Champ-Dollon et Meyrin - Zorrino Haroun - E-Book

Champ-Dollon et Meyrin E-Book

Zorrino Haroun

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Beschreibung

"Champ-Dollon et Meyrin – Entre deux mondes" suit le parcours de Phelipe, un jeune homme de Paraty, village de pêcheurs brésilien, fasciné par les mirages de l’Occident. Mais à Genève, ses rêves s’effondrent face à une réalité brutale. Avec un regard mêlé d’innocence et de désillusion, Phelipe tente de se reconstruire, pris entre deux mondes aux valeurs et modes de vie irréconciliables. Peut-il vraiment trouver sa voie dans cet entre-deux ?

 À PROPOS DE L'AUTEUR 

Véritable pilier de la paix et voix incontournable de la société civile, Zorrino Haroun se distingue par un engagement inébranlable en faveur des droits humains. Pour lui, l’écriture est une arme précieuse, capable de réveiller les consciences et de tracer les contours d’un avenir fondé sur la justice et l’égalité.

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Seitenzahl: 220

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture

Titre

Zorrino Haroun

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Champ-Dollon et Meyrin

Entre deux mondes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Zorrino Haroun

ISBN : 979-10-422-4760-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

I

Quand on croit découvrir l’Eden

 

 

 

Blotti en position fœtale, je somnole sur mon siège, la tête adossée contre le hublot, impatient de quitter cet endroit où, sans trop le vouloir, je me trouve condamné à rester jusqu’à ce que je puisse retrouver l’air extérieur. J’ouvre mes yeux gonflés par un long sommeil. L’immobilité contrainte dans l’enceinte de cet avion long-courrier, qui déchire les airs depuis des heures, me plonge dans un état de tension exacerbée. Je suis ému par le spectacle des nuages « gris teintés de roux » qui défilent en cascades le long de la carlingue, comme pour saluer les passagers de l’avion. Je suis totalement épuisé par ce voyage interminable.

Le personnel à bord de la cabine se prépare pour la descente. Il est occupé à récupérer des plateaux par-ci, des bouteilles ou des verres par-là.

J’ai quitté Rio de Janeiro vendredi soir, le soleil était déjà couché. En ce moment, un autre soleil est en train de se lever et j’atteins la dernière étape de mon voyage. Confiné dans l’espace restreint de mon siège, je tourne le regard vers l’arrière de l’avion et lève les yeux en direction des symboles lumineux qui indiquent les toilettes. Je détache ma ceinture, me lève et, dans l’allée étroite qui mène au fond de la carlingue, je me fraye un chemin parmi les passagers.

Je m’enferme dans le cabinet et jette un coup d’œil dans le miroir face à moi. J’y aperçois un jeune homme bien portant, d’allure athlétique, mesurant 1 mètre 80 et ayant la tête bien posée sur les épaules. Je viens juste d’avoir vingt-six ans et je me dis qu’à cet âge, un homme tient sa vie en main et qu’il doit être sûr de lui. Et je sais que moi, ma vie, je l’ai en main.

 

Aujourd’hui, en remontant le temps jusqu’à ce moment-là, je me demande comment j’ai pu tellement en perdre le contrôle…

Marqué par la fatigue du voyage, je me rafraîchis le visage afin de me donner une meilleure apparence. J’essaie d’occuper mon esprit et je m’interroge sur les raisons qui m’ont amené à vouloir prendre mes vacances en Suisse. Car j’ai véritablement désiré venir en vacances ici. Aujourd’hui, il ne me reste qu’à vivre pleinement ce temps avant de retourner chez moi et de reprendre mon travail.

Les deux mois d’aventure passeront peut-être vite et lorsque je rentrerai au pays, je reprendrai mon métier, la plongée sous-marine. Je retrouverai aussi mon activité de guide pour touristes occidentaux. J’imagine même qu’il est possible que j’épouse une femme et qu’ensemble nous rêvions d’une grande maison ! Il suffit que les jours, les semaines et les mois passent vite !

J’ouvre ma braguette, vise les toilettes et me soulage. Puis je me lave les mains en me regardant une fois encore dans la glace, et j’écarte l’idée de me donner un coup de peigne. Pourquoi le ferais-je ? Mes cheveux bruns sont d’un naturel agréable et je sais que je suis beau comme cela. La question est de savoir si je peux impressionner les filles lorsque je serai à l’extérieur. Je décide finalement de garder mes cheveux ébouriffés et je regagne enfin ma place.

Je m’assure que mon passeport est bien au fond de ma poche. Je m’assieds, remets ma ceinture de sécurité et redresse le dossier de mon siège. C’est alors que de nombreuses questions surgissent : « Pourquoi ai-je voulu venir passer mes vacances dans ce pays riche qu’est la Suisse ? Pourquoi ai-je quitté mon travail pour deux mois ? Qu’est-ce qu’un petit Brésilien vient faire dans ce pays ouvertement hostile aux pauvres ? »

Depuis mon hublot, je vois de petits nuages rebelles qui surgissent, taches blanches derrière lesquelles un paysage sylvestre dessine une toile de fond d’un bleu mauve foncé. Les réacteurs ralentissent, l’avion pique du nez pour une brusque et rapide descente vers Genève. Des paysages, à peine dessinés, surgissent de façon éparse dans l’arrière-pays et des surfaces d’eau ajoutent au décor une note pittoresque. Penché au hublot, je contemple le déroulement de cet étrange paysage et ce spectacle m’emporte.

L’avion perd de l’altitude et se dirige vers Genève. À travers les massifs montagneux, j’aperçois des voies qui serpentent, dessinant des courbes qui révèlent les formidables forêts helvétiques. Des frondaisons se dressent telles des murailles végétales, rythmées par quelques clairières en bordure des routes et voies de chemin de fer.

Le personnel de cabine annonce l’arrivée à Genève, capitale du Canton, ville emblématique dont l’approche aérienne est délicate, car elle est entourée de montagnes. Le commandant de bord annonce une zone de turbulence et recommande aux passagers de rester attachés jusqu’à l’arrêt complet de l’appareil. L’avion atterrit, ses roues sautent légèrement plusieurs fois, puis glisse le long de la piste et vrombit de plus belle avant de ralentir sa course sur quelque mille mètres. À l’atterrissage, les avions vibrent, ont souvent des soubresauts et les personnes sensibles cherchent alors du réconfort !

Aux plaisirs que m’ont procurés les paysages sans cesse renouvelés du voyage, se mêle pour moi la joie d’entrer dans un monde inconnu. Mon expédition a commencé avec mon départ de Partys au Brésil. Jusqu’ici, de nombreuses sensations et pensées m’ont maintenu lié à mon pays et à son mode de vie simple et chaleureux. Les premiers soubresauts de l’avion et le crissement de ses roues coupent brusquement le fil de mes pensées ; ils emportent les projets et les rêves que je viens chercher dans ce monde inconnu. Cette impression s’ancre en moi tandis que, sanglé dans mon siège, je regarde défiler derrière le hublot, le décor de cette nouvelle vie dite civilisée.

Un début de fatigue et de lassitude gagne mon corps, ma volonté ne tient plus qu’à un fil et mes pensées se perdent. Absorbé par les images que je me fais de la Suisse, je suis envahi de pensées contradictoires.

En quittant mon siège et en prenant congé de l’avion, j’éprouve une sensation de soulagement et de délivrance. Mais dans le même temps, je réalise qu’inlassablement, je brasse un sentiment où se mêlent tant l’émerveillement que la peur. Autour de moi, les passagers se bousculent pour se frayer un passage vers la sortie. Leurs brefs échanges produisent un bruit sourd, entrecoupé par les voix claires des hôtesses. Ces dernières, telles des machines, reprennent inlassablement : « Au revoir monsieur ! » « Au revoir madame ! »

Ces exclamations m’ont choqué et à cet instant encore, je ne peux que m’irriter face à l’hypocrisie qui contraint les hôtesses à sourire et à répéter inlassablement les mêmes mots à chaque passager. C’est pourquoi, tel un vieux disque rayé posé sur un phonographe, je « beugle » sans ménagement d’un souffle brusque et rauque, « Au REWAR ! » Un message qui n’est ni du français, ni de l’anglais, ni de l’espagnol !

Il est sept heures du matin. Un vent hivernal et glacial m’accueille tandis que le froid m’oppresse. Mes yeux écarquillés découvrent l’économie mondialisée : de très nombreux avions, de toutes marques et de tous pays, alignés les uns derrière les autres sur le tarmac. Je suis frappé par la présence importante d’avions « EASY JET ». Ils sont peints en orange et appartiennent, semble-t-il, à un individu âgé de moins de 40 ans ! Je rencontre et découvre le monde capitaliste, étranger et étrange…

Dans le grand hall de l’aéroport, des femmes et des hommes surgissent de toutes parts et se fondent en une masse humaine qui produit un volume sonore étourdissant. Les passagers débarquent simultanément des différents vols et le hall est envahi par une foule de voyageurs bavards.

Tous se bousculent pour atteindre le couloir étroit qui mène au contrôle des passeports. Ce passage est l’unique issue pour aller vers la ville après avoir présenté aux douaniers les documents requis. Pressé de toutes parts, je suis la foule et assure ma progression en évitant tout heurt. Épaule contre épaule, chacun s’applique à ne pas heurter la foule impatiente.

Tout le monde est nerveux et subit le même temps d’attente. Il n’y a pas d’autre manière de respecter les conventions locales que de s’aligner pour atteindre le guichet de contrôle des passeports. Après cette étape, tout va très vite. Un coup d’œil au passeport, un autre à votre visage et votre identité est légitimée. Un tampon libérateur vous permet de vous extraire de la vague humaine des voyageurs. C’est finalement assez rapide !

Je traverse un couloir derrière d’autres passagers qui m’entraînent vers la salle de récupération des bagages. Là encore, une foule bruyante s’est agglomérée. Les voyageurs cherchent des chariots pour récupérer leurs valises.

Une autre vie s’ouvre devant moi. Des appels, des cris et des exclamations rompent le fil de ma songerie. Des gens jaillissent de différents côtés, pressés de s’enlacer. D’autres, restés un moment assis, se lèvent à leur tour pour accueillir leurs proches. « Alors ? As-tu fait un bon voyage ? » s’exclament la plupart.

À travers les vitres du grand hall d’arrivée, je cherche un visage qui pourrait m’être familier. Je scrute une à une toutes les silhouettes collées aux vitres. Je ne parviens pas à identifier une personne qui ait les traits d’une de mes sœurs aînées, mon cœur bat au rythme du tam-tam. Sans en être conscient, j’adopte l’attitude d’un petit enfant qui attend ses parents à la sortie de l’école !

Je pousse un soupir, résolu à récupérer mes bagages en priorité. Sur le tapis roulant apparaît un cortège de valises. J’y trouve mon gros sac, l’empoigne et me dis que les choses iront mieux dès que j’aurai atteint la sortie. Il me faut pourtant encore une vingtaine de minutes pour récupérer tout ce qui m’appartient. Je tire enfin ma valise et, en suivant la signalisation, je me dirige vers le panneau « EXIT ».

Je débouche alors dans un espace immense où la foule guette les voyageurs. Il y a tellement de monde ! Je me fraye un passage et cherche du regard un visage qui me soit familier, mais je n’en vois aucun ! Imaginez la détresse qui m’assaille !

De tous côtés, je vois des gens qui sourient, s’embrassent, s’enlacent, se tendent les bras, se serrent les mains, et d’autres qui gémissent, s’étreignent jusqu’à étouffer, puis recommencent encore et encore. La foule dans ce hall est trop dense pour qu’il me soit possible d’apercevoir ma propre sœur et son état-major.

Soudain, du fond de la salle, un cri perçant jaillit dans ma direction et me pousse à me retourner. C’est ma sœur aînée ! Elle me fait des signes et me rejoint toute joyeuse. On s’enlace alors dans un grand élan d’émotion. Sa bande se fraye un chemin à travers la foule de voyageurs et se dirige vers moi.

Je suis submergé par au moins une demi-douzaine de personnes endimanchées, qui me sourient et me saluent. Je retrouve enfin mes deux sœurs, leurs maris et leurs amis. Je sens alors que mes yeux se remplissent de larmes. Je ne m’attendais pas à un tel accueil et je me sens maintenant heureux et rempli d’émotion. Ma deuxième sœur, en me serrant fortement contre elle, verse aussi des larmes de joie. C’est une femme solide, un peu plus jeune que la première. Elle me saisit par les épaules, m’enlace, m’embrasse et laisse jaillir un puissant cri de joie !

Au Brésil, je suis guide et je fais de la plongée sous-marine pour touristes. Cette profession, éminemment respectable, me procure un bon revenu. Pourtant, en ce moment, je redeviens tout simplement le « petit garçonnet de mes deux sœurettes aînées » qui me considèrent toujours comme leur « petit Felipe ».

Les présentations faites, Katia, l’aînée de notre famille, donne le signal du départ vers le parking. L’état-major gagne une vaste place couverte bien éclairée, lambrissée de lampes néon, aménagée en salon de véhicules à quatre roues. Les voitures dans cette salle mitoyenne sont alignées en rang d’oignons tels des soldats lors d’un défilé militaire. Ma sœur donne sommairement des consignes et en moins de cinq minutes, la suite monte avec des airs dans deux voitures qui attendent. On se serre dans les cabines et je suis cérémonieusement invité à prendre place sur le siège arrière. Mon Dieu, la vie s’annonce déjà bien plus belle. Quelle prévenance ! Telle une procession silencieuse, les voitures quittent l’aéroport. On contourne la tour de contrôle, tour vitrée qui flamboie au soleil levant, telle une sentinelle veillant sur les abords de l’aéroport. Une fois la tour passée, les voitures se dirigent vers le centre-ville à une vitesse raisonnable, contraintes malgré tout à des arrêts fréquents à chaque feu rouge.

Tandis que nous roulons, ma sœur se tourne vers moi et m’interroge du regard : « Comment va maman ? Elle commence à vieillir », ai-je répliqué en souriant.

Par les vitres de la voiture, je vois les rues bloquées par de nombreux véhicules immobilisés les uns par les autres. Ce type d’embouteillage oblige les conducteurs à être très attentifs et à guetter les signaux de manière à pouvoir dégager leur véhicule au moment voulu. « C’est l’heure de pointe, c’est pour cela que les voitures sont immobilisées les unes par les autres », s’est hasardée à m’expliquer l’une de mes sœurs.

Attentif aux lumières, aux sons, aux odeurs et à la propreté de ce nouveau monde, je prends les événements tranquillement. Une demi-heure plus tard, le cortège arrive à destination, chez ma grande sœur. Tout le monde sort des voitures et se retrouve dans le hall d’entrée. Ma sœur laisse percevoir sa fierté, voire son orgueil, lorsqu’elle m’explique que la commune s’appelle Carouge et qu’elle réside dans ce quartier, un des quartiers tranquilles de Genève.

Avec les invités, nous entrons dans son appartement par une solide porte ogivale en bois qui donne sur un hall entièrement lambrissé. De là, j’aperçois un grand salon dans lequel un téléviseur à écran plat trône sur une étagère sculptée dans un bois identique à celui de la porte. À droite de la pièce, un ordinateur portable est posé sur un bureau presque vide. Des tapis et quelques sofas complètent ce décor relativement sobre, bien qu’ici tout sente le luxe !

Ma sœur me guide alors vers la chambre préparée à mon intention. Une chambre d’ami située à l’écart, dans l’aile gauche du hall. La pièce est rectangulaire, meublée d’une grande armoire de bois, une petite table et un lit pourvu d’un épais matelas. À travers les fenêtres de la pièce, j’aperçois une montagne immense et une forêt. Ce paysage fait monter en moi l’envie de me promener. Au Brésil, j’accompagne des touristes à la journée, je les emmène en excursion.

Quand je reviens retrouver les amis de ma sœur qui attendent au salon, je repère au passage une salle de bains. Et avant de répondre timidement aux kyrielles de questions qu’on me pose, en baissant la tête, je pousse la porte de la salle et me permets de l’ouvrir. Je reste stupéfait devant sa propreté, plus soignée que tout ce que j’ai vu jusque-là dans ma vie. Je rentre tout de même dans la pièce, sans motif particulier, si ce n’est celui de satisfaire ma curiosité ! Tout est en ordre : lavabo, robinets, papier toilette, bidet, miroir, rideau de douche, savons, brosses à dents, gels…

Une fois ma curiosité assouvie, je retourne dans le salon où les invités m’attendent : « Prends ton verre ! » Le champagne est servi dans des verres à pied et tous lèvent leurs verres en mon honneur : « Bienvenue et bon séjour chez nous, en Suisse ! » Mon verre levé, je me tourne vers mes hôtes et dis simplement : « Merci ! »

Je suis ainsi officiellement le bienvenu dans cette maison. La réception bat son plein, mes sœurs s’activent auprès des invités et veillent à n’oublier personne. Aux alentours de midi, les plats commencent à défiler : salades, carottes râpées, radis, viandes, poissons, pain, suivis de fromages, yogourts, fruits et chocolats… C’est le luxe !

Face à tant de nourriture, je suis comme un affamé qui n’aurait rien mangé depuis plusieurs jours. De nombreux plats sont disposés de tous côtés et je me sers avec beaucoup d’appétit ! J’éprouve un immense plaisir à goûter tous ces aliments et me régale d’une telle abondance de viandes et de mets variés. J’en oublie même les couverts mis à ma disposition et ne les utilise que pour produire des bruits, une sorte de cacophonie métallique !

Comme je ne parle pas français, personne ne m’adresse la parole et personne ne prête la moindre attention à moi. Mes sœurs et leurs hôtes entament des causeries sur des événements mondiaux qui ne m’intéressent forcément pas. Je suis impressionné et charmé par leur degré d’émancipation, car ils parlent tous aisément. Je comprends tout de même que tout le monde, après s’être goinfré, est calme et repu ! Je n’ai plus la crainte de voir cette journée trop se prolonger.

Puis, c’est un long moment d’échanges de nouvelles, tantôt enjoués, tantôt sérieux. Des villes comme Genève fournissent toujours des sujets à discuter : conduite en état d’ébriété blâmée par des passants, chien écrasé déploré par des végétariens, comportements machistes condamnés à grands soupirs par des féministes, jeunes sans emploi suspectés d’être paresseux et escrocs par la junte âgée, frontaliers discriminés et accusés de prendre la place de travail de quelques Genevois. Beaucoup de petites choses pas très propres à flétrir en ce siècle au nom d’une sainteté d’esprit que l’on se borne très souvent à évoquer.

Le monde n’est plus jamais en équilibre et sa fin s’approche à en juger par la dépravation des mœurs que lui infligent certaines personnes sans vergogne. La méchanceté des hommes fleurit comme une gangrène de haine et de jalousie, implorant à la planète des feux dans les forêts, de la pollution dans les airs et de l’exploitation minière dans le sous-sol. Et le dérèglement climatique, qui fait l’objet de toutes les polémiques, reste à la une des discussions et est le sujet le plus préoccupant de l’heure. Les propos ne sont jamais si sombres ce soir-là.

Je suis heureux de me trouver en compagnie de mes sœurs, mais ce genre de vie ne me convient pas. J’aime le confort et les fêtes, mais je préfère ma petite sieste et les conversations calmes de l’après-midi. Cette nuit, je n’ai pas bien dormi dans l’avion. Et la présence de tous ces gens qui ne parlent que français n’est pas du tout aisée pour moi. Sous l’effet de l’alcool, certains rigolent à grandes gorgées comme des oiseaux qui roucoulent. Je fais un effort pour sourire, mais l’effort que cela représente est difficile et tend douloureusement les muscles de mon visage !

Je me sens mal et oppressé par le bruit des gens qui, sous l’effet de l’alcool, discutent vivement et augmentent le volume de leurs voix. L’air devient étouffant et, à cela, s’ajoute la fatigue de l’avion. J’échange un clin d’œil avec ma sœur et nous nous comprenons en silence. Le repas tirant à sa fin, elle annonce à voix haute, en français, mon départ pour une sieste.

En brésilien, j’annonce que je vais me coucher et m’en excuse. Personne ne s’en inquiète outre mesure, et ma sœur m’invite à regagner ma chambre. Il est assez tard quand j’ai pu obtenir de me retirer ; la fraîcheur du soir commence à se déposer en fines gouttelettes sur des surfaces bétonnées, invisibles. Genève commence à se calmer. Le vrombissement de quelques voitures mal accélérées prend de la profondeur en s’éloignant. Dans les feuillages de quelques arbres massifs, des oiseaux inconnus de moi lancent des cris rauques et s’esclaffent, comme ne le font peut-être jamais les vrais oiseaux que je connais au Brésil.

Je suis soulagé de savoir que je vais pouvoir enfin m’isoler et me sentir libre. Je rentre dans la chambre, je ferme la porte, j’arrange d’un regard le lit, non sans remarquer qu’il est trop bien fait. En dépit de la fatigue de la journée, accrue par les émotions vécues en compagnie de mes sœurs, je ne parviens pas à aller tout de suite au lit. Je ressasse toute la gamme des causeries de la demi-journée, dans l’avion et ailleurs. En vain, j’essaie de chasser de mon esprit, pour m’imposer le sommeil, des idées vaines et obsédantes.

Le temps de réfléchir un peu dans la chambre, je m’écroule sur le lit, abruti, abasourdi, et le confort de l’oreiller moelleux et du matelas me plonge dans un sommeil de plomb.

Les heures et les intrusions constantes ont brouillé dans mon esprit la chronologie exacte des moments qui ont suivi, mais pas l’invalidante panique qui m’a saisi dès le premier contact avec le monde occidental. Je dors pelotonné dans mon lit sous une couette, chez ma sœur. Pendant la semaine, je passe des heures à parcourir les journaux en français, en regardant les images et autres choses possibles pour fuir la réalité quotidienne, à avaler les images de la télévision. Je me submerge d’images, de publicités. Il faut à tout prix que mon esprit soit absorbé par une activité afin de ne pas songer à ma future situation.

Ma sœur a tenté de discuter une fois avec moi de la manière dont j’envisage la suite de mes vacances, mais j’ai refusé de répondre. Je refuse d’en parler, ce qu’elle a interprété comme si je ne veux pas avoir à gérer son harcèlement. Je veux juste qu’on me fiche la paix et je ne veux pas y penser. Depuis cette histoire, je me suis senti en état de choc, presque engourdi. Bien que blotti sous la couette, j’ai le sentiment de flotter dans l’air et d’observer le monde s’écrouler autour de moi. J’ai ressenti la peur, une peur tissée de dégoûts que j’avais déjà exprimée durant l’enfance.

C’est lors d’une journée fraîche que ma crainte s’est réalisée. J’aime Genève, son lac, l’odeur de ses terres, les feuilles mortes, le souffle rafraîchissant de l’air.

Contre toute attente, je continue de dissimuler en moi l’espoir peu réaliste que mon intrusion dans ce monde égoïste se limite seulement à l’accueil inopportun de ma sœur et de son mari.

 

 

 

 

 

II

Adios, pour un fromage pourri

 

 

 

Un soleil tout neuf se lève sur Genève. Un soleil nouveau pour moi, qui ne ressemble aucunement à celui de Paraty, au Brésil. Il sort d’un sommet de la montagne, au-delà d’une ligne rougeâtre qui s’étire à perte de vue. Ce soleil paraît se douter de quelque chose qu’on ignore, mais son disque d’argent, qui semble se figer à la même place, se suspend longtemps au-dessus de la chaîne de montagnes. En le fixant un moment, je me demande si ce n’est pas ma venue qui l’intrigue. Car les astres sont tout de même sensibles à des événements aussi grandioses que mon apparition sur cette terre, et ils changent aussi parfois la destinée ou l’humeur des hommes.

Cependant, le soleil insiste en balayant de son regard la rade, le lac Léman, et les forêts qui peuplent les alentours de la ville. À mon avis, rien ne varie dans le décor auquel ce soleil s’est accoutumé, mais le silence semble perturbé par des allées et venues, notamment les bruits des moteurs de véhicules. L’asphalte semble engloutir et vomir en même temps des voitures d’enfer, aussi rapides qu’une malédiction. Dressées dans l’espace et confortablement debout, des grues de construction en rotation perpétuelle dirigent tout un arsenal en activité dans les airs. Par des bras métalliques mus par des treuils, elles vont et viennent librement, fouinant tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, puis saisissant du matériel par un bras fin, le lâchent dans un endroit précis.

Hors de ce domaine, s’étend à perte de vue Genève, capitale du Canton de Genève, avec des bâtiments dont les conceptions nouvelles remanient chaque jour le paysage. Ici, les petits chemins de Paraty ont disparu sous le goudron et l’asphalte, tandis que les foules humaines qui fulminent dans les rues fuient au lieu de marcher.

Au loin, des avions planent et vrombissent dans le ciel, étourdissant les passants aux coins des rues dans un anonymat complet. Ce fief de la civilisation m’a terriblement séduit. Aux confins de cette cité de Calvin, des agglomérations s’étalent en banlieues, parsemées d’herbes et d’arbres. Comparées au centre-ville, qui champignonne avec ses gares et ses rues, ces agglomérations symbolisent, par leur aspect soigné, la richesse et le bien-être qui s’étalent partout dans ce pays. Elles forment comme une sorte de ceinture de sécurité qui s’étend à mesure que le transport en commun, bondé d’humains, déferle sur elles.

Dès le lendemain de mon arrivée, je prends un long bain dans une douchière. Que c’est agréable de vivre à Genève, ce beau monde moderne ! Quelle merveille, ce paradis sur terre que m’offre le Dieu des vivants ! L’eau me tombe du ciel, d’une douche circulaire suspendue au-dessus, tel un tamis qui laisse passer des gouttelettes fines qui aspergent mon corps et coulent en ruisseaux le long de mes membres. Il suffit de tourner à peine un robinet, et le bain raffermit ma chair, me rend l’esprit léger et lucide.