
Tonio aime bien avoir le dernier mot, sacré carafon celui-là ! Même s’il n’est pas « passé par là » en venant de Comarés, où il habite, seul avec sa grand-mère, depuis la mort de ses parents et ses sœurs, en 1885, il a simplement entendu un vieux pêcheur en parler ce matin à la ville. Les gorges, c’est le passage obligé pour les habitants des hameaux qui vont au village. En bas, en général, ce sont les plus pauvres, les ouvriers étrangers, les saisonniers, des Marocains aussi parfois, tous ceux qui n’ont pas même de quoi louer la moindre cabane digne de ce nom. Mais dans la région, aux pieds du Tejeda, ça peut faire du monde toute cette foule, surtout après la grande catastrophe, il y a douze ans maintenant.
En bras de chemise, la tunique blanche déboutonnée sur le torse, leurs pantalons beiges retroussés aux genoux, sandales aux pieds, les cheveux en bataille, les garçons ont l’air de deux pêcheurs en goguette à la recherche de leur bon coin du jour. Ils ont tout de même fière allure ! Ne manque, à ces deux-là, qu’une canne et un chapeau de paille…
Au bout de longues minutes de marche, ils aperçoivent au loin l’entrée des gorges et bientôt les grondements du Paomé. Sur le chemin, en passant une dernière boucle à droite, les garçons croisent une carriole déglinguée qui file à vive allure. Les ânes sont affolés, ils bavent à n’en plus pouvoir, un tout jeune garçon tient de pauvres cordes effilochées lui servant de rênes. Il semble n’être ni très âgé, ni très à son aise sur la planche qui lui sert d’assise. À l’arrière, ils aperçoivent le maigre chargement, dans une caisse de palmes tressées : du pain, des figues et une jarre mal fermée : de l’eau, certainement pas du vin. Les traits émaciés et la couleur de peau du jeune garçon laissent à penser qu’il doit faire partie des Marocains installés au pied de la Cuesta, dans les vieilles baraques, celles qui semblent aussi déglinguées que la carriole. Des travailleurs saisonniers venus pour travailler la vigne vivent là.
Les garçons franchissent enfin les premières pierres du vieux pont romain, une construction vieille de plusieurs siècles dit-on. Le fond de l’air change. Le lieu baigne d’une atmosphère différente, les couleurs ne sont pas tout à fait les mêmes. La terre devient presque rougeâtre, les roches immaculées contrastent avec le sol, pourtant en pleine chaleur elles luisent d’une étrange clarté. La végétation est plus haute, tout est un peu plus verdoyant. Les branchages semblent un peu plus denses, des fleurs de cannas jaunes et orangées ont trouvé refuge sous la pénombre des eucalyptus. Un vieux chêne centenaire, quelque peu dégarni, marque l’entrée des gorges par un passage étroit d’à peine quelques mètres de large. Deux personnes en se tenant la main pourraient toucher les parois de part et d’autre. Une légère bise s’échappe d’entre les rocs blancs, un grondement sourd et continu sert de toile de fond.
José-Maria ne s’inquiète pas tant de savoir s’il y aura de l’eau pour eux, mais surtout de se dire que, s’il n’y a pas assez d’eau pour se rafraîchir, il n’y aura pas de fille… Pas de fille, pas de rencontre et pas de premier pas !
Effectivement le ru coule encore en abondance à cet endroit, l’air est plus frais, l’ombre portée des rochers protège de la chaleur accablante de l’été. Plus ils avancent dans l’antre, plus le soleil disparaît, le grondement s’accentue. À certains endroits, entre les arbres et les plantes basses, ils distinguent des bassins successifs comme un chapelet de billes d’eau, les uns après les autres. Puis, l’espace s’élargit, les parois s’écartent d’un seul coup pour laisser place à un étrange spectacle : des arbres, sans feuilles sur leur partie basse, couverts d’une mousse étrange, filandreuse, on dirait des longs cheveux verts déposés là sur les branches. Le grondement devient assourdissant à cet endroit. L’espace circulaire amplifie le bouillonnement. Le son est grave, on croirait les gros tambours d’un défilé militaire.
José-Maria n’aime pas ce passage, il accélère le pas. Les anciens l’appellent selva de fantasmas, le bois des fantômes. Il y a des tas d’histoires de personnes qui sont passées par ici, mais n’en sont jamais ressorties. Des histoires pour effrayer les enfants et les éloigner des lieux, pense-t-il, l’endroit aurait même été un repaire de bandits. Il faut dire qu’entre l’humidité ambiante, la végétation abondante, les arbres, gris, déformés et démesurément étirés pour capter le soleil et les anfractuosités dans la roche, il y a de quoi se cacher… Et se perdre ! La traversée est toujours pesante pour notre jeune agriculteur. Les légendes de Mama Gabriela ont la vie dure, même pour un grand gaillard comme lui.
L’enclave des fantômes passée, ils empruntent un tronçon étroit qui descend sur une trentaine de mètres et arrive au bord d’une large étendue d’eau, paisible, d’une couleur douce, un vert céladon, l’eau y est limpide et fraîche : au fond, une haute et superbe chute d’eau. Celle-ci, en se fracassant de toute sa hauteur sur le petit lac, engendre un bruit de tonnerre, le grondement est ici largement amplifié par les falaises alentour, mais aussi bizarre que cela puisse paraître, les deux ouvriers n’y prêtent plus attention. Ils sont captivés par le calme des lieux. La lumière baigne l’espace d’une douceur enveloppante. Les reflets des eaux se fondent sur les strates de roches sédimentées et viennent animer les épontes millénaires. José-Maria prend, à chaque fois qu’il vient là, le temps d’observer le lieu, c’est tellement inattendu et apaisant.
En un quart de seconde, Antonio vient déchirer le tableau ! Perdu dans ses pensées, il n’a pas vu son ami se déshabiller et monter sur l’énorme rocher à sa droite ; il saute de tout son poids dans l’eau glaciale. Plus un plat qu’un plongeon artistique, le bruit recouvre quand même, l’espace de quelques secondes, le fracas de la cascade.
Tonio n’a pas le temps de finir sa phrase que José-Maria se désape et le rejoint illico, mais sans passer par la case plongeon. Il choisit une entrée plus délicate, et moins bruyante, par la plage.
Pas de fausse pudeur entre eux, ils se connaissent depuis plus de dix ans. Tonio, de trois ans son aîné, a longuement aidé le père de son ami, José, à la Pineda, la finca Muñoz, quand José-Maria était encore dans les jupons de sa mère. Entretemps, l’instruction scolaire est devenue obligatoire jusqu’à neuf ans, impossible de s’y soustraire, même pour les fils de cultivateurs. Le jeune Gutierrez a vite été adopté par la famille de son ami, presque son petit frère tellement ils se connaissent. La grand-mère du plus grand est amie avec Mama Gabriela, ce sont elles qui ont aidé au rapprochement, l’un trouvait une famille, l’autre un guide dans ses jeunes années. Et puis, pour Maria, avoir une bouche de plus à nourrir, de temps en temps, ce n’était pas un problème, au contraire, une belle occasion de partager le repas.
Pas de secret, pas de fausses histoires, ces deux-là se connaissent bien et s’aiment comme deux frères. Si Tonio a le charme andalou du brun ténébreux, il n’a pas le physique athlétique de son ami ni ses capacités intellectuelles innées. Espiègle, dragueur et un poil baratineur, il sait obtenir ce qu’il souhaite de ses interlocuteurs et interlocutrices. Il prétend avoir déjà plusieurs conquêtes à son actif, mais personne ne l’a déjà vraiment vu avec une fille, toutefois pas une fille qu’il épouserait…
Le temps passe, les deux garçons s’amusent comme des adolescents. Ils s’arrosent, sautent du haut des rochers, se douchent sous la cascade, s’entraînent à la traversée, nagent à travers ses eaux limpides… De vrais gamins ! Ils profitent de cette pause bienvenue pendant l’été. Ils arrivent même à flotter tous les deux sur le dos. Profiter. Demain, retour aux chèvres pour l’un et direction les vignes pour l’autre, il faudra préparer les vendanges annuelles, début septembre, avant de prendre la route de Tejeda et la forêt de pins dans les montagnes.
La fougue passée, emportés par la torpeur ambiante, José-Maria et Tonio se laissent aller à un moment de calme. Allongés sur le dos, en silence, le nez vers le ciel, ils s’abandonnent quelques minutes, ils ne distinguent pas beaucoup de bleu, entre branchages et aplombs rocheux, mais qu’importe, un autre moment de grâce et de calme loin de l’agitation des anciens. Soudain, un bruit de gravillons, une volée d’oiseaux. Les garçons se regardent mi-interloqués, mi-intéressés. Seraient-ce les filles tant attendues ? Pourtant, pas de rire, pas d’éclat de voix.
Les filles, ça piaille tout le temps, pense Tonio à haute voix.
Devant eux, de l’autre côté de l’étang, un chacal assoiffé apparaît, une belle bête avec ses deux petits.
L’animal a une tête pointue, triangulaire, le corps allongé, affûté, taillé pour la chasse et un magnifique pelage brun et doré.
La petite meute ne prête pas attention aux deux humains allongés de l’autre côté de l’étang, bien trop occupée à se désaltérer et vite retourner se cacher. Une belle scène que José-Maria se gardera bien de raconter à sa mère, par peur, elle l’interdirait de revenir…
Les garçons restent pantois. Ils auraient pu y laisser leur peau. Si la femelle n’avait pas eu à s’occuper de ses petits avec autant de précautions, elle aurait tout à fait pu bondir et… déjà la bête s’en va et laisse le plan d’eau à ses ondulations, les garçons retournent à leurs rêveries. Le temps s’écoule paisiblement au bord de l’étang du Paomé.
Tonio est allongé sur un rocher, presque à plat, il somnole un peu. Sur son promontoire, baigné par un trait de lumière, à plat ventre, il expose la cambrure de ses reins aux rayons ardents qui percent la gorge. Ses courbes courtes et sculptées s’offrent au soleil de ce début d’après-midi. La peau brunie par des heures de travail quotidien, il est alangui, on dirait un lion au repos après une longue course. Une jambe glisse nonchalamment le long du roc, les orteils effleurent l’eau du Rio. Il finit même par s’endormir. De son côté, José-Maria, les yeux clos, profite du calme ambiant, le corps à demi-plongé entre deux cailloux proéminents. Il profite du doux feuillage des eucalyptus pour ne pas trop exposer sa peau claire au soleil.
On dit parfois que l’on peut sentir le regard d’une autre personne. On appelle cela le sixième sens qui nous indiquerait instinctivement quand nous sommes observés, épiés, quand quelqu’un tapi dans l’ombre décortique nos faits et gestes. Un trio de jeunes villageoises s’adonne justement à cet exercice excitant : voir sans être vu… Exercice réussi avec brio ! Les nageurs n’ont rien vu, rien entendu, aucun sixième sens en alerte. Par un jeu de coup de coudes, de clins d’œil et de sourires mesurés, les filles s’amusent pleinement de la situation. Le fessier de Tonio remporte haut la main les approbations de l’assistance. Le visage de José-Maria attire et intrigue. Qui sont ces deux jeunes éphèbes déposés là au doux soleil des Gorges ? Ce dernier, sans doute alerté par les restes de son sixième sens, entrouvre un œil, puis deux. Il aperçoit son ami larver sur son caillou, se relève avec difficulté de son trône de calcaire, et s’étire.
Des gloussements se répandent parmi les jeunes filles, profitant du spectacle d’un bel homme totalement nu… Et parfaitement inconscient des spectatrices du jour.
Tel est pris qui croyait prendre ! Le réveil est brutal. José-Maria comprend très vite ce qu’il se passe, se rassoit dans l’eau illico, impossible de se rhabiller, les vêtements sont trop loin.
Il alerte Tonio en portant ses doigts à la bouche, un sifflement déchire le silence :
La plus âgée des trois s’avance, une assez jolie jeune fille, petite de taille, de très longs cheveux bruns et des yeux vert très clair. Elle est à quelques mètres à peine de José-Maria, son pied touche presque le tas de vêtements.
Conchita est choquée par la proposition du beau brun. Mais surtout, elle est abasourdie de le voir entièrement dénudé devant elle, et lui tenant tête en plus ! Elle pensait avoir l’ascendant. Elle reste plantée là, ses yeux dans les perles noires de Tonio. Ils se défient mutuellement, bras croisés.
Les deux autres, voyant que leur grande sœur, habituée des coups d’éclat, se retrouve une nouvelle fois dans une bien étrange situation, décident de sortir de leur cachette elles aussi. Ce sont les mêmes jeunes filles que la semaine dernière, José-Maria en est sûr ! Il n’a jamais été aussi gêné. À dix-neuf ans, il n’a jamais vraiment abordé une fille, certainement pas d’aussi près, encore moins dans un tel accoutrement.
De leur côté, les deux têtes de mules se font toujours face.
Pilar, la plus jeune des trois, n’entend pas vraiment ce que raconte sa bavarde de grande sœur… Elle est plongée dans le regard intrigant de ce grand blond rouge de honte. Elle est tout aussi intriguée par cet Adam sorti des eaux. Elle le dévore littéralement du regard. Le temps est suspendu. Elle ne sait pas que la semaine passée, il l’avait lui aussi observé prendre son bain, en tenue d’Ève.
Pilar a déjà tout enlevé sauf une courte tunique, elle dépose ses sandales. Elle avance dans l’étang et a de l’eau jusqu’à la taille. Elle s’est dévêtue d’instinct, sans décrocher son regard, mais en minaudant un peu au moment d’entrer dans l’eau. La fine tunique de lin blanc lui colle à peau et dessine ses formes exquises. Il y a beaucoup de grâce dans son léger mouvement d’épaule, un frisson parcourt son corps. Fébrile, José-Maria n’en perd pas une miette. Il retrouve ses sensations de dimanche dernier. Tétanisé, attiré, perdu, il ne sait que faire ni quoi dire.
Conchita abandonne le défi, rejoint ses sœurs au bain et laisse ce pauvre Tonio pantois. D’habitude les filles sont plutôt obéissantes et dociles avec lui. Ce coup-ci, il faut dire qu’il est tombé sur un sacré numéro ! Il ne quitte pas la belle Conchita des yeux. D’où peuvent-elles bien sortir ? Reprenant ses esprits, il reprend l’initiative et intervient :
Après un bref moment, Conchita, Emilia et Tonio engagent la discussion et se découvrent des points communs. L’oncle des filles Sampayo est le boulanger de Comarés, un brave homme que connaît un peu Antonio, mais surtout une bonne relation de Mama Gutierrez, il était en confiance.
De leur côté, Pilar et José-Maria se sourient, se regardent. Ils se tournent autour, sans se parler, mais ne se lâchent pas du regard. Ils sont un peu gauches, difficile pour le jeune homme de ne pas se noyer dans ces grands yeux noirs et profonds. Il ne veut pas se relever, habitué aux coups d’éclat, il est comme tétanisé et, pour la première fois, sa nudité le gêne.
Soudain son pied glisse, il se rattrape tant bien que mal sur les rochers et ne manque pas d’éclabousser la cadette… Un éclat de rire tonne. Pilar rit à gorge déployée. Un rire communicatif puisque se rendant compte du ridicule de la situation, il la rejoint dans un fou rire général de sa voix puissante et grave. La glace est brisée, la tension s’est envolée.
José-Maria est captivé par cette belle adolescente. Ému par la douceur de ses traits, il a bien du mal à faire des phrases complètes. Le badinage n’est pas une habitude pour lui, il ne sait pas comment gérer la situation. Il se laisse aller à l’instant présent. Puis, peu à peu se sent de mieux en mieux. L’instant devient très agréable, il se laisse porter par les paroles de cette jeune fille. Sa peau légèrement brunie par le soleil se reflète dans l’eau douce. Alanguis à la surface de l’eau, des rayons de soleil éclairent son visage et illuminent son regard d’un vert tendre à un parfum rafraîchissant, comme la menthe sauvage qui borde l’étendue d’eau fraîche. Elle est belle. Ils se découvrent, s’apprivoisent…
L’après-midi s’envole comme un souffle à travers la jeunesse des cinq adolescents. Puis, le soleil passe derrière les rochers, la lumière baisse brusquement, les heures se sont écoulées sans qu’aucun des protagonistes ne s’en soit vraiment rendu compte…
Pilar sort malgré elle de son doux rêve. Lui si beau, si rassurant, si calme. Elle ne veut pas que cela se termine ainsi. Elle sent que quelque chose de nouveau et d’agréable venait de se passer. Ressent-il seulement la même chose qu’elle ? Partage-t-il cette douce et tendre sensation de bien-être ?
On lit la déception dans les yeux de la jeune fille. Même si elle avait bien vu le soleil se cacher, la lumière baisser, ses sœurs sortir de l’eau, Tonio se revêtir… Non, il ne peut pourtant pas être si tard.
Pilar sent le malaise du garçon et préfère rester positive, elle souhaite elle aussi que cet après-midi dure encore un peu : « alors nous nous reverrons certainement… »
Un regard langoureux et un battement de cils le font tressaillir. C’est la première fois qu’il éprouve une si profonde sensation de bien-être.
Qu’elle est belle ! pense-t-il en la regardant revêtir le reste de ses vêtements. Son corps encore mouillé attire le drapé blanc comme un aimant et dessine ses formes délicieuses. Dès lors, une puissante vague prend possession de ses sens en alerte, il n’est plus que désir. Aussitôt, il comprend qu’il lui faut regarder ailleurs, résister à cette fougue irrépressible qui l’envahit. Il ressent comme une envie de la prendre dans ses bras, de la toucher, de la sentir contre lui, de la posséder. Des sentiments nouveaux, grisants, intenses et déstabilisants. Il est troublé, une vague vient de l’engloutir, pour la première fois, il est amoureux.
À l’écart des trois autres, les deux jeunes gens papillonnent encore quelques secondes :
Il a répondu sans réfléchir, tout en sachant au fond de lui qu’il ferait son possible pour être là.
Tous se saluent longuement, on sent qu’un lien sincère s’est tissé au sein de ce petit groupe. Tonio et Pépico rentrent en direction de Cútar, le cœur léger. Après un tel après-midi, les fantasmas ne sont plus tellement effrayants. Ils marchent lentement, comme pour profiter de chaque seconde. Le chemin du retour leur semble une éternité. De leur côté, les trois sœurs prennent le chemin inverse vers Comarés. Elles ont chacune conscience qu’un ange vient de se pencher sur leur destin… Emilia et Conchita regardent leur petite sœur d’un œil interrogatif. Pilar a grandi, belle, fraîche, souriante. Elle rayonne.
Le retour se fait en silence pour les deux groupes, tous sont perdus dans leurs pensées.
Dans la famille Muñoz, on célèbre les fêtes religieuses avec une certaine retenue, tout du moins chez les hommes, pas tout à fait de la même manière que les autres foyers, à part peut-être les fêtes de Noël et de Pâques. Il y a bien la messe dominicale, le rendez-vous que Maria ne manquerait pour rien au monde. Dans sa lignée, la religion a toujours joué un rôle central.
À la sortie de l’église de la Encarnación, tous les dimanches, les mêmes scènes immuables : des discussions interminables. Les hommes reviennent sur le sermon du Padre, parlent de la terre, des récoltes, de la sécheresse qui s’installe. D’autres essaient, sans y paraître, de grappiller des bribes d’informations sur la récolte du voisin… Les femmes, quant à elles, prennent des nouvelles des voisins, de la famille, parlent de leurs enfants, petits-enfants, de la terre, d’ici et d’ailleurs, de tout et de rien. Maria excelle à ce jeu-là. Elle écoute, passe de groupe en groupe, distille sourires, bons mots et minauderies. José se tient toujours à distance. Il observe ce curieux manège, son épouse : belle comme le jour, chevelure de jais ramassée en un chignon impeccable, de grands yeux marron, sombres, en amande, un nez fin, une agilité de gazelle, légère comme un brin d’herbe, distinguée, d’une grâce sans pareil et au port princier. Maria fait sa cueillette des informations, ça l’amuse beaucoup. À trente-six ans, elle est incontestablement la plus belle femme de Cútar et de toute la vallée, et elle le sait. Lui, de taille moyenne, gaillard charpenté, mais sans excès, est considéré de très loin comme le meilleur vigneron de toute la province.
José, qu’on appelle aussi el Rojo, le Rouge, à cause du roux de ses cheveux et de sa barbe, n’a jamais vraiment été versé ni par la chose religieuse ni par les grandes amitiés. Plutôt casanier, il compte sur les doigts d’une main ses amis proches. Sa famille, c’est son univers, il donnerait tout pour sa femme Maria et ses quatre enfants, José-Maria, Andres, Sebastián et Maria-Antonia. À force de courage et d’abnégation, il a su construire un clan solide, et soudé : son refuge, son abri.
Plutôt réservé, voire timide, il est considéré très jeune comme un ouvrier consciencieux, méthodique et organisé. La vigne c’est son activité principale, il y passerait des heures. L’entretien de la bergerie et la coupe du bois ne le passionnent pas plus que ça, mais docile et obéissant, il s’astreint à ses tâches quotidiennes sans rechigner. Sa maîtrise des gestes, simples et précis, fait de lui un élément sûr, reconnu pour la qualité de son travail. Il parle peu et fait ce qu’on lui demande sans béquiller à la tâche. José est un faiseur, ouvrier dès son plus jeune âge pour le compte de la famille Ruiz, comme son père avant lui. Fils désiré, survivant unique et préservé de maladies infantiles, il a bénéficié d’une attention particulière de ses deux parents. Leur amour et celui de ses tantes sont venus conforter un caractère déjà doux et docile dès l’enfance. Même s’il ne fait pas partie de la frange la plus pauvre de la paysannerie, José a vite pris conscience de sa condition précaire et il a appris à se contenter de l’essentiel pour vivre. Un poil bourru, il est ce qu’on pourrait appeler un gentil, un vrai gentil.
José a passé toute son enfance dans les vignobles Ruiz. Son père, Andres, et son grand-père avant lui avaient la charge de l’entretien de toutes les parcelles de vignes, de la pousse des premiers pieds, en passant par le bouturage, les premiers grains, la véraison, du mûrissement jusqu’aux vendanges. Une véritable passion que Andres exerça jusqu’à sa retraite. José a travaillé de nombreuses années aux côtés de son père, des moments de partage, d’effort et de transmission qui l’auront marqué dans ses jeunes années. Ensemble, ils ont aussi connu des années terribles, les épidémies de choléra qui ont causé de nombreuses morts au sein des maisons cutareñas11. Puis, il a fallu lutter ardemment contre le phylloxéra qui ravagea la quasi-totalité du vignoble européen et particulièrement le vignoble andalou. Mais aussi, Noël 1884, toute la province de l’Axarquía12 connut un événement effroyable qui bouleversa tout l’écosystème : el Grán terremoto13. Le tremblement de terre du 25 décembre 1884 foula aux pieds les maigres efforts de redressement de l’Andalousie orientale. Extrêmement localisées, visant quasi uniquement les régions pauvres et montagneuses de la Sierra Nevada, les secousses vinrent pointer du doigt la faiblesse des constructions, souvent sans réelles fondations, faites de torchis, de boue, de bois et de paille. Maisons, églises, granges, beaucoup de constructions furent éventrées, effondrées, détruites. Des familles entières furent jetées à la rue dans la froidure de l’hiver, abattues, ruinées, accablées de si peu de fortune, plus pauvres que jamais… Reconstruire, tout recommencer, pour vivre dans les mêmes conditions ? Ils furent nombreux à s’interroger, par désespoir, par peur de la maladie, par lassitude, rester et survivre tant mal que bien, ou partir.
Partir ? Oui, mais où ? Ici, la terre ne se laisse pas cultiver aussi bien qu’ailleurs, le bois ne pousse pas aussi vite qu’ailleurs, les maisons ne tiennent pas aussi bien qu’ailleurs… si la vie est moins facile ici qu’ailleurs, alors pourquoi ne pas aller vers cet ailleurs, nous aussi ?
Nombre d’entre eux moururent de froid, de faim ou de maladie des suites du terremoto. Ainsi, beaucoup prirent la décision de partir, ailleurs en Espagne, là où il y avait du travail, notamment dans la région de Carthagène, célèbre dans toute l’Espagne pour ses mines de plomb, certains prirent la décision de quitter les montagnes vers les grandes fermes de la plaine du Guadalquivir, d’autres encore allèrent trouver du travail à la ville, Almería, Málaga, ou Madrid. En l’espace de quelques mois, la population du village fut divisée par quatre, passant de huit cents à deux cent trente habitants. Ne restèrent plus que les vieux, le curé, une partie du conseil municipal, quelques ouvriers parmi les plus pauvres et finalement ceux dont la maison resta debout… La maison du jeune couple Muñoz-Ruiz était de celles-là. Certains firent le choix de la ville, Málaga n’était qu’à quelques heures à dos d’ânes, un jour de marche tout au plus. La ville ne fut que très partiellement touchée par le tremblement de terre, et les nouvelles usines avaient besoin de main-d’œuvre en grand nombre, notamment les chantiers navals. Ville de garnison et de pêcheurs, Málaga grossissait à vue d’œil, bientôt quatre-vingt mille habitants, des immeubles de plusieurs étages qui avaient résisté aux secousses, des grandes avenues arborées… Une ville plate, animée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une ville où on ne dort jamais, une ville grise, une ville moderne, une ville de son temps, tout le contraire de la campagne alentour. Et une ville avec du travail, des logements sûrs, des écoles, l’électricité sur les avenues depuis peu, une ville qui change…
D’autres firent le choix de l’exode : l’Espagne coloniale, le Maroc, Cuba… D’autres encore s’accordèrent sur le fait que partir pour l’empire, ça restait l’Espagne, et décidèrent de tout quitter. Les journaux nationaux et régionaux relataient souvent les exploits de la conquête française en Algérie, déjà des ouvriers agricoles faisaient le choix de partir travailler chaque semaine, voir une saison entière pour d’autres, dans ce qui semblait être d’immenses vergers défrichables et cultivables, notamment en Oranie.
À cette époque, les flux hebdomadaires de travailleurs se multiplient entre Almería et Alger, tout comme entre Málaga et Oran. Déjà de nombreuses familles hispaniques s’installent dans la région d’Oran. La difficile pacification de la zone devient durable. La rumeur enfle que certains obtiennent des concessions de terres arables de la part de l’État français. Le nombre des migrants définitifs est grandissant. Le tremblement de terre pousse les hommes et les femmes laissées-pour-compte dans la misère, sans intervention de la couronne, à partir. Comme un ressac lancinant, une petite musique qui s’installe peu à peu, celle d’un Eldorado outre-mer, et son flux de voyageur régulier vers l’Algérie.
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Cútar est un village pauvre. Le travail est bien souvent la seule échappatoire, les loisirs sont rares et assez mal vus. Le quotidien n’est franchement pas drôle pour les jeunes du village appelés aux champs dès l’âge de dix ans, après l’école. Si on ajoute à cela des conditions climatiques rudes, hivers froids et venteux, étés secs et torrides, on obtient un cocktail détonnant qui, s’il est soumis à un aléa particulier, peut vite se dérégler…
En ce dimanche 15 août 1897, les familles vont se retrouver, profiter d’un jour de repos doublement mérité. Loin de l’agitation politique, padres14, oncles, tantes, cousins et cousines venus d’ailleurs s’apprêtent à partager leur repas de fête annuelle, simple et digne. Amandes et dattes sont autant utilisées pour leurs qualités gustatives que pour leur capacité à être moulues en farine, parfumées et aromatiques, elles constituent la base de l’alimentation locale. De même, les vins des terres montagneuses comme le Moscatel ou la carthagène sont les nectars les plus réputés. Les raisins secs de l’Axarquía jouissent d’une renommée internationale, dans toute l’Europe on loue leur incroyable douceur et l’expertise des cultivateurs andalous, la reine Isabella parlait des perlas negras15, les perles noires, du Sud ; charnues et fondantes, les perles de l’Axarquía agrémentent desserts et plats chauds. On les retrouve dans la préparation des aubergines frites à la mélasse et aux amandes, ou bien encore dans les délicieuses migas16 de l’Antequera, préparées avec amour par les mères et les grands-mères du village.
Maria aime se lever tôt le matin pour préparer ses ingrédients, huile d’olive, ail frais, lard et le chorizo doux, une spécialité cutareña. Un rituel qui lui rappelle les longues heures que sa mère l’obligeait à passer en cuisine… Pas un repas sans pain aux figues. L’accompagnement traditionnel, moelleux, sucré et particulièrement riche, un plat qui tient au ventre ! Élaboré à base de miel, de farine de blé et de figues brunes, il est réputé pour apporter une énergie durable aux travailleurs de la terre. Un des mets favoris des plus jeunes qui le trempent dans le lait de chèvre afin de l’adoucir un peu.
José, Maria et leurs enfants ne participeront pas outre mesure aux festivités. José n’apprécie pas de perdre son temps autour d’une table quand il y a du travail aux champs. Il retournera à ses occupations rapidement, laissant ses enfants profiter de la journée, puis ils se retrouveront tous ensemble ce soir autour du repas dominical.
Cependant, avant le repas de midi, à l’église ce dimanche, le Padre Ignacio doit monter en chaire, comme tous les dimanches certes, mais aujourd’hui, tête baissée, la mine grave, il annonce :
Rumeur dans la petite église, il continue :
On sent l’émotion du Padre palpable. Il s’arrête un instant.
L’alcalde17, le maire du village, s’exclame :