Cassinou va-t-en guerre - Charles Derennes - E-Book

Cassinou va-t-en guerre E-Book

Charles Derennes

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"""Cassinou va-t-en guerre"" est un livre captivant écrit par Charles Derennes. Ce récit nous plonge dans l'univers fantastique de Cassinou, un jeune garçon courageux et intrépide. Alors que la paix règne depuis des siècles dans son royaume, Cassinou se retrouve soudainement confronté à une menace inattendue : une guerre imminente. Déterminé à protéger son peuple et à sauver son royaume, Cassinou se lance dans une aventure épique, où il devra faire preuve de bravoure, d'intelligence et de loyauté. Au fil des pages, nous suivons avec passion les péripéties de Cassinou, ses rencontres avec des personnages hauts en couleur, ses combats contre les forces du mal et ses choix difficiles. ""Cassinou va-t-en guerre"" est un roman captivant qui mêle habilement action, suspense et magie. Charles Derennes nous offre ici une histoire palpitante, empreinte de valeurs universelles telles que le courage, l'amitié et la détermination. Un livre à dévorer sans modération, qui ravira les jeunes lecteurs avides d'aventure et de frissons.


Extrait : ""L'été, cette année-là, se montrait grognon, orageux, moite, tantôt trop chaud, tantôt trop froid. Mais la menace de Fondée quotidienne n'avait pas empêché le brigadier de gendarmerie de Saint-Lubin-lès-Hont-Hàbi, Joseph Hourtilhacq, dit Sherlock Holmes, et un de ses pandores, de faire leur tournée, ce samedi comme les autres, du côté de Hont-Hàbi-l'Etang."""

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Seitenzahl: 244

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335016406

©Ligaran 2015

I

L’été, cette année-là, se montrait grognon, orageux, moite, tantôt trop chaud, tantôt trop froid. Mais la menace de l’ondée quotidienne n’avait pas empêché le brigadier de gendarmerie de Saint-Lubin-lès-Hont-Hàbi, Joseph Hourtilhacq, dit Sherlock Holmes, et un de ses pandores, de faire leur tournée, ce samedi comme les autres, du côté de Hont-Hàbi-l’Étang.

La tournée du samedi à Hont-Hàbi-l’Étang ? Le brigadier n’y aurait manqué pour rien au monde. Cette tournée était (si j’ose risquer ce jeu de mot) une tournée qui en appelait bien d’autres… « Le samedi », vous dira-t-on en pays landais (et surtout du côté de Hont-Hàbi), « le samedi, c’est un dimanche plus petit… le samedi, c’est déjà dimanche… le samedi, la fête commence… » Ces bons proverbes-là, ils mériteraient d’être mis en chanson et gueulés en chœur par les beaux soirs, avec accompagnement d’ocarina ou d’accordéon, d’un bout à l’autre de la contrée !

Dès l’aube, les joyeux vivants arrivent dare-dare, qui à bicyclette, qui en voiture, qui en auto, qui à pied. Pays riche et content de lui, où les distinctions de caste n’existent pour ainsi dire pas entre les gens qui aiment la bonne chère et le plaisir. On se retrouve, on fraternise… Tout à l’heure, le jeune comte de Cabiracq a arrêté sa soixante-chevaux pour épargner au résinier Labouraquère la peine d’aller de Hont-Hàbi-le-Bourg à Hont-Hàbi-l’Étang par le chemin de fer d’intérêt local, affreux instrument de torture auquel sa locomotive a valu le surnom de « petit monstre » et la douceur de ses ressorts celui – sauf respect – de Machecul.

Samedi. Au bord de l’étang, durant l’hiver, en semaine, on n’entend guère que la voix des flots sur le sable et du vent dans les pins ; dominées par ce majestueux et monotone fracas, les maisons des berges ont l’air de nonnes en prière dans une cathédrale emplie de l’hymne des orgues. Mais venez donc visiter l’étang en été, le samedi et le dimanche ; alors, l’ermite se fait diable… Que voulez-vous ? Les auberges du lieu sont réputées, le poisson y est frais, le gibier faisandé à point, et les huîtres, dans leur saison, y sont telles qu’on risque de les saler trop en pleurant des larmes de joie, rien qu’à en contempler une assiettée fraîche.

 

– Bonjour, la compagnie !

– Salut, les gendarmes !

Car c’étaient eux. On leur fit place sous l’auvent déjà fréquenté de l’auberge. Neuf heures. Le soleil, depuis le fond de l’étang barricadé de vert sombre jusqu’au bout du chenal frangé d’azur argenté qui relie l’étang à la mer, usait en fantaisiste de ses talents, jouait à cache-cache avec les nuages, vernissant ici de folle clarté les nappes d’eau, les obscurcissant outrageusement là, donnant ailleurs des colorations de massifs de violettes ou d’hortensias aux bancs de sable des lagunes… Quelques réputés casseurs de croûtes et d’assiettes menaient déjà grand bruit chez Baptistin, à l’enseigne du Pin Rouge.

– Té, le brigadier !

C’était la patronne, une joviale et bruyante commère de quelque quarante ans, qui, en face de Joseph Hourtilhacq, dit Sherlock Holmes, renchérissait chaque semaine sur les manifestations de sympathie auxquelles il lui semblait décent de se livrer en pareil cas :

– Sacré brigadier !… Toujours aussi joli garçon… Ah ! tu engraisses ! Non, mais regardez comme il engraisse !… Ce qu’il est beau !… Et cet œil coquin ! On peut dire qu’il est né doublé de la peau du Diable, ce gaillard-là !

Une politesse en vaut une autre :

– Bougresse de Marie-Rose ! Dieu vivant, je ne la reconnais plus !… Elle rajeunit de dix ans tous les quinze jours !

– Ah ! s’il sait y faire, répliqua la patronne comme en extase… Assieds-toi là et ton gendarme mêmement… Une omelette aux piments, ainsi qu’à l’ordinaire ?

– Et pardi oui !

Mais le brigadier venait à peine de s’asseoir qu’une voix terrible, cuivrée et rauque, fit résonner les profondeurs de l’auberge :

– Je te prie de taire… Me connais-tu ou ne me connais-tu pas ?… À moi, on ne me la fait pas ! À moi, on ne me fait pas prendre un chien de mer pour une sole…

Le brigadier tendit l’oreille, risqua un coup d’œil, puis :

– Hein ? C’est encore ce Cassinou, ce muletier du Diable ? demanda-t-il à l’hôtelière.

– Lui et non pas un autre… Il est là depuis hier au soir. Il était tellement saoul qu’il a bien fallu le « retirer » pour la nuit dans la grange, le pauvre ! Et voilà qu’il recommence… C’est bien vrai que le samedi on est excusable de…

Une bordée effroyable de jurons, venue de l’intérieur, interrompit cette plaidoirie. Alors, Marie-Rose, changeant de figure et de ton, alla jusqu’au seuil de la salle :

– J’en ai plein les oreilles, de toi, eh, Cassinou !… Ça y est… Il est cuit ; il attrape le facteur… Et il faudra le remettre dans la grange dès midi sonné… Prends garde. Pas tant de bruit… Et parle-moi poliment, hilh de pute, parce que, tu sais, il y a les gendarmes…

L’homme apparut dans l’encadrement de la porte, en face de Marie-Rose : un superbe bonhomme d’une trentaine d’années, au profil accentué, au nez légèrement busqué, au menton un peu galochard, au teint halé, brun et doré, – une tête comme on en voit de profil sur les médailles antiques et une allure comme on en imagine aux gladiateurs romains… Il claudiquait légèrement d’une jambe, ce qui contribuait, quand il s’avançait en se dandinant, à lui donner une allure féroce… Mais il n’y avait qu’à regarder ses yeux, des yeux d’enfant, naïfs et frais, passant du noir le plus dur au brun le plus clair en quelques secondes, pour qu’on éprouvât à son aspect, et si fort qu’il tempêtât, infiniment plus de sympathie que de terreur.

– Il y a les gendarmes, les gendarmes, entends-tu, Cassinou ?… reprit Marie-Rose hypocritement furieuse.

– Les gendarmes ? fit l’homme en souriant moqueusement, je les…. .

Et comme il venait de les apercevoir juste au moment où il achevait de prononcer le verbe intranscriptible de cette phrase courte et nette, il s’avança vers eux, tout content, très à son aise, transformant même son sourire moqueur, pour une si belle occasion, en un rire largement épanoui.

– Ce bon Sherlock !… C’est vrai, c’est samedi, c’est l’omelette !… Je n’y pensais plus… Marie-Rose, à tes fourneaux. Je m’invite… Et j’offre du vin bouché… À part ça, brigadier, ça va comme tu le désires ?

Le brigadier avait ôté son képi et se grattait la tête, d’un air bizarre, d’un air embarrassé, ennuyé… Le pandore, lui, à l’annonce du vin bouché, venait d’ouvrir une bouche et des yeux qui démontraient nettement à quel point il se sentait émerveillé et honoré d’une telle politesse… Cela parut agacer son supérieur qui lui ordonna froidement d’enfourcher la bicyclette et d’aller, en attendant que l’omelette fût cuite, chercher au bourg trois cigares de deux, sous…

– J’ai besoin de te parler, expliqua le brigadier, quand le gendarme eut disparu au tournant de la route.

Les yeux de Cassinou prirent brusquement leur couleur foncée des heures de colère ou de méfiance.

– En vérité ?… Soit ! Mais, tu sais, je n’aime pas beaucoup cela… le samedi surtout !… Je m’assieds à ta table bien honnêtement, et toi, tu me reçois comme si c’était ton métier, et non ton affection pour moi, qui te dictait, en ce jour, ta manière d’agir… Qu’est-ce qu’il y a de démoli ?… On se connaît depuis qu’on est nés, toi et moi, et, quoique tu te sois fait gendarme, je n’en garde pas moins un coin de cœur pour toi, je suis ton homme…

– Que tu sois mon homme, cela se pourrait plus que tu ne le penses, répondit sinistrement Hourtilhacq… Est-ce que c’est vrai, ce qu’on raconte ?

– Ça dépend de ce que l’on raconte. Qu’est-ce qu’on t’a encore raconté ?

– Chut ! Si j’ai expédié mon collègue au bourg pour une foutaise, ce n’est pas afin que tu prennes la peine de mettre tout le monde au courant. Ce qu’il y a ? Il y a que le maire de Coulombre n’est pas content après toi. Il y a qu’il a constaté qu’on lui a pris dans les quinze poules depuis un mois et qu’il va jurant que le Piocq et toi y êtes sûrement pour quelque chose. Tel que tu me vois, je suis en train d’enquêter. D’ailleurs je te jure que, pour le moment, je ne peux croire à un tel méfait de la part d’un homme de ton rang, qui a le cœur sur la main et qui a du foin dans ses bottes.

Cassinou parut réfléchir, enfonça son béret presque au ras de sa frange drue et brune, cracha par terre et déclara :

– Bon. Quand tu reverras le maire de Coulombre, tu lui diras, et de ma part, qu’il ferait mieux de surveiller sa femme que ses poules. Ceci, comme de juste, entre nous également.

– Le maire ?… sa femme ?… fit le brigadier de plus en plus gêné…

– Eh oui ! Parce qu’il y a de mauvaises langues qui disent que le petit prochain du maire de Coulombre, quand il viendra, aura des chances de te ressembler plus qu’à son papa.

Le brigadier Hourtilhacq sursauta, s’occupa de sa pipe avec une minutie piteuse ; il parvint néanmoins à lancer ensuite d’assez bon cœur :

– Ce qu’ils sont méchants, le monde, tout de même !

– À qui le dis-tu ? C’est comme ça, mon vieux… La vie est la vie ; tout un chacun y a ses torts : ainsi, moi, je chipe les poules du maire ; toi, tu lui empruntes sa poule… C’est bien fâcheux.

– Voler des poules, toi, un garçon à son aise !

– Tromper ton maire, toi, marié et brigadier de gendarmerie !

Posé de la sorte, le débat eût été difficile à résoudre, si les deux adversaires n’avaient pas compris aussitôt qu’il valait mieux s’arranger amiablement. Alors, le brigadier – un bien beau garçon, un brun aux yeux de velours, aux moustaches conquérantes – se confessa ; il raconta, aussi modestement que possible, sa bonne fortune avec la personne en question : deux ans que cela durait, presque à son corps défendant, on pouvait le dire…

Cassinou, cependant, faisait tinter des écus et des louis dans ses poches…

– Eh bé, ceci reconnu, ça m’épate tout de même que tu me comprennes si mal… Tu entends ? Ça sonne clair et loyal, hein ?… Du foin dans les bottes, comme tu dis… Et tout n’est pas dans mes bottes, ni dans mes poches !… Ah ! pauvre de toi, tu crois que c’est par intérêt que je vole des poules ? Ça m’amuse, ça me les fait paraître meilleures… et voilà tout… Je suis franc !… C’est comme la mairesse : elle te plaît parce que tu la voles à son homme…

– Cassinou, je t’en prie…

– Mais ta bourgeoise est rudement mieux… Eh ! Marie-Rose, l’apéro, en attendant le reste… Deux vertes, hein ?

– Ce n’est pas que j’aie soif, dit le brigadier, et c’est bien pour t’être agréable… Oui, Marie-Rose, deux vertes, bien légères, et comme pour des enfants… Ceci dit, Cassinou, sans rancune ! On te fichera la paix avec cette histoire… Seulement, le maire en a assez… J’irai voir le Piocq : il écopera pour deux…

– Halte-là ! protesta Cassinou… Le Piocq est mon ami, un brave homme, un vieux retraité de la marine. Je ne monterais pas sur l’échine de mes camarades quand il s’agirait de danser pieds nus sur des ajoncs secs… Comme s’il n’y en avait pas assez, dans le pays, de voleurs de poules, pour t’en prendre à tes amis et aux amis de tes amis !

– Tu as raison, tu as raison, dit précipitamment le brigadier… Mais tais-toi, pour Dieu !… C’est entendu, je vais tirer les vers du nez à Barboutiet… ou à Rescampane…

– Pour ceux-là, concéda Cassinou, je ne dis pas « de non »… Ils ont été chacun dans les nonante fois condamnés pour vol de poule… Alors, une fois de plus ou de moins… Débrouille-toi. Je m’en fiche, je crache par terre. À la tienne, brigadier.

Les verres s’entrechoquèrent, puis il y eut quelques instants de silence, que suffisait à justifier honorablement la dégustation de l’apéritif ; à la vérité, Hourtilhacq était assez mécontent de lui : ce damné muletier lui imposait une idée un peu trop élastique de ses obligations ; en outre, Cassinou parlait abondamment et haut, quand il avait bu… S’il allait se vanter de la façon par lui imaginée dont quiconque pouvait coudre le bec au brigadier de gendarmerie de Saint-Lubin-lès-Hont-Hàbi ?… Mais, bah ! Cassinou avait bon cœur, c’était un pays, un ami de toujours ; oui, Hourtilhacq et lui étaient nés à Loureheyre, « dans le nord », c’est-à-dire à sept kilomètres de là, « sur la montagne », c’est-à-dire à vingt-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer, « en plein territoire », c’est-à-dire à une demi-lieue de la côte… Et Cassinou, de son côté, sentait vaguement qu’il n’aurait pas dû coudre aussi solidement le bec du brigadier, parce que, sûr désormais de ne rien risquer, il ne prendrait plus autant de plaisir à chiper de temps en temps une poule ou deux à cet imbécile de maire de Coulombre.

Ces légers nuages se dissipèrent dès le retour du pandore, que suivit immédiatement l’apparition du vin bouché, topaze et rubis, et d’une copieuse platée de jambon fricassé, laquelle venait d’être apportée sur l’ordre de Cassinou, « parce qu’il n’y a rien de tel que le sel du jambon pour préparer le chemin aux piments de l’omelette »… Quand celle-ci arriva, dorée et dodue, bourrée de piments de choix, de piments à brûler les tripes du Diable, une satisfaction quasi religieuse illumina les visages, et, peu après, les langues des convives, chatouillées par la saveur violente, s’agitèrent éperdument, frénétiquement.

Alors Cassinou conta sa claquaille de la veille. La claquaille, c’est la bombance, mais la bombance à la mode du lieu, la ripaille alerte et gueularde qui ne s’éternise pas autour d’une table, mais qui conduit le claquailleur, selon sa fantaisie et son appétit ou sa soif, sans souci de l’heure, d’auberge en auberge et même de village en village… On a le sang trop vif, là-bas, pour ne pas bouger, pour ne pas marcher ou pédaler, même quand on zigzague… Foin du siège où l’on prendrait racine ! Il faut changer d’horizon et de maison, cent dieux !

Ainsi, le jour précédent, ils s’étaient rencontrés trois, venant qui du port, qui de la forêt, qui du village… Cassinou avait de l’argent dans sa poche, comme à l’habitude ; l’ami Fantique promit les plus beaux des fruits et des légumes que son métier était d’aller trimballant de seuil à seuil, sur sa carriole ; le vieux Piocq, lui, avait fait tâter aux copains une poule qu’il portait dans son sac, une poule bien grasse, bien à point…

– Chut ! implora le brigadier…

Ah ! pour une claquaille, c’en avait été une de soignée, d’inoubliable ! D’abord, on était allé au bout de l’étang, à deux kilomètres de là, goûter la soupe aux poissons de Potisse et boire chacun les deux ou trois litres sans lesquels Cassinou jurait qu’il n’est pas possible de « se mettre en train »… Après quoi, on avait rebroussé chemin vers le port et confié les victuailles à la Piocque, une vieille terrible, forte comme un taureau, méchante comme la gale, mais qui était un peu là pour la cuisine, surtout quand elle se sentait elle-même de bon appétit… Puis, il y avait eu la tournée de vertes à l’Hôtel de la Grève, puis une autre tournée offerte au bourg par Fantique qui ne voulait pas être en reste et qui, en plus des fruits et des légumes, offrit quelques flacons tirés du meilleur endroit de son cellier… Cependant Cassinou, qui s’était absenté un instant, revenait en brandissant un superbe gigot… Un repas, mes enfants, comme le pape n’en fait pas dix par année, quoi ! et qui, sur les trois heures de l’après-midi, n’en était pas à sa fin encore. – Une tournée de cafés et de pousse-café ici, une autre là, et le moment de l’apéritif était déjà revenu, sans crier gare. « Au Pin Rouge ! » avait alors ordonné Cassinou… Et la fête s’était continuée au Pin Rouge par des rasades de boissons variées, puis par un bon quartier de confit de dinde vers les neuf heures, histoire de se dégourdir les tripes ; après les avoir dégourdies, il avait fallu les rafraîchir : bière à volonté.

Tant et si bien qu’aux approches de minuit, il ne restait plus à Fantique qu’à rentrer chez lui sans trop se presser, crainte d’erreur, au Piocq qu’à se faire rosser chez lui par la Piocque, qui n’admettait pas les fêtes dont elle était bannie, et à Cassinou qu’à dormir dans la grange du Pin Rouge, puisque ses jambes se refusaient à le porter.

Un cercle d’admirateurs s’était formé autour de la table où Cassinou faisait bruyamment le récit de ses exploits : des gars du pays, de fiers lurons, de bons vivants, eux aussi, jeunes ou vieux… Mais, ce sacré Cassinou, il leur faisait encore la pige à tous, pour la beuverie comme pour la boustifaille ! Là-dessus, sa réputation était établie… Il n’en concevait pas une mince fierté. Désireux d’éblouir définitivement son auditoire, il frappa du poing la table :

– Et ce qu’il y a de plus fort, proclama-t-il jovialement, c’est que le tonnerre du bon Dieu ne m’empêcherait pas de recommencer aujourd’hui !

– Quel bougre ! fit le brigadier qui se préparait à partir… Enfin, tu as raison d’en profiter, tant que le beau temps dure pour le monde.

– Que veux-tu dire par là ?

– Tu n’as donc pas lu les journaux, ces jours-ci ?… On parle de guerre.

Les sourcils de Cassinou se froncèrent :

– Ah ça ? Est-ce que tu voudrais, toi aussi, me faire prendre un chien de mer pour une sole ?… Est-ce qu’on n’a pas fini de me farcir les oreilles avec cette histoire ?… J’ai déjà failli me fâcher, tout à l’heure, quand ce vieux pecq de facteur m’embêtait avec son éternel « la guerre… la guerre… » Brigadier, tu me fais pitié… Il ne me pousse pas de la mousse sur les yeux, je pense, et je sais lire… Quant au facteur, il y a quarante ans et plus qu’il l’annonce, la guerre, tout ça pour nous faire croire que sans lui, à l’époque, les Prussiens seraient venus jusqu’ici… La guerre ! Il ne faudrait pas chercher à se foutre de moi ; je ne suis pas pêcheur, je n’ai pas besoin qu’on me monte des bateaux ; mais je suis muletier et j’ai un bâton pour tous les mulets, qu’ils soient à deux pattes ou à quatre.

Les auditeurs hochaient la tête, mal convaincus… Mais on connaissait suffisamment Cassinou pour ne pas essayer de discuter avec lui au lendemain d’une claquaille, surtout quand il était en train d’en inaugurer une autre… Il aimait volontiers à discourir, à pérorer, en bon Méridional ; et, si particulière que fût son éloquence, elle n’en était pas moins réelle. Il reprit, un peu calmé par le silence qui s’était fait et l’attention qu’on lui prêtait, – en français, cette fois, en son français à lui, pour donner plus de poids et de dignité à ses paroles.

– Ce n’est pas que je veux dire qu’on ait peur aux Prussiens… Mais pourquoi c’est-il qu’y aurait la guerre ? Est-ce que le monde il n’est pas content ? Est-ce que le pays pâtit ? Est-ce que la résine ne se vend pas ? Est-ce qu’il manque du vin à boire ?… La guerre, c’était bon autrefois, quand les hommes étaient des sauvages, aussi bêtes que ce pecq de facteur ! Il faudrait voir qu’un roi, un empereur ou le président de la République se mette dans l’idée de les faire massacrer manière de rire un brin… On ne marcherait pas, en Allemagne comme en France ! On n’est plus des moutards… Le progrès est le progrès…

Cependant l’instituteur adjoint, qui venait d’arriver, osa émettre une objection : « Permettez, Cassinou… » Alors Cassinou blêmit, puis rougit, puis crispa les poings, puis frappa par terre de rage… Devant ce morveux-là, il ne trouvait plus de mots et sa voix s’étranglait dans sa gorge, parce qu’il ne savait pas discuter avec les gens qui parlent doucement.

– Ah ! du moment que celui-là aussi s’en mêle, c’est bon !… J’aime mieux filer. Je ferais du désastre.

Il ramassa son béret, prit sa canne et s’en fut, très digne, très raide.

Cependant, au bout de l’auvent, il se ravisa, se retourna, et alors, d’une voix tonitruante :

– La guerre ! Tenez, je vais vous expliquer votre cas, à vous tous tant que vous êtes : vous êtes des froussards, qui avez mal au ventre depuis que cette idée vous est venue… La guerre ?… Moi, je dis ce mot et je crache par terre…

Il fit encore quelque pas, se retourna de nouveau et lança d’une voix triomphante, avant de disparaître :

– La guerre, je m’en fous et je la méprise… je suis réformé.

II

– Té ! Cassinou ! Où t’en vas-tu si vite ?

– Té, Cassinou !… Dis donc, tu pourrais donner le bonjour aux amis !

– Té, Cassinou !… Arrête un moment… on va boire un verre.

Mais lui, sur la route qui longe l’étang, marchait à grands pas, en faisant voler des cailloux du bout de son bâton ferré, et ne répondait que par des grognements ou de coléreux haussements d’épaules aux questions et aux invites des passants.

La pluie, vers midi, fit mine de tomber et Cassinou tourna sa mauvaise humeur et la pointe de son bâton ferré contre le ciel, qu’il invectiva de belle manière… À l’endroit où la route quitte le bord de l’eau pour virer brusquement à droite, vers Saint-Lubin et Ttchyatyic, ce fut à la route qu’il s’en prit…

Garce de route ! Comme si elle n’aurait pas pu se déranger un peu pour lui éviter de patauger dans la vase ou de se fatiguer dans le sable ! Tant pis, allons-y !… Et notre homme, tout en grognant et en marmonnant de plus belle, se dirigea vers le coin forestier où il avait pris l’habitude de se réfugier quand il désirait réfléchir ou cuver son vin, sans risquer, durant son repos, les farces ou les moqueries de personne.

C’est au sommet d’une belle dune, toute embaumée de serpolet sauvage. Au nord, la solitude règne sur des lieues et des lieues ; à l’ouest, la « grande mer » apparaît entre les fûts des pins, glauque, mouvante et frangée d’argent même par les plus beaux jours ; au sud, on voit, à deux kilomètres de là, les maisons de Hont-Hàbi-l’Étang et l’auberge du Pin Rouge qui semble dire : « Tu sais, quand tu seras fatigué de bouder ?… » Cassinou ne boudait jamais très longtemps.

Mais il aimait cet endroit comme un animal aime sa tanière. Il avait restauré et recouvert de bonne brande la tranchée principale d’une palombière abandonnée. Rien de meilleur pour se mettre à l’abri des hommes, de la pluie et du soleil quand on n’a plus soif et qu’on se sent pour un temps devenu misanthrope, rien de meilleur pour vous rafraîchir les idées et vous débrouiller l’estomac qu’un bon sommeil de bête sauvage, loin de tout et de tous, parmi la grande odeur marine et celle de la cuisine que prépare le soleil, en surveillant les poêles à frire des cigales.

Cassinou s’étendit sur une litière de fougère qu’il avait accommodée et entretenue à sa taille.

Deux minutes plus tard, il ronflait béatement.

Il se réveilla tout guilleret, lucide et optimiste. Quelle heure ?… Peuh ! L’heure du jambon si l’on a faim, de l’apéritif si l’on a soif : quatre heures « du tantôt », ou quelque chose d’approchant. Pas besoin de traîner de montres avec soi pour être fixé. Il suffit de consulter la couleur du ciel, son estomac, ou son gosier. Cassinou se frotta les mains, puis se gratta le menton et sourit… Il n’en voulait plus à personne ; il irait jusqu’au bourg rendre visite au coiffeur, faire à son domicile un brin de toilette, – et ce soir, bon sang, surtout s’il y avait bal ici ou là, il les épaterait tous, frais et jovial comme il comptait l’être ; il leur montrerait qu’on tient le coup lorsqu’on s’appelle Cassinou et qu’on ne confond pas un chien de mer avec une sole. Puis, cette fois, si on lui parlait encore de guerre, serait assez maître de lui pour rigoler au nez de ces espauritz  !

Mais, qu’est cela ? Un son de cloche sinistre a soudain retenti dans tout le ciel… Le tocsin !… Et, ces cloches, ce sont celles de Saint-Lubin… Le feu est à Saint-Lubin !… Le feu, dans les Landes, c’est à peu près le seul ennemi grave qu’on se connaisse ; il faut voir quelle union sacrée règne dès que la voix des églises l’annonce, sinistrement… Chacun part au plus vite et par le plus court. Dame, c’est la fortune du pays qui brûle, et qui brûle dur et fort, comme si la flamme des étés se vengeait d’un coup d’avoir été emprisonnée aux troncs des pins sous l’espèce et avec le titre de résine.

Le feu ! La forêt est à feu du côté de Saint-Lubin !… Tant pis pour la toilette, la claquaille et le bal ; Cassinou ne connaît que son devoir de bon fils des Landes… Et le voici, tout feu tout flammes lui-même, qui bondit à travers les fourrés, puis dans les flaques d’eau lacustre, héroïquement, si grande est sa hâte de rejoindre la route… Celle-ci atteinte, il s’arrête pour souffler un brin… Hein ? Quoi ?… Un autre clocher appelle au secours, juste à l’opposé de Saint-Lubin ?… Coulombre ! Coulombre aussi est à feu !… Double Dieu vivant !… Et ce n’est pas fini : en quelques minutes, tous les clochers du pays, l’un après l’autre, s’en mêlent…

Cassinou s’assied, atterré. Ah ça, est-ce qu’il perd la tête ?… Non ! son ivresse est loin et, les cloches de toute la contrée, il sait bien qu’il peut les reconnaître à leur timbre, toutes, des plus mesquines aux plus riches, comme on reconnaît avant même que de tourner la tête de vieilles connaissances à leur voix. Les cloches de Saint-Lubin, chef-lieu du canton, résonnent lourdement, en personnes d’importance ; celles de la petite église enguirlandée de lierre de Coulombre imitent la voix un peu grêle des jeunes filles, quand c’est le mois de Marie ; et voici celles de Cambiange, grognonnes comme le paysage qu’elles dominent ou comme les sangliers qui pullulent dans leur domaine et qu’elles ont l’air de bénir ; celles d’Escanegorb, la commune pauvre, qui paraissent implorer l’aumône en leur langage ; celles de Hont-Hàbi, enfin, dont Mme la comtesse douairière de Cabiracq fit don à la paroisse et dont le gros bourdon, aussi imposant que sa marraine, semble comme elle parler du nez… Et toutes ces ondes sonores vont et viennent, s’entrecroisent, s’entremêlent comme des passages d’invisibles et sinistres oiseaux dans le ciel lavé par l’orage ; l’immensité sylvestre fait retentir les échos à l’infini… Tout se brouille ; entre les quatre coins de l’horizon, il n’y a plus qu’un désolant et confus bourdonnement… Comment le soleil ose-t-il resplendir à cette heure ?

Cassinou enfonce son béret jusqu’aux oreilles, se lève, puis, roulant des yeux hagards, s’élance vers Saint-Lubin, l’endroit le plus proche… Et tout le long du chemin il hurle – ne pensant pas dire si vrai – il hurle d’une voix rauque, d’une voix d’épouvante :

– Arrivez, les autres !… Le monde est à feu ! Tout le monde est à feu !

III

Il avait suivi le chemin forestier qui débouche à deux pas de la place de la Mairie de Saint-Lubin, laquelle était déjà noire de monde. Haletant, soufflant, il demandait à un chacun :

– Où est le feu ?

Et l’on n’avait pas l’air de l’entendre !… Les gens, les femmes surtout, le considéraient avec ahurissement, et tournaient tout aussitôt vers ailleurs, vers le sol de préférence, des yeux affolés, des yeux qui ne semblaient plus voir les hommes ni les choses… Cassinou sentit une angoisse inconnue l’étreindre à la gorge, il n’osa même pas poser de questions… Un peu de patience ! Il s’instruirait par lui-même ; tout cet incompréhensible cauchemar s’évanouirait. Pas la peine de courir le risque de se faire lancer au nez des moqueries ou des sottises.