Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Pascal, chargé de récupérer un dossier et un colis dérobés par des militants nationalistes, entreprend une enquête délicate au cœur d’une Corse déchirée par les dérives du nationalisme, les appétits fonciers et l’influence de la mafia. Dans un décor marqué par les stigmates de la fin de l’empire colonial et les traumatismes de l’indépendance algérienne, il découvre peu à peu les errances politiques et les tensions sous-jacentes qui déclencheront un drame. Solitaire et éprouvé par l’exil et le deuil, Pascal poursuit sa quête périlleuse qui pourrait bien changer le cours de sa vie.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Ghjuan’Battistu Pitrazzinu s’inspire du vécu des Corses pour restituer des histoires ancrées dans la réalité, en évitant les clichés des genres policiers ou thrillers. Il met en lumière des choix aux répercussions matérielles et spirituelles, aboutissant à une tragédie enracinée dans la société corse.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 255
Veröffentlichungsjahr: 2024
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Ghjuan’Battistu Pitrazzinu
Casse-tête en Alta Rocca
Roman
© Lys Bleu Éditions – Ghjuan’Battistu Pitrazzinu
ISBN : 979-10-422-4708-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Christiane, mon épouse, si patiente
à qui j’exprime toute ma gratitude.
J’aimais beaucoup ton oncle. Càttanu… ah, Càttanu, on en a fait ensemble !
Il se tient derrière son bureau empire orné d’un dessus de cuir de reliure verte où sont imprimées, au pourtour, des abeilles d’or. Le plateau en est aussi vaste que l’esplanade de la Défense. Il s’admire, se souriant à lui-même, ou à moi peut-être, dans le miroir d’une psyché qu’il a trouvée je ne sais où. S’y mirent, dans un rayon de soleil qui nimbe d’or sa couronne de cheveux blancs, son visage de chérubin et ses yeux bleu azur limpides. On dirait un chérubin, Léonard Carcasoldi, mon parrain. Un chérubin de près de quatre-vingts ans. Je le scrute de derrière mes lunettes bleu fluo. J’aime imaginer que mes carreaux me donnent l’air d’un aveugle illuminé doué d’une clairvoyance surnaturelle. Ça l’indispose, le parrain, ce regard qui n’en est pas un. Ses yeux se dispersent sur le mur derrière moi.
— Tu as bien fait de l’enterrer là-haut… il aimait beaucoup ce coin du Cuscionu.
Je le laisse parler. Mon parrain n’aime pas le silence. Il en dit toujours plus, quand on se tait.
— Il y avait du monde à son enterrement ?
— Je n’avais prévenu personne… et il n’était pas tellement ami avec ses voisins. Juste ceux qui m’ont accompagné. Je suis passé par le zicavais.
Un doute apparaît dans son regard.
— Ils ont fait un bout de piste qui arrive jusqu’à la bergerie.
Il est apparemment satisfait de cette explication… et encore plus de cette absence de publicité.
— Tu connais José Belciuffu…
— Nous nous sommes déjà rencontrés.
Du fond de son fauteuil, Beaux Cheveux m’adresse un mince sourire et me tend une main désinvolte. Je lui souris, en même temps, de mon sourire qui se perd dans la masse de mes poils faciaux et de ma tignasse hirsute, et je lui tends la main. Il passe une mimine manucurée dans sa belle chevelure argentée. Je biche d’imposer au politicaillon à gueule de gendre idéal la proximité de mon personnage d’Antonio das Mortes, chapeau et cache-poussière noir battant les talons de mes santiags. Et je lui souris toujours, comme si je ne m’étais rendu compte de rien.
— C’est vrai ? Tu ne bois rien ?
Je redis non d’un hochement de tête. Belciuffu tapote de sa paume l’accoudoir en cuir de son fauteuil. Il est pressé, le Monsieur.
— Je t’ai convoqué…
C’est tout le parrain, ce langage. Je laisse glisser. Avec Carcasoldi il faut du temps. « Hum… » Il s’éclaircit la voix tout en pianotant du bout des doigts sur le rebord d’acajou sombre. Ses petites mains pâles voletant au-dessus du revêtement vert à abeilles d’or, il lui faut un moment pour m’expliquer qu’aux environs de la mi-avril deux hommes d’un groupe de la mouvance indépendantiste corse, Stevanu Nacenti et Saravinu Sgaïuffaci, ont disparu. Ce dernier surtout l’inquiète. Il est proche – comprenne qui pourra – de « nos relations politiques ». Léonard Carcasoldi me dit ça d’un ton entendu, faisant appel d’un regard appuyé à ma sagacité, mon sens des réalités et ma discrétion. Il veut continuer mais Beaux Cheveux le coupe brutalement. Il fait plus rapide et nerveux, le politicaillon.
— Ces deux personnages ont disparu… et dans le même temps a eu lieu un cambriolage. Les voleurs n’ont emporté qu’un dossier. Les victimes veulent récupérer leur bien. Rien de criminel… ce dossier concerne des gens au-dessus de tous soupçons… des gens honorables.
— Des gens honorables, confirme le parrain.
Un regard impatient de Belciuffu le fait taire. Décidément il me plaît de plus en plus, Beaux Cheveux.
— On m’a demandé de voir ce que je pouvais faire alors j’ai fait appel à toi… j’ai pensé que tu étais qualifié pour ce genre de choses.
— En somme, vous supposez que ces deux olibrius ont volé ce dossier avant de disparaître… et que les retrouver c’est avoir une chance de remettre la main sur le dossier.
Je me demande bien pourquoi il me considère comme qualifié pour ce type de recherche… je ne suis à peu près qu’un chef de bande de nervis mobilisables avec manches de pioches et pots de colle aux grandes échéances électorales. De plus, sans conviction politique personnelle ; de famille, quoi.
— Qu’est-ce qui te fait penser que je ferais l’affaire ?
— Tu es du pays… tu parles corse… et nous te connaissons… on ne peut pas faire appel à un inconnu… et quelqu’un qui ignore nos façons de faire et notre langue.
— Si on veut cacher quelqu’un chez nous… quelqu’un qui n’est même pas recherché par la police… qui a des amis et des parents… et si ce quelqu’un ne cherche d’histoires à personne… personne ne peut le retrouver… tu le sais comme moi.
Le parrain hausse les épaules avec une mimique de dénégation, puis d’interrogation. Belciuffu hausse les épaules.
— Ils n’ont pas que des amis. Il suffit de chercher, de provoquer.
Je demande :
— Personne n’a alerté la police ?
— Ça ne concerne pas la police… ce sont des adultes… ils sont libres d’aller et de venir. Qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse, la police ?
La police, la police… il me prend pour un jobard, le parrain ; compte tenu des activités des deux lascars, elle doit quand même s’inquiéter, la police ; elle doit être sous pression, la police ! il est vrai que les voies des seigneurs de la maison poulaga sont sombres, étroites et tortueuses, surtout quand elles ont racines dans la politicaille. Je garde pour moi ces réflexions. Mais j’ai tellement besoin d’avoir quelque chose à faire. Allez, un bon mouvement !
— Mille…
— Comment ?
— Par jour !
Il lève les bras au ciel, sourcils haussés, bouche mi-ouverte. Il m’offre un regard de sincérité absolue. Je ne bronche pas. Il me sortirait bien un couplet de protestation d’honnêteté main sur le cœur – cœur sur la main. Il abandonne et se contente de dire :
« C’est trop cher, mille francs… tu ne te rends pas compte ?
— Plus les frais bien entendu. »
Ça la lui coupe. Il se résigne à la manœuvre dilatoire.
— Je ne sais pas si nos commanditaires…
— Ça ira… ça ira… dit José Belciuffu.
Le parrain n’insiste pas. Il me tend une grande enveloppe en papier kraft.
— Voilà… c’est un jeu de fiches avec des détails. Il y a aussi des photos. J’y ai joint des coupures de journaux. Il y a aussi l’adresse d’un contact… un neveu à moi. Tu ne le connais pas… du moins, je ne crois pas… il s’appelle Jean Baptiste Castelli. Il travaille dans le restaurant de Sgaïuffacci… un jeune homme sérieux. On l’appelle Biti.
— Tu as mis cet autre type sur le coup ?
— Il ne sait rien du fond de l’affaire… je le charge juste de t’introduire dans le milieu.
Je hausse les épaules.
— Mettons-nous d’accord. Ma mission est confidentielle. Je ne veux pas que vous fassiez part de mon identité à quiconque. D’accord ? Et personne d’autre à me marcher sur les talons.
Je dois me satisfaire d’un double assentiment style hochement de tête entendu. Le parrain a repris son allure d’homme d’affaires à l’aise, répandu sur son fauteuil, les courtes et grasses jambes allongées sous son bureau.
— Il me faut vingt mille balles immédiatement, pour les premiers frais.
Il ouvre des yeux ronds qui demandent :
« Tu n’as pas de fonds propres ? »
— Je ne vais pas travailler avec mon argent… il me faut une provision.
— Nos commanditaires…
— Vous vous arrangerez avec eux.
Belciuffu ne dit rien. Un peu contrarié, Léonard Carcasoldi se lève et passe dans un petit cagibi. Une série de cliquetis métalliques, un bruit de papiers qu’on farfouille et il revient avec une liasse de billets de cinq cents francs que je range dans mon portefeuille. Je me lève et me dirige vers la sortie.
— Je vous accompagne, dit Belciuffu en se levant en même temps que moi.
Nous attendons l’ascenseur côte à côte. Ce n’est qu’une fois arrivé sur le trottoir qu’il se tourne vers moi et m’annonce :
— Je veux être le premier prévenu quand vous aurez localisé Stevanu Nacenti. J’insiste.
Il dit tout ça d’un ton sans réplique.
— De plus, vous tomberez peut-être sur un colis au cours de votre enquête. Prévenez-moi immédiatement. C’est important.
— Un colis disparu en même temps que le dossier ?
— Non… ce n’est pas la même affaire.
Il a pris un ton impatient pour dire ça, Beaux Cheveux.
— Tout ça est lié… les deux disparitions… le dossier… le colis à retrouver ?
J’ai l’impression qu’il y a un malaise. Il ne fait pas trop chaud, en cette matinée de début mai et la lèvre supérieure du politicaillon se perle de transpiration. C’est discret, mais je le vois très bien, le Belciuffu, il n’est pas très à son aise.
— Je ne sais pas exactement… ce n’est pas tout à fait mon affaire… je voudrais rendre service à des amis influents… faites ce que je vous dis.
Je l’arrête par la manche de son veston alors qu’il s’apprête à filer vers sa voiture garée sur le trottoir, parebrise orné d’un écusson bleu blanc rouge. Il se tourne vers moi, avec sa mimique d’impatience ordinaire.
— Le parrain n’est pas au courant, pour le colis ?
— Ce n’est pas nécessaire.
Ça fait plus de trois semaines que mon pauvre oncle est mort. J’ai fait un aller-retour avec Bruno et nous l’avons enseveli dans notre petit cimetière privé, près de ses parents, dans un recoin du Cuscionu. Mais c’est hier que j’ai craqué, recroquevillé dans une douleur animale, dans la conscience amère de ma solitude. Le parrain pour toute famille, et aucun ami. Parce que si je dois appeler « amis » la bande de nervis colleurs à la solde de Carcasoldi… tout juste bons pour une tranche de rigolade, un soir de campagne électorale, avec bière et histoires salaces pour faire passer. La réalité est là… je suis seul, le dernier du trio que nous faisions à notre arrivée à Gennevilliers, il y a quelques vingt ans, l’oncle Càttanu, ma mère et moi. Alors hier soir j’ai sorti une bouteille de Glen Livet et je l’ai vidée ; au bouche-à-bouche. J’en découvre une autre, entamée au quart celle-là, sur la table du séjour, au milieu des papiers épars, des photos, des coupures de journaux. J’avais vraiment commencé à ranger les affaires de mon pauvre oncle. Il y a le béret rouge orné de son écusson de l’infanterie de marine aéroportée, le brevet de para, le brevet commando, un lot de citations militaires pour fait d’armes, les galons d’adjudant-chef. Tout un bric-à-brac, dérisoire témoignage d’une vie gâchée pour avoir suivi d’enthousiasme juvénile les rodomontades de politiciens hâbleurs et planqués. Il y a aussi des masses de photos.
Une d’un militaire – très robuste jeune homme – en tenue 31, MAS 36 raccourci le long du corps ; derrière, Càttanu Castighi, décembre 1945. Et plein d’autres clichés d’avions en vol avec des corolles se déployant derrière ; de bidasses bardés d’armes grenouillant dans la boue ; de bidasses riant parmi des femmes à moitié à poil aux abords de tentes et de cabanes dans des clairières de forêts de palmiers ; de bidasses crapahutant dans des montagnes boisées, verdoyantes ou sèches comme squelettes. Toutes annotées, ces photos : 1946, Pau… 1947, Perpignan… 1950, Saïgon… Hanoï… 1952, Tonkin… par dizaines… puis 1956, Suez… 1956, Alger… 1958… les Aurès, et ainsi de suite. Des photos de gaillards riant, pétard ou p.m. à la hanche, défilant, crapahutant. Des photos de corps répandus dans des prairies, des champs, des landes désolées ; des photos d’incendie, de canonnades ; des clichés de plongeons d’avions semant grenades et roquettes, d’essaims d’hélicos avec leurs mitrailleuses crachant la mort au-dessus de villages aux maisons couvertes de palmes ou de lauzes, éboulées ou en proie aux flammes. Photos de bidasses en missions de meurtre ou en ribote, clichés de dancings miteux, de bistrots chassieux, de salons de bordels merdiques. Je finis par en avoir marre de ce trop-plein de photos où la furie pornographique semble répondre à la fureur guerrière. Il y en a quelques autres aussi : le tonton en uniforme, sur le cours Napoléon à Ajaccio, en compagnie d’un grand jeune homme mince et d’un autre homme en retrait, que je reconnais. C’est un nommé Tummasgju, cousin de ce Stévanu Nacenti que je dois retrouver. En fond de cliché, il y a aussi une affiche collée au mur avec la photo de de Gaulle De Gaulle, et la France sera sauvée en surimpression au BIC rouge ALGÉRIE FRANÇAISE et annotée au verso 1958… Ajaccio, la première ville de France à rejoindre De Gaulle… formation du Comité de salut public. Je la compare avec une de celles que m’a remises le parrain. C’est la même, sinon que Carcasoldi est au centre, avec les deux jeunes gens à droite et à gauche. C’est sans doute mon oncle qui a pris la photo, laquelle ne m’apprend rien de plus. La dernière, je l’ai déjà vue dans un livre ; c’est une de l’époque de la libération de la Corse. On y voit une foule apparemment en liesse devant la préfecture d’Ajaccio. Un homme, du toit d’un camion – Maurice Choury, si j’ai bonne mémoire – en compagnie de deux ou trois autres, harangue les gens qui agitent des drapeaux tricolores. Que faire de tout ça ? De ce tract qui appelle à rejoindre l’OAS, de ce Paris Match vantant les exploits de nos vaillants pioupious en Algérie, de cet exemplaire de l’Humanité Dimanche avec un article consacré à la guerre du Viet Nam ? Il me faudrait un temps infini pour trier par pays, dates, évènements. Je ferai ça à mon retour.
En sortant, je tombe sur Félicien Bonnot. L’heureux Félicien. Ils occupent, lui et « elle », un appartement de la maison, au premier. Ironie de mon sort : ils sont mes locataires. La classe, le Félicien ! même en jean et blouson de cuir il a l’air de ce qu’il est ; l’humanité dans une personne. On se connaît de longtemps, avec le Félicien. De la communale. Déjà, du premier jour où je suis arrivé dans cette banlieue, il a voulu manifester que j’existais. Il était quasiment le seul. Mais personne ne pouvait combler une telle distance. Et puis je l’ai revu à la fac. J’y ai pris une maîtrise de sociologie, sur les mêmes bancs, à Nanterre… lui a continué. Il est au CNRS. J’ai lu de ses articles, dans le Monde Diplomatique. Je l’ai tiré aussi deux ou trois fois d’affaire. Un jour où il faisait front à un groupe de fachos, dans le déambulatoire de la fac, et puis un soir de collage. Les connards de mon équipe, en avantage numérique, auraient bien fait la peau des trois-quatre cocos dont il faisait partie, en mission eux aussi d’affichage. Félicien me sourit et me tend la main. Je m’arrête. Je ne sais pas quoi dire. Je lui serre la louche.
— Tu sais, pour ton oncle, j’ai eu de la peine… pour toi, je veux dire…
Il a un sourire gentil, sincère…
— Il était très malade depuis quelque temps. J’aurais voulu vous voir… tous les locataires mais je m’absente pour un moment.
Il se tient là, à un mètre de moi… plus petit de quelques dix à douze centimètres, moins large, visage plaisant.
— Pas trop dur ?
— …
— Ton oncle, je veux dire.
Je ne sais pas quoi répondre.
— À plus alors.
J’aurais voulu régler deux ou trois choses, propriétaire que je suis d’une vaste maison dans ce Gennevilliers, repaire coco sous l’ombre tutélaire du grand homme du coin, Jean Grandel, martyr de Chateaubriant en compagnie de Guy Mocquet, Titus Bartoli et quelques autres. Le mieux ce serait de remettre la gestion de mon patrimoine immobilier à l’office HLM mais je veux avoir l’avis de mes locataires. Je voudrais aussi me débarrasser de l’atelier d’enseignes lumineuses. C’est un petit rouquin, Bruno, qui en est la cheville ouvrière. Je suis certain qu’en bon cégétiste et coco il sera tenté par l’opportunité de monter une coopérative. Encore une bizarrerie de l’oncle, cette histoire de Bruno. Il l’a engagé il y a quinze ou vingt ans. Sa silhouette frêle, sa démarche agile, sa tête couronnée d’un chaume tendant vers le roux avaient dû plaire à l’oncle Càttanu. Et tout au long de sa carrière avec l’oncle, Bruno n’a jamais eu aucun motif de désaccord syndical. Bonne paye et treizième mois à Noël, au-dessus de ce qui était revendiqué. Complexités de mon oncle, ça. Moi, tout gamin, j’ai été enchanté d’emblée par l’ex-voyou. « Une bonne tôle » j’ai entendu dire à plusieurs reprises au rouge rouquin et parfois « un bon tôlier ». Quand il sortait « le singe », c’était sans acrimonie. La maladie déclarée, Bruno a été affecté autant que moi et il m’a accompagné en Corse pour convoyer la dépouille de son patron. Il est bien une de mes rares vraies relations, malgré la différence d’âge et les apparents désaccords politiques que nous n’avons pourtant jamais confrontés. Il a eu lui-même son compte de malheurs qu’il a surabondés de quelques bêtises. De la galère, de la tôle, de la galère, de quoi donner du recul quand on est face aux turpitudes d’autrui. Bon ! tout ça attendra mon retour. Je glisse dans mon sac en cours de préparation pour la Corse les lettres de l’oncle, avec son Tokarov, son poignard de commando et – allez savoir pourquoi – les quatre talkies-walkies que j’utilise les soirs de collage. Seul… seul… insupportable ce soir… je téléphone à Léa… elle est libre… deux mille pour la nuit. Ça coûte chaud, la solitude. Hors de portée d’un simple salarié.
Au matin, Léa – si c’est vraiment son prénom – partie, je monte à l’étage et frappe à l’appartement des Rahmani. Ahmed m’ouvre. Il est habillé comme un milord. Encore une démarche espoir de turbin quelque part en Île-de-France. Je lui tends les clés du garage, celles de la 505 du tonton avec les papiers en lui demandant de la faire tourner de temps en temps. Il pourra l’utiliser s’il en a besoin. Il me demande si je pars… et je lui réponds que oui, sans préciser pour quelle destination. Je redescends et prépare mon nécessaire. Je mets dans mon grand sac le change qui me sera nécessaire, surmonté de ma tente. Dans mon petit sac, toute la panoplie du randonneur averti et mon arsenal. Je charge le tout dans mon cabriolet 306 et je file à Marseille. Je prendrai mon billet sur place.
Une fois installé à l’hôtel, je m’en vais faire un tour. Une rue de Marseille, des magasins tristes, des vitrines poussiéreuses, un salon de coiffure homme, je continue… et puis je retourne sur mes pas et j’entre dans l’antre du figaro. J’ai la sensation que je vais me lever et me sauver à toutes jambes. Mes cheveux ! Et puis c’est mon tour. Shampoing… c’est bien la première fois depuis que j’ai seize ans que quelqu’un me fait un shampoing. La jeune fille qui doit procéder est aussi gênée que moi. Elle finit par me demander comment je veux.
— Je ne sais pas moi… assez court…
Il y a le regard inquiet de la jeune fille dans la glace… elle panique ?
— Pas ras quand même…
Et elle commence à me débarrasser de mes mèches. Ma toison se répand en touffes douteuses au pied du fauteuil. Elle œuvre comme ça pendant vingt minutes, donne un coup de brosse et me présente le miroir.
— Ça va ?
— Ça va… mais il faudrait aussi me raser la barbe.
— En principe je n’ai pas le droit… pourquoi… vous voulez la couper ?
— La raser.
— En principe… le syndicat professionnel…
— Vous voulez qu’on vous rase la barbe, monsieur ?
C’est le patron qui m’a parlé. Il vient de finir son client et se trouve disponible.
— Je voudrais bien.
— En principe on ne le fait plus dans les salons… mais si vous voulez, je vous rase.
Les ciseaux ouvrent de larges brèches dans la masse de poils. Et puis le blaireau savonneux qui passe et repasse, et le couteau rasoir du coiffeur qui crisse sur la peau… et pour finir le rinçage ; une pointe d’after-shave… et quand je me regarde vraiment dans la glace, je ne me reconnais plus. Il y a tellement longtemps que je n’ai pas vu mes traits en direct. Pas vilain vilain. Mais plutôt visage pâle. La jeune fille commence à amasser au balai les débris de ma piteuse défunte parure pileuse.
— Ça ira mieux dans deux jours… quand vous aurez bronzé, monsieur… m’encourage le vieux monsieur en blouse blanche, coiffé tout en arrière plaqué sur la tête à la gomina, tout plat, à la Rudolf Valentino. Il a l’air tout content.
— Ça me rajeunit… j’aimais bien faire la barbe.
Je continue à déambuler. Sur mon chemin, il y a une boutique d’opticien. Il y a des lunettes en vitrine. J’entre et je me paye une paire de Ray Ban. Sur mon chemin, j’avise une poubelle. J’y balance mes lunettes bleu fluo et mon galurin d’enfer. Ce ne sont pas les magasins de fringues qui manquent. Si je veux totalement me relooker, il me faut me reloquer. J’achète « jeans », chemisettes, polos et autres tee-shirt et, dans une échoppe casée dans une lézarde entre deux immeubles lépreux qui portent sur le mur de derrière telles autant de verrues des « commodités » aléatoirement rajoutées, une casquette de mécanicien kaki. Comme il risque de faire frais en altitude, je prends aussi deux gros gilets de camionneur et un K-way. Dans la rue, habillé de neuf, un volumineux sac plein de mes achats en main, je file, insensible aux appels du vendeur. Il me demande sans doute ce qu’il doit faire de la défroque que j’ai laissée dans la cabine d’essayage et en particulier de ce cache-poussière qui me valait cette silhouette de perdido de la pampa tout de noir vêtu.
C’est un bar dans une petite rue derrière l’ancienne usine de cigarettes Fatima. Il fait beau et il y a des clients en terrasse. Derrière le comptoir, un petit gros jovial, visage ferme et agréable avec un joli cran de ses cheveux mitch-mitch poivre et sel attend la pratique. C’est César, le patron du bistrot. Une vague connaissance du tonton Càttanu. Mais lui ne donne pas l’impression de me reconnaître quand je lui demande si Biti est passé.
— Biti ? Non… je ne l’ai pas vu aujourd’hui… il n’est pas encore passé… attendez… Maria, tu n’as pas vu Biti aujourd’hui ?
Une voix féminine répond : « Non, il n’est pas encore passé… mais c’est lundi… il devrait bientôt arriver. »
Une petite blonde un peu bien en chair pointe le nez dans l’encadrement de la porte.
— C’est vous qui le demandez, à Biti ? C’est son jour de congé. Repassez dans une demi-heure, il sera là.
J’ai déjà suffisamment arpenté les rues d’Ajaccio. Je dis merci et je m’installe dans le fond de la petite salle. Il y fait bon. Je fais durer un whisky dans la rumeur des conversations, le plus souvent relatives au joli temps que nous vaut la météo, qui entrent par la porte du bistrot ouvert. Et peu à peu, les pastisseurs d’avant dîner arrivent, un par un ou en groupe. César tient le comptoir pendant que Maria sert aux tables. À un moment donné, une voix gaie quelque part sur le trottoir : « Lina… bonjour Lina… pourquoi ne veux-tu pas de moi ? Je t’aimerai jusqu’à la fin de mes jours. » Puis une protestation féminine, des rires divers et pour finir quelqu’un entre… une tornade de jeune homme brun qui saisit Maria par la taille et l’entraîne dans un pas de tango glissé.
— Maria… Maria… si tu n’étais pas ma cousine !
— Laisse-moi, espèce de fou.
Maria se dégage en souriant et le jeune homme qui la tenait à bout de bras avance la joue que Maria embrasse… j’ai du travail, Biti… et il y a quelqu’un qui t’attend là-bas. Elle lui indique ma table de l’index.
— Salut’o Cé.
— Bonghiornu o Biti.
Le jeune homme se dirige vers ma table de l’allure dansante qui convient à sa façon d’être. Pas très grand mais bien tourné, visage spirituel, les rides du bonheur, des mèches noires qui dansent sur son front. Quand il se présente, je me lève. Nous nous saluons. Je lui dis mon nom, que son grand-oncle Léonard est mon parrain, qu’il m’a recommandé de me présenter. Il s’assied en face de moi, intrigué par je ne sais quoi. Je dois lui paraître sérieux.
— Maria… un casa.
Maria arrive avec la boisson. Au passage, elle tire les cheveux du jeune homme et il lui saisit la main.
— Pourquoi ne m’aimes-tu pas ?
— Mais je t’aime.
— Tu m’aimes bien.
— Comme toi tu aimais la Suédoise l’autre semaine… et puis l’Allemande avant-hier.
— Mais c’est fini tout ça… il n’y a plus que toi, maintenant.
César qui doit suivre ces échanges m’envoie un regard en souriant, Biti prend à nouveau la main de Maria « Maria, aime-moi. » Elle se dégage et me dit en me regardant :
— Vous êtes en affaires avec cet idiot ? Je vous plains…
Pendant que le jeune fou me regarde, amusé, conforté dans l’idée que la vie lui sourit et que le mieux pour lui c’est de sourire à la vie. Je ne saurais lui donner tort. J’en ferais bien autant à sa place. Il me demande à brûle-pourpoint :
— Comme ça vous venez de la part de mon oncle Léonard ? Il va bien ?
— Très occupé apparemment, mais il va très bien…
— Ah… lui… il est toujours très occupé, lui… un silence… heureusement pour lui qu’il a la santé…
— Il est préoccupé aussi… il m’a conseillé de faire appel à vous… il a dû vous expliquer pourquoi.
— Quel âge tu as ?
Je reste un peu étonné :
— Vingt-huit ans.
— J’en ai vingt-deux… on peut se tutoyer, non ?
— D’accord.
— Tu viens manger avec moi ?
— Je ne voudrais pas…
— J’ai rendez-vous avec une fille… et elles sont deux…
— Ça me gêne un peu…
— Tu leur achèteras des fleurs. Tu sais, ici à Ajaccio, il n’y a pas grand-chose à faire… alors… qu’est-ce que tu veux faire ?
Je lui renvoie son sourire. Je ne suis pas très gai, mais je ne veux pas gâcher son plaisir. Et je comprends. La vie à Ajaccio laisse tellement de temps libre qu’il faut bien le remplir d’une façon ou d’une autre. Le vent de la course renvoie en arrière ses cheveux noirs accentuant un profil de médaille. Il m’explique qu’il a fait connaissance avec deux demoiselles au Royal avant-hier alors qu’elles prenaient leur café. Ce sont des continentales qui ont loué une villa à Porticcio et son compère sur ce coup lui a fait faux-bond. Il me parle d’une Hélène. Pour m’inciter à candidater, il me la décrit.
— Hélène… tu verras… elle est un peu grande pour moi… et un peu forte aussi… mais bien… (lâchant le volant de sa Clio décapotable)… mais… tu ne seras pas déçu… (et des mains il indique la dimension des rondeurs de ladite Hélène).
— Si ié ti capiscu bè è un pizzonu…
Air gêné, sourire d’excuse… la belle ne serait pas tout à fait un morceau de roi :
— Dimmù piutost’un pizzottu… mais plutôt un fort morceau… mais elle est belle hein… ce n’est pas une goffa… elle n’est pas laide… mais elle est trop grande pour moi.
Il est clair que la dénommée Michèle est plus à sa taille, et à son goût, et que c’est là qu’il a planté ses premières banderilles galantes. Il n’insiste pas là-dessus. Je me doute que je vais avoir à m’occuper d’un grand cheval pendant que lui se réserve les félicités qu’il anticipe avec une mignonnette.
— Elle est plus petite… tu comprends…
— Et plus mignonne aussi…
— Si on veut, un peu… alors le tonton t’a demandé de retrouver Stevanu Nacenti.
— Et Saravinu Sgaïuffacci par la même occasion…
— Je me demande ce qu’il fabrique encore ce vieux brigand.
— Il m’a dit que tu pouvais me donner des renseignements.
— Des renseignements ! Je suis garçon de salle dans le restaurant du stortu, c’est tout. Et seulement pour une partie des vacances. J’ai assisté à la scène où Stevanu et Saravinu se sont engueulés… c’est plutôt Stevanu qui a engueulé l’autre d’ailleurs… et pour terminer Stevanu lui a donné deux gifles, au tordu…
— On dirait que ça t’a fait plaisir…
Il dit :
— Ah bon…
Et son sourire s’élargit.
— J’aime bien Stevanu. Je ne suis pas d’accord avec ses idées politiques… et j’aime bien tous ceux qui sont là-haut. Stevanu, il a peut-être fait des bêtises. Mais pas de saloperies. Je ne peux pas croire que Stevanu ait fait des saloperies… c’est un exalté… un rêveur, Stevanu. Tu connaissais déjà, chez César ?
— J’y ai bu une fois ou deux… de passage pour l’embarquement.
Un coup d’avertisseur, un signe de la main. Une Porsche s’arrête dans la file qui monte lentement dans l’autre sens. Un jeune homme blond se penche à la portière vers Biti, qui a lui aussi arrêté sa Clio décapotable et les deux entament une discussion urgente. Dans le cours de la conversation rapide, je relève le prénom du conducteur de la voiture allemande, Bastien… et un autre prénom… Laurora. Et puis on finit par redémarrer.
— De temps en temps chez César il vient, Tummasgju… le cousin de Stevanu… il était garde-forestier. Il a eu un accident dans un incendie de forêt et il est pensionné maintenant. Mais il habite toujours le caseddu de ses parents dans le Cuscionu… (un silence…) tu sais où c’est ?
— Je connais ; ils sont tous cousins, dans cette affaire.