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Ce que c'est d’être roi - Parce que c’est notre projet ! est à la fois une parodie et une allégorie de la folie des campagnes présidentielles dans un système d’élection au suffrage universel direct. Placé dans un contexte historique qui transcende les époques, c’est l’histoire imaginaire d’une campagne qui, pour se donner un peu de perspective, tente d’associer à sa construction de grands personnages d’État, des artistes et des écrivains de premier plan. Toute rationalité abandonnée, c’est aussi, finalement, un voyage onirique dans l’univers mental d’un homme. Ce roman ne touche pas terre un seul instant, parce que dans une campagne présidentielle, le contact avec le réel est définitivement aboli. Ce sont affaires humaines, relations personnelles, jeux de séduction, sexualité exacerbée, manipulations, mensonges, calomnies et bassesses.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Christian Soleil, consultant en management et communication, a participé à la campagne présidentielle de 2017. Référent LREM dans le département de la Loire, il a également été directeur de campagne d’Emmanuel Macron sur ce territoire. Par conséquent, il maîtrise les enjeux affichés et les motifs cachés qui émaillent toute campagne de ce niveau.
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Seitenzahl: 413
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Christian Soleil
Ce que c’est d’être roi
Parce que c’est notre projet !
Roman
© Lys Bleu Éditions – Christian Soleil
ISBN : 979-10-377-5829-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Le temps peut paraître long, quelquefois. On a beau savoir qu’il n’existe pas, que la notion même de longueur est une sorte de mythe urbain, que plus on va vite, plus le sentiment de temps se rétrécit, que plus on dispose de TGV, de Shinkansen, de téléphone mobile, d’internet, bref de ces instruments dédiés à nous faire gagner de précieuses minutes, plus le temps, au contrai, nous est compté. Je n’arrête pas de croiser des gens qui me disent que le temps leur manque. Des vivants ! Ils ignorent, ces incultes, qu’ils ont le temps… Le temps ne manque pas dans la vie. Il se déroule. Un point c’est tout. Il ne passe pas. C’est nous qui passons sur lui, comme des voiliers sur la mer, en fonction du vent.
Quand je pense à tous ces crétins qui rêvent d’éternité ! Pourquoi ne prennent-ils pas le temps qu’ils ont ? Vivre à tout jamais ! Je préfère ne pas participer à la polémique. Garder le silence. Le silence est le seul luxe. Alors j’écoute. Je me tais. J’entends le vide. J’ai toujours eu cette vision du vide. Depuis le tout début. Je ne sais même pas quand tout a commencé. La mémoire est lourde. Elle comporte ses failles. Les moments, les images, sont reliés entre eux comme les plis d’un drap que soudain traverse une aiguille.
Pendant que vous lisez cette phrase, vous pensez probablement que le moment présent, là maintenant, correspond à ce qui est en train de se passer. Vous sentez que l’instant présent a quelque chose de particulier. Il est réel. Vous pouvez vous rappeler le passé ou anticiper l’avenir, mais vous vivez dans le présent. Bien sûr, le moment où vous avez lu cette première phrase n’a plus cours. Le moment où vous lisez celle-ci l’a remplacé. En d’autres termes, nous avons la sensation d’un écoulement du temps. Notre intuition profonde est que le futur est ouvert jusqu’à ce qu’il devienne le présent, et que le passé est fixé. À mesure que le temps s’écoule, cette structure de passé fixé, présent immédiat et avenir ouvert se décale dans un sens, toujours le même. Cette structure est inscrite dans notre langage, nos pensées et notre comportement.
Pourtant, aussi naturelle que soit cette conception, la science ne la reflète pas. Les équations de la physique ne nous disent pas quels événements sont en train de se passer juste maintenant ; on peut en effet comparer ces équations à une carte où le symbole « Vous êtes ici » est absent. De plus, les théories de la relativité d’Albert Einstein suggèrent non seulement qu’il n’existe pas un unique présent particulier, mais que tous les instants sont également réels.
La divergence, entre la compréhension scientifique du temps et l’intuition que nous en avons, préoccupe les penseurs depuis longtemps. Elle n’a fait qu’augmenter à mesure que les physiciens dépouillaient le temps de la plupart des attributs dont nous le revêtons d’ordinaire. Aujourd’hui, le fossé entre le temps de la physique et le temps de l’expérience humaine atteint sa conclusion logique : beaucoup de théoriciens sont arrivés à croire que, fondamentalement, le temps n’existe même pas.
L’idée de l’inexistence du temps est si étonnante qu’il est difficile de voir comment elle pourrait être cohérente. Tout ce que nous faisons est ancré dans le temps. Le monde est une série d’événements reliés les uns aux autres par les fils du temps. N’importe qui peut constater que mes cheveux grisonnent, que les objets bougent, etc. Nous observons du changement, qui correspond à des variations de propriétés par rapport au temps. Sans le temps, le monde serait immobile. Mais comment une théorie dépourvue de temps pourrait-elle expliquer que nous observons des changements ?
Même si le temps n’existe pas au niveau fondamental, il peut apparaître à des niveaux supérieurs, de la même façon qu’une table est solide alors qu’elle n’est qu’un assemblage de particules constituées, pour l’essentiel, d’espace vide. La solidité est une propriété collective, ou émergente, des particules. Le temps aussi pourrait être une propriété émergente des ingrédients élémentaires du monde.
Ce concept de temps émergent est potentiellement révolutionnaire. Einstein affirmait que l’étape clef du développement de la théorie de la relativité avait été de repenser le temps. À l’heure où les théoriciens poursuivent son ambition d’unir la relativité générale avec la physique quantique, beaucoup jugent que sans une réflexion approfondie sur le temps, il sera impossible de progresser.
L’idée intuitive que nous avons du temps a connu une succession de revers au fil des progrès de la physique. Commençons par le temps de la physique classique, dite newtonienne. Les lois du mouvement de Newton sous-entendent que le temps est doté d’un certain nombre de caractéristiques.
Tous les observateurs s’accordent en général sur l’ordre dans lequel les événements se déroulent. Quels que soient l’instant et le lieu où un événement se produit, la physique classique suppose que l’on peut objectivement dire s’il a eu lieu avant, après ou en même temps que n’importe quel autre événement. Le temps permet donc d’ordonner complètement tous les événements de l’Univers. La simultanéité est une propriété absolue, indépendante de l’observateur. De plus, le temps doit être continu afin que l’on puisse définir la vitesse et l’accélération.
Le temps classique doit également être doté d’une notion de durée permettant de quantifier ce qui sépare les événements dans le temps. Pour dire qu’un guépard peut courir à cent dix kilomètres par heure, nous devons avoir une mesure de ce qu’est une heure. Et tout comme l’ordre des événements, la durée est indépendante de l’observateur en physique newtonienne.
Pour l’essentiel, Newton supposait donc que le monde est muni d’une horloge maîtresse. La physique newtonienne écoute le tic-tac de cette horloge et d’aucune autre. Newton pensait en outre que le temps s’écoule et que cet écoulement définit une flèche indiquant le futur ; mais ces caractéristiques supplémentaires ne sont pas strictement exigées par les lois newtoniennes.
Le temps de Newton peut nous sembler suranné, mais en y réfléchissant un peu, on peut remarquer à quel point cette conception est étonnante. Ses nombreuses caractéristiques (ordre, continuité, durée, caractère absolu de la simultanéité, écoulement et flèche d’écoulement) sont, en toute logique, indépendantes ; mais l’horloge maîtresse que Newton nommait « temps » les regroupe toutes. Et ce cocktail de caractéristiques était si performant qu’il est resté intact durant près de deux siècles.
La construction de l’abstraction qu’on appelle le temps objectif a commencé bien avant le XVIIe siècle, notamment par la fabrication des instruments de mesure de processus réguliers : les gnomons, les cadrans solaires, les clepsydres, les sabliers, puis, à partir du XIVe siècle, par le développement considérable de l’art horloger. La spatialisation du temps elle aussi a commencé bien avant le XVIIe siècle, les paradoxes de Zénon et la difficulté de rapporter au continu le temps dénombrable en instants l’attestent suffisamment. Cependant, un savant, dans la construction du temps objectif, franchit le pas décisif, c’est Galilée. En effet, Galilée fait quelque chose que personne n’avait imaginé avant lui, il considère le temps à l’instar de l’espace comme également passible d’un traitement mathématique. Autrement dit, il fait du temps mis à parcourir un espace une variable analogue à celle de l’espace parcouru, pour étudier le mouvement d’un corps. Il y a un avant Galilée où les calendriers, les horloges mesurent des processus et des cycles, et un après Galilée où le temps, au même titre que l’espace, est une variable mathématique dans l’étude du mouvement. La mathématisation de la mécanique rendue ainsi possible entraîne des progrès considérables dans l’élaboration d’horloges de grande précision. La construction de la variable temps est une étape capitale qui fait passer du monde de l’à peu près à l’univers de la précision.
Avec Galilée, le temps est devenu une notion mathématique abstraite. Cinquante ans plus tard, en 1687, Newton absolutise le temps et l’espace, il en fait des sensoria Dei, « les formes a priori de la sensibilité de Dieu », si je puis traduire ainsi le terme sensorium, qui, en latin, désigne l’organe sensoriel. La boucle est bouclée : alors que déjà avec Galilée, le temps, comme symbole mathématique, se coupait du processus physique dont il était le symbole pour ne plus valoir que pour lui-même, avec Newton, c’est le temps, comme symbole absolu, qui dit la vérité absolue sur les processus physiques et fonde le temps vulgaire relié à des processus physiques. Le symbole temps ne renvoie plus à la chose qu’il signifie, ni à sa fonction de moyen d’orientation, mais il vaut pour lui-même. Cependant, avant de devenir un symbole qui ne vaut plus que pour lui-même, le problème de la construction du temps comme objectif, abstrait, homogène qui, par sa nature, coule uniformément est conditionné par la position d’un mouvement uniforme pris comme étalon. Dès lors, la construction du temps uniforme et du mouvement uniforme (et sa variante du mouvement uniformément accéléré) ressemble au problème de la poule et de l’œuf : qui apparaît le premier ? Le mouvement uniforme, le temps uniforme, qui conditionne l’autre ? La question fait tourner dans un cercle de manière uniforme. C’est en effet le principe d’uniformité, le principe d’économie et le principe de simplicité que je rencontre en tournant dans ce cercle. Ces principes répondent à des tendances de l’esprit qui veut ordonner les régularités de la nature en économisant ses forces par la visée du simple. Le projet de Galilée est bien de mathématiser les régularités qu’il observe dans l’à peu près de ses instruments de mesure encore rudimentaires. Son projet est donc régi par la conviction qu’il a acquise très tôt que le livre de la nature est écrit dans un langage mathématique. Mais à quelles fins Galilée et Newton ont-ils mathématisé puis absolutisé le temps ? Leur entreprise est d’abord régie, il me semble, par le désir de savoir et de savoir décrire exactement les régularités de la nature. Leur dessein est le même : ne plus séparer comme le faisaient les Anciens la mécanique et la géométrie en rapportant tout ce qui est exact à celle-ci et tout ce qui l’est moins à celle-là, mais montrer que « la géométrie appartient en quelque chose à la mécanique » et que la mécanique rationnelle ou mathématique est une science démonstrative. Désir de savoir, désir d’exactitude : l’intention est bien de sortir d’un monde de l’à peu près pour entrer dans l’univers de la précision.
Pourquoi vouloir entrer dans l’univers de la précision ? Cette question est sans fin, si je puis dire. Pourquoi aujourd’hui les biens de consommation courante – les montres, les ordinateurs, les appareils de photographie numérique, les GPS – valent-ils par leur définition de haute précision ? Parce qu’ils sont censés permettre aux utilisateurs de s’orienter de mieux en mieux dans la « jungle » du monde. Les êtres humains depuis des millénaires sont mus par cette volonté de s’orienter le mieux possible dans le monde. Galilée et Newton sont des êtres humains qui ont compris de manière exceptionnelle à quel point la mathématisation du temps était un instrument d’une puissance extraordinairement efficace pour maîtriser la science du mouvement et toutes les techniques qui y sont afférentes. Or, maîtriser la science des mouvements terrestres et célestes, n’est-ce pas le meilleur gage pour ne pas se perdre dans l’Univers ? Prévoir les éclipses du Soleil ou de la Lune, calculer le retour de la comète de Halley, établir le calendrier des coefficients de marée, n’est-ce pas trouver une assiette dans l’Univers qui est « une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part » ? Mais contrairement à Pascal, Galilée et Newton ne vivent pas le passage du monde clos à l’Univers infini sur le mode de l’effroi, mais plutôt sur le mode de la joie intellectuelle, si j’entends bien leur propos. Ils sont conscients d’apporter leur pierre à l’édifice de la science dans lequel l’être humain pourra se loger avec bien plus de confort que s’il restait dans l’ignorance.
Ainsi, en faisant du temps une variable homogène à l’espace dans la mathématisation du mouvement, Galilée permet de mettre en équation la spatialisation du temps. Newton franchit un pas de plus en absolutisant l’espace et le temps, mais cette absolutisation ne s’est pas faite sans rencontrer de résistance. Quand Newton oppose le temps relatif et ordinaire, qui est celui de l’expérience humaine commune, au temps absolu qui le fonde et qui émane de Dieu, et quand il fait de même pour l’espace, un penseur cherche à entrer en discussion avec lui par l’intermédiaire de Samuel Clarke, c’est Leibniz. La correspondance de Clarke et de Leibniz exprime une divergence radicale de conceptions qui conduit à l’impasse. Leibniz ne peut admettre l’absolutisation de l’espace et du temps opérée par Newton car pour lui l’espace et le temps sont des notions essentiellement relatives. Il les pense comme des relations, comme des ordres : l’espace est l’ordre des coexistences et le temps est l’ordre des successions. Mais qui dit ordre dit principe d’ordre : c’est donc relativement à un situs, à un point de vue et de temps que l’on dit l’espace et le temps. Or cette conception leibnizienne qui fait de l’espace et du temps deux ordres se référant à un situs est la voie dans laquelle s’engage Einstein pour démanteler le mythe de l’espace absolu, du temps absolu et de la simultanéité absolue qui en est la clef de voûte.
C’est alors que surgit le trouble dans les deux infinis. Au début du XXe siècle, un événement étrange se produit en physique : quand Einstein croit pouvoir unifier l’explication de l’infiniment grand par sa théorie de la relativité générale, la mécanique quantique produit, par sa théorisation de l’infiniment petit, l’effondrement du déterminisme universel. Si l’Univers reçoit une explication unifiée et harmonieuse par Einstein, la mécanique quantique révèle le caractère aléatoire du comportement des particules élémentaires dans la structure de la matière. Tout se passe comme si la double infinité dont parle Pascal était tirée, du côté de l’explication einsteinienne de l’Univers et de l’infiniment grand, vers l’unité, tandis que, du côté de la structure de la matière et de l’infiniment petit, elle s’ouvrait sur du complexe et de l’indéterminé. On comprend mieux ainsi le propos d’Einstein : Dieu ne joue pas aux dés, et la réponse mallarméenne de Bohr selon laquelle un coup de dés n’abolira jamais le hasard.
Cependant, si Einstein veut avoir sa part de rêve dans la quête d’unité et d’intelligibilité de l’Univers, il sait que c’est au prix d’une remise en question de la représentation cosmologique de Newton. Le principal mérite d’Einstein est d’avoir su montrer que la théorie de Galilée et de Newton n’est que partiellement relativiste, qu’elle repose en réalité sur les concepts d’espace absolu, de temps absolu et de simultanéité absolue. Si l’on prend l’exemple des marchandises qui, au fond de la cale d’un navire, voyagent de Brest à Venise, affirmer, comme le font Galilée et Newton, la relativité du mouvement uniforme, c’est dire que la vitesse d’un mobile dépend du référentiel dans lequel on la mesure : les marchandises sont immobiles dans le référentiel du navire, elles ont une vitesse égale à celle de croisière du navire pour un observateur resté à Brest. D’où il s’ensuit que la distance parcourue par un mobile est elle-même relative (elle dépend du référentiel). Mais cette relativité des distances ne concerne que des événements se produisant à des instants différents. Pour des événements simultanés, il n’en est pas de même. Mesurer la distance qui sépare deux événements simultanés exige que l’on prenne le point de vue d’un observateur immobile assistant au spectacle du monde. Seul un observateur embrassant d’un seul coup d’œil Brest et les marchandises à fond de cale peut déterminer la distance qui, de façon absolue, sépare Brest des marchandises à un instant donné. Cette mesure, cependant, n’aura un caractère véritablement absolu et incontestable pour tous que si la notion de simultanéité elle-même a un caractère absolu, si ce qui est simultané pour l’observateur l’est également pour tout autre (en translation uniforme par rapport à lui tout au moins). La mécanique classique repose donc sur l’idée qu’il existe une horloge absolue, un temps absolu, un espace absolu, qui sont les mêmes pour tous les référentiels galiléens. Or, Einstein a mis en évidence que la thèse du temps absolu et de la simultanéité absolue est une illusion qui a son origine dans le fait que, dans notre expérience quotidienne, nous pouvons négliger le temps de la propagation de la lumière. Pour cette raison nous nous sommes habitués à ne pas faire de distinction entre « ce qui est simultanément vu » et « ce qui arrive simultanément ». Mais quand deux événements se produisent à de grandes distances (années-lumière), il faut faire intervenir un continuum espace-temps, la simultanéité est relative à un point de vue et de temps, c’est-à-dire à un emplacement temporel.
Or mettre en doute le caractère absolu de la simultanéité, la rendre relative, comme le fait Einstein dans son article de 1905, revient à saper les fondements mêmes de l’idée d’espace absolu immobile comme réceptacle de tous les objets matériels. Au concept d’espace absolu, Einstein substitue le concept d’emplacement : un corps en mouvement doté d’une vitesse proche de celle de la lumière crée en se déplaçant son espace-temps. D’où le fait que, comme Descartes et Leibniz, Einstein soutient qu’il n’y a pas d’espace vide puisque ce qu’il appelle espace-temps désigne une qualité ontologique d’un corps. L’emplacement et le temps sont toujours à considérer ensemble et un événement, quel qu’il soit, est toujours spécifié par ses trois coordonnées d’espace x, y, z et une coordonnée de temps t. Autrement dit, la description des événements physiques est toujours quadridimensionnelle, même s’il semblait auparavant que ce continuum à quatre dimensions pouvait être séparé en un continuum à trois dimensions, l’espace, et un continuum à une dimension, le temps. Cette séparation apparente n’est qu’une illusion due au fait que la signification du concept de simultanéité semblait aller de soi parce que, par le biais de la lumière, je reçois de façon quasi instantanée des informations en provenance d’objets voisins. Or la lumière ne se propage pas de manière instantanée, elle se propage à la vitesse de 300 000 km/s dans tous les référentiels. Autrement dit, la vitesse de la lumière n’est pas relative à un référentiel, ce qui s’oppose au concept galiléen et newtonien de la vitesse. Du coup, il appert que la vitesse de la lumière n’est pas une vitesse comme les autres. C’est par abus de langage qu’on parle de vitesse de la lumière, pour une raison bien simple du reste, qui est que la lumière n’est pas un corps mais une onde, ou suivant une terminologie plus rigoureuse, un champ. Einstein a montré que la propagation de la lumière, notée C, est en réalité une caractéristique du continuum espace-temps liée au fait que l’espace vide n’a aucune réalité mais est toujours le lieu de champs électro-magnétiques dont la lumière n’est qu’un cas particulier.
Bien que la grandeur C ne puisse être tenue pour la vitesse d’un mobile, elle n’en garde pas moins les dimensions d’une vitesse, c’est un rapport entre un intervalle d’espace (une distance) et un intervalle de temps. Dans la théorie de la relativité restreinte, tout événement se déroule dans le théâtre du monde, qui est le continuum à quatre dimensions. La constante C est alors le facteur de conversion qui permet de transformer des distances en intervalles de temps : c’est une constante structurale de l’espace-temps. En effet, l’idée d’unifier temps et espace et de combiner des durées et des distances entraîne la nécessité d’exprimer ces quantités avec une même unité (car on ne peut pas ajouter des mètres à des secondes). En ce début de troisième millénaire, la physique a complètement assimilé cette nouvelle façon de considérer l’espace et le temps, puisque le fait de fixer la vitesse de la lumière C, à la valeur arbitraire 299 792 458 mètres par seconde, prouve que cette quantité C est traitée désormais comme un simple facteur de conversion entre mètre et seconde. Certes, dans la vie courante, je continue à me servir des deux unités, le mètre et la seconde, mais en astronomie, à l’échelle du cosmos, il est bien plus normal de mesurer les distances en unités de temps. Les astronomes y sont habitués depuis longtemps avec l’emploi de leur année de lumière, qui représente la distance parcourue par la lumière pendant une année. En d’autres termes, la quantité c permet bien de passer d’un temps à une distance (c’est du reste la même conversion que fait un automobiliste en disant que Paris est à huit heures de Montpellier : il rapporte le trajet à la vitesse de sa voiture et au temps qu’il met pour accomplir le voyage). Si je le compte en temps, malgré sa vastitude quasiment infinie et inconcevable à échelle humaine, l’Univers se laisse bien mesurer. Comme une année compte en gros trente millions de secondes (soit 3×107 s), je trouve que la distance de la Terre à la Lune vaut 1,33 seconde-lumière, que l’horizon de la partie visible d’Univers est à une quinzaine de milliards d’années-lumière, et qu’entre ces deux limites, s’insèrent environ dix-sept ordres de grandeur. Ainsi le Soleil est à 8,3 minutes-lumière, les étoiles les plus proches, à des années-lumière, puis j’en trouve à toute distance jusqu’aux plus lointaines de notre voie lactée à une centaine de milliers d’années-lumière. Au-delà la distance des galaxies s’étage de quelques millions d’années-lumière à une quinzaine de milliards d’années-lumière. Cette opération de conversion montre que la vitesse de la lumière est ce qui permet de penser le temps comme parfaitement échangeable avec l’espace et comme tout aussi réversible que lui.
Quand je considère le double tremblement de terre qui s’est opéré dans la physique, il y a cent ans, je suis pris de vertige. Le sol qui me porte s’avère être, au niveau de sa configuration atomique, constitué d’incessants mouvements browniens, le ciel étoilé que je regarde me renvoie à des étoiles mortes il y a des milliers d’années et que je vois toujours cependant briller. Le temps de la lumière… En quoi peut-il « éclairer » le problème du temps en moi ?
Ce qui me frappe, c’est le hiatus qui sépare le temps pensé par les physiciens et le temps que je vis. Le temps des physiciens est homogène à l’espace et réversible comme l’espace alors que le temps en moi coule parfois lentement, parfois tumultueusement, et n’est pas réversible : je vais vers ma mort. En science, que l’on considère le temps comme cyclique ou comme linéaire, on schématise le temps à partir de la trajectoire d’un mouvement uniforme : soit celle de la révolution des planètes, soit celle d’un mouvement rectiligne uniforme. Le problème est que pour définir un mouvement uniforme, il faut poser que le temps par nature coule uniformément : autrement dit, le concept scientifique du temps, c’est-à-dire sa spatialisation, n’est possible que parce qu’on présuppose que le temps est uniforme et donc échangeable avec l’espace.
Même si Einstein semble avoir bouleversé et renversé cette conception d’un espace absolu et d’un temps absolu, il n’a pas pour autant remis en question l’idée que le temps est réversible et échangeable avec l’espace, puisqu’il fait de la grandeur c (300 000 km/s) le facteur de conversion entre les espaces et les temps. Einstein, en faisant du temps une quatrième dimension du continuum espace-temps, pousse à son paroxysme l’idée que le temps n’a de réalité que parce qu’il est mesurable, qu’il n’est qu’une dimension, ce qui fait dire aujourd’hui à Marc Lachièze–Rey que dans la physique einsteinienne, on peut décrire tous les événements physiques sans utiliser la notion de temps.
Aujourd’hui, pourtant, l’étude des systèmes dynamiques instables met en exergue le fait qu’il y a, dans tout processus physique, des points de bifurcation irréductibles, tout comme le sont les points de bifurcation d’un arbre phylogénétique, où une espèce donne lieu à deux autres branches qui constituent deux nouvelles espèces. On retrouve ainsi sur le plan physique et cosmique ce qu’on savait déjà depuis longtemps sur le plan biologique et anthropologique : le passé est le passé, on ne peut pas revenir en arrière. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, dans La Nouvelle Alliance comme dans Entre le temps et l’éternité, soulignent que la flèche du temps, qui marque son irréversibilité, est la condition elle-même inconditionnée de tous les objets ou plutôt de tous les processus physiques, depuis l’atome d’hydrogène jusqu’à l’Univers lui-même. Mais comment m’approprier dans ma conscience du temps ces apports nouveaux de la science ? Comment allier l’irréversibilité du temps physique et celle que je sens dans ma vie, jour après jour et qui me rapproche, jour après jour, de ma mort ?
Avec l’irréversibilité du temps surgit la nécessité de penser le sens d’un processus. Or en tant qu’être vivant, je suis moi-même un processus, je suis non seulement un individu vivant engagé, comme tout individu vivant, dans une ontogenèse, mais cette ontogenèse est à son tour prise dans une phylogenèse. Et, en tant qu’être humain, je suis conscience de moi et du temps en moi qui me fait moi. Et ma conscience elle-même est un processus, une toile d’araignée en devenir, faite d’interactions internes et externes. Je découvre que ma conscience, mon temps humain n’est plus coupé du temps irréversible de l’Univers, mais que j’ai un air de famille avec tous les processus en devenir qui s’y déroulent. Je ne suis plus dans une solitude humaine dotée de conscience mais je suis, comme être vivant et humain en devenir, par ma conscience du temps compté et irréversible, dans une solidarité de nature avec tous les processus irréversibles de l’Univers et avec l’Univers lui-même.
Je me souviens d’une discussion sur la course des planètes avec le roi. C’était une nuit à Bactriane, après l’une de ces beuveries dont Alexandre avait le secret. J’avais trop bu. Le roi aussi. Nous étions seuls avec quelques esclaves derrière le grand rideau qui séparait le stade olympique de sa chambre des appartements où il recevait. Nous bavardions à bâton rompu sur les questions de pouvoir, d’emprise et de l’existence de Dieu. « Je suis bien forcé de croire en lui, » me disait Alexandre. Il posait alors ses lèvres sur une énième coupe qu’un jeune esclave nu venait de remplir de vin. « Dieu, c’est moi ! » Il plantait alors son regard dans le mien et éclatait de rire. Ou plutôt : il n’éclatait pas de rire. Il souriait en silence. Même sous l’effet de l’alcool, qu’il consommait sans réserve, Alexandre restait un roi : il ne maîtrisait pas seulement le monde ; il se maîtrisait lui-même. Là était sa principale force.
Mes yeux ne voyaient plus. La réalité dansait devant moi. Le roi dansait. Les esclaves qui nous caressaient dansaient. La tente dansait. Tout l’univers semblait danser autour de nous, instable, mouvant, dépourvu de toute consistance. J’étais prêt pour entendre l’un de ces monologues dont Alexandre avait le secret. Je ne sais plus où était Héphaestion, son général et favori. Il était encore vivant à cette époque, et il était rare qu’il ne fût pas avec nous. Mais à ce moment-là, je ne pensais pas à lui. En fait, je ne pensais à rien. Toute pensée était abolie, je crois, à l’exception de pensées poétiques et rêvées qui flirtaient avec la métaphysique. S’il y avait pensée, je n’étais que pensée ; s’il y avait amour, je n’étais plus qu’amour. Il n’y avait plus de « je », il n’y avait plus de « moi ». Nous étions tous Alexandre, les esclaves et moi, et les boucles blondes du roi, qui couraient sur ma poitrine et mon ventre, auraient tout aussi bien pu être les miennes…
La tente sous laquelle nous étions était un véritable palais. Alexandre faisait dresser son pavillon à chaque halte et, à mesure qu’il pénétrait en Asie, il le rendait plus vaste et plus luxueux. À partir de 330, on y voyait son trône sous un dais, supporté par des colonnes de bois doré. À droite et à gauche, des Cadets montaient la garde, comme le faisaient les Compagnons devant la portière de cuir de la tente.
Les réceptions, les repas, les beuveries avaient lieu dans la partie antérieure de ce véritable appartement capable de contenir une centaine de personnes. La chambre royale était séparée par un immense et lourd rideau qu’on hissait avec des câbles.
Quand Alexandre recevait ses proches pour dîner sous sa tente, on y trouvait cinq cents Perses, vêtus de robes couleur pourpre et jaune : on les nommait mélophores ; après eux, un corps de mille archers, vêtus de robes mi-partie couleur de feu et d’une autre couleur tirant sur le rouge.
Parmi les symboles sacrés de la monarchie perse, Alexandre n’avait retenu, outre le trône, la tente circulaire cosmique et le char, que le diadème, bande d’étoffe nouée derrière la tête et la tunique rouge et blanc qui se rattachait à la classe des prêtres et à celle des guerriers, demeurant pour le reste fidèle au costume macédonien.
Le roi des Perses se déplaçait non seulement avec sa famille proche, ses familiers, ses courtisans, mais aussi avec les différents services de la cour. Les énormes bagages étaient transportés à dos de chameaux et de mules, également par des porteurs spécialisés, les « gangabas », c’est-à-dire porteurs du Trésor, le terme Trésor renvoyant également à tout l’attirail qui suivait le roi.
En effet, le roi ne se séparait jamais de tout le matériel nécessaire pour satisfaire à ses habitudes de luxe ; « quand il faisait campagne, il emmenait de sa Maison, de son oikos, un riche approvisionnement de vivres et de bétail ».
À l’étape, des ouvriers spécialisés étaient chargés d’aplanir le terrain et d’y planter la tente royale. On s’émerveillait de voir avec quelle rapidité « les gens préposés à ce service » emballaient et déballaient tous les bagages. La tente royale était érigée au milieu du camp, pourvue de signes distinctifs.
Chaque officier avait également la sienne, reconnaissable à l’enseigne qui flottait sur un mât. La tente royale représentait un véritable monument qui reproduisait dans ses moindres détails les appartements privés des palais.
Comme dans tout palais, il y avait une porte, où les entrées étaient sévèrement filtrées. On y trouvait également une salle de banquet dont le luxe frappa tant les Grecs, qui mirent la main sur la tente de Mardonios après la bataille de Platées. Il s’agissait à coup sûr d’un monument de toile et de peau de taille impressionnante.
La tente de banquet d’Alexandre était soutenue par des colonnes de quinze mètres de haut ; quant à la cour intérieure de ce palais démontable, elle mesurait près de sept cents mètres de circonférence.
C’est dans cette tente qu’à l’instar des Grands Rois en déplacement, Alexandre tenait sa cour et accordait audience, assis sur un siège en or et entouré de sa garde personnelle qui comprenait elle-même cinq cents mélophores perses. On comprend donc que les Athéniens aient pu concevoir leur propre Odéon sur le modèle de la tente de Xerxès.
Même Plutarque, qui en avait vu d’autres, n’en revient pas dans ses écrits : « On avait réservé pour Alexandre la tente de Darius, pleine d’une somptueuse domesticité, de meubles et d’objets précieux… Quand il vit les bassins, les vases, les baignoires et les flacons de parfum, le tout en or, supérieurement travaillé, et la salle divinement embaumée d’essences et d’aromates, et qu’il fut passé de là dans la tente, dont on ne pouvait qu’admirer la grandeur et la hauteur, ainsi que le luxe du lit, des tables et des repas, lui-même il se tourna vers ses compagnons et leur dit : “Voilà, paraît-il, ce qu’est d’être roi”. »
La réflexion prêtée à Alexandre n’est pas sans rappeler la réaction de Pausanias et des Grecs devant le luxe insolent de la tente de Mardonios, dont ils s’emparèrent après la bataille de Platées, et bien d’autres auteurs soulignent la splendeur des tentes des généraux perses.
Les descriptions de la tente d’Alexandre sont également riches d’enseignements, car il a manifestement repris une coutume des Grands Rois : d’une manière générale, d’ailleurs, tous les développements des auteurs anciens sur le luxe (condamnable à leurs yeux) de la cour d’Alexandre soulignent les continuités avec des pratiques achéménides.
Ce soir-là, plus tard dans la nuit, nous étions hors la tente, Alexandre et moi, trempant sans fin nos lèvres dans les coupes de vin, à regarder les étoiles. Le roi était dans un moment d’abandon. Il était détendu, il semblait dépourvu d’inquiétude. Il ne craignait ni le présent ni l’avenir. Ni la vie ni la mort. Il me parait de son célèbre précepteur, Aristote, qui lui avait tout appris…
« Platon est un élève de Socrate, me dit Alexandre. À l’inverse des philosophes précédents, il a laissé de nombreux livres, parmi lesquels trois parlent d’astronomie : la République, les Lois et surtout Timée. Il a fondé l’Académie, une école privée où viennent volontairement ceux qui veulent apprendre auprès des maîtres.
« Grâce à lui, je connais le mouvement diurne des étoiles d’est en ouest, le mouvement de longue période des astres errants, dont le Soleil, sur l’écliptique incliné par rapport à l’équateur céleste, une découverte d’Anaximandre, le mouvement des planètes qui s’effectue dans une bande centrée sur l’écliptique où se situent les constellations du Zodiaque, le retour périodique du lever et du coucher du Soleil dans les mêmes constellations du Zodiaque aux mêmes saisons, les irrégularités du mouvement des planètes avec les rétrogradations, la durée différente des saisons, étudiée par Euctémon. On sait que l’étoile du matin et l’étoile du soir correspondent à la même planète : Vénus. Cela, on le doit aussi à Anaximandre. »
Alexandre me prend par les épaules et rapproche son visage du mien. Il ne prête aucune attention aux gardes qui passent près de nous, à quelques mètres seulement, et qui jettent quelquefois des regards furtifs sur nous. Un roi n’a guère d’intimité. Son corps est à tous. Il porte une tunique rouge mais elle a glissé sur sa poitrine et dévoile une épaule nue, couleur de bronze et dotée d’une musculature à décrocher les étoiles.
« C’est à partir de ces connaissances que Platon a décrit un système cohérent, poursuit-il dans un murmure. Il a été largement aidé sur le plan astronomique par certains de ses élèves de l’Académie, Eudoxe de Cnide puis Callype de Cyzique. »
Alexandre lève le nez au ciel en prenant cette fois mon crâne entre ses mains. Il rapproche ma tête de sa poitrine et la serre très fort contre lui, comme un enfant chercherait à se rassurer devant un espace tellement immense qu’il dépasse l’entendement.
« C’est la première fois qu’est posé le principe du caractère exact, mathématique, de l’astronomie. Grâce à Platon, tout change : les astronomes cessent de n’être que des observateurs : ils cherchent, pour expliquer l’Univers, des combinaisons de mouvements circulaires pour coller aux observations qui montrent que ces mouvements ne sont pas aussi parfaits. »
Je laisse ma tête glisser entre ses mains jusqu’à sa ceinture. Ce faisant, je tombe à genoux devant lui. Il ne cherche pas à dominer : nous ne faisons qu’un corps. Le sien ondule lascivement quand je défais sa ceinture. Il laisse sa tunique tomber à ses pieds. Ivre mort, il poursuit son monologue. Le corps du roi est nu. Il contient l’univers et ses quatre éléments. Sa voix monte en même temps que le désir s’empare de tout son être…
« L’Univers est constitué de quatre éléments qui sont le feu, la terre, l’eau et l’air ; il a une forme de sphère. La sphère est en effet la forme la plus belle. Platon fait observer que les contraintes des forces s’exerçant sur un objet déformable le conduisent à se transformer en sphère. Les mouvements observés dans cet univers sont circulaires : ce sont des révolutions. Il y a deux sortes d’astres : les étoiles fixes et les astres errants, les planètes. Les planètes sont au nombre de sept, elles tournent autour de la Terre. Les distances entre ces astres sont dans des rapports semblables à ceux des sons harmoniques.
« Toutes les planètes ne se meuvent pas de la même façon. La Lune, qui est sur le premier cercle, et le Soleil font leur révolution sans irrégularité. Au contraire, Vénus, l’astre du matin, et Hermès1 ont un temps de révolution égal à la course annuelle du Soleil mais sont doués d’un effet en sens inverse qui rend compte des irrégularités de leurs rotations.
« Platon décrit une façon imagée de se représenter l’Univers : prenons une bande de papier. Coupons-la en deux bandes égales. Plaçons-les l’une sur l’autre avec un angle pour former un X allongé. L’angle entre ces deux bandes sera celui que fait l’écliptique sur l’équateur. Leurs extrémités sont ensuite collées pour former un cercle. L’équateur, placé horizontalement décrit un mouvement d’est en ouest. Il est extérieur, il porte les étoiles et représente le mouvement diurne. Platon l’appelle “le Même” ».
« Le second cercle de papier est intérieur ; il est appelé “l’Autre” par Platon. Il tourne dans le sens est-ouest : ce sont les mouvements de longue période des planètes. Il est découpé en sept cercles concentriques qui portent les planètes. Leurs diamètres sont différents : petits près de la Terre, plus larges lorsqu’on s’en éloigne. Les distances entre les cercles de papier sont comme celles qui séparent les notes de musiques dans l’harmonie occidentale. »
Tandis qu’il parle, il prend mon menton avec délicatesse et me fait remonter le long de son corps, caressant ma poitrine de son sexe dressé. À présent, mon nez touche le sien, ses lèvres qui exhalent les senteurs d’un vin de Samos frôlent les miennes.
« Trois cercles se meuvent avec une vitesse à peu près égale, ceux qui portent le Soleil, Hermès et l’Astre du Matin2. Les quatre autres se meuvent à des vitesses différentes des trois précédentes et différentes entre elles. »
Alexandre m’embrasse à pleine bouche et fait silence pendant quelques instants. Soudain, il lève le bras vers le ciel illuminé d’étoiles.
« Le mouvement du Soleil se fait en hélice. Il est en effet la résultante du mouvement diurne et de la révolution autour de la Terre. Chaque jour il décrit un cercle différent : il se lève, atteint une hauteur et se couche en des repères différents. Platon imagine que ce mouvement ne se fait pas sur des cercles concentriques mais bien en continu d’où son aspect en hélice. Il n’explique pas les avances et les retards des planètes inférieures par rapport au Soleil.
« Les circuits des planètes sont courts ou longs en fonction de leurs distances par rapport à la Terre. Les périodes sont différentes et certaines planètes en rattrapent d’autres. »
Le roi soudain s’accroupit et m’entraîne dans son mouvement. Nous menaçons de tomber ensemble, mais il se reprend et me redresse. C’est accroupi qu’il arrache mes vêtements dans une douce violence. Son corps épouse alors le mien. Il m’enjambe et s’empale sur moi. Un cri léger lui échappe quand je le pénètre dans l’instant. Son sourire dévoile des dents dont je rêve qu’elles me mordent. C’est presque en hurlant qu’il poursuit son récit.
« Le temps n’existait pas avant que le Ciel ne fût né. C’est ce que dit Timée. C’est le Temps qui gère le mouvement des planètes. Le jour est défini par le mouvement diurne. Le mois est défini lorsque la Lune a tourné sur son orbite et rattrapé le Soleil. Une année s’est écoulée lorsque le Soleil a fait le tour de son orbite. Platon déclare que la différence des temps de révolution des planètes n’a pas d’explication connue des hommes. Il existait cependant des planétaires qui permettaient de montrer les mouvements de ces différents astres. »
Alexandre continue de parler dans un halètement qui se transforme peu à peu en râle. Il bouge sur moi. J’ai les deux mains au sol derrière moi, dans une position peu confortable, tandis qu’il s’agite sur moi, cherchant à m’entraîner dans une course au plaisir comme sur un chariot divin.
« Platon estime par principe qu’aucune explication certaine du Monde en devenir n’est possible. Il n’encourage pas les recherches. Il développe l’idée que la géométrie prime sur l’observation, qu’il faut développer un modèle géométrique de l’Univers : ce que fera son élève Aristote. Cependant il ne déprécie pas trop l’observation car, dit-il, “tout l’Univers a été créé intentionnellement. Il faut bien le connaître pour ne pas risquer l’impiété” ; lorsqu’on sacrifie aux dieux il faut le faire aux bonnes périodes, celles prédites grâce à une bonne connaissance de l’Astronomie. »
J’écoute attentivement Alexandre mais je sais déjà exactement comment les idées évolueront à la suite de Platon et d’Aristote : Eudoxe de Cnide modifie le système de Platon pour « coller » mieux aux « irrégularités » des mouvements. Il décrit vingt-sept sphères : quatre pour les cinq planètes, trois pour le Soleil et la Lune et une pour les étoiles. Mais surtout il fait construire un observatoire à Cnide ; le résultat de ses recherches est publié dans deux ouvrages Miroir et Phénomènes qui constituent les bases de l’observation astronomique et auxquelles se référa Hipparque.
Callype de Cyzique ajoute sept autres sphères : une pour Mars, Vénus et Mercure et deux pour le Soleil et la Lune. Il est le premier à mettre en évidence l’inégalité de longueur des saisons.
Alexandre parle encore et toujours, me raconte Platon, puis Aristote, son précepteur, dont il ne cesse de louer les talents.
« Socrate a eu pour élève Platon qui a eu pour élève Aristote qui m’a eu comme élève. Malgré ses conquêtes qui m’ont emmené très loin de sa terre natale, je n’oublie pas son ancien maître et lui fais parvenir des végétaux, des animaux, des fossiles pour enrichir sa collection d’histoire naturelle. Car Aristote, comme beaucoup de génies, est maître dans beaucoup de matières.
« L’Astronome Callippos, à cause des désaccords persistant entre la théorie et les observations, compliqua encore le système de Callype de Cyzique en introduisant de nouvelles sphères dites “compensatrices”. Hélas, elles ne compensaient pas vraiment et Aristote dut en porter le nombre à cinquante-cinq. Pourtant, la première des cosmologies physiques est née. Et si elle satisfait aux exigences formulées par Platon sur la circularité des mouvements, elle n’explique pas certains phénomènes révélés par l’observation : les variations considérables de l’éclat de Mars, de Vénus, les variations du diamètre apparent de la Lune, la non-uniformité du mouvement apparent du Soleil sur l’écliptique…
« Elle suppose en effet que les distances de la Terre au Soleil, à la Lune et aux planètes sont invariables, ce qui est loin d’être le cas. Aristote laisse la Terre solidement fixée au centre de tout et l’Univers est irrémédiablement clos. Il serait inexact de réduire la physique d’Aristote à un amas d’incohérences, car elle repose sur une base philosophique élaborée ; elle est soutenue par une théorie scientifique systématique et en accord avec le sens commun et l’expérience quotidienne. L’univers, comme l’a dit Aristote, est bien restreint et fermé.
« Pour Aristote il y a quatre éléments : la terre et l’eau qui sont pesantes et attirées vers le centre de la Terre ; l’air et le feu au contraire s’élèvent vers le haut.
« Il distingue les mouvements naturels qui sont lents et les mouvements violents, dont la rotation des astres. Les planètes sont donc fixées sur des sphères cristallines qui, elles, tournent. La Terre ne peut être en mouvement car en tombant, elle irait plus vite que les objets qui sont posés sur elle du fait de son poids plus élevé et ceux-ci se retrouveraient bien vite flottant au-dessus d’elle. »
Alexandre ne fait pas que parler : il joint l’agréable à l’utile, alternant sur moi mouvements lents et mouvements violents. J’entends encore sa voix mais ses mots ne m’atteignent plus. Mon esprit rejoint peu à peu les étoiles, la voûte céleste descend vers moi dans une fulgurance que je n’ai encore jamais connue. La voix du roi est musique. Son corps et ses mains relèvent du miracle. Il a le pouvoir de changer l’eau en vin, la nuit en éternité, sa tente à Bactriane en univers en expansion.
« Aristote distingue deux espaces dans le cosmos : le monde sublunaire où tout change, tout est corruptible et “impur” et le monde supra-lunaire où circule l’éther (le cinquième élément, la quinte essence), monde parfait et immuable. »
J’écoutais Alexandre me narrer ce qu’il avait appris de son maître. Je connaissais les limites de la pensée d’Aristote, non pas que je fusse en quoi que ce soit un spécialiste de ces questions, mais j’avais la mémoire de l’avenir, qu’affectionnent particulièrement les psychanalystes, et je savais en gros tout ce qu’on saurait un jour, c’est-à-dire à peu près tout, autant dire presque rien. Moi-même qui me situais à la fois de ce côté-ci et de l’autre, je n’en savais pas plus sur le monde que Jean Cocteau quand il publiait ses Poésies en 1920:
Hélas ! vais-je à présent me plaindre dans ces stances,
Et voir, près de Charon,
La mort, indifférente à telles circonstances,
Qui la décideront.
Elle vit. Elle attend. Ce n’est pas dans son rôle,
De choisir notre port.
Ce détail est pour elle un simple coup d’épaule
Que lui donne le sort.
Rien ne sert de prier cette vieille statue,
De savoir ses desseins ;
Car ce n’est pas la mort elle-même qui tue,
Elle a ses assassins.
Alexandre hurla si fort que deux gardes accoururent. Le roi n’était plus là. Son âme était ailleurs. Il n’était mort qu’un peu. Je sortis de lui, il prit ma main et nous nous redressâmes ensemble. Il souriait comme une créature céleste. Nous étions nus sous les étoiles, nus l’un contre l’autre, épuisés mais ravis, d’une présence légère l’un à l’autre. Nos âmes liées semblaient en cet instant embrasser tout l’univers. Un garde nous apporta deux coupes emplies de vin de Samos. Nous bûmes quelques gorgées en tremblant encore des émotions vécues.
« J’aime tant Héphaestion, me dit-il en souriant encore. Mais l’amour avec toi, c’est différent… »
J’enlaçai Alexandre sous des étoiles mortes qui brillaient de leurs feux peut-être immortels. Son corps répondit au mien dans l’instant. Il laissa choir sa coupe, dont le contenu se répandit sur le sol sec et craquelé par la sécheresse. Un garde la ramassa et détourna le regard par pudeur. Le roi n’était qu’un enfant dans le corps d’un jeune homme. Ce jeune homme était un dieu qui se savait mortel. Le dieu laissa mes lèvres courir sur son cou et lui faire le don suprême : le don le plus fou, le plus fort, le plus puissant, le plus terrible aussi… Je le mordis jusqu’au sang. Le jeune homme qui était le dieu du monde, ambitieux, cruel, amoureux, généreux et fou, eut un long, un interminable soupir. On eût dit que toute sa vie, toute son existence avait pour seul but de l’amener là, en cet instant, dans mes bras, tandis qu’avec une application inhumaine, je suçais des gorgées de son sang, ce qui avait pour effet de ranimer une royale érection que même Héphaestion ne lui avait jamais donnée.
Érasme de Rotterdam, l’esprit le plus ouvert de son époque habitait une maison bourgeoise de la vieille ville de Bâle. À l’étage inférieur, la « Haus zum Sessel » abritait l’imprimerie de Jean Froben qui était la raison pour laquelle l’érudit hollandais avait quitté Rotterdam. Nulle part ailleurs, on ne trouvait de meilleur papier et d’imprimeur aussi réputé que Froben.
Pour des raisons de sécurité, Érasme exprimait ses idées dérangeantes dans des satires débordantes d’ironie, telle que l’Éloge de la folie. Toutefois, son œuvre la plus impertinente fut sans nul doute le Nouveau Testament