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Ce que Marie n’a pas dit regroupe deux récits différents qui s’entremêlent : D’une part, un jeune étudiant de dix-sept ans nommé Abdomère se retrouve au cœur d’une histoire d’amour impossible avec Marie, sa tante. D’autre part, la mort tragique d’un condisciple d’Abdomère entraîne de nombreuses investigations qui s’annoncent très compliquées. De fil en aiguille, ces deux sagas vous plongeront dans un long périple plein de rebondissements et vous mèneront ainsi à la découverte du secret de Marie.
À PROPOS DE L'AUTEUR
S’inventant des lendemains,
Jacques Widar s’impose des règles d’écritures parmi lesquelles la primauté des faits sur les idées afin de donner forme à ses œuvres. Grâce à sa plume, il dénonce les tares sociales telles que les abus sexuels, les abus de conscience et de pouvoir, qu’il met à nu dans
Ce que Marie n’a pas dit.
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Seitenzahl: 574
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Jacques Widar
Ce que Marie n’a pas dit
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jacques Widar
ISBN : 979-10-377-6097-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Monique L.
1
— Alors, monsieur Abdo, on se plaît dans sa chambrette sous les toits, on trouve ses marques ?
La voix sortait d’une loge de pipelette. Porte entrouverte en permanence, vitre étroite avec rideau à moitié tiré, c’était un domaine obscur d’une trentaine de mètres carrés, habité par le regard insaisissable d’une strabique divergente, deux yeux indépendants style caméléon, l’un rivé sur la lumière aquatique d’une TV jamais éteinte, l’autre réquisitionné par un suivi périscopique des allées et venues des locataires de l’immeuble. L’occupante aimait bien le nouveau venu du cinquième, il disait bien bonjour, avec son fort accent français du Nord, il était courtois et il l’avait même surprise un jour en descendant de ses étages pour engager une longue causette, comme ça, sans motif. Pas comme ces autres locataires qui passaient sans la voir. Aujourd’hui en revanche, il avait l’air bien pressé. Tellement qu’il n’avait pas pris soin de refermer la lourde porte d’entrée, l’air frais de l’automne et les bruits de la rue étaient rentrés avec lui.
— Ça va, ça va, madame Durand, répondit-il en se lançant au pas de course dans les cinq volées d’escaliers.
— Rien de neuf depuis la dernière fois ?
Trop tard, il était déjà au deuxième, il n’avait pas relevé l’appel à la confidence ni observé dans le regard subitement unifié la malice de celle qui devinait des choses mais ne les dirait pas.
Bizarre en effet, cet empressement à rejoindre celle qu’il lui avait présenté comme sa tante. On ne la lui fait pas, à une vieille concierge qui en avait déjà vu défiler des couples de toutes sortes ! Des messieurs avec leur nièce, c’est un classique, mais un gringalet avec sa tante, ça, elle n’avait encore jamais vu. Même qu’elle avait du mal à le croire. Un gigolo, lui, avec son minois de grand gosse timide, son mètre soixante-cinq et ses baskets pourries ?
***
Abdomère Gromembron, dit Abdo, était à Bruxelles depuis une semaine. À dix-sept ans – et trois mois, précisait-il, comme pour s’excuser d’être en avance pour son âge –, il venait d’entrer en première année de médecine et une convergence d’indices lui laissait entendre que ce 5 octobre 1963 resterait une date marquante de sa vie, comme si toute son existence d’avant avait préparé ce moment-là. Une tension de qui-vive oppressait sa poitrine. Que pourrait-il bien lui arriver, au sortir d’une adolescence sous cloche dans un internat austère ? Le destin aurait-il prévu un juste dédommagement ? Il ne savait pas encore mettre des mots sur ce qui allait se passer. Avec tante Marie, tout était possible, même l’inconcevable, même ce qui ne se dit pas.
Le pressentiment s’était construit peu à peu, nourri par une accumulation de signes anodins dont la coïncidence finit par suggérer qu’ils ne le sont pas. On découvre chez l’autre des attentions nouvelles, un rejet systématique de ce qui pourrait contrarier, un souci permanent de se positionner en parallèle et, puisqu’il s’agit d’une entreprise à peine voilée de séduction, d’imposer le constat qu’il ne saurait arriver rien de meilleur que d’être à deux.
C’est une approche glissée, sur plusieurs fronts. Les conversations se font sur une longueur d’onde privée, on tourne le dos au monde, c’est au cœur de l’autre que l’on s’adresse. La voix devient chuchotée, penchée sur une intimité qui grandit. Des allusions de plus en plus explicites s’échappent comme autant de ballons d’essai. À chaque sous-entendu, le visage s’éclaire d’un sourire arrêté à mi-course, dans l’attente d’un signal de connivence. Prêts à l’étreinte, les corps s’aimantent, bientôt ils ne feront plus qu’un. Et quand le désir accumulé trouve enfin ses mots, c’est toute une vie intérieure qui s’expose et prend le risque d’avancer dans la lumière.
— On est bien ici, nous deux, avait-elle finalement déclaré.
Un éclair dans la tête d’Abdo qui le laissa abasourdi ! Il venait par ce « nous deux » de prendre en plein cœur la confirmation d’une manœuvre qu’il avait vue se déployer sans trop oser y croire : une femme de dix-huit ans son aînée, sa propre tante, avait entrepris de le séduire ! Quand il réalisa pleinement ce qui lui arrivait, il était déjà trop tard, le déploiement planifié de la séductrice avait planté son cercle de jalons sans rencontrer d’opposition, il était déjà pieds et poings liés, cerné de toutes parts par la mainmise de tante Marie sur son innocence. Ils étaient deux dans la même chambre, personne n’était caché dans le placard ni sous le lit, c’était bien à lui que s’adressait la séductrice – qui avait fixé, et l’endroit, et l’heure. Et comme pour mieux établir la chose, elle avait fermé la porte à clé en concluant :
— Personne ne pourra nous déranger, nous deux et rien que nous deux, enfin ! puis avait dénoué son chignon et secoué la masse ruisselante de ses cheveux blonds, avant de l’attirer dans ses bras.
***
« Tante » Marie, veuve de l’oncle Théo, le frère de sa mère Céleste, avait toujours été présente dans sa vie, dès son plus jeune âge, comme un membre proche de sa famille. Elle habitait à deux cents mètres de ses parents et ne manquait aucune occasion de « s’arrêter deux minutes pour prendre des nouvelles » et de « faire la bise à son petit neveu ». Quand Abdo entra à l’école primaire, elle venait en avant-soirée l’aider à faire ses devoirs et répéter ses leçons. Hors périodes scolaires, elle n’avait pas besoin d’inventer des prétextes, l’habitude avait ritualisé la visite quotidienne – à défaut, Céleste disait : « Tiens, tante Marie n’est pas passée aujourd’hui, j’espère qu’elle n’est pas malade. » Dès qu’il fut inscrit au collège, en internat, Marie lui écrivait une gentille lettre toutes les semaines auxquelles il répondait le jour même – échange croisé par lequel d’apparentes banalités disaient le bonheur simple de penser à l’autre.
Quand il lui vint du poil au menton et ailleurs, tante Marie demeura interdite à ses penchants nouveaux, comme sont les mères et les sœurs. Il en avait pris conscience de cinglante façon lors du repas de son quinzième anniversaire. Cette journée resta gravée dans sa mémoire, comme celle d’un éveil. Son souvenir était précis, ils étaient une dizaine à table, sa mère avait mis les petits plats dans les grands. Au moment où le chœur des « Bon appétit » suspend les conversations et oriente les attentions de chacun sur le contenu de l’assiette, son regard avait traîné sur la blancheur du décolleté de sa tante, l’effroyable hypothèse de l’inceste l’avait giflé. Il ne put dissimuler son trouble qu’en piquant du nez, lui aussi, dans son potage aux vermicelles. Vestale intouchable, vouée à une sorte de chasteté imposée, elle ne pouvait lui témoigner d’autre attachement que celui d’un maître pour son disciple, d’une tante pour son neveu. Même si le lien entre eux n’était que par alliance et non par le sang, Tante Marie, c’était l’impossibilité d’un chavirement.
Dès qu’il fut question d’université et de monter à Bruxelles, ce fut inévitablement elle qui d’autorité avait pris l’initiative. « Tes parents sont trop occupés », avait-elle décrété, en présence de Céleste et de Catulle qui ne protestèrent que pour la forme, tous deux soulagés de n’avoir pas à franchir une frontière ni à affronter une grande ville inconnue – en fait tous les deux sans instruction, résolus depuis la maternelle à laisser Marie prendre en main la scolarité du petit Abdo. Il n’eut pas à se chercher un toit, elle avait déjà trouvé une chambre d’étudiant, comme il l’avait souhaité, dans le même immeuble que son ami Umbert, rue des Fripiers, numéro 6, à un quart d’heure de marche de la Faculté.
Située dans les combles de l’immeuble, la « chambre » était un espace exigu, poussiéreux et sombre, à mi-chemin entre le quatrième étage et le niveau zéro des ténèbres éternelles. Une lucarne étroite dans la pente du toit – format A2, crémone bloquée par la rouille et vitre opacifiée par les sédiments célestes – maintenait le lieu en permanence dans une ambiance tamisée, pour ne pas dire résolument crépusculaire. Pour y voir clair, c’était simple, il suffisait de visser d’un demi-tour l’ampoule, flottante au bout d’un fil tordu ; l’irruption de la lumière semblait à chaque fois déclencher la fuite en tous sens de l’invisible microcosme de la nuit.
Pendant qu’il suivait ses premiers cours, tante Marie se chargeait de transformer le cagibi en un lieu de vie : vider, aspirer, décaper, nettoyer, récurer, rétablir l’électricité, plafonner, repeindre murs et plafonds, elle réunissait tous les talents de la parfaite bricoleuse. Il n’y avait pas là matière à s’étonner, c’était dans sa nature de décoratrice, on lui connaissait cette volonté d’embellir le monde et de donner une âme aux choses, elle ne quitterait le lieu que remis à neuf. Elle évoqua même un nid douillet, là où son neveu se serait contenté d’un refuge de montagne.
Elle y travaillait de la journée, puis quand Abdo rentrait de ses cours, ce qu’il faisait au plus vite, sans prendre le temps de traîner en ville ni d’aller boire un verre avec ses nouveaux camarades, elle était là, à l’attendre, comme une femme installée, la tête remplie de questions sur sa nouvelle vie.
La matière ne manquait pas, tout était nouveau pour Abdo. Il faisait sa revue de la journée, la découverte de l’université, le nombre incroyable d’étudiants, autant de filles que de garçons (la mixité, ça aussi c’était une découverte), les auditoires surdimensionnés et l’épaisseur effrayante des syllabus. Et que dire de la démesure d’une capitale où il était possible de se perdre, son animation permanente, son encombrement humain – un peuple le jour, une faune la nuit, tout un bouillonnement ininterrompu au regard de la vie lente de Boring-Les-Mines, son village natal, deux cents corons entassés autour d’une église et d’un cimetière, à l’ombre d’un terril endormi à jamais ? La nuit, tout s’y arrêtait, on se dépêchait de rentrer chez soi en suivant le rond de lumière tracé au sol par la lampe-torche.
Abdo accusait le coup, il se disait impréparé, submergé par tant de nouveautés. Tante Marie n’eut aucun mal à le réconforter ; il se ferait des amis, des copines aussi ; il sympathiserait avec les autres locataires de l’immeuble. Son ami Umbert s’était réjoui de son arrivée et avait annoncé son retour pour bientôt, il lui servirait de guide. L’épreuve serait de courte durée. Pendant qu’elle le rassurait ainsi, elle se tenait au plus près de lui, caressait du plat de la main sa barbe naissante qu’elle jugeait « un peu négligée », rectifiait le col roulé de son pull, époussetait les pellicules de ses épaules, le saisissait par le bras pour appuyer ses encouragements, créer le rapprochement et le capturer dans le rayonnement parfumé et rassurant de son corps.
Encombré par ces gestes, incapable d’échapper à leur répétition, Abdo s’interdisait d’en soupçonner une quelconque visée érotique. Ces tripotages, se disait-il, ne faisaient-ils pas simplement partie des marques naturelles de l’affection toujours plus grande d’une dame pour son petit parent ? Sans oublier que, dans la cellule étroite de sa chambre, on se marchait sur les pieds, rien que ça, c’était déjà une explication suffisante.
Marie avait beau multiplier les signaux, Abdo s’accrochait à la position du niais qui ne voit rien venir. Comment aurait-il pu ne pas interpréter le changement dans la façon de s’habiller ? Le matin, elle était là, à la première heure quand il partait à ses cours ; il quittait une bricoleuse en pull, fichu sur la tête et pantalon éclaboussé de peinture, et au retour, en fin d’après-midi, il retrouvait une autre femme : pomponnée, vêtue d’une jupe fendue et d’un chemisier chic, savamment déboutonné, le sillon entre ses seins dans leur fine dentelle ne s’était jamais autant offert au regard. Le chignon banane qu’il lui avait toujours connu, ferme, discipliné, parfaitement construit, s’était agrémenté de quelques franges folles ; s’y étaient ajoutées de grandes boucles d’oreilles assorties au rouge à lèvres, lui aussi c’était nouveau. Le maquillage des yeux, le regard intensifié par le mascara, il l’avait bien remarqué, mais sans trouver d’interprétation particulière ; les femmes sont coquettes de nature, c’est ce qu’il avait toujours cru comprendre. Dans son village, loin des codes de la vie urbaine, une femme maquillée en semaine paraissait de mœurs légères, une catin en puissance, mais on n’était plus en bassin minier ; il se disait que les femmes de la ville ne sortaient que fardées, c’était sans doute ça l’explication, inutile d’aller chercher plus loin. Il imaginait une frivolité naturelle, dénuée de toute arrière-pensée de séduction ou alors, s’il y avait volonté de plaire, c’est qu’elle était réservée à un autre homme, un improbable amant dont elle ne parlait jamais.
En soirée, vers vingt heures, elle l’emmenait dîner à la Brasserie du Rond-Point, sur le boulevard à deux pas de la rue des Fripiers. Cette table, parmi les plus anciennes de la capitale, était une institution où tout Bruxelles aimait se retrouver. En ouvrir la lourde porte, c’était libérer un fond sonore sous pression qui projetait sa cataracte de décibels sur le trottoir ; la franchir, c’était plonger dans un brouhaha fait de cent voix additionnées, des éclats de rire et du cliquetis des couverts ; s’avancer encore de quelques pas et l’on était accueilli par un maître d’hôtel à moustache fleurie et par sa gouaille en patois bruxellois. Immersion garantie en belgitude. Abdo fut d’abord surpris, puis amusé, enfin séduit par ce dépaysement qui sentait bon la bière au fût, les frites au blanc de bœuf et la casserole fumante de moules marinières.
— J’ai réservé une table au fond de la salle, dit Marie.
Le temps d’accommoder son oreille au tumulte ambiant et son regard au nuage de fumée flottant sur les têtes des convives, Abdo découvrit un décor tout en boiseries, style bistrot du XIXe siècle. Plus d’une cinquantaine de tables, à peu près toutes occupées ; pas de chaises, mais des banquettes à dossier haut, adossées les unes aux autres, qui compartimentaient l’espace en cellules indépendantes, comme dans les deuxièmes classes des vieux trains. Les murs étaient placardés de miroirs et d’affiches dédicacées de célébrités venues un jour s’attabler en ce lieu ; Abdo reconnut l’air ballot et sympathique de Bourvil, la dentition de cheval hennissant de Fernandel, les autres il ne les reconnaissait pas, des artistes belges sans doute. L’animation était bavarde, joyeuse et insouciante ; Abdomère ne put s’empêcher de penser que, dans son village français, en pays minier, il n’y avait pas de restaurant, le quotidien traînaillait dans le morose avant de s’échouer devant la télé du soir. Les repas étaient chronométrés, rarement joyeux et jamais insouciants ; les bruits de bouche dominaient le silence.
— J’ai choisi cet endroit, dit Marie, pour être tous deux, face à face, au milieu de tous ces gens qui ne nous connaissent pas et qui ne nous voient même pas. La foule, c’est parfois le meilleur endroit au monde pour être vraiment seuls.
Et aussi, mais elle se garda bien de le dire, pour s’accorder une liberté de paroles et de gestes qu’elle ne pouvait se permettre nulle part ailleurs.
Dès le premier soir, elle imposa le ton de la confidence, ils parlèrent de tout et de rien, mais c’était elle seule qui menait la conversation, la ramenant sans cesse vers l’intime, elle cherchait à casser la timidité de son neveu et flirtait avec les sujets tabous : les filles de ta classe te plaisent ? Tu as déjà repéré l’une ou l’autre ? Tu as déjà été amoureux ? Tu as déjà fait l’amour ? Son but n’était pas d’obtenir une réponse – elle savait très bien qu’il n’avait jamais approché une fille – mais d’interpeller ses naïvetés d’adolescent, de purger son cerveau de son fatras de blocages et d’y activer une écoute aux appels de la chair. À défaut de réponses à ses questions, elle ajouta qu’il n’était « jamais trop tard pour commencer à vivre ». Exemple à l’appui, elle posa sa main droite sur la nappe en papier, l’engagea dans le couloir entre le ravier de cacahuètes et le chariot de table huile-vinaigre, pour venir chercher la sienne, la saisir au poignet et la masser avec douceur. Abdo sentit son sexe se raidir, au moins une partie de lui-même avait compris. Ce n’était qu’un début. Quand, en fin de repas, leurs genoux sous la table se frôlèrent, Marie ne chercha pas à interrompre le contact, au contraire elle le stabilisa pendant de longues minutes et mêla ses doigts aux siens pour entériner cette proximité nouvelle.
Marie allait-elle enfin mettre en mots ses intentions ? Non : le dessert se faisant attendre, elle se leva brusquement, coupa court la séance par un laconique « À demain », alla payer au comptoir et disparut chez une amie dont Abdo ignorait tout, pour y passer le reste de la soirée et la nuit. S’était-elle trop avancée dans l’exposition de son désir ? Était-elle confrontée à un remords de dernière minute ? Ce revirement brutal laissa Abdo pantois, abandonné par celle qui, il y a encore quelques minutes, s’efforçait de le séduire. Il rentra seul et, la tête bourdonnante de tout un monde neuf, chercha le sommeil sans oser s’avouer que le corps dont il rêvait à ses côtés était celui d’une jeune fille qui ressemblerait trait pour trait à tante Marie. Et qui s’autoriserait les mêmes initiatives.
Le lendemain, elle fut là à la première heure, prête à reprendre ses travaux, comme si rien ne s’était passé. La scène de la brasserie se répéta à l’identique les deux soirées suivantes : les petits gestes, une intimité qui s’enhardit, la tension érotique qui monte puis la fuite sans aucune explication.
Le quatrième jour, en rentrant des cours plus tôt que prévu, Abdo l’avait surprise, faisant sa toilette dans le petit réduit sanitaire (un coin minuscule dans une encoignure, de l’autre côté du palier, caché par un rideau), elle était nue et ne fit rien pour se couvrir, c’est lui qui fut intimidé, il fit mine d’avoir oublié quelque chose et redescendit les escaliers. Entama sans raison une longue conversation avec la concierge. Quand il remonta dans sa chambre, Marie lui annonça que cette nuit, elle dormirait dans le fauteuil, les amis qui l’avaient hébergée jusqu’ici devaient s’absenter. Abdo dut se rendre à l’évidence, celle qu’il avait toujours considéré comme une seconde mère formait bel et bien le calcul de devenir la première femme qu’il tiendrait dans ses bras. À partir de cet instant, il lui parut déraisonnable d’encore appeler tante celle qui était bien davantage que la veuve de l’oncle Théo.
Il avait côtoyé la parente sans jamais deviner la femme.
2
Que pouvait-elle lui trouver ? Qu’avait-il à offrir à une femme d’expérience qui aurait pu être sa mère, sinon l’exaltation désordonnée de la découverte ? Il se situait juste un degré au-dessus de l’inexpérience absolue, dont on aurait pu parler si Marie un jour ne lui avait ouvert les yeux sur le sexe, ses calculs et ses plaisirs, en glissant dans sa valise des romans explicites qu’il ne risquait pas de trouver à la bibliothèque du collège. Se souvenant du dépucelage de Jacques le fataliste, lui revint en mémoire la phrase de Diderot : « le fait est qu’elle était fort déshabillée, et que je l’étais beaucoup aussi ». Abdo se demanda qui commencerait. Qui serait le premier à se déboutonner ?
Il n’eut pas le temps de chercher réponse à ces questions, il fut emporté, arraché à l’innocence, précipité dans ce versant caché du monde où les parents s’enferment à double tour pendant le sommeil des enfants, il allait tout découvrir. Marie avait dix-huit ans de plus que lui, une chevelure libérée qui ensauvageait le moment, des seins comme il n’en avait jamais vu et un regard d’amoureuse qui paralysait toute velléité de résistance.
Elle l’attira contre elle, avec la brutalité de l’urgence. Il se retrouva le nez dans le chemisier ouvert, le visage enfoui dans la chair molle des seins, un téton dur vint se loger entre ses lèvres, pendant qu’il sentait une main monter sur le plat de sa cuisse et déboucler sa ceinture. Avis de tempête tropicale. C’est peu dire qu’il chavirait, il coulait à pic, c’était un ébranlement des plaques tectoniques, un tsunami, des vagues plus hautes que son cinquième étage, l’engloutissement d’un continent. Quand ils furent deux corps nus et emmêlés sur le lit étroit, elle murmura « Viens mon bébé, laisse-toi aller » et elle le guida. Il chercha l’interrupteur du bras, mais elle intercepta son geste. Pour lui, le sexe c’était une affaire d’obscurité, comme la copulation des bêtes.
Ce ne fut pas l’orage de la passion, mais le feu de l’initiation, le souffle subit d’oxygène sur des braises impatientes, l’embrasement instantané et incontrôlable. Il avait tout à apprendre sur le corps des femmes et elle lui apprit tout. Elle fut bonne pédagogue, il montra les dispositions de base – la fougue au secours de l’approximation technique – et la nuit connut de nouveaux départs de feu, des répliques intenses, entrecoupées de délicieux moments d’assoupissement. Chaque fois qu’il voulait parler, elle posait un doigt sur sa bouche et disait : « Viens, mon bébé ». Alors, il lâchait bêtement des « Je t’aime » et s’appliquait. Il avait lu trop de romans et, l’euphorie du moment lui ayant fait oublier que Marie ne pouvait avoir d’enfants, se vit dans neuf mois en charge de triplés.
L’incendie dura jusqu’au milieu de la nuit où ils s’endormirent profondément, encore unis.
***
Au matin, l’univers avait changé. Marie fut la première levée, s’affairant aussitôt à dresser la table du petit déjeuner. Elle circulait en pyjama blanc, coton épais et rayures bleues, la veste non boutonnée laissait flotter ses gros seins, aux aréoles bien marquées. Saccagée par la nuit, sa longue chevelure blonde se répandait sur ses épaules. C’est sur cette vision qu’Abdo ouvrit les yeux, découvrant l’impudeur naturelle des amantes – l’image nue et sans apprêt que les femmes réservent à leurs miroirs et à leurs amants. Aux oubliettes, les fantasmes approximatifs du collégien devant la lascivité construite des pin-up de calendrier ! Aux orties, le péché de la chair et son châtiment divin ! Ne subsistait que la clarté naissante d’un premier matin du monde, le retour décontracté aux jours primitifs, la vie en son état originel.
Elle vint glisser sa main sous la couverture et lui tapota gentiment le sexe :
— Eh bien, mon jeune amant, je dois bien t’appeler ainsi maintenant, on revient sur terre ?
Puis, appelée par la bouilloire qui chantait, sans attendre sa réponse, s’en retourna verser avec précaution l’eau bouillante sur le pourtour du filtre à café. Non, il n’avait pas rêvé.
Abdo restait allongé, prisonnier de l’inertie exténuée de ses muscles qui ne répondaient plus, c’était un énorme passage à vide après l’éblouissement. Elle debout et lui allongé, l’accomplissement de la nuit agissait encore.
Ne sachant trop quoi dire, il crut bon de tendre le bras et de brancher la radio, la voix du commentateur leur parut incongrue. Les actualités du jour, comme ça, au milieu de leur bonheur éternel ! Marie mit fin à l’intrusion du monde extérieur.
— Nous deux, personne d’autre ! dit-elle, en lui posant l’index sur les lèvres. Elle seule savait que leur bonheur ne pourrait durer que dans l’espace clos du secret.
Elle revint se glisser à ses côtés, dans le lit chaud, et se lova au creux de ses bras, sans un mot ; son corps exhalait le bien-être des tensions apaisées. Il détailla son visage comme il ne l’avait jamais fait, d’aussi près, la lumière tamisée du matin en faisait ressortir les reliefs doux. Marie souriait, d’un sourire sans fin qui disait l’assouvissement du fait accompli.
Le ruissellement de ses cheveux blonds et fins inondait le visage d’Abdo. Il se dit qu’il lui suffirait d’un geste expert, une pince entre les dents, pour enrouler la masse de cette chevelure folle et en reconstruire le chignon. En quelques minutes, elle recomposerait l’image neutre d’une femme de trente-cinq ans qui ne manquait jamais la messe du dimanche.
Il se remémora. Il y a quelques mois, il était encore en classe terminale et était rentré à Boring-Les-Mines, c’étaient les vacances de printemps et comme tout un chacun soucieux d’échapper au commérage réprobateur et aux flammes de l’enfer – Céleste y veillait, avait brandi la sanction suprême : « Tu ne vas quand même pas devenir un mécréant comme ton père ! » –, Abdo faisait ses Pâques. En se rendant à l’office, il avait vu Marie en conversation avec quelques dames sur le parvis de l’église, la silhouette droite et sobre, un missel sous le bras. Elle était habillée tout de gris : chaussures grises à talons mi-hauts, tailleur gris, bas résille gris, le profil standard de la bonne paroissienne aligné sur la sobriété obligée des offices, n’était que sur la grisaille de l’ensemble elle avait posé un chapeau bibi à voilette, rouge vif. Le souvenir de cette composition se télescopait avec ce qu’Abdo venait de vivre à Bruxelles. Entre l’initiatrice qui lui avait fait découvrir ce qu’elle-même appelait « l’expression de la nature », et la sage paroissienne à qui d’ailleurs on ne connaissait pas d’amant, il n’y avait qu’un bibi, quelques épingles. Et un peigne à chignon en écaille.
C’était donc ça, l’amour, un grand remue-ménage intérieur qui chamboule tout et qui rend fou. D’un coup de baguette magique, une pulsion latente, sans orientation, purement physiologique, qui vivotait des errements de la pensée, était devenue bonheur exclusif, ciblé sur un seul être, au cœur d’une nouvelle perception du monde. Du noir et blanc, on était passé au rouge vif de la passion. Quand les forçats de la drague s’épuisaient dans la recherche de l’âme sœur, lui il l’avait trouvée, à dix-sept ans, dès sa première semaine de liberté. Il se sentait adoubé, homme parmi les hommes, certain d’avoir atteint en une nuit la place qui lui était réservée dans le monde. N’était-ce pas trop beau ?
Pendant qu’il pensait à cela, Marie s’était rendormie. Léger sifflement respiratoire des corps rassasiés. Il la regardait comme un homme regarde une femme aimée, mais n’osait pas bouger par peur de la réveiller et de voir s’effondrer l’édifice fragile de cet instant. Il la tenait dans ses bras, mais c’est elle qui s’était emparée de lui.
3
Ce jour-là, Abdo rata les cours du matin. Arrivé à la Faculté en début d’après-midi, il fut aussi le premier à la quitter, comme rappelé par une urgence. Il se défila avant la fin d’une leçon de chimie – impossible de se concentrer sur les aldéhydes et les cétones quand votre vie vient d’être engloutie dans un maelström. Il avait noté la date dans son agenda, il se connaissait, cela lui permettrait de ne pas oublier les anniversaires. Aujourd’hui, on n’en était encore qu’au deuxième jour, au premier épisode d’un long feuilleton, le meilleur restait à venir. D’ailleurs, il ne pouvait y avoir le moindre doute à ce sujet, Marie aussi était emportée par la puissance du courant. L’un et l’autre charriés vers le même océan d’amour éternel.
Tachycardie et souffle court à la seule pensée de la rejoindre. Le système limbique en surtension. Corollairement, le slip prêt à gonfler de l’intérieur – rien que d’y penser. Alors, il courait, il volait, il avait l’enjambée rapide et élastique des bonheurs à peine éclos qui rebondissent à chaque foulée, il slalomait gaiement entre les passants, devançait la réaction de ceux qu’il venait de frôler de trop près par un bonjour joyeux. Pas le temps d’expliquer à un peuple de badauds que tous les trottoirs de Bruxelles menaient impérativement à la rue des Fripiers, laquelle était la voie royale vers l’immeuble no 6, le lieu de naissance de sa nouvelle vie, le toit du monde, le sommet de l’Amour. Dissimulée dans la canopée d’un cinquième sans ascenseur, voici leur cabane dans les arbres de paradis. Leur nid d’amour. Marie et lui, lui et Marie.
Son hall d’entrée mal éclairé, encombré d’un landau pour jumeaux (le jeune couple sympa du deuxième), d’une bicyclette noire à guidon relevé (le gars spécial du troisième, ne pipe pas un mot de français, sans doute un hollandais), d’une plante verte abandonnée à sa chlorose dans la semi-obscurité (cadeau des occupants à la concierge pour ses soixante ans, c’était il y a un bon mois) et d’une grande poubelle verte (point de rencontre des potins domestiques).
Ses vieux escaliers en bois, un chef-d’œuvre de menuiserie musicale. Chaque étage avait sa résonance propre, chaque locataire son pas, chaque allure son grincement. Celui qui avait échappé à la vigilance de la pipelette caméléon était identifié à l’oreille dès le premier entresol. Aucune commune mesure entre le gémissement du bois sous les kilos superflus de la vieille dame du premier, encombrée de ses courses, et la grimpette petit braquet du jeunet amoureux qui moulinait en direction du sommet. Dépassement par la gauche, Abdo se saisit des paquets pour se frayer un passage, et les déposa devant la porte. « Et voilà madame Leroy, une bonne journée à vous ! » Le ton était chantant. Abdo ne montait pas les escaliers, il s’élevait.
Soixante-douze marches, cinquième étage, le palier, il y était ; face à la porte de son destin, il inspira un bon coup, le trop-plein de l’âme allait enfin pouvoir s’épancher. Au minimum, ce serait un interminable baiser, en guise de hors-d’œuvre bien entendu.
La main tremblante fit tourner le bouton de porte, le battant s’ouvrit en grinçant ; dans une seconde, ils allaient tomber dans les bras l’un de l’autre pour un bonheur recommencé – fallait-il qu’il fut naïf pour avoir rêvé pareil scénario !
Marie n’était évidemment pas là, pire : ses affaires avaient disparu, donc Marie n’était plus là, donc Marie avait disparu ! Évaporée ! L’air immobile, comme sédimenté, l’odeur chaude des corps remplacée par la fraîcheur piquante du produit de nettoyage, ce rangement tellement parfait des choses qu’il n’avait pu être réalisé que pour l’ultime photographie, celle du regard en arrière lors d’un départ définitif. Tout disait l’irrémédiable fuite, confirmée par un billet, bien en évidence sur la table :
Je suis rentrée à Boring.
Bisous.
PS1 : un livreur est venu ce midi, je me suis amusée à déballer le colis. Tu ne seras donc plus jamais seul ! Regarde comme il est beau ! Tu vas devoir lui trouver un nom !
PS2 : j’ai trouvé le tableau que je cherchais. Explications au verso.
Les jambes molles, il dut s’asseoir, la tête remplie d’un carambolage d’idées toutes plus noires les unes que les autres. Il cauchemardait. Elle n’avait pas écrit « À dimanche » ni « À bientôt », ni « On se revoit à la Toussaint » et, si elle n’a pas prévu de date à leur prochaine rencontre, c’est tout simplement qu’il n’y en aurait pas, de prochaine rencontre. Elle ne reviendrait plus jamais, il en était sûr, il ne revivrait plus les moments magiques qu’elle lui avait offerts. Ce départ à la sauvette, c’était pour échapper à l’explication, c’était le trait tiré sur un moment d’égarement. Toute cette nuit de folie n’avait été qu’une digression sexuelle, un hasard de la pulsion, un coït. Elle, la consommatrice, et lui, l’exécutant.
L’ordonnance soigneuse des objets, le lit fait, draps tendus et couvre-lit net, recouvrant comme un voile pudique l’image encore chaude de leur corps à corps, le lieu sacré de leurs étreintes rendu à sa fonction domestique de chambre d’étudiant sous les toits, parmi des milliers d’autres, c’était clair, l’être aimé avait mis en scène sa propre disparition. Même ce squelette humain qu’elle avait déballé, fixé sur son socle à roulettes et pendu à la potence par une suspension spiralée, contribuait à l’immobilité orchestrée d’un lieu déserté. C’était bien cela qu’elle avait voulu : gommer les débordements de la fête, comme on détruit des preuves, n’en laisser traîner d’autre trace que ce tableau, 30 x 30 cm, pendu à la tête de son lit, un griffonnage de traits noir et rouge vif. De l’art abstrait, impossible à déchiffrer sans connaître ce qu’elle avait noté au dos du panneau :
NOIRE LA MORT ET ROUGE VIF LE SANG DE L’OMBILIC
Le 5 octobre 1963
M.
Les médecins accompagnent leurs patients de la naissance jusqu’au dernier souffle, du premier sang de l’ombilic jusqu’à la noirceur de la nuit sans étoiles. Le rouge et le noir, le futur médecin devait apprendre à vivre avec ça. Entre ces deux extrêmes, le curseur était bloqué sur une date centrale, une allusion permanente à ce qui fut, clouée à l’aplomb de ses nuits – insupportable. Il songea à le dépendre définitivement, à le ranger au fond d’un tiroir, mais se ravisa aussitôt. Y a-t-il jamais un point final à l’amour ? Et si contre toute attente, Marie un jour revenait ?
Déjà défilaient dans sa tête les meilleures séquences de leur nuit. L’image de Marie nue et pâmée dans ses bras, son odeur, ses mots, ses gestes, ses cris, resteraient à tout jamais gravés dans sa mémoire, convocables comme un 45 tours que l’on retire de sa pochette et que l’on centre sur le tourne-disque. À peine aurait-il posé le diamant sur le vinyle de cette nuit que les premières notes réveilleraient en lui la griserie inaltérée d’un flamboiement mêlé de l’âme et du corps, il revivrait cette nuit. Sa musique l’accompagnerait dans la traversée des épreuves. Elle fonctionnerait comme un baume nostalgique, toujours prêt à l’usage, jamais périmé, à appliquer sur les blessures à venir du déboire amoureux. Sans s’en rendre compte, Abdo capitalisait pour un usage différé. L’estompement durerait une vie.
— Tout est fichu, se répétait-il, le visage décomposé devant le sinistre total de ses espérances.
La fête de l’amour se terminait en cellule de dégrisement, sous le regard creux d’un squelette à qui rien n’échapperait de ce qu’il devrait bien se résoudre à appeler « l’après-Marie ». L’avenir s’annonçait comme une éternité glaciale, rythmée par des tête-à-tête interminables avec des syllabus qui ne l’intéressaient guère, des notes de cours à mettre au net, des tonnes de matière à mémoriser – et puis, oui, tenir à distance ce souvenir toujours brûlant.
En plein désarroi, Abdo parlait tout seul, à voix haute, s’adressant au squelette comme s’il s’agissait d’un interlocuteur :
— Je délire, mon vieux, je ne la verrai plus jamais, je perds la raison, tout s’écroule. Toi qui as traversé toutes les épreuves de la vie, toi qui sais tout de l’amour, tu ne peux être que de bon conseil, alors dis-moi ce que je dois faire.
À peine arrivé, aussitôt promu en compagnon de misère, le nouveau venu ne répondit évidemment pas, bridé dans son rôle muet qui était de s’offrir à l’étude. Et pourtant, s’il avait conservé la parole, qu’aurait-il pu dire, lui le digne représentant des bons vivants de jadis ? Nul ne le sait, mais l’on imaginera sans peine les propos venant à l’esprit de tout vieillard au terme d’une vie amoureuse bien remplie, qu’on ne prononce jamais la mort d’un premier amour. Si les années le réduisent en nous, même si le temps en floute ou en perd des détails, il ne disparaît jamais, il continue à distiller ses images et peut même se targuer dans les meilleurs cas d’orienter une biographie. Le seul qui soit indestructible, il survit à tous les coups de foudre ultérieurs, hante doutes et désillusions des liaisons suivantes, erre dans les couloirs de la mémoire jusqu’à la confusion de la vieillesse. Quoi qu’il nous arrive, il demeure la référence première, l’étalon-or de l’émoi. Et, quand on le croira mort, quand toute vie semblera s’être retirée de ses tissus, il en subsistera toujours un noyau de cellules-souches prêtes à relancer la fièvre des commencements.
Il toisa la vieille carcasse.
— C’était déjà comme ça, de ton temps ? On baise et puis, pfft, pas d’explication, juste un graffiti à pendre au mur et un mot « bisous » ? Et puis démerde-toi avec tes souvenirs. T’as connu ça, toi ?
Rappelé malgré lui en ce bas monde, du moins au niveau d’un cinquième étage, l’individu resta muet, jugeant sans doute superflu de raviver d’anciennes blessures.
— Ne viens pas me dire que ça ne t’est jamais arrivé, de te faire plaquer, cela arrive à tout le monde, paraît-il, au moins une fois dans sa vie, alors raconte. Quelle solution pour surmonter pareil désastre ?
Silence. L’individu affichait le froid détachement de ceux qui ont connu toutes les turbulences, à qui plus rien ne pouvait arriver et que plus rien ne pourrait émouvoir. L’actualité, aussi aventureuse soit-elle, ne le concernait plus. Et puis, avec le recul des années, s’agissait-il vraiment d’un désastre ?
— Puisque le sujet ne semble pas t’inspirer, réfléchissons ensemble, je propose de commencer par un exercice facile : pourquoi mon premier amour n’aura-t-il duré qu’une nuit et une demi-journée ? Il y a bien dû y avoir un manquement quelque part, explique-moi.
L’ancêtre semblait hésiter, cherchait-il ses mots ? Pas facile d’expliquer à un jeunet – graine de Casanova ou indécrottable maladroit avec les dames, on ne le saura que bien plus tard – que le sentiment amoureux, même chez les rompus à l’exercice, est un tumulte intérieur que personne ne maîtrise jamais totalement, l’émotion ayant une fâcheuse tendance à passer outre les avertissements du cortex. Comment dire à une victime sans l’accabler davantage que la raison la plus élémentaire a été prise de vitesse par la dilatation des vaisseaux ? Peut-on reprocher à un foudroyé sur place de n’avoir pas pu garder son sang-froid ?
— De ton temps, on savait faire languir les ardeurs, on éternisait les fiançailles, on reportait le meilleur à l’année prochaine, c’est ça que tu veux me dire ? Ce serait ça, la bonne explication : tout serait allé trop vite ?
Né dans la clandestinité des sentiments coupables, condamné à vivre hors du regard des autres, l’amour entre une dame de trente-cinq ans et un mineur de dix-sept avait omis les apprêts romantiques des tourtereaux. Exclus les billets doux, les rendez-vous secrets sous l’horloge de la gare, le petit bouquet de fleurs, les balades main dans la main au clair de lune, le hors-piste avec ses caresses furtives, les petites progressions du désir, les concessions étagées du consentement. N’avait-on pas escamoté le meilleur ?
— Je commence à comprendre, mon vieux, ce qui est arrivé. Nous n’avons pas eu droit à une période fleur bleue ni aux projets fous, nous avons fait l’impasse sur la case bancs publics. Est-ce donc cela, ce qui nous a manqué ? Sans un futur rêvé à deux, l’espérance de vie de l’amour se réduit à… disons : un jour, c’est bien ça ?
« Diable, quelle connaissance de l’amour ! On voit que tu as lu les livres », semblait penser le sage, pour qui la chaste retenue des fiançailles n’était peut-être pas un prérequis et qu’en conséquence, il n’y avait pas là de quoi se tourmenter les méninges à propos des raccourcis de procédure. Mais bon, lui, il avait vécu, et sans doute à une époque où on ne chamboulait pas la planète pour un pucelage.
Abdo réalisa enfin pourquoi la perte de l’innocence s’appelait aussi un déniaisement, puisque de toute évidence niais il avait été et que, par la magie d’une parenthèse initiatique, il se retrouvait projeté dans la grande communauté de ceux qui, assurés ainsi d’un impossible retour à l’état antérieur, s’empressent de clamer urbi et orbi qu’ils ne le sont plus, des niais. Cela devait bien arriver un jour, il s’attela à mettre les choses en perspective et prit à témoin celui dont il commençait à apprécier la collaboration :
— Je suis con d’y avoir cru ! Elle m’a bien embobiné !
Voilà qui était dit. À sa décharge, les Bons Pères du collège, sous le louable objectif d’éducation sexuelle, avaient dressé autour des effervescences sous ceinture un mur opaque fait de métaphores absconses autour d’une petite graine aventureuse, de pirouettes poétiques autour d’un trou de plantation et d’interruptions de cours anticipées dès que les mines goguenardes des élèves annonçaient le moment des doigts levés et des questions. Malgré son épaisseur antiatomique, ce mur ne put bien entendu empêcher l’invisible serpent du péché de creuser ses galeries sous les fondations.
Circulant de pupitre en pupitre, sous le radar des pions, des photos de pin-up plus ou moins déshabillées, découpées dans un magazine coquin et glissées dans un cahier, fixaient des rendez-vous secrets aux émois des uns et des autres mais pour quel résultat ? Quelques pages enflammées dans les journaux intimes, l’approximation des rêveries solitaires, les manipulations qui vont avec et la honte de ne pas oser s’en confesser. Divaguer du regard vers une fille croisée en rue, sur le trottoir d’en face, lors de la promenade dominicale, et pan ! c’était celui du pion qui fusillait le pervers, le temps de ramener toute pensée oblique dans le droit chemin. On avait bien approché l’une ou l’autre cousine, lors d’une fête familiale, mais à l’époque de la Vierge Marie invoquée à tous les repas, du carré blanc et des films interdits aux moins de dix-huit ans, un bisou glissant de la joue vers la commissure prenait aussitôt l’allure d’une témérité coupable.
— Je ne soupçonnais pas qu’on puisse l’être à ce point ! confessa Abdo d’un air désolé.
Niaiserie amusée d’elle-même ou douloureuse autocritique ? L’une et l’autre sans doute, mais peu importait, le retard à combler lui parut immense.
Le compagnon d’outre-tombe ne manqua pas l’occasion de se réjouir à sa façon d’une telle lucidité sur soi-même : ce fut un très léger sursaut intérieur, un frissonnement des os à peine perceptible, comme la montée d’une gaieté interceptée juste avant l’arrivée en surface. Le feu coupé sous le lait une seconde avant qu’il ne déborde. En clair, il était bien du même avis.
Ce soir-là, au moment d’éteindre la lumière, Abdo ne put s’empêcher de lui souhaiter une bonne nuit. On s’attache.
4
Comme on finit par parler à son chat, Abdo prit l’habitude de confier anecdotes et menus faits de son quotidien à ce colocataire dont il ne pouvait qu’apprécier la qualité d’écoute, mélange d’impassibilité bienveillante et d’acquiescement immobile.
À force d’être toujours là, par occupation du terrain en somme, le montage articulé en matière synthétique grappilla du statut et, de simple accessoire didactique, se mua en observateur privilégié – à faire crever de jalousie un confesseur. Une présence bien réelle lui était venue, presqu’une existence. Combler le manque d’autrui, c’est déjà être quelqu’un.
En raison de cette proximité, un jour où il s’était sans doute senti plus seul que de coutume, Abdo se mit en tête de lui trouver un prénom.
Mais de quel genre ? Masculin ou féminin ? Fallait-il le saluer d’un respectueux « mon vieux » ou lui faire la bise en l’appelant « ma petite vieille » ? La question ne manquait pas de pertinence car, dès lors qu’il lui concédait quelque humanité, au point de lui adresser la parole et de lui ouvrir son âme, il devenait difficile de lui refuser un passé propre, impensable d’imaginer la charpente actuelle sans la cohésion d’une enveloppe charnelle ayant vécu, et inutilement pudique de priver celle-ci des attributs du genre.
XX ou XY ? Marinette ou Nestor ? On en était réduit aux supputations. C’est que l’individu, dans sa tenue post-mortem tout ce qu’il y a de plus standard, le type même de l’humain réduit à l’os, ne livrait aucune indication décisive sur son genre.
Lui aurait-il manqué une côte, la balance aurait aussitôt penché du côté d’Adam plutôt que de notre mère à tous, mais le double échelon thoracique était complet.
Aucune hésitation non plus si la mort l’avait figé dans une posture belliqueuse, il aurait été le guerrier, plutôt que le repos du guerrier. Manque de chance, le spécimen avait la verticalité flasque et inoffensive des pendus.
Aurait-on pu observer, même à la loupe, une lésion typique d’ostéoporose féminine, si minime soit-elle, et tout débat aurait pris fin : non le seigneur, mais la servante du seigneur. Hélas, l’os était net, dense et lisse.
Abdo s’en remit à l’infaillibilité des mesures, il compara des angles et des diamètres intérieurs, calcula des rapports, les livres d’anatomie sont remplis de formules pour déterminer le sexe à partir du seul bassin. Là aussi, déception, les savantes mensurations ne firent qu’accroître l’incertitude. Certes, la filière pelvienne était bien faite et de bonne dimension, mais s’il lui manquait le diamètre généreux propre au séant des dames ayant procréé, elle ne présentait pas non plus la conformation étroite qui fait le petit cul des messieurs : on était entre les deux.
Il dut bien vite se rendre à l’évidence, l’os nu ouvre un espace infini à toutes les spéculations. Cet humérus pareil à des milliers d’autres, avait-il été garni du biceps rebondi et dur d’un bûcheron ou de la chair délicate d’une couturière ? Et ces ischions, avaient-ils vécu calfeutrés dans la plénitude callipyge d’une croupe de matrone ou bien avaient-ils fait saillie dans l’atrophie musculaire des fondements patriarcaux ? Aucun détail ne permettait d’orienter la recherche et la question du genre demeurait pendante.
Allait-il se résoudre à l’insupportable hypothèse du « sujet asexué » ? Ne pas attribuer de sexe, suggérer un désintérêt organique de la chose, c’était stériliser le passé d’autrui, accabler l’individu d’une biographie atone, sans le moindre épisode salace, désespérément chaste, et, la mort étant venue, le répertorier peut-être un peu vite parmi « feux les inactifs sexuels » – qualification profondément injuste dans le cas d’une reproductrice multipare, autant que vexatoire dans l’éventualité d’un mâle parcours dédié, avec abnégation et jusqu’à un âge avancé, au seul bonheur des dames.
Au terme de ces considérations balancées, Abdo dut bien trancher et ce fut finalement une trouvaille dans le dictionnaire, au hasard d’une recherche, qui apporta l’étincelle. Glissé entre l’épicéa et l’épicentre, voici « épicène » (gr. epikoinos, commun). Désignant aussi bien le mâle que la femelle, invariable selon le genre, il permettait de ne pas arbitrer et de postposer à l’infini le tirage de la loterie chromosomique qui fait qu’un homme sur deux est une femme. Manière de clore le débat une bonne fois pour toutes, l’adjectif qualificatif glissa aussitôt dans la colonne des noms propres, moins sujette à révision.
Et de laisser ainsi le squelette définitivement nommé Épicène en son ambivalence primordiale, que chacun garnira de chair et d’attributs, avec courbes, reliefs et pilosités selon son imagination et ses inclinations. Tout sera bon, même un troisième genre, pourvu qu’à l’instar d’Abdo chacun reconnaisse en lui la voix intérieure porteuse de la sagesse et du bon sens hérités de ceux qui ont vécu.
5
Ses études, c’était le plan des autres, le grand œuvre de ses parents, de sa mère surtout qui avait rêvé jusqu’à l’obsession d’un fils en blouse blanche. Servante dans la famille d’un médecin avant d’épouser un invalide de guerre, elle n’avait imaginé d’autre réponse à l’ingratitude de son sort que par procuration. Son fils médecin, ce serait la démonstration enfin obtenue qu’un couple parti de rien, sans bagage scolaire, un couple de bougnats, pouvait produire un docteur, comme l’huître produit une perle. Elle avait déjà en tête la grande fête qu’elle donnerait le jour du diplôme de son fils. Ce serait sa revanche sur sa propre vie.
Sans autre envie que celle de ne pas reprendre le commerce de charbon de ses parents, Abdo s’en était tenu à une acceptation pragmatique : on ne refuse pas un avenir qui s’annonce moins mauvais. L’intervention d’un vague cousin qui travaillait chez Moulinex avait précipité sa décision. Celui-ci avait cru bon de semer le trouble dans l’esprit des parents, il proposait sa recommandation. Si Abdo le souhaitait, il parlerait pour lui.
— Intelligent comme tu es, tu auras vite fait de grimper les échelons, tu pourrais terminer responsable des ventes ou directeur financier ou même directeur tout court. Tu sais les ménagères, il y en aura encore dans un siècle et Moulinex sera encore là, c’est un bon job.
Abdo avait pris peur. Avoir dix-sept ans, des cheveux qui s’allongent et une chemise qui se prépare à fleurir, sentir monter autour de soi une révolution qui n’a pas encore de date et engager son avenir dans les robots ménagers multifonctions, non merci. La proposition eut l’effet inverse, il sauta dans le premier train express pour aller s’inscrire en faculté de médecine, à l’université de Bruxelles. Un choix par défaut qui avait le double mérite de contenter sa mère et de lui permettre de rejoindre Umbert, son ami de collège. Son aîné de trois ans, il s’imposerait comme le grand frère qui l’aiderait à gérer le formidable bond en avant de sa nouvelle vie. Trop de choses nouvelles lui étaient arrivées en même temps, il était grand temps qu’Umbert vienne mettre de l’ordre dans cet afflux.
Mais, quand on s’appelle Umbert de la Trépinière, c’est seulement début novembre qu’on interrompt ses vacances pour la rentrée d’octobre. Un peu de patience, Abdo.
***
Inséparables pendant leurs années collège, les deux ados n’avaient guère de points communs, leur amitié reposait sur une inexplicable aimantation entre deux êtres que tout opposait. Umbert brillait dans son rôle de personnage social, dilettante et flambeur né, autant qu’Abdo était effacé, casanier et désargenté. Fruit de l’attraction des contraires, leur amitié semblait un artefact de la vie.
Né du second mariage du baron Charles-Jean de la Trépinière avec une infirmière écossaise rencontrée pendant la guerre, au charmant prénom de Phylis, Umbert avait grandi dans un environnement de femmes : trois demi-sœurs adolescentes rivalisant de mamours avec une maman-gâteau, une nurse toute en prévenances, sans compter un staff de servantes qui n’avaient d’yeux que pour lui – un gynécée à son entière dévotion, anticipant ses besoins, réagissant à la seconde à ses caprices et prompte à pardonner toutes ses espiègleries.
— Elles étaient déjà toutes folles de moi, dira-t-il plus tard à Abdo.
Cela se passait au Fourneau d’Acres, un hameau d’une dizaine de maisons entourant le château familial, dans la commune de Brédol-En-Nouaire, une crotte de moucheron sur les cartes d’état-major mais, pour l’enfant, le cœur d’un univers dédié à sa petite personne.
L’école primaire l’en fit sortir à seulement six ans, il s’y montra d’un naturel sociable et ouvert, révéla en cour de récréation des qualités de meneur, jouant à l’occasion au petit chef de meute mais, dès la cloche de seize heures trente, le chauffeur en livrée venait le soustraire au monde commun et le ramenait en Jaguar à l’univers « so british » voulu par Mum Phylis que tout le personnel du château surnommait « the first lady ».
Dès ses premières années, l’enfant, de type longiligne, arbora en son sommet une cocasse toison rouge vif, un feu de broussaille impossible à maîtriser, qui renforçait cette prérogative sympathique du petit dernier que tout un chacun avait envie de tenir dans ses bras et de chouchouter. Même le baron, froid quinquagénaire, homme de chiffres et peu enclin aux épanchements, se laissait attendrir et avait toutes les indulgences. Umbert n’était-il pas l’héritier mâle tant attendu ? Auquel la bouillie nutritive était déposée dans le bec à temps et à heure, avec une cuillère en argent.
Pour ses dix ans, on troqua son poney Shetland – grandissant à vue d’œil, ses pieds raclaient le sol – contre un haflinger et son père avait déjà réservé le demi-sang qu’il recevrait pour ses dix-huit ans. Il fera son premier brochet dans les étangs l’année de sa communion solennelle, son petit poignet enveloppé dans la main ferme du garde-pêche. Il tua son premier cerf deux ans plus tard, dès qu’il fut capable de supporter le recul d’une carabine. Et c’est tout au fond du parc, dans une chambre de verdure, à l’ombre d’ormes centenaires importés de Sibérie par un trisaïeul, qu’à l’entame de sa quinzième année et à la sève montante d’un congé de Pentecôte, il honora une fille de cuisine de son premier baiser, éclaboussant de ses ardeurs naissantes une main égarée qui sentait l’ail pilé et l’épluchure de patate.
L’adolescent fut mis en pension au collège de Villeroy-La-Forêt, une institution huppée, c’est là qu’il allait rencontrer Abdo et devenir son ami. Pendant ces années d’internat où ses parents avaient l’esprit occupé par le mariage de ses demi-sœurs, un tous les deux ans, il n’y avait pas lieu de s’interroger sur la carrière future de l’unique héritier mâle, son destin à la tête de l’empire industriel familial était inscrit dans les astres, déjà on lui faisait visiter les bureaux et on le présentait au personnel. C’est peu dire que sa décision brutale, à dix-huit ans, de renoncer à la haute école de commerce pour se consacrer à la médecine consterna tout ce beau monde. Médecine et rien d’autre ! Les sciences économiques et commerciales pour un jour diriger les usines de papa, pas question ! Ébranlé en sa souche par la rage d’une cognée folle, l’arbre dynastique vacilla. Personne dans la famille n’osa imaginer une seule seconde qu’un « de la Trépinière » pût consacrer ne fut-ce qu’un seul jour de sa vie à soulager les miasmes d’un petit peuple dont on utilisait la main-d’œuvre au prix exorbitant du SMIG, d’un bol de soupe à midi et, en saison de chasse, d’un coq faisan mal tiré. Sûr d’une toquade adolescente, le père opta pour le silence tactique, convaincu d’un retour rapide à la raison tandis que la first lady, s’avouant « completely knocked down », s’en alla écluser trois gin fizz bien tassés, avant de s’effondrer dans un profond ronflement de déni.
Umbert ne l’avouait pas mais tout le monde le devinait, sauf peut-être ses parents, ces études lui garantissaient par leur longueur, extensible de surcroît par la possibilité des spécialisations, d’être interminables, de postposer sans fixation de date l’entrée dans le monde du travail. Il n’envisageait pas d’obtenir son diplôme avant la trentaine bien sonnée.
— Les usines, ce n’était pas ma tasse de thé, avait-il un jour confié à Abdo. Le problème était que la médecine non plus n’était pas sa « cup of tea ». Son désintérêt pour l’étude de nos petits rouages intimes et de tout ce qui peut les gripper était absolu.
Il se murmura dans les couloirs du château que la déception du père, exacerbée par l’entêtement du fils, se mua en rancœur tenace.
6
Bruxelles. Rue des Fripiers, numéro 6. L’appartement d’Umbert, au quatrième étage, était aussi grand et luxueux qu’une suite d’hôtel, avec frigo américain, cuisine équipée, téléviseur et téléphone, chaîne Hi-Fi dernier cri et baffles dans toutes les pièces, salle de bain avec douche et jacuzzi – le nec plus ultra du confort moderne. Bien en vue, sous une lumière étudiée, le portrait de père et mère, les bienfaiteurs.
— Voilà mes sponsors, disait-il, à ceux qui sifflaient d’admiration en découvrant pareil décor.
Bichonner le lieu et nourrir l’occupant, c’était le rôle de Fortunée. « Ma Vénus noire » , aimait à la présenter Umbert, juste pour déclencher chez la citée un inimitable gonflé des joues accompagné de grands gestes de dénégation qui mettaient tout le monde de bonne humeur. Fortunée venait d’un pays où l’on regarde la vie droit dans les yeux, on y prend les jours par la taille et on les fait danser, on ne perd pas son temps à gloser, seul le corps dit la vérité. Le fondement épanoui par sept maternités, la poitrine en proportion, elle exhalait la splendeur rayonnante des génitrices assumées, pas le genre à s’éterniser dans le baby blues, ni à rechigner devant la tâche, elle aspirait, rangeait, frottait, cirait, tout en préparant le repas du soir que monsieur Umbert n’aurait plus qu’à réchauffer quand il rentrerait. Seuls vestiges de sa beauté passée, une coiffure sophistiquée surmontée par un fichu bigarré de couleurs vives avec gros nœud vers l’avant et la dentition éclatante des peuples qui ne connaissent pas le caramel.
Fortunée venait cinq jours par semaine, mais uniquement à partir de treize heures, car monsieur Umbert aimait dormir jusqu’à midi et une heure pour se rendre présentable, ce n’était pas de trop. Un de la Trépinière ne s’exhibait pas en robe de chambre devant le personnel.
— Je m’occupe de lui comme si c’était mon huitième enfant, un de plus ou un de moins, mais celui-ci, c’est un adopté ! avait-elle dit à la concierge qui, vieille célibataire, semblait imperméable aux joies de la maternité.
Umbert adorait son employée comme Fortunée adorait son patron. Entre eux s’était établi un moratoire tacite qui excluait toute forme de tristesse, on limitait la conversation au côté ensoleillé de la vie. Elle, elle parlait de ses gosses qui étaient adorables mais jamais de son bon à rien de mari, un fainéant qui passait ses journées à traînailler en rue avec des copains et à siffler les ménagères. Lui, il ne montrait jamais rien de ce qui pourrait ternir son image de golden boy à qui tout réussit. Il cultivait l’apparence et donnait l’illusion d’une maîtrise et d’un art de vivre là où il ne s’agissait de rien d’autre que des errements de l’ennui. Mais le jeu de cache-cache ne fonctionnait qu’à moitié, l’envers de leurs vies avait beau se dissimuler derrière des rires forcés et des petits mensonges utilitaires, la réalité percolait dans les détails du quotidien et ils savaient à peu près tout l’un de l’autre.
Il suffisait d’un gosse malade, d’une simple petite fièvre, et Fortunée avait la voix moins chantante, le geste moins vif et le rayonnement charnel s’éteignait. Umbert ne demandait rien mais il lui disait :
— Vous pouvez rentrer plus tôt aujourd’hui, ne me préparez rien, je mangerai en ville. Et elle comprenait qu’il avait compris.
Elle non plus n’avait pas besoin de confidences pour connaître les hauts et les bas de son patron. Quelques longs cheveux blonds sur le tapis ou accrochés au tissu d’un fauteuil et elle savait qu’il était amoureux ; un eye-liner oublié sur la tablette de la salle de bain et jamais récupéré et elle savait que la demoiselle ne venait plus. Comme elle seule remarquait qu’il avait encore trop bu hier, l’emballage d’un alka-seltzer dans la poubelle de cuisine en témoignait, il avouait avoir fait la fête avec des amis, alors que Fortunée voyait bien à des détails du désordre, un cendrier pas plus rempli que d’habitude, les vidanges, la vaisselle, qu’il était resté seul. Elle seule mesurait combien les études l’ennuyaient, sinon pourquoi ce livre de cours, posé sur le sous-main du bureau, resterait-il ouvert à la même page pendant des semaines, enfoui sous une pile de magazines Play-Boy ? Mais ça non plus, on n’en parlait jamais, c’était un sujet tabou. On peut prendre la vie par la taille et la faire danser, on peut même la tutoyer, mais sans être obligé à tout se dire à l’oreille. Entre eux deux, ça fonctionnait ainsi.