Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Trois ans après sa rupture amoureuse avec Éliot, Jude est encore accablée par le chagrin. Son existence oscille entre son travail, qu’elle n’affectionne plus, les visites de son amie Alice et celles d’Adèle, une grand-mère de substitution avec qui elle a des liens très forts. Lorsque Adèle est happée par ses premières pertes de mémoire, la jeune fille se lance dans une course contre la montre afin de conserver les acquis et souvenirs de cette dernière. Cependant, les fantômes du passé refont surface et Jude, quasi impuissante, verra sa vie basculer du tout au tout.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Marion Viala écrit pour se libérer de ses émotions, qu’elles soient tourmentées ou non. Pour elle, il est essentiel de laisser une trace de chaque instant de vie grâce à l’écriture. C’est dans ce sillage que s’inscrit Ceux qui restent, dont la trame de l'histoire fait écho au parcours atypique de toutes ces consciences silencieuses qui combattent les tumultes de l’alzheimer avec force et courage.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 350
Veröffentlichungsjahr: 2022
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Marion Viala
Ceux qui restent
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marion Viala
ISBN : 979-10-377-7220-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Des illusions, voilà la seule explication que je pouvais apporter à tout cela. Même si je ne pouvais m’y résoudre, il s’agissait certainement de quelque chose de similaire. Je me berçai tendrement de faux semblant, me pensant en sécurité, choyée et aimée.
Assise par terre, contre la fenêtre, les pieds froids et le cœur gelé, je cherchais au plus profond de ma mémoire ce qui aurait pu me mettre sur la piste de ce que je vivais aujourd’hui. Mais rien, je ne trouvais rien. J’étais certaine de ne rien avoir oublié, j’avais réellement l’impression de partager cette force invisible capable de résister à toutes épreuves. Un amour inconditionnel qui ne se tarissait pas.
Et pourtant, je me retrouvais là, seule, dans un appartement vide et dénué de toute présence. Je m’efforçai de repasser ces six dernières années, ressassant notre rencontre, nos joies mais ne trouvant pas nos peines… Non, vraiment aucune. Je ne voyais rien qui pouvait ternir toutes ces années. Et puis, six ans, ce n’est pas rien, c’est obligatoire, on ne reste pas aussi longtemps s’il n’y a plus rien. Un premier amour ne dure jamais autant quand ce n’est pas le seul et l’unique.
Pourtant, c’était bien de ça qu’il s’agissait. Éliot s’était levé un matin, à l’aube de notre septième anniversaire. Il avait rassemblé ses affaires et, comme si cela avait été naturel et presque attendu, il m’avait dit :
— Tu comprends Jude, je ne suis pas heureux, j’ai besoin d’air…
Le ton était donné et son impact ; aussi violent qu’une gifle. Mes jambes n’avaient pas flanché, mon corps m’avait soutenu et j’avais bafouillé quelques mots incompréhensibles avant de lui demander ce que j’avais fait.
— Rien, tu n’as rien fait. C’est juste que… Je ne t’aime plus Jude.
Mais c’est tout mon esprit qui fléchissait, ma tête devint alors lourde et bruyante, les larmes montèrent à mes yeux alors que les roues de sa valise résonnaient sur le parquet. Et c’est quand la porte se referma et que j’entendis la valise rebondir bruyamment à chaque marche de l’escalier que je m’écroulai. Quelques minutes ou quelques heures plus tard, je prenais mes clefs de voiture, mon écharpe et claquai la porte.
La sonnerie du téléphone se perdait dans les bourrasques. Des mèches de cheveux vinrent se coller sur mes joues humides et, ne trouvant pas la force de les balayer, je fixai l’horizon que je connaissais par cœur. Ces espaces qui me semblaient si vastes, si sécurisants, voilà qu’ils me ramenaient aujourd’hui à ma propre solitude. Les années passaient et le seul moyen que j’avais trouvé pour décharger ce torrent qui me rongeait était de m’installer sur cette berge en fixant toute cette eau qui se pliait sous un vent tumultueux. J’imaginais mon corps, au beau milieu, chavirant de gauche à droite, emportée par une secousse, engloutie vers le fond. L’effet aurait été le même.
Mais j’étais bel et bien là, intacte de l’extérieur. Contrairement à ce que j’aurais pu imaginer, le temps ne m’avait pas blessée, je n’avais pas changé. Mes cheveux avaient poussé, mon corps un peu maigri, mais rien n’aurait pu laisser présager le sort qui m’était infligé. Vingt-neuf longs mois à errer au cœur de ma vie, échouée au bord du lac à m’imaginer ce que je serais si le destin ne s’était pas joué de moi. J’étais en vie mais, usée de l’intérieur, je me demandais ce que j’avais bien pu faire ou dire pour engendrer un tel résultat. Je n’avais rien vu venir, j’étais animée par ce besoin viscéral de l’avoir près de moi. Et maintenant que j’en étais dépourvu, qu’allais-je pouvoir devenir ? Sans aucune boussole, aucun chemin à suivre, je ne saurais plus avancer.
— T’es encore là…
Alice s’assit à côté de moi et déposa son blouson sur mes épaules.
— Tu vas attraper froid, Jude…
Je ne répondis pas, elle me saisit délicatement le bras et je reposai ma tête lourde sur son épaule.
— Je vais manger chez mes parents ce soir, ça te dit de venir ? Ça te changerait les idées.
— Non, je te remercie.
Elle soupira.
— Jude, sors un peu. Tu bouges pas, tu sors pas.
— Je suis sortie aujourd’hui.
— Oui, excuse-moi, tu sors, tu viens ici, tu te fous le cul sur des cailloux et tu regardes l’eau pendant des heures. C’est ce que j’appelle une sortie pour te changer les idées, tiens.
Je ne trouvai pas les mots et ne me donnai pas la peine de lui répondre. Je voulais rester là, tous les jours si j’en avais envie, sans qu’on puisse venir me dire de faire autrement. Je n’avais aucune envie de voir du monde ni de sortir et encore moins de me changer les idées. C’était la dernière chose que je souhaitais. Je resterai là, dans mon néant, puisque c’était visiblement moi, toute seule, qui m’y étais fourrée, je devais m’en sortir seule, quand je l’aurais décidé. Mais ça, Alice ne pouvait pas l’entendre. Elle, si obstinée, droite et solide. Elle ne pouvait pas concevoir de se laisser abattre par un chagrin d’amour. Quand ça l’avait frappé, elle n’avait rien dit, n’en avait plus jamais parlé, avait tourné la page et était passée à autre chose, après des années de relation. À l’époque, je l’avais admiré dans sa réaction. Elle me paraissait si forte. Et aujourd’hui, c’était comme si la solidité qui m’avait tant éblouie m’apparaissait comme de l’austérité, de l’antipathie. La personne qui aurait pu le mieux me comprendre s’était comportée, dans la même situation que moi, dans une extrémité si opposée à ma réaction que je ne pouvais trouver le courage d’en échanger avec elle. Sa compagnie et son silence me rassuraient, mais nous savions toutes les deux que nous étions trop différentes pour en parler. Elle n’aurait pas compris ce que je ressentais, et je n’aurais pas compris ce qu’elle aurait voulu me conseiller. On restait donc là, dans le silence, à apprécier la compagnie de l’autre, sans avoir à trop en dire.
Je rentrai chez moi et balançai mon sac sur la chaise. Mon portable s’en échappa et tomba par terre, c’est en le ramassant que je remarquai plusieurs appels en absence. De nombreux d’Alice, qui avait sûrement cherché à me joindre avant de me trouver au lac. Le dernier appel était récent et venait de quelqu’un que je ne pouvais esquiver. Je m’en voulus immédiatement de ne pas avoir pu répondre et composai le numéro. La sonnerie retentissait longtemps avant qu’une petite voix réponde :
— Oui ?
— Bonjour Adèle.
— Jude ? C’est toi ?
Je reconnus tout de suite l’inquiétude dans le son de sa voix, habituellement très douce et bienveillante.
— Tu as essayé de m’appeler ? Tout va bien ?
— Oui, tout va bien, c’est pour toi que je m’inquiète.
Je riais nerveusement, feignant avec difficulté une énergie quelconque.
— Oh moi, non ne t’en fais pas, tout va bien.
Je l’entendis soupirer bruyamment à l’autre bout du fil.
— Tu n’es pas venue depuis des semaines, je m’inquiète...
Je restai silencieuse, ne voulant pas répondre. Et c’est au bout d’un moment que je me résignai.
— Je viendrai te voir demain, je te promets.
Elle reprit, de sa voix la plus compatissante :
— Je préparerai une tarte aux quetsches, celle que tu aimes bien, avec du sucre par-dessus.
— Très bien, merci Adèle.
— À demain ma belle, à demain…
Les larmes coulèrent en silence et venaient s’échouer sur l’écran de mon téléphone. Demain, j’irai, comme promis, lui rendre visite. Et comme à chacune de mes visites, je veillerai à camoufler tous les souvenirs qui me sauteront au cou et que je ne pourrais défaire. Ils aiguiseront mon âme, transperceront mon cœur et je les étoufferai pour qu’elle ne les voie pas. Devant ma part de tarte aux quetsches, je masquerai tant bien que mal ma tristesse devant cette femme qui me connaît mieux que personne et devant qui je ne pouvais me cacher complètement. J’avais tellement de respect pour elle que son avis était bien plus important que celui de mes propres parents. D’un simple regard, Adèle savait quoi dire, instinctivement, naturellement. Les liens qui nous unissaient étaient indescriptibles, et j’éprouvais une immense gratitude pour cette femme de plus de trois fois mon âge.
Ma soirée était tout aussi chargée que celle de la veille, j’errai entre la salle de bain, le salon et la cuisine. Me préparant, sans faim, un repas industriel qui me coupait l’appétit. Je me forçais à avaler quelques bouchées et le reste finissait à la poubelle. Je buvais deux thés sur le canapé, devant une série dont je ne comprenais absolument rien. J’en étais à la fin de la première saison et je ne discernai ni l’intrigue ni les personnages principaux. Je regardai pour combler le silence. Je n’avais même pas un chat pour me tenir compagnie, une bestiole à papouiller et me sentir moins seule.
La soirée s’achevait quand, de fatigue, mes yeux se fermaient.
— Salut !
— Salut Anna.
— T’as une petite mine, ça va ?
J’acquiesçai et nouai mon tablier alors que les premiers clients entraient. Anna prenait leur commande et je préparais des cafés. La main sur le levier de la machine à expresso, je regardai le liquide s’écouler et dans un certain effort, je pris un sourire artificiel et apportai les tasses à la table des clients.
Voilà ce qu’était ma vie. Ce qui était le plus difficile à accepter, c’est qu’avant tout ça, elle me suffisait amplement. Elle était tout ce que je voulais être. Je réalisais aujourd’hui que ce n’était uniquement que parce qu’il partageait ma vie que je m’en arrangeais. J’avais mis de côté mes études, cherché un travail pour pouvoir nous suffire et ne m’étais même pas posé la question de savoir ce que je voulais devenir. Je voulais être nous deux, c’était tout. Et maintenant qu’il n’était plus à mes côtés, tout me semblait terne, vide de sens. Et je ne comprenais plus comment ni pourquoi je devais continuer à avancer. Les semaines étaient longues et rien ne me réchauffait le cœur. Tout était douloureux. Les rues sur lesquelles nous nous baladions, les lieux que nous fréquentions, les amis que nous recevions… Je me contentais du strict minimum, avais changé mes habitudes, ne voyais que très peu d’amis. J’avais gardé Alice, qui était toujours là et qui n’aurait pas pu être ailleurs. Et bien qu’elle ne soit pas une échappatoire, je savais qu’elle était là, qu’elle le serait toujours, et cela suffisait à calmer certaines angoisses.
Mais je ne pouvais m’empêcher de me demander où il était, ce qu’il faisait et ce qu’il vivait. Trouvait-il son bonheur ? Ce silence m’était insupportable et toutes ces questions sans réponses venaient approfondir la plaie qu’il avait ouverte ce jour-là en quittant l’appartement avec sa valise. Je retraçais sans cesse ce départ si solennel, si grave, qui ne reflétait tellement pas ce qu’il était, lui qui était toujours, dans mes pensées, si souriant, si solaire… Il était d’autant plus difficile pour moi de comprendre comment il avait pu en arriver à cette décision si brutale et radicale. Lui qui trouvait tant de solutions pour tout le monde, à l’écoute de tous, prévenant et anticipant ses actes afin qu’ils ne puissent nuire à personne… Il avait balayé ce qu’il était d’un revers de main et toutes mes certitudes s’étaient évaporées. Et maintenant qu’il était sur je ne sais quelle route, dans je ne sais quel pays avec je ne sais quel objectif, plus rien n’avait de sens, tout s’écroulait autour de moi et je n’avais que mes souvenirs pour me raccrocher à ce qu’il avait été, ne pouvant plus compter sur ce qu’il est.
Je continuai ma journée comme elle avait commencé, le cœur serré et le ventre creux. Je me résignai à avaler un encas en début d’après-midi pour tenir le reste de la journée. Alice m’envoyait un message, me demandant des nouvelles et me proposant une énième sortie que je déclinerai plus tard. J’écoutai Anna me décrire son programme hebdomadaire, me détaillant précisément ce qu’elle avait prévu pour l’anniversaire de Grégoire, son « doudou ». Et alors qu’elle m’expliquait le processus de recherche et de réservation du restaurant, qu’elle énumérait les cadeaux auxquels elle avait pensé avant de se résoudre à choisir le dernier modèle d’une guitare électrique, je repensais à ce que j’aurais dû prévoir, dans quelques mois, à l’occasion de ses trente ans, et ce que je n’organiserai pas. Il les fêtera, loin de moi, ailleurs, là où je ne saurais le trouver. Pour moi, Éliot aurait toujours vingt-sept ans. Organiserait-on quelque chose pour lui ? Le passerait-il sur les routes ? Serait-il seul ou aurait-il trouvé, comme à son habitude, une paire d’amis pour partager sa trentaine ? Je l’imaginais curieux, éblouissant, rencontrant des personnes plus différentes les unes que les autres. Curieux de les connaître, il se plongerait avec passion à la découverte de leurs histoires, leurs expériences, buvant leurs paroles et une lueur s’allumerait au fond de ses yeux. Je l’avais vu pendant des années, connaissant ses mécanismes et ses états d’esprit. Je pouvais anticiper ses réactions, ses mimiques et même ses réflexions. Ce n’était pas quelqu’un de laconique ni de réservé. Éliot était dans la passion, dans la découverte et l’apprentissage humain. Il pensait que l’on avait tout à gagner à s’écouter et à se découvrir. Il croyait aux liens insaisissables qui nous unissaient et cherchait en permanence à relier et tisser ces liens. À la recherche d’un concept indéfinissable, il m’apportait un tas de connaissances sociologiques, se plongeait dans son analyse de relations humaines où il essayait de décrypter et comprendre certaines personnalités parfois aux antipodes de ce qu’il était.
Et c’est certainement pour cette raison que je n’avais pas vu venir ce point de rupture. Captivée par ce qu’il était, j’en avais oublié la caractéristique principale de ce qui l’animait : les rencontres. Pour se rencontrer, il faut découvrir, pour découvrir il faut bouger. Pour bouger, il faut partir. C’était toute une logique inévitable, surtout quand on connaissait Éliot. Mais moi, je n’avais rien vu venir, ou alors je m’étais dit, naturellement, qu’il m’emmènerait avec lui, loin de me douter d’être une entrave à son enrichissement personnel. J’aurais tout donné et tout abandonné pour apprendre encore à ses côtés. Mais il fallait que je me fasse une raison, j’étais de trop.
J’ai toujours adoré marcher. Je peux marcher des heures sans sentir la fatigue à mes pieds, je me ressource à l’air pur, j’admire les feuilles dans les arbres, les oiseaux par terre, les nuages gris et la pluie qui tombe. Toutes ces choses, ces éléments de la nature, m’ont toujours fasciné et procuré beaucoup de plaisir. C’est un sentiment de sérénité, de pur bien-être que l’on possède tout au long de notre vie mais que l’on prend réellement le temps d’apprécier, qu’en vieillissant. Je ne comptais plus les années, le temps passait trop vite pour moi mais c’est en marchant que je me sens à ma place. Dehors et coupée du monde. J’aime ces moments où je m’échappe de tout ce qui m’entoure et au creux desquels je m’enferme dans une nature qui n’appartient, quelques instants, qu’à moi. J’arpente les rues, emprunte les petits chemins et les sentiers de terre. Je me rends au village à travers champs et je fais demi-tour quand la raison me rappelle. Les chaussures pleines de boue et la main appuyée sur mon bâton de marche, je rentre des heures plus tard. Et c’est en nettoyant mes chaussures que je souris en y repensant. Voilà, ce n’est rien de bien ambitieux ni d’extravagant mais ce sont ces moments simples qui me rappellent pourquoi j’aime autant la vie. Mais souvent, la vie est imprévisible et, même si on la chérit, qu’on en prend soin, il arrive que le destin nous échappe. Et je ne le savais que trop bien…
Ce matin-là, j’attrapai mes chaussures de marche, nouai mes lacets, saisis mon bâton de marche et claquai la porte derrière moi. J’empruntai le chemin habituel, celui qui menait sur la rue de la citadelle, je passai devant la boulangerie, et continuai tout droit, par habitude. À la sortie du village, je continuai quelques kilomètres, mon bâton résonnant sur le bitume et les chaussures toutes propres. J’entrai dans un village et découvris ses belles bâtisses de pierre. Les habitants m’adressèrent des signes de la main et j’inclinai la tête en souriant, par politesse rendue. La place du village était pavée de pierres naturelles et une jolie fontaine s’érigeait en son centre. Je regardai l’eau jaillir de la statue et retomber en une pluie éparse dans la grande bassine de pierre. Cela faisait des années que je vivais ici, et je découvrais seulement ce paysage charmant ; la vie ne cessait de me surprendre par ces petits riens qui me réjouissaient. Je me levai et continuai ma visite.
Le vent s’était levé, le ciel se couvrait et quelques rayons continuaient de percer à travers les nuages, se reflétant dans la vitrine de la boulangerie. Ce sont ces réverbérations qui me firent revenir à moi.
Devant la vitrine, un papier à la main, un bâton dans l’autre et les yeux dans le vide, je sentais une main sur mon épaule.
— Adèle ? Tu vas bien ?
Je tournai la tête et mis un instant pour répondre, comme pour faire une mise au point ou quelque chose de plus technique qu’habituellement. Je balbutiai quelques mots et il continua :
— Tu veux que je te ramène chez toi ? Tu as l’air fatiguée.
Ma bouche était sèche et je ressentais le besoin de boire bien plus que d’habitude. J’avalai difficilement ma salive et me raclai la gorge. Et lorsque mon regard se posa sur la grande carrure du jeune homme qui s’adressait à moi, mon front se plissa, mes yeux le fixaient et une angoisse me saisit. Je lui tendis mon papier, sans rien dire, incapable de parler. Il le prit et me saisit délicatement le bras.
— Je vais te ramener chez toi.
Je m’installai dans sa voiture sans comprendre. Il attacha ma ceinture, ferma la porte avant de s’installer au volant. Mes yeux se perdaient à l’horizon et je ne distinguais plus rien de la route. Je me retrouvai devant chez moi en un rien de temps. Le jeune homme me raccompagna jusque dans mon salon et m’installa sur mon canapé. Je l’entendais se servir de mon téléphone tandis que je dénouai les lacets de mes chaussures immaculées. Machinalement, je me levai, les rangeai et préparai un café pour remercier mon chauffeur.
— Quelqu’un va venir, Adèle.
Je redressai la tête et lui souris :
— Je te remercie Éric, tu veux un café ? J’ai préparé une tarte avant de partir, tu en veux un morceau ?
Il me dévisagea et, sans rien dire, s’assit en attrapant la tasse de café que je lui tendais. Il avala son morceau de part de tarte sans broncher et je peinai à faire la conversation.
— Tu n’es plus aussi causant que tout petit à ce que je vois.
Il me fixait, avec ses grands yeux écarquillés.
— Comment ça ?
— On ne pouvait pas t’arrêter de parler. Tout le temps, tu ne faisais que ça, tu commentais tout sur tout et un rien devenait une source de discussion.
— C’est ce dont tu te souviens ?
J’éclatai de rire.
— Si je m’en souviens ? Tu n’arrêtais pas de piailler comme un petit moineau toute la journée, tu penses bien que je m’en souviens.
Il se frotta la nuque timidement dans un geste machinal. Je finis ma tasse de café et la sonnette retentit. Il se leva d’un bond.
— Ne bouge pas, j’y vais.
Je restai là, ma tasse de café dans la main, fixant la part de tarte qu’il n’avait pas finie. Mes yeux se perdirent sur ce morceau de pâte feuilletée qu’il avait laissé. Ce tout petit morceau de pâte et voilà que le doute m’envahit et l’angoisse me gagna. Impossible de déterminer si je laissais le bord de ma part de tarte, ce petit morceau de pâte, le mangeais-je ? Ou restait-il au bord de mon assiette à chaque part de tarte que je me servais ? Je ne me rappelai plus et, incapable de détourner les yeux, je m’efforçai de me souvenir de la dernière part de tarte que j’avais mangée. Était-ce à la mirabelle ou à la fraise ? En quelle saison ramassait-on les mirabelles ?
— Merci de m’avoir appelé, Damien.
— Je ne savais pas qui contacter, ils ne sont pas beaucoup à lui rendre visite… Et comme tu m’avais dit de t’appeler dès qu’il y avait quelque chose… J’ai pas trop cherché...
Je le sentis confus et gêné de m’avoir dérangée, je lui saisis le bras et le rassurai sur ce point.
— Ne t’en fais pas, tu as bien fait, je t’assure. Je vais aller la voir et je resterai pour le reste de la journée en attendant son aide à domicile.
Il acquiesça et s’apprêtait à partir lorsqu’il se retourna et me tendit un morceau de papier.
— Ah au fait, Jude, elle avait ça dans les mains quand je l’ai trouvée.
Je défroissai le papier et reconnus l’inscription. Je remerciai Damien et nous nous dîmes au revoir.
Une fois la porte refermée, je regardai le morceau de feuille que j’avais arraché du bloc-notes au travail. « Thé, miel, pâtes, œufs, pain. » Une liste courte et brève pour me rappeler ce dont il me manquait. Il avait dû tomber de mon manteau quand j’étais passée rendre visite à Adèle juste après.
Dans la cuisine, je retrouvai Adèle assise à table, fixant la part de tarte que Damien n’avait qu’à moitié touchée. Je déposai un baiser sur sa joue et m’assied devant elle. Quand elle leva les yeux vers moi, elle me sourit.
— Bonjour ma douce, comment tu vas ?
— Ça va bien, je te remercie, et toi ? Comment tu vas ?
— Oh plutôt bien, mais il m’est arrivé quelque chose d’étrange aujourd’hui.
Je l’écoutais, sans rien dire, immobile. Les mains jointes, et le front plissé, elle continua :
— J’étais partie marcher comme d’habitude et je me suis retrouvée devant une boulangerie, dans un village que je ne reconnaissais pas et je ne me souvenais plus de ce que je devais faire. La seule chose dont je me souviens c’est d’être partie avec quelque chose de bien précis en tête mais impossible de m’en rappeler.
Elle secouait la tête en fronçant le front un peu plus à chaque mot qu’elle prononçait.
— Et puis, Éric est arrivé et il m’a ramenée à la maison.
Elle releva la tête et, voyant le bout de papier dans mes mains, elle me sourit :
— Ah ! tu l’as retrouvé ! Je le cherchais partout !
Je regardai le bout de papier et lui demandai :
— C’est ma liste de courses que tu cherchais ?
— Oui, riait-elle, j’ai reconnu ton écriture et je voulais t’acheter du pain. Ça t’aurait fait un trajet en moins à faire après le travail.
Je poussai un soupir et me frottai le front.
— Oh ne fais pas ça Jude, il y a quelque chose qui te chiffonne ?
— Non, non, ne t’en fais pas Adèle.
Je me rapprochai d’elle et, tout en lui saisissant les mains, je continuai :
— C’est juste que ce n’est pas Éric qui est venu te chercher tout à l’heure… C’est Damien, ton voisin.
Elle me riait gentiment au nez d’abord, puis, quand elle réalisa que j’étais sérieuse, se mit à hocher la tête de gauche à droite en fermant les yeux. Quand elle redressa la tête, elle me chuchota :
— Je ne t’apporte que des soucis en ce moment… Hein Jude ?
— Non, ne dis pas n’importe quoi Adèle, tu ne m’apportes aucun souci.
— Tu es si gentille… Allez je te sers une part de tarte.
Et elle se releva en souriant. Je la regardai se déplacer dans la cuisine et je lui souris, tout en pensant à ce qui nous attendait, toutes les deux. Il allait falloir que je passe par ce que je repoussais depuis un moment déjà mais qui m’apparaissait nécessaire maintenant que ce genre de situation se répétait de plus en plus souvent.
Les mois qui suivirent, je m’occupai principalement des rendez-vous médicaux d’Adèle. Je m’étais présentée auprès de son médecin traitant et Adèle avait insisté pour que je l’accompagne à ses rendez-vous pour faciliter le suivi des consultations. Je l’accompagnai chez son médecin, d’abord, qui jugea bon de nous orienter vers un gériatre, qui serait, pensait-il, plus compétent pour nous renseigner, vu l’âge d’Adèle. Je lui avais expliqué ses petites absences et les craintes que cela émergeait auprès d’elle. Le gériatre examina Adèle, ajusta son traitement pour la tension et nous donna rendez-vous une quinzaine de jours plus tard pour faire un point.
Quinze jours plus tard, le point était fait. Rien n’avait changé, Adèle se sentait toujours angoissée et décrivait des absences de plus en plus courantes et des trous de mémoire à court terme. Le gériatre réévalua son dosage de médicaments favorisant le sommeil. Et c’est au bout du quatrième rendez-vous qu’il nous dirigea vers plusieurs spécialistes, dont un neurologue qui lui fit passer des tests et des examens cliniques. Les résultats de l’IRM tombèrent peu avant Noël et confirmèrent ce que les résultats des tests précédents avaient décelé : de nombreuses lésions dévoraient son cortex cérébral. Personne ne nous en parla dans les premiers temps mais ce n’est pas comme si je n’avais entendu que cela…
Pourtant, la vie suivait son cours. Adèle continuait à faire des tartes, jour après jour et je multipliais mes visites. Nous avions fêté Noël ensemble et j’avais, de mon côté, prétexté à ma famille un repas avec Alice. Je n’avais pas d’autre choix, forcée de constater que mon téléphone sonnait moins souvent et que ses appels se faisaient rares. Ne voulant pas déranger, ou simplement par manque de temps, Adèle cherchait, de moins en moins, à me joindre. Comme un lapin dans un terrier, elle se réfugiait dans son appartement et, attendant que la tempête se calme, préparait des tartes. Malheureusement pour elle, rien ne se calmait et ses craintes croissaient au même rythme que ses absences répétitives.
Il y eut ce jeudi de janvier où, sur mon jour de repos, je lui rendis visite comme d’habitude. La neige recouvrait les routes et j’avais mis presque une heure pour arriver jusque chez elle. Emmitouflée dans mon écharpe et mon bonnet, j’attendais impatiemment ma tasse de thé fumant accompagnée d’une bonne part de tarte. Mais ce jour-là, il n’y eut ni tarte ni thé. Je retrouvai Adèle sur le canapé, en robe de chambre, regardant une émission de télé-réalité en vogue chez les jeunes.
— Alors, on regarde les p’tits jeunes à la télé ?
Son sursaut fut brutal et presque douloureux à voir. Elle s’était extirpée de ses pensées avec une telle violence que je restai, un instant, figée sur place. Refoulant cette sensation étrange, je m’installai près d’elle en riant.
Adèle resserra sa robe de chambre, passa sa main dans ses cheveux défaits et se tourna vers moi, le regard empli de larmes.
— Jude, faut m’enfermer…
Devant la gravité de ses mots, je m’agenouillai devant elle.
— Oh, mais non, pourquoi tu dis ça ?
Elle secouait la tête, gravement.
— C’est de pis en pis. Parfois, je le sens, ça vient, je ne contrôle rien, et puis je disparais, tout m’emporte, et je ne suis plus rien. Je me réveille des heures plus tard, devant la télé, en robe de chambre… Et je n’ai même pas préparé de tarte.
Adèle éclata en sanglots. Je me redressai et l’enlaçai pour l’envelopper de toute la chaleur dont j’étais capable. Lui redonner de l’espoir, pour avoir foi en l’avenir.
Ce fut après cet épisode que je me résignai à engager des démarches plus poussées pour l’accompagnement de personnes en perte d’autonomie, forcée de constater qu’une équipe de soins et d’accompagnements renforcés était nécessaire. Ces assistances avaient pour but de libérer du temps et de soulager les proches des patients. Mais je n’arrivais pas encore à passer le cap des hospitalisations de jour. Car c’était bien ce dont il s’agissait : hospitaliser Adèle pour me dégager un certain confort uniquement personnel. Pour moi, ce n’était qu’un déchirement de plus et mon cœur se briserait de la voir entrer dans ce bâtiment dont elle ne se souviendrait qu’une fois sur trois.
Seulement, le coup de grâce fut donné plus tard par le docteur Cartier qui me donna rendez-vous, un jour lors d’une consultation de routine d’Adèle. Je la retrouvai dans un petit salon, assise sur un fauteuil, les deux mains sur les cuisses et le regard fuyant, comme une enfant qui venait de faire une bêtise. Le médecin m’avait expliqué que l’état de santé d’Adèle se dégradait de semaine en semaine et ce fut ce jour-là, face à Adèle complètement perdue et mon regard démuni, que le docteur Cartier posa des mots sur ce qu’on ne pouvait, jusqu’alors, nommer. Alzheimer. Un mot bien barbare, qu’Adèle n’arrivait même pas à répéter. Cela sonnait comme une sentence irrévocable, un fardeau bien trop lourd à porter.
— Tu vois, je t’ai dit, je ne t’apporte que des soucis…
Mes yeux s’étaient remplis de larmes et j’avais prétexté un tour aux toilettes pour m’effondrer derrière la porte des cabinets. Alors c’était ça la vie ? Tout va bien et un jour, on se réveille avec la mémoire qui flanche, une équipe médicale autour de soi et un diagnostic sur le front ? C’était ça, le prix à payer, d’avoir toujours été bon et d’avoir tant donné ? Je ne comprenais rien et je n’expliquais rien… Je me sentais tellement impuissante face à Adèle. Regagnant le petit salon un peu plus tard, le médecin m’exposa le « programme » pour les prochaines semaines. Rendez-vous médicaux et insertion progressive dans cet établissement spécialisé qui lui serait, selon lui, bénéfique. Entourée de personnels compétents, Adèle pourra…
— Vous voulez dire qu’elle va vivre ici ? Mais, je ne comprends pas, je peux m’en occuper, je peux la garder près de moi. Il y a des aides qui lui rendent visite régulièrement et je peux me rendre plus disponible.
Il m’avait regardé comme s’il ne comprenait pas ma requête. J’eus la sensation qu’il paraissait surpris que je ne veuille pas me décharger d’elle. Il me demanda :
— Vous vivez seule Madame ?
Je fermai les yeux et soupirai. Je lui jetai, acerbe, d’un ton que je ne me reconnaissais pas :
— Cela n’a rien à voir. C’est hors de propos. Ce n’est pas parce que je vis seule que je ne peux pas m’occuper d’elle.
Son regard rempli de pitié m’inonda de colère, puis, il reprit d’une voix calme et compatissante à mourir :
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Il faut que vous sachiez que cette maladie demande un temps considérable, c’est une prise en charge conséquente et qui peut peser lourd sur les épaules d’une seule personne. Je veux dire… Il faudrait que vous puissiez vous appuyer sur un soutien familial ou un réseau proche d’Adèle pour vous aider. Madame n’ayant plus d’enfant, avez-vous essayé de contacter ses petits-enfants pour vous assurer qu’ils ne voudraient pas participer ?
— Personne ne l’aidera. Ni elle ni moi.
Il ne répondit rien, visiblement gêné de ma réponse.
Nous rentrâmes toutes les deux chez Adèle. J’étais décomposée, dépitée et la sentence du médecin résonnait encore dans ma tête. Bien qu’il ait insisté sur le fait qu’Adèle serait mieux en institut, il m’était impossible d’imaginer qu’elle puisse vivre entre quatre murs, enfermée dans une chambre vide de toute trace de son passé. Et, puisque, parmi le peu de famille qui lui restait, personne ne se donnait ce mal, j’allais tout mettre en œuvre et faire de mon mieux pour la garder près de moi, m’occuper d’elle dans ces moments les plus difficiles, et lui rappeler chaque jour quelle formidable personne elle était et restera toujours. J’étais peut-être trop romanesque ou trop mélancolique pour le médecin mais j’étais persuadée, au plus profond de moi-même, que j’en étais capable, et que cela aurait ses effets.
La première décision que je pris fut de me dénicher un petit coin pour dormir dans son salon. J’enclenchai les démarches d’aides à domicile plus intenses pour Adèle, consciente que les professionnels avaient le recul et le savoir-faire pour l’habiller et la laver que je ne possédais pas. Cela requérait de franchir la limite d’une certaine pudeur que je me refusai de passer. Je leur laissai ces soins, je m’occupai du reste. J’oscillai entre mes journées de travail et Adèle, avec une détermination qui me tenait éveillée.
Je croisais régulièrement Damien. Comme les autres, il semblait compatissant mais résigné, comme si le sort d’Adèle était scellé et que je ne pourrais rien y faire. Comme si, tous mes efforts ne servaient strictement à rien et me faisaient perdre mon temps… Mais du temps, c’est tout ce que j’avais. J’en avais à la pelle et je le dépenserai pour elle.
— Coucou, je suis rentrée !
Je posai mes clefs sur le meuble d’entrée et accrochai mon manteau dans le placard. Je vérifiai que la vaisselle de midi était faite, seule signe que son aide à domicile était bien venue. C’était la première chose que je regardais en rentrant. Le jeudi, le kinésithérapeute lui rendait visite, elle n’allait donc pas au centre. Son médecin lui avait prescrit des séances de rééducation orthopédique afin de tonifier ses chevilles car il avait constaté une baisse dans sa mobilité.
Le kiné repartait vers seize heures et j’arrivais une heure plus tard. Tout était fait pour qu’elle reste seule le moins possible, pour être là quand elle en aurait besoin, même si elle acceptait difficilement de l’aide, refusant par politesse. Ne voyant pas Adèle dans le salon, je supposai qu’elle avait dû se coucher pour une sieste, ce qui lui arrivait souvent.
Je rangeai mes affaires qui traînaient dans le salon et allai remettre une paire de chaussures dans le meuble. En ouvrant le meuble, je m’arrêtai sur un détail. Ses chaussons. Les chaussons étaient dans le meuble et aucune trace de ses chaussures de marche. Je les cherchai dans le placard, rien. J’allai vérifier immédiatement dans sa chambre, Adèle ne dormait pas. Je retournai l’appartement, il n’y avait personne. Mon sang me montait à la tête, j’entendais mon cœur résonner dans ma poitrine. Je ne pris pas la peine d’enfiler mon manteau, je m’emparai de mes clefs et claquai la porte. Je cognai à la porte de Damien et tambourinai tellement fort que le bruit résonnait dans tout le couloir. Il ouvrit la porte, me regardant avec de grands yeux, certainement surpris du bruit qui faisait trembler les murs de l’appartement.
— Adèle est chez toi ?
— Adèle ? Non, pourquoi ?
Ma respiration se faisait plus rapide. Elle venait, montait petit à petit, elle arrivait à une vitesse folle, je la sentais se propager… Une crise d’angoisse allait me noyer. Damien prit une veste et claqua la porte :
— Viens, on va la chercher, t’en fais pas on va la trouver.
Le regard ailleurs, l’angoisse me tétanisait. Une heure, elle était restée une heure, seule… Comment allais-je pouvoir la retrouver ? Je n’y arriverai jamais, comment savoir où elle avait décidé d’aller…
— Le parc ! Elle est sûrement allée là-bas. Elle va vouloir aller donner du pain aux canards…
Damien me regardait, ne me reconnaissant certainement pas. Nous nous connaissions à peine et uniquement par l’intermédiaire d’Adèle. Tant pis pour la bonne impression. Les joues empourprées, le souffle court et les yeux exorbités, je le traînai d’un pas rapide en direction de ladite mare. Je marchai vite, incapable de courir, je fonçai droit devant moi. Mes yeux ne s’attardaient pas sur des détails, ils ne cherchaient qu’elle. Je m’efforçai de me rappeler ce qu’elle portait ce matin et me focalisai sur ses vêtements et ses chaussures. Ses chaussures de marche.
— Jude, calme-toi, on va la retrouver, elle n’a pas pu aller bien loin, t’en fais pas.
Il répétait ça, en boucle, comme pour se rassurer lui-même. Je me calmerai quand je l’aurai retrouvé. Je cherchai du regard, effeuillant les arbres, les gens et les chiens qui couraient en laisse. Arrivés au milieu du parc je m’arrêtai, dépitée. Damien s’approcha de moi, essoufflé.
— Tu crois vraiment qu’elle…
— Là-bas ! Là-bas !
Au milieu des pigeons, Adèle était là, assise sur un banc, les yeux rivés sur les pigeons qui grignotaient le pain que des passants avaient balancé. Je courus vers elle et ralentis le pas avant d’arriver à sa hauteur. Je m’installai près d’elle et lui pris la main.
***
— T’avais envie de sortir, c’est ça, Adèle ?
Je regardai cette belle jeune fille qui me tenait la main, je la reconnus immédiatement, et la tension redescendit. Son visage était doux, sa peau lisse et sa voix se voulait tendre et consolante. Je n’arrivais pas à articuler un mot, alors je la laissais me murmurer :
— La prochaine fois, tu m’attends ? On ira se promener ensemble…
Je ne voyais que trop bien l’effort qu’elle faisait pour paraître naturelle. Mais moi, je connaissais ce visage, tout crispé et submergé par la contrariété. Le ton de sa voix la trahissait mais je n’osais demander. La réponse me faisait bien trop peur. Et je savais qu’elle n’aurait pas été honnête. Par protection, par pitié ou par compassion, je ne savais plus, mais j’étais convaincue que quelque chose clochait, et que j’en étais responsable.
Tandis que j’essayais en vain de remonter le cours de ces dernières heures, le temps semblait s’égrener au creux de mon cerveau. C’était comme si la lumière s’éteignait progressivement. Parfois, j’en avais la lucidité, tandis que, dans d’autres moments, je me sentais terne, seule et passive. Je serrai la main de cette femme si gentille et attentionnée, je savourai ce moment car j’avais l’intime conviction que ces moments de lucidité allaient se noyer au milieu de cette tempête, balayant tout sur son passage. Mon histoire, mes souvenirs, et tout ce que j’étais. Elle allait tout emporter et je voulais savourer ces petits instants qui me rappelaient ce que j’aimais. Aujourd’hui, j’avais enfilé mes chaussures de marche, pris mon bâton et, même si je ne me rappelais plus où, j’avais marché. Je m’étais égarée, je n’avais plus reconnu le paysage autour de moi, alors, dans un élan de bon sens, je m’étais assise, et j’avais attendu que ça passe. Et maintenant, je tenais entre mes mains, cette main douce et rassurante, qui allait me ramener à la maison. Voilà ce que je retiendrai de ma journée, avant que cela ne m’échappe et ne m’appartienne plus.
Elle me demanda comment je me sentais… J’avais une envie brûlante de lui déverser mes angoisses, de lui crier, avec la force qui me restait, combien j’avais peur de ce qui m’arrivait. Que les souvenirs étaient la seule chose qui me restait. C’était ce qui nous restait à tous, lorsque l’on avait bien vécu. Et j’avais bien vécu, j’avais profité, j’avais aimé, j’avais partagé de merveilleux moments, je ne souhaitais pas les revivre, mais les garder pour moi, jusqu’à la fin de ma vie. Je voudrais les maintenir au chaud, dans un coin de ma tête et m’y replonger quand j’en aurais besoin. Si on me les enlevait, que deviendrais-je ? À quoi penserais-je, moi ? C’était à ça qu’elle ressemblerait, ma vie, maintenant ? Recevoir la visite de personnes que je ne reconnaissais plus et qui souffriraient de me voir devenir l’ombre de moi-même ? Je voulais plonger mon regard dans le sien et lui dire combien j’étais terrorisée… Je caressai, du bout de mes doigts tout ridés, sa belle peau lisse et je lui murmurai, dans un sourire :
— Je vais très bien, on peut rentrer à la maison ?
Ma réponse lui alla, elle me saisit le bras et nous rentrâmes à la maison.
La soirée se déroulait comme d’habitude. Nous discutions ensemble, riions beaucoup, regardions des albums photo et un vieux film à la télé. Ce fut à ce moment que le vent se leva. Je fermai les yeux, presque résignée. La tempête était revenue.
Les mois passèrent et je me retrouvai véritablement happée par toute l’organisation que je m’imposais avec ardeur. Les rendez-vous médicaux, de plus en plus nombreux, les consultations, la rééducation, les balades au parc.