Chêne de vies - Marc Bontempelli - E-Book

Chêne de vies E-Book

Marc Bontempelli

0,0

Beschreibung

Découvrez l’incroyable récit de "Chêne de vies", où un simple arbre devient le narrateur de votre histoire. Explorez ses stratégies et ses ressources pour survivre aux défis posés par l’humanité, et plongez-vous dans les mystères de son point de vue unique sur votre monde. Ce livre captivant vous invite à vous interroger : quelle perception un arbre peut-il avoir de vous ?




À PROPOS DE L'AUTEUR

Marc Bontempelli a été élevé au milieu d’un monde empreint de tableaux, de mélodies et d’écrivains classiques. Son exil dans la Drôme provençale a influencé sa perception de l’environnement, devenant une source d’inspiration pour son travail d’écriture. Par ailleurs, la quiétude de la retraite lui a donné le temps de partager ses réflexions sur une nature trop souvent négligée.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 723

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Marc Bontempelli

Chêne de vies

Roman

© Lys Bleu Éditions – Marc Bontempelli

ISBN : 979-10-422-2746-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Avant-propos

De 2017 à 2023, ce livre naquit d’une longue série d’observations. Celles-ci ne furent pas toutes pertinentes et ne reposèrent sur aucune donnée scientifique. Les errances de nos savants et leurs certitudes expérimentales laissant l’imagination écrire une autre grille de lecture. Chaque génération semble accentuer le mépris de ce qui nous entoure. Le chêne est un des témoins de cette dérive, du fait de sa longévité, mais aussi par son stoïcisme naturel qui l’encourage à développer une multitude de mécanismes pour s’adapter. Cela permet d’écouter un intelligible discours du monde végétal sous la forme d’un roman, aux délirantes fantaisies.

La tentation de décerner un rôle à des personnes ayant existé était trop forte. Rien de bien orgueilleux dans cette démarche, tant chacun porte sa part de responsabilité dans nos soucis actuels. Plutôt une fondation éveillant l’attention des générations futures.

Chapitre 1

Je ne sais trop comment c’est arrivé.

Nous étions trois. Accrochés à une fébrile tige qui nous distillait des substrats au gré du disponible. Au-dessus des lourdes charpentières, perchés dans le vide, notre situation avait pourtant quelque chose de confortable. Nos coques se doraient au moindre rayon du soleil, s’emplissaient de nectar, renforçaient nos entrailles, grossissaient au rythme des jours et des nuits, une infaillible combinaison sertie de quiétude. Enclins à cette tranquillité, nous nous accommodions de notre sort avec sérénité. Il y avait bien quelques coups de vent, quelques pluies battantes qui mettaient en péril nos attaches, mais le calme revenait et nous replongeait dans notre oisiveté. Le flux de sève agrémentait nos bombances. Régulière et parcimonieuse, une maternelle nourriture s’immisçait dans nos entrailles. Entre nous, c’était à celui qui en ferait meilleur usage. Ces minuscules denrées ne devaient pas être gâchées. Leur quantité minimaliste n’était destinée qu’à notre croissance et rien de plus. Il n’y avait pas de place pour l’opulence et la dispersion. Sans autre choix, nous nous contentions de la suffisance de ce cadeau, plongés dans les nues de notre apathie. Des centaines d’autres pousses pesaient sur notre géant de bois et de sève. Notre branche paraissait si fragile sous un tel fardeau, oscillant à la moindre brise, menaçant de rompre. Un mirage, un miracle, voilà ce que nous étions. Une apparition naturelle due à l’aléatoire pollinisation, au sens du vent, à la météo et au bon vouloir de notre géniteur. Au prix de petites ramures sacrifiées au compost, notre boulimie infantile était toujours rassasiée. Nos cupules se gonflaient de fierté et d’espoir d’une génération future. Tout cela exigeait des soins intensifs et scrupuleux. Une force, une énergie dont nous profitions passivement. Cette bienveillance faisait preuve de minutie et de constance. L’ensemble de l’édifice travaillait à la réussite de la procréation. De la filiforme radicelle à la frêle feuille, toute cette machine végétale se mobilisait pour notre confort. Nous profitions des élans de sève autant que des captures carbonées des feuilles. Ces dynamiques internes, qui se consacraient à la croissance, se détournaient pour nous alimenter. Nous nous complaisions dans ce paradoxe. Les efforts des autres se destinaient à notre abondance. Un partage aussi admirable que charitable.

Nous étalions alors nos plus beaux atours. Dodus, les chairs pleines d’énergie, gavés de vigueur, bercés par un coulis d’air, rien ne pouvait nous prédire la suite.

Rien ne semblait perturber cet état. Rien ne présageait une quelconque précarité. Rien ne prévoyait que ce n’était que le début de l’aventure. Rien ne nous préparait à une telle lâcheté.

Après quelques bourrasques bien senties, le houppier s’est mis à plier plus que d’ordinaire. Notre logis souffrait sous un tangage massif, sous l’emprise d’une houle incontrôlable. S’en est suivie une série de tremblements, de secousses. La solidité de notre branche était mise à rude épreuve. Sans doute était-ce la fin du monde, l’apocalypse de notre insouciance. Nous avions perdu nos repères. Même la chaleur du soleil avait disparu. Notre logis tanguait dans tous les sens. Nos coques s’entrechoquaient dangereusement. La force de l’air nous engourdissait dans une effroyable tétanie. Le ballottage s’amplifiait, devenait extrême, les orgues du vent se mirent à siffler les aigus, commençant du plus grave jusqu’au plus strident. Nous avions déjà traversé des évènements similaires, mais notre masse devenue conséquente, fruit de notre essor, représentait désormais un danger. Puis la rupture survint. Nos akènes avaient brisé leurs liens.

Privés d’accroches, nous nous sommes retrouvés dans le vide, entraînés dans une roulade aérienne. Implacable, la gravité nous propulsait inexorablement vers le bas. Une vertigineuse descente s’amorçait et elle s’annonçait violente. Le vent de la chute qui parcourait nos cosses devenait oppressant, nous enveloppant de son souffle accablant. Jamais nous n’avions ressenti une pression aussi forte. Nous flottions dans un espace inconnu, tendus vers notre destin, incapables de réagir. Rien d’autre que de subir les lois rigoureuses de l’attraction terrestre.

Vint alors un choc brutal contre une grosse branche. Il nous séparait définitivement, éclatant nos attaches et nous laissant vaquer au hasard de la dégringolade chacun de notre côté. Désormais seul, je tournoyais sur moi-même, happé par une imparable spirale. Le courant d’air repris de plus belle, m’entraînant toujours droit vers le sol. Encore en apesanteur, mon enveloppe percute quelques feuilles, cela me ralentit, puis m’accélère à nouveau. Je rebondis, je m’immobilise un instant, je glisse sur une feuille et je repars vers le prochain obstacle. Je ne sais combien de fois ce manège se répéta. Sans réaction possible, la descente infernale poursuivait son œuvre, impitoyable.

Et puis ce fut l’impact avec la terre. Quelques rebonds sur le tapis de feuilles mortes, un roulé-boulé dans la pente d’un parterre, la rencontre avec quelques cailloux casse mon élan de ricochets et me voilà inerte, niveau zéro, encore secoué par ma cabriole. Mon nouvel état statique, a contrario du tranquille balancement au bout d’une branche, m’a d’abord étourdi. Je restais dans l’attente d’une nouvelle épreuve, tendant ma peau contre un nouvel impact. Puis il laissa la place à un nouveau bien-être, une sérénité après la brimade. Les choses alentour s’étaient calmées. Les diverses agressions semblaient faire partie du passé.

C’était fini. Dame nature avait accompli son dessein. Mature, prêt à affronter les périples à venir, elle m’avait imposé ce tourment pour un nouveau départ. Je ne pouvais pas me douter que tout commençait maintenant. Que cette cabriole ne fût qu’une étape et que la mission qui m’attendait soit parsemée d’embûches. Que la distance parcourue dans le vide serait la plus longue jamais parcourue. Pourquoi me serais-je douté de quoi que ce soit…

… Après tout, je ne suis qu’un gland !

Chapitre 2

Je n’ai pas tardé à faire la connaissance du peuple des pieds. Gisant sur un tapis de compost, attentif au moindre évènement, mes sens s’affûtaient au moindre signal. Mon état de végétal inerte et passif ne m’autorisait guère d’autres distractions. Immobile, couché sur le sol, je recevais des vibrations, des ondes transmises par la masse terrestre. Entrecoupées de périodes calmes et silencieuses, les séquences de ces battements perturbaient ma quiétude. En dehors de ces chocs, je décelais des ondes persistantes sous ma coquille. Celles-ci ressemblaient fort à celles que je ressentais lorsque j’étais perché. Là-haut, dans le houppier, elles se ressentaient par l’amortissement de la masse qui me soutenait. Ces familières secousses me réconfortaient dans mon stoïcisme, fustigeant cette impression d’abandon qui tentait de m’envahir. Cette chute m’avait paru injuste et incompréhensible. En perdant le contact avec mes semblables, je perdais mes repères, mais je retrouvais, au sol, les vibrations bienveillantes de ma pouponnière. Désormais, je savais que je ne serais plus jamais vraiment seul. Par une magie inattendue, je ressentais la protection de mon géniteur. Ma nouvelle situation allait me demander des efforts d’adaptation et sa présence allait m’en donner la force.

Mais d’autres secousses vibraient en surface, ces coups sourds qui faisaient sautiller ma tranquillité venaient d’un règne qui n’était pas végétal.

J’ai rencontré alors le peuple des sabots. Par quatre, en groupe, par deux, ils piétinaient allégrement les abords. Il m’était difficile de comprendre ces intempestives secousses. Sans en déceler le moindre danger, je les considérais comme un furtif désagrément. Ma cupule se contrariait de ces épisodes, mais cela ne durait pas au-delà du supportable. Je compris plus tard que sangliers, chevreuils et cerfs avaient ici leurs habitudes, de passage à la recherche de nourriture, secouant l’humus, retournant les feuilles mortes, les environs se métamorphosaient au gré de leurs visites. Si les galops de certains soulevaient la surface du sol, les groins des autres creusaient plus profondément.

L’ordre du sol qui semblait figé et établi se changeait en chaos provisoire. Galopant, trottant, marchant, ils retournaient la parcelle au gré de leurs déambulations. Tous les mécanismes végétaux investis dans leurs instincts de survie s’en trouvaient perturbés. Malgré tout, infatigables, ils redoublaient d’application avec une résistance naturelle face à une banale agression.

Ce fut un sanglier qui, se gavant de quelques-uns de mes congénères, m’offrit une chance incroyable. J’avais reconnu les pas décidés de sa horde, dévalant la restanque au-dessus. Trottinant comme à leur habitude, ils traversaient notre endroit dans un assourdissant vacarme, remuant sur leur passage la moindre feuille morte. Devant le tapis de jeunes glands, la troupe avait ralenti puis s’était arrêtée. Leurs grognements, qui emplissaient l’air, comme le vent de leurs narines, s’approchaient jusqu’à m’encercler. Un gros spécimen fouillait la terre juste à côté de ma couchette, soulevant de ses coups de groin la poussière et l’humus. Ces grondements étaient si près que je pouvais sentir les saccades de son souffle. Je ne savais pas le risque encouru de me retrouver mâché et digéré dans le ventre d’un animal. En faisant un pas de côté, il planta lourdement son sabot sur ma coque. Sous le poids, je me suis enfoncé de quelques centimètres. J’étais de nouveau privé de mes repères. Désormais recouvert, je subissais la pression du terreau sur chaque parcelle de ma gousse. Mais la volupté des profondeurs a tout de suite envahi ma capsule. Recouvert de l’humidité et d’une fine couche de terre, j’étais devenu invisible. J’avais, grâce à ce sauvage, acquis le camouflage le plus efficace contre les prédateurs. Mais ce nouveau poste d’observation m’apportait de nouvelles données. Il me fallait maintenant m’adapter aux flux émanant des mycéliums, aux bienfaits du soleil sans ses brûlures, à puiser de l’eau aisément dans les entrailles du terreau, sans oublier le confort d’une température douce et régulière. Et puis, il y avait cette nappe de pulsations qui parcourait le sol dont je percevais mieux l’intensité. Tout cela grouillait dans ma cupule sans que j’en mesure l’importance. Peut-être avais-je grillé quelques étapes essentielles ? Je crois que cet épisode a été déterminant pour mon devenir.

J’avais alors tout le loisir de fendre ma coque, d’en sortir un germe assez musclé pour m’implanter définitivement dans les méandres boueux. Cet opercule était sorti de mon fruit avec un tel naturel que sa résistance ne faisait aucun doute. Toute mon énergie se mobilisait pour l’envoyer, tel un éclaireur, puiser toutes les ressources possibles du lieu. Un brouhaha d’ondes grouillait au plus profond et attirait irrésistiblement mon appendice. Je savais déjà qu’elles me seraient utiles, voire essentielles. L’instinct me poussait à développer au plus vite mes récepteurs pour en décrypter la quintessence. Ce lentigo en était l’outil prioritaire et il remplissait patiemment son devoir. Dans un même élan, un timide germe perçait la surface, en quête de lumière, avec la même détermination. Celui-ci trahissait mon emplacement et me mettait en danger, mais c’était une étape à risquer pour une incontournable croissance.

Mais ce peuple des sabots m’intriguait. Qui sont ces créatures qui courent la campagne, galopent à travers bois et se roulent dans la verdure ? Quels avantages tirent-ils de ces déplacements continuels ? Ils bougent, se déplacent et moi, pourquoi suis-je immobile ?

Ont-ils la faculté d’écouter les ondes du sol ? Manger des glands de chêne, quel drôle d’idée ?

De toute évidence, ce peuple n’avait rien à voir avec nous. Des battements de cœur, du sang, un souffle de respiration, des sabots pour se déplacer. Je ressentais chacune de leurs secousses avec l’agressivité de leurs masses, emplies de pulsations intérieures. Faits de poils, de peaux ou de plumes, ils sillonnaient mes abords avec frénésie. Certains martèlements étaient plus nerveux. Ils s’arrêtaient, repartaient, revenaient, propulsés par une étourdissante agitation. Tout cela guidé par un complexe système de flux grouillant dans leurs entrailles.

Je venais de rencontrer le règne animal. Une peuplade qui semblait tout dominer. Faisant de leur métabolisme une supériorité naturelle et indiscutable. Et surtout cette différence faisant d’eux des êtres mobiles et doués de pulsions. Individuels ou en groupe, ils font état de leur force et affichent impunément leur liberté de mouvement. Cette intrigue me poussait à les distinguer, à les reconnaître.

Les quatre sabots, surtout les sangliers étaient synonymes de danger pour nous. Les cervidés l’étaient aussi, mais dans une moindre mesure. Les chevaux, battant de leurs lourds sabots la surface de notre terroir. Quelques vaches et quelques moutons ou chèvres s’aventuraient aussi sur le chemin avoisinant. Mais le cochon sauvage creusait de morbides sillons, piétinait, se roulait au sol, et se gavait de glands de mon espèce. Pas de quoi devenir de bons amis. Ils s’emparaient de notre aire sans souci du monde vivant qui grouillait sous leurs pieds. Leur poids était quelquefois destructeur surtout lorsqu’ils jouaient ou qu’ils se battaient autour de nous. Leurs ébats brisaient toutes chaînes végétales sur leurs aires de jeux. Puis ils se baugeaient dans une flaque de boue afin d’éliminer les nombreux parasites incrustés dans leur poil. Leurs courses effrénées entraînaient quelquefois des dégâts sur les troncs d’arbre et sur les jeunes pousses. Leur mobilité ne semblait pas pouvoir se contrôler. Si une horde de sangliers répondait à un ordre rigoureux lorsqu’ils se déplaçaient, il n’en était plus rien quand ils étaient statiques. Un joyeux désordre s’installait alors avec son lot d’échauffourées, de rebuffades et d’ébats incontrôlés.

Il y a aussi les pattes de velours. Les lapins, les lièvres et les écureuils, reconnaissables à leurs pas souples et furtifs. Ces derniers étaient aussi friands de nos glands. Ils grimpaient dans nos massifs, sautaient de branche en branche, j’avais souvent l’impression que nos aînés jouaient avec eux ; et que quelques glands sacrifiés à leur survie n’étaient qu’une modeste obole contre cette distraction.

Puis les velours à griffes. Les renards, les blaireaux, les genettes et les chiens qui ne rechignaient pas à gratter le sol à la recherche de je ne sais quelle vermine.

La famille des griffes occupait aussi quelquefois l’espace. Les oiseaux. Picorant au hasard autour de moi, je crois que j’étais déjà trop gros pour leur bec.

Puis les rongeurs, les insectes, les serpents, tout ce petit monde gravitait autour de moi avec une curieuse vivacité.

Parfois, tout le monde se réunissait dans une étrange procession. Dans un curieux rituel ordonné, on sentait passer successivement un gibier, en général un cerf, puis une colonie de chiens aux abois stridents, les griffes raclant les herbes pour mieux assurer leur élan, suivis d’une troupe de chevaux au grand galop, les fers plantés dans la poussière sous leurs poids imposants. Je vous laisse imaginer l’état des environs après un tel défilé.

D’autre fois, des combats faisaient trembler nos sèves. Car, sans aucune exception, tous ces animaux se battaient dans des duels sans merci. Se jetant au sol, se mordant, se piquant du bec, les joutes interraciales n’étaient pas rares. Chose moins conventionnelle, il se pouvait que ces heurts soient fraternels. On observait de nombreux cas de bagarre entre cervidés, entre chiens ou entre renards qui dévastaient nos parterres.

Le seul avantage de ces bestiales agitations se trouvait dans les déjections. Sans doute le prix à payer pour leur goinfrerie et leur inconstance. Comme rien ne se perd dans la nature, ces excréments se transformaient en un engrais naturel qui enrichissait le sol. Cette offrande se valorisait au contact de nos racines après un complexe processus chimique. Un bel échange équitable en compensation des désordres causés.

Mais c’est le monde des deux sabots qui m’intriguait le plus. Même si, dans mon for intérieur, j’étais persuadé que rester immobile, s’implanter à un endroit précis et s’accomplir avec les ressources à proximité restaient un avantage, les bipèdes semblaient régner sur notre univers. Ils avaient tiré avantage de cette mobilité et des ressources de leur environnement.

Chapitre 3

D’innombrables flux parcouraient mon habitat. J’en tirais des substances nécessaires à ma croissance. Chaque nouveau filament percé dans le sol était une victoire. Le germe plongeait désormais de fines racines vers les profondeurs, s’enroulait dans les fibres de tourbe et remontait au compte-gouttes chaque particule hydratante. Toutes ces matières, c’était en partie mes aînés qui m’en faisaient cadeau. Ils étaient là, à quelques encablures, plantés et bienveillants envers ce rejeton qui tentait de prendre sa place. Ils prolongeaient les soins distillés alors que je n’étais encore qu’un poids sur une branche. C’était une impression bizarre de les savoir si proches, s’efforçant de remplir leur devoir. Mais ces âmes nourricières étaient autant de messages qu’il me fallait apprendre à décoder. Ce n’étaient pas des invectives qui me parvenaient, mais une dynamique, une force occulte qui parcourait mes ficelles. Une étreinte terrestre amicale encourageait mes radicelles dans leur effort de progression.

Et le miracle arriva. Au bout de la fine tige, une feuille. Une nouvelle dimension s’ouvrait à moi. Grâce à la générosité de mes géniteurs, je pouvais maintenant me lancer à l’assaut des étoiles. Offrir ma verdure aux rayons du soleil. Capter le carbone de l’air, rejeter quelques particules d’oxygène et, sous l’effet de ma maigre photosynthèse, nourrir en sucre mon bois jusqu’à mes racines. Je voulais prouver aux rois des arbres que j’étais digne des leurs offrandes. Cette étape entraînait une mise à l’épreuve pour mieux développer mon autonomie. Faisant office de ses fonctions naturelles, ma fragile pousse créait un nouvel échange. Les substances de la photosynthèse s’appliquaient à équilibrer ses élans vitaux avec les ressources du sol. Une transformation qui s’activait pour ne jamais défaillir. De la performance de ce procédé dépendait ma croissance. Mais le fluide nourricier devenant de plus en plus chiche, il me fallait puiser dans mes propres fonctions pour assurer mon destin. La profusion d’énergie que je recevais au départ s’estompait peu à peu. Mes géniteurs m’imposaient une mise à l’épreuve, sans doute pour exciter mes ardeurs et fiabiliser mes facultés. Plus je me débattais pour mieux combler mes besoins, plus je renforçais mes fondations. Je multipliais mes ancrages. Je ne ratais aucune aubaine pour progresser, perfectionner ma collecte de matière. Je faisais office de chaque pluie, du moindre rayon de lumière pour intensifier ma place. Marquer mon territoire, m’emplir de robustesse par tous les moyens. C’est le prix à payer pour être fort et assurer la pérennité de l’espèce.

Ma mécanique se perfectionnait sans relâche. Au fil des floraisons et des dormances, le processus de croissance me demandait de moins en moins d’efforts. Les choses s’automatisaient, s’enchaînaient naturellement. Les échanges et les processus chimiques se fortifiaient dans mes réseaux. En prenant de la hauteur, le risque d’être écrasé ou arraché se faisait plus faible. Mes amarres devenaient de plus en plus résistantes. En quête permanente de nourriture, mon réseau sous-terrain s’employait à remplir sa tâche. Mais la pitance était maigre et insuffisante. Mes entrailles ne captaient qu’une partie de ce dont elles étaient capables. Si je voulais devenir aussi majestueux que mes voisins, il me fallait des ressources complémentaires. De plus, mes aînés ne semblaient pas apprécier la concurrence. Ils avaient réduit à misère leurs donations terrestres, étalé leur feuillage au plus large me privant ainsi des bienfaits du soleil. Il ne persistait que quelques filets de lumière qui se fourvoyaient à travers leur ombrage. La lutte fratricide était inévitable. Un nouveau défi pour me tester. Leur comportement me paraissait bien assassin. À quoi bon générer pour ensuite contraindre. Et pourtant pas de haine, pas de panique à l’horizon. Une simple brimade à laquelle je trouverais une issue. Si mes dynamiques m’encourageaient à croître, elles se contrariaient désormais à me solidifier.

Après un épisode d’hivernage, ponctué de neige et de grands froids, la température était redevenue clémente et tout ce petit monde se préparait à la nouvelle floraison. Un réveil langoureux, ankylosé par des faisceaux taris par l’hiver. L’implacable machine de guerre que constituaient mes racines se remettait en marche. Cet irrésistible appel participait à la renaissance de mon tronc, qui n’était encore qu’un mince rameau, et à l’avènement de quelques feuilles. L’ensemble était encore fragile et bien loin de susciter le moindre respect. Comme à l’accoutumée, la fougue de la sève s’élançait vers le sommet, créant de jeunes pousses verdoyantes porteuses des bourgeons prometteurs. Il était à deviner que de nouvelles feuilles finement ciselées sauraient capter l’énergie vitale à mon périple. En remontant, le fluide desservait au passage les fluettes branches près du sol. Celles-ci étaient censées devenir des charpentières. C’était un rituel immuable et j’étais fier de reconnaître à chaque fois la progression de mon édifice. Si ce n’est que cette fois-ci, une frêle branche du bas peinait à renaître. Privée de lumière ou bousculée par un animal, elle s’alimentait mal, piquait vers le sol, et j’en étais presque venu à la sacrifier, lui couper les vivres et la laisser choir dans l’herbe folle. C’est une faculté qu’utilisait beaucoup de mes congénères. Mais ils en usaient en pleine maturité. Quand les sommets se gavaient de verdure, les branches plus basses peinaient à capter la lumière, elles étaient alors sabordées au profit du houppier. Celui-là même qui, quand il est plus haut, engrange plus de photosynthèse dans l’intérêt du monument. Un schéma de fonctionnement que seule la nature pouvait parfaire. La logique aurait donc voulu que je me sépare de cette ramure. Mais je n’en fis rien. Le flux nourricier continuait ses faveurs sporadiques malgré la fragilité de l’appendice. Rien n’y faisait. La ramure se courbait de plus en plus, jusqu’à toucher le sol. Elle allait sans doute ramper dans les friches, être la proie des fourmis ou des rongeurs en quête de verdure.

Alors fut engendré un phénomène extraordinaire.

Son extrémité s’est courbée, comme arc-boutée par une douleur. À la faveur d’une pluie pertinente, le morceau de brindille s’est enfoncé dans la boue. Son propre poids a suffi pour accomplir l’impossible. Il s’était approprié le terrain. Puis il s’était nourri de ce terreau. Redevenu vert et tonique, réclamant sa place avec détermination, il faisait désormais partie de ma construction. Cette branche était devenue racine. Et quelle racine ! J’en ai ressenti rapidement les bienfaits. Cela a renforcé ma charpente, démultiplié mon tronc et alimenté mes pousses jusqu’au bout des bourgeons. C’était comme si un double réseau de racines alimentait un seul tronc. L’apport de ce rejet ne pouvait être que bénéfique. Croyez-moi, je tirai profit de cette aubaine. Les effets furent spectaculaires. J’ai pu m’élever, renforcer mes entrailles et prendre une place incontestable dans mon environnement. Mes tontons n’en revenaient pas.

Chapitre 4

Je suis alors rentré dans un cycle vertueux. Ma surface captait plus de carbone, donc plus de production de sucre et d’oxygène, donc, plus d’énergie. Mais ces avantages ne furent pas les seuls. L’augmentation de mes dimensions m’amenait à développer plus de cellules sensibles. Ces petites ondes captées par mon écorce, une fois regroupées, me projetaient des images de mon environnement. Ces minuscules capteurs se démultipliaient au rythme du développement de mon envergure, un infaillible processus qui pénétrait la moindre fibre, s’engageant à consolider mes éléments. Cette faculté sylvicole se voulait être le guide des actions à venir. J’ai commencé alors à apprécier les distances, les reliefs et les couleurs. Je ressentais la douce chaleur du soleil, le chatouillis d’un insecte ou la prise ferme d’un oiseau sur une branche. La course d’une colonne de fourmis s’identifiait sans peine, tellement différente de l’agitation nerveuse d’un écureuil. L’impact du vent qui éprouvait ma résistance apportait des données qui deviendraient utiles. Ces capteurs me permettaient de dresser une carte précise de mon espace.

Autour de moi s’étendait une aire d’herbes sauvages, de fleurs et d’aubépines. Il n’y avait pas de place libre pour un nouveau venu, tout était rempli de verdure et de brins. Chacun y exhibait sa tige pour se tendre vers les cieux, piéger les pollens et se couvrir de rosée. Avec panache ils se paraient des plus beaux atours pour attirer les insectes. Tous les profils y étaient représentés, de la feuille oblongue et pointue jusqu’au rond plateau dentelé de minuscules fleurs. Chacun se jouait des rayons de lumière et des eaux de pluie. Ce tapis de plantes affichait une palette de couleurs allant du jaune pâle au vert le plus intense. Leur touffe au ras du sol offrait un refuge discret aux rongeurs et aux reptiles. Fourmis, araignées et autres mille-pattes tapotaient la surface, mus par une étrange agitation frénétique. Tout cela recouvrait nos armées de racines sous un voile protecteur.

Grâce à un meilleur usage de mes sensibles cellules, j’identifiais sans peine mes géniteurs. De solides monuments aux feuillages des plus fournis, dansant avec volupté en cadence avec les coulis du vent. Ils statuaient fièrement au-dessus de l’anarchie des parterres d’herbes. Leur souveraineté forçait la révérence des voisins et contrariait toute insolence. Cette paisible domination donnait à notre espace une imperturbable assurance. Plus loin, un massif de pins se dressait avec fierté. La surface était bordée des deux côtés par une haie massive, peuplée d’aubépines et de genêts.

Même si les alentours semblaient à peu près plats, plus loin, le relief s’accidentait. Aux environs, de hautes montagnes se dressaient, majestueuses, grises, protectrices et menaçantes à la fois. De solides statues de pierre, faites d’un seul bloc qui se plantaient à la verticale comme pour défier les cieux.

Au lever du soleil, un voile ocre s’étirait sur elles, réveillant les buissons timidement accrochés à leur fissure. Elles contrastaient alors avec le bleu du ciel, un bleu profond ou glissaient parfois les cotonneux nuages filant vers des terres inconnues. Ils affichaient quelquefois des nuances de gris animal annonçant la pluie. Les silhouettes sombres et virgulées des rapaces traçaient leur exploration dans cette immensité azurée. Puis le soleil montait jusqu’à son firmament, peignant la pierre d’un blanc immaculé, plaquant au sol les ombres des forêts. La lumière pataugeait jusqu’au plus profond des futaies, sortant de leur repos les oiseaux et les insectes. Le sol se réchauffait, transcendait l’atmosphère. Une vague glissait en remontant le long de nos troncs, caressait nos branches jusqu’aux dentelles de nos feuilles, stimulant la mécanique de la vie végétale. Nos stomates s’excitaient alors pour accomplir leur devoir en emprisonnant les particules de carbone.

Le soir, l’éclairage teintait de rouge les pentes de la roche. Jusqu’à faire jaillir une tache de sang sur les parois comme un sacrifice à la mort du soleil. Celui-là même qui disparaissait derrière les collines pour faire place aux dernières lueurs du jour. Un céleste signal pour le repos de nos feuilles et de leurs stomates. Les animaux filaient vers leurs terriers. Les oiseaux se disputaient leur place dans le touffu des buissons. Les nocturnes sortaient de leur cachette à l’affût d’une pitance et toute une faune noctambule accaparait l’espace vacant. Comme une pluie de somnolence, le silence tombait sur chaque parcelle. Le ciel s’endeuillait alors progressivement, piquant son manteau de pointes d’étoiles. Chacune rivalisait d’intensité pour ne pas se confondre avec sa voisine, tissant une toile de lanternes dans les profondeurs de l’ébène. Puis comme gardienne de l’univers, la lune entamait sa ronde. Celle qui nous étirait vers le ciel ou nous plaquait au sol de toute sa force parcourait la nuit en silence, veilleuse céleste de notre inertie. À son tour, elle disparaissait derrière les montagnes, irradier d’autres contrées.

Mais mes incontournables voisins mobilisaient mes sens. Mes géniteurs s’accrochaient au sommet d’une pente abrupte. Leur tronc se lançait dangereusement dans le vide avant de se redresser, propulsant leur royal houppier vers le ciel. Sentinelles garantes de la tranquillité des lieux. Leur présence irradiait le territoire de leur majesté. Ils semblaient dominer leurs frêles sujets par le simple respect de leur ténacité. Dans ce tableau, ils étaient devenus indestructibles, solides et obstinés. Chacun tirait bénéfice des ombrages de leur chevelure, des branches inutiles laissées chuter sur le sol et des feuilles mortes de leur dormance. Je partageais les parages avec deux peupliers d’une confortable maturité. La proximité de cette espèce différente ne me contraignait que très peu. J’intégrais vite que cette variété se réunissait dans la seule famille sylvicole. Si nos espèces étaient distinctes, nos fonctionnements s’accordaient sans embarras.

À quelques encablures, le clapotis d’un ruisseau jouait le fond sonore. Un torrent facétieux qui glissait au fond du vallon, serpentait au gré des rochers et poursuivait sa descente vers le couchant. Il captait de nombreuses sources en aval. Fuyant la pente des montagnes, elles se retrouvaient entremêlées dans le bas du relief. Il grondait quelquefois du bruit des pierres qu’il roulait dans la force de son courant, s’engorgeait parfois de boue et de troncs arrachés sur son passage. Au fil du temps, il avait creusé les berges de son itinéraire. Il lui arrivait de s’étendre au-delà de son chemin étriqué. Il pouvait alors inonder les abords et vomir le limon dont il était gorgé. L’eau se glissait dans les profondeurs, laissant craqueler une couche de glaise au soleil, témoin de son indigestion. Contrairement à l’eau que l’on captait par nos racines, celle-ci ne trouvait jamais le repos. Elle était sans cesse en mouvement, sautant les pierres, se glissant dans la moindre faille, poussée par une force irrésistible qui la menait vers son destin.

Je prenais conscience de ma frêle nature. Autour, quelques conifères, des buis, des peupliers et quelques érables semblaient bien plus fort que moi. Plus vieux et plus sages, ils respiraient le calme et la sérénité. Pas de trace de mes frères d’arbre, sans doute happés par la mâchoire d’un sanglier ou mis de côté par un écureuil. De ma floraison, je ne détectais aucune présence d’entité qui serait au même stade de croissance. J’en déduisais que tous les espoirs de ma génération se reportaient sur moi.

Cette vallée étriquée allait devenir mon berceau, mon logis et peut-être un jour mon royaume. Mes cellules ne capteraient rien d’autre que cette fresque bucolique. Celle-ci promettait un terreau propice à une belle évolution, combler l’espace que la nature ne voulait pas vacant.

Mais ces nouvelles informations m’apportaient aussi des consignes. Sous l’impulsion de mes voisins, il me fallait revenir à l’essentiel. Je ne pouvais échapper à certaines actions pour m’affirmer dans le règne sylvicole. Déterminer le vent dominant était devenu une de mes priorités. Des rafales venant du soleil couchant secouaient régulièrement mon tronc. Rien de bien méchant, mais un désagrément qui pouvait devenir fatal. L’élasticité de mon fût était, à chaque fois mise à rude épreuve. Le réseau sous-terrain m’avait alors imposé une parade efficace. Il me fallait renforcer mon cambium du côté opposé au souffle le plus récurrent. Ces minuscules fibres s’employaient à réduire leurs espaces pour solidifier mon bois. Mes cellules en faisaient une priorité. Toute l’énergie puisée dans ma sève se destinait à ces endroits. Si cette faculté mettait fin aux risques de cassure, ce n’était pas une défense infaillible. Ce n’était qu’une parade naturelle, mais incertaine. D’autres aînés, blessés par le bris d’une branche ou l’attaque d’un nuisible, étaient tombés sous le joug d’une rafale. Recouverts de moisissure, envahis d’insectes, ils avaient lentement dépéri, vidés de toutes substances. Ils gisaient aujourd’hui au sol pendant que leur souche voyait renaître de nouvelles pousses. Dame nature et ses miracles !

En dehors des injonctions continuelles de mes puissants voisins, je ne pouvais m’empêcher d’observer la faune qui parcourait les environs.

Ces animaux attisaient ma curiosité. Ils étaient tous si différents. Quels avantages tiraient-ils de se déplacer sans cesse, de ne faire que passer. Et ces sons qui annonçaient leur présence, à quoi servaient-ils ? Au-delà des grognements, jappements et autres chants d’oiseaux, les bipèdes possédaient une gamme de sons bien particulière. Ils inventaient des résonances peu communes. Des résonances sourdes pour les plus lourds, des roucoulements aviaires pour les plus dentelés et des piaillements aigus pour les plus petits. Cette distinction me fit connaître beaucoup de leurs habitudes. Au même titre que d’autres créatures, ils possédaient une forme d’énergie interne qui les animait avec un mécanisme biologique très élaboré. Leur cœur battait, alimentait un assemblage de boyaux, et même un cerveau, qui stimulait leurs membres. Mais ce dernier avait aussi l’aptitude d’inventer. Inventer un langage par exemple. Leurs nombreuses visites m’ont apporté de précieux enseignements.

Les quelques spécimens rencontrés prélevaient de l’eau dans le torrent avoisinant. Leurs grognements sous le poids de leur larcin traduisaient un effort important. A priori, l’eau était essentielle à leur survie. Un fâcheux désavantage par rapport au travail de mes feuilles et de mes racines qui contentaient mes besoins hydriques avec naturel. Cette eau s’avérait indispensable pour leurs activités et leur métabolisme. Contrairement à la faune qui consommait sur place, eux la transportaient avec peine.

D’autres erraient à proximité et ramassaient du bois mort. Cette habitude s’agrémentait de chants mélodieux, d’une douce musique aux vibrations apaisantes. Cette récolte était destinée à allumer du feu, ennemi juré de notre communauté. Malgré tout, ils semblaient dominer les flammes pour se protéger du froid auquel ils étaient apparemment sensibles. Mais aussi pour se faire à manger… et là, cela dépassait nos perspicacités.

Il y avait aussi ces robustes individus qui, armés de fer et de bois, cherchaient à abattre l’un de nous. À les entendre, nos troncs étaient voués à édifier des maisons, des châteaux, des églises ou des cathédrales comme de modestes cabanes. Mais ces assassinats pouvaient être aussi destinés à la confection d’outils, de charrettes ou de meubles. Ce sacrifice promettait plus de substrats et de lumière pour ceux qui n’avaient pas été choisis. Un arbre abattu, c’était pour nous synonyme de renouveau, mais c’était aussi la disparition d’un individu à part entière. L’injustice de notre état statique nous imposait un simple constat, nous étions sans défense et résignés. Les ressources nécessaires se mettaient alors en route pour recomposer un autre paysage et assurer une pérennité.

Il arrivait aussi que des petits pas tressautent autour de nous. Envahissant l’air de piaillerie et de cris stridents, ils couraient, se chamaillaient, piétinaient. Puis ils s’en allaient, auréolés de ce qu’ils appelaient la joie. L’oisiveté, chez les bipèdes, semblait n’être réservée qu’à une minuscule partie des individus. Cette population se soumettait à une croissance qui, en préservant les jeunes pousses, les laissait expérimenter leur insouciance. En grandissant, cette inaction se mutait en une série de contraintes et de devoirs.

Dans mes interceptions sensitives, il y avait cet épisode plus romantique. Deux bipèdes en promenade, l’un avec une voix sourde et le sabot lourd, l’autre doucement mélodieuse et le pas léger, gazouillaient dans mes abords. Ils s’étaient dévêtus au bord du ruisseau, s’engloutissant dans l’eau entre deux rochers. Formant comme un berceau, ils clapotaient bruyamment dans cette vasque naturelle. J’avais remarqué que ces sabots n’étaient que des accessoires à leur démarche. Taillés dans de l’aulne, à la dimension de leur anatomie, ils s’en étaient débarrassés avant de plonger dans le torrent. Je m’en voulais d’avoir été dupe de cette supercherie. Pas de doute, ces bestioles n’étaient vraiment pas comme les autres.

Le soleil était alors haut et brûlant. Ils avaient ri, joué avec le courant, puis comme fatigués de leurs amusements, étaient remontés sur la rive, bouchonnaient leurs vêtements, couvrant à peine leur nudité. La sylphide silhouette a détaché précieusement ses cheveux, libérant de sa coiffe une longue volute de crin blond. Sous les rayons du soleil, sa crinière dansait comme l’or d’un champ de graminées sous la caresse du vent. Ses yeux clairs, cerclés par un filet foncé, empruntaient aux amandes leurs délicates tournures. Sous son petit nez légèrement retroussé s’imposaient de jolies lèvres comme deux feuilles des vergers voisins, toutes fières de s’être posées sur un si doux visage. Ses gestes pétris d’élégance fendaient l’air avec une séduisante grâce, poussant jusqu’à mon endroit de sensuels effluves.

L’autre individu contrastait nettement avec sa partenaire. Il est taillé comme un roc, les épaules épaisses et larges. Son visage est carré, caché par une chevelure noire et mouillée. On distingue à peine son regard. Son corps est partiellement recouvert de poils sombres comme un sanglier, à la manière des mauvaises herbes qui s’éparpillent dans un palude. Il est plus grand, plus lourd et son allure n’est pas aussi gracieuse.

Leurs sabots dans les mains, leurs pieds nus foulaient l’herbe avec de douces ondes langoureuses. Leur démarche défilait avec volupté, ils se frottaient, se collaient l’un à l’autre comme mus par une étrange pulsion. La voix grave a gloussé comme un chant d’oiseaux, il a jeté ses braies par terre comme pour y improviser une couche et ils sont venus s’asseoir au pied de mes racines. À l’ombre de mon modeste feuillage, nus comme des vers de terre, ils s’enlaçaient avec fougue. Leurs vibrations décuplaient à chacune de leurs caresses. Leurs soupirs emplissaient l’air d’une douce sensualité, leurs lèvres s’agaçaient en se frôlant, puis s’écrasaient dans une impulsive étreinte. S’en est suivi un rituel tendre et passionné. Comme si leur instinct leur dictait le bon geste et la juste posture. Leurs deux corps s’entortillaient comme les radicelles du sous-sol. Les ébats montaient en puissance. Je crus même un instant qu’ils se battaient, frénétiquement absorbés par la recherche d’une ultime victoire. De leur chair s’échappaient des particules de plaisirs et de bonheur. Leur sueur exhalait l’extase d’un moment désiré et trop longtemps attendu. Ils avaient envahi mon écorce du parfum de la fougue de leur jeunesse. Leurs peaux fraîches et encore humides se heurtaient dans un duel aux viriles ententes. Cette joute s’intensifiait dans une harmonie haletante. Jusqu’à l’apothéose de leurs plaisirs qui les figeaient dans un dernier frisson. Puis, le calme revenu, la plus svelte s’est redressée. Elle s’est étirée de tout son long, tendant ses bras vers le ciel dans un ultime soupir. Essoufflée, les cheveux défaits de turbulences, elle passait les mains autour de mon tronc. Puis, comme poussée par une impulsion interne, elle plaquait sa chair contre ma modeste carapace. Ses rondeurs s’enfouissaient dans le moindre recoin de mes crevasses. Sa peau était douce, épaisse, recouverte d’une fine couche de velours. Il n’y avait rien de plus soyeux dans le monde animal. J’ai ressenti la chaleur de son corps plaqué contre moi. J’ai capté les soubresauts de son cœur battre à tout rompre. Tout son être s’abandonnait à cet instant, à ce partage. Elle voulait célébrer le sacre de son changement, d’une étape qu’elle avait franchie et dont j’étais devenu le témoin. Je m’efforçais de faire de mon mieux pour que cet échange soit intense et inoubliable… et il le fut. De cette étreinte, sortirent de mon torse une multitude de molécules inconnues. La pulsion était si forte que je m’en suis presque senti coupable. Sortis de je ne sais où, je ne me doutais pas de l’existence de ces particules. Ce don de la nature m’emplissait pourtant d’autant de satisfaction que de soulagement. La belle se figeait un moment, les battements de son cœur relâchés, comme son étreinte, laissant ses bras retomber dans une douce caresse. Ils ont parlé, se sont revêtus et sont partis d’un pas peut-être aussi coupable que moi.

Cette rencontre éclaircissait un peu plus le mystère sur ce qu’étaient les humains. Il y avait des mâles, des femelles et des progénitures. À la différence des autres bestiaux, ils étaient capables de labeur, de joie, mais aussi de sentiments. Ils succombaient aux impulsions d’un nébuleux instinct, aboutissant à des pratiques animales. Mais cette pratique s’auréolait d’un étrange ressenti, d’un émoi intérieur qui trahissait leur dépendance aux émotions.

Ils étaient aussi capables d’inventer un langage, d’inventer pour construire, d’inventer pour se nourrir, pour s’amuser. Ces aptitudes, autant admirables soient-elles, éveillaient mon inquiétude.

Chapitre 5

De toutes les inventions observées, il y en a une dont la pertinence m’a toujours laissé dubitatif.

Alors que je poursuivais ma croissance sous la bienveillance de mes aînés, me contraignant à ne pas trop en faire, il arriva un épisode unique. Mon édifice prenait des dimensions respectables, obligeant mes dynamiques à parfaire leurs fonctions d’expansion. La machine qui exploitait les ressources environnantes, mélangeant bactéries et molécules, s’avérait d’une implacable efficacité.

C’était pendant un hiver, j’étais alors en dormance. Débarrassé de mes feuilles estivales, le froid m’avait plongé dans une économie radicale de circulation de sève et de photosynthèse. Cela se traduisait par un sommeil réparateur, et même si j’étais perturbé par le passage récurrent des animaux, rien ne pouvait me sortir de cette léthargie saisonnière. Mais un ballottement de sabots inhabituel m’avait interpellé. Brouillons, chaotiques, c’était la démarche d’un homme courbé, s’aidant d’une canne pour avancer lentement vers moi. Il descendait le chemin, assurant chaque pas de façon peu aisée, une tortue aurait pu sans mal le dépasser. Son allure exprimait fatigue et lassitude. Il s’était lourdement assis dans l’herbe, son souffle couvrant les bruits environnants. Sans doute rassuré par la fin de son périple, satisfait d’être arrivé à destination, son corps s’abandonnait et il relâchait son effort. Je ne pouvais me détacher des ondes que diffusait sa frêle carcasse. Je captais dans chacun de ses soupirs la douleur et la souffrance. Sous son grand chapeau s’étalait un visage creusé de sombres ravines. Sa peau était fine et brillante comme une feuille de printemps. Ces yeux, presque invisibles, sombraient derrière un épais fagot de sourcils, laissant deviner deux perles translucides, claires comme des gouttes de pluie. L’excès d’humidité de ses pupilles en venait à couler sur ses joues. Son vieux manteau élimé s’étalait de chaque côté de son séant à même le sol gelé. Il avait replié les jambes de son antique pantalon vers sa poitrine, devenant une boule de peine, comme un gros crottin de cerf. Il s’était posé là, sans volonté de repartir, comme pour célébrer l’achèvement d’un long voyage.

Sa faible chaleur se concentrait sous son chapeau où sa tête résumait sa vie. Faite de labeur, de peine, de chagrins et de famine. Il se reprochait ses erreurs et leurs conséquences. Il en faisait le bilan, ordonnant chaque évènement dans sa chronologie. Son existence se fractionnait en divers épisodes qui ne le distinguaient pas de ses semblables. Il en faisait une synthèse mélancolique, jonchée de remords. Mais le gros de ses reproches s’adressait à sa propre nature, à sa modeste condition. Il s’en voulait de ne pas être né seigneur de cette province. De ne pas faire partie de ceux qui dansent, boivent et s’amusent dans leur château, là-haut, sur la colline. Ceux-là même qui, à grand renfort de meutes de chiens, juchés sur leurs chevaux, dévastaient nos parages en poursuivant le gros gibier. Une équipée qui secouait la terre d’insupportables secousses, qui meurtrissait nos troncs.

Mais notre vieil homme se culpabilisait d’avoir promis la fortune à cette fine brune, un soir d’été, dans la naïveté de sa jeunesse, transcendé par quelque mauvais vin. Le remords de ce moment, petite épine dans son parcours, entachait ses souvenirs. Dans les yeux de son élue, une lueur d’espoir qui s’était éteinte au fil du temps. Il se repentait d’avoir procréé trop de fois des nourrissons qui mouraient de tout, y compris de faim. Ces progénitures faméliques à qui il avait promis des lendemains qui chantent, qui avaient grandi, quand ils survivaient, dans le froid, dans la boue et dans les bouses des étables. Ceux-là même qui, sous le soleil brûlant, aidaient aux champs avec leurs forces juvéniles. Et ces innombrables récoltes, tant espérées, qui se soldaient par une déprimante désillusion. Ces jours passés, perché dans les montagnes, sur des terrasses caillouteuses dont le seul accès suffisait à anéantir sa hardiesse. De cette terre qu’il avait retournée, semée puis moissonnée pour que d’autres en savourent les fruits. Ces autres « bien nés », qui du haut de leur destrier vous tancent à faire encore plus que le possible, dans le seul but de dorer un peu plus leurs habits, de remplir leur cassette, d’entretenir jouvencelles et de construire de majestueuses demeures où il n’entrera jamais. De ces bêtes, dont il n’avait que le prêt, qu’il soignait, qu’il emmenait paître, qu’il accouchait, qu’il menait lors des estives sur les hauts plateaux. De ces caprices du temps qui rendaient les chemins boueux ou enneigés. De ces affrontements avec le gel hivernal, les doigts et les pieds gelés, frissonnant sous la bise malgré les nombreuses couches de vêtements qui lui pesaient.

Tout cela pour arriver ici, seul et pétrifié par ce froid qu’il connaissait si bien, mais qu’il ne pouvait dominer.

Il avait levé la tête, m’avait fixé du regard, ses yeux crispés par une douleur absolue. Dans son esprit traversait l’envie furtive d’être un arbre. J’avais émis quelques gouttes de compassion, quelques molécules spontanées, peut-être était-ce ce qui s’appelait de la pitié… Son visage s’était alors détendu, ses yeux s’étaient débridés, son souffle était devenu inaudible, un bref sourire apparut sur ses lèvres comme pour mieux recevoir une délivrance. Comme pour mieux dire au revoir à ses douleurs. Puis il est tombé sur le côté, inerte. Les signes de vie comme ses battements de cœurs avaient disparu. Je compris alors que ces êtres faits de chair et de sang subissaient le trépas. Mon vieil homme ne subira plus aucune brimade, plus aucun mal, mais il en payait le prix de sa vie. L’énergie à l’intérieur de son corps avait disparu, comme volée par les griffes d’un rapace. La volute de son âme s’échappait de son enveloppe corporelle, se dispersant dans le ciel.

Tant d’agitations, de chemins parcourus et de charges portées pour en arriver à cette finalité pathétique. Il ne verra pas le prochain lever de soleil ni celui d’après, il n’est plus qu’une masse sans vie laissée en pâture aux prédateurs. À cette nature qu’il avait tant soignée et qui l’avait tant contrarié, il faisait don de son corps. Mais son message restait intact, flottant dans l’air jusqu’à mes cellules. Cet homme était une victime, une innocente proie fauchée par le plus implacable des meurtriers, assassiné par une invention humaine : le temps.

Parmi leurs innombrables inventions, celle-ci était bien croustillante. Ces bipèdes entravaient leurs vies entre leur naissance et leur mort, recevant comme une offrande cette fatalité. Ils s’affairaient à remplir cet espace avec le plus d’énergie possible. Ils en étaient même arrivés à fractionner ce temps en secondes, en minutes, en heures, en jours, en semaines, en mois, en années et en siècles. Chacun y allait de sa course pour en gagner. Leurs agitations étaient ponctuées par l’emprise du temps qui passait. Jusqu’à marteler des sons de cloche réguliers pour mieux rythmer la déchéance de leur capital. Chaque année échue était une victoire, celle d’être encore vivant. Mais c’était aussi une défaite vers l’ultime dénouement. Chaque heure était un pointeau martelant leurs activités. La frénésie de leurs courses transposait les lieux les plus calmes en une grouillante fourmilière. Sans prendre conscience de cette servitude, ils continuaient leurs turbulents remous. Aveuglés par la quête du temps, ils décuplaient d’effervescence.

Et tous se pliaient à ce dictat invisible. Le vieil homme mort était au terme du temps qui lui était alloué. Fatigué, usé par le labeur, son capital de temps de vie s’en trouvait réduit. Ses journées furent morcelées en périodes de travail, de repas et de sommeil et ce son de cloche, venant du lointain, martelait la cadence de toutes ces étapes. Le glas du quotidien de ce vieil homme, élimé par les ans et les durs travaux de la terre. De longues années rythmées par les exigences des cultures. De longues heures passées, les sabots englués dans la boue, au soleil brûlant à la saison des cueillettes, pour mieux recommencer l’année suivante. Quelques récompenses lors des bonnes années où la pluie et le soleil se décidaient aux bons moments. Des jours de fête où le vin et l’oisiveté enivraient de leur rareté. Les beaux habits du dimanche qui, à l’entrée de l’église, faisaient des jeunes filles des déesses et des hommes des dieux. Ces prières au Tout-Puissant pour la clémence du temps. Ces enfants qui grandissaient et qui s’échappaient après une courte adolescence pour tenter de fuir la pauvreté, mettant à profit leur jeunesse pour se construire un bel avenir. Ce dernier se soldait immanquablement par une série de désillusions. Ces anciens qui mouraient, lassés ou malades, emportant un flot de non-dits et la mémoire de leur époque. Tout cela était ponctué par le temps. Ce vieil homme n’était pas sûr d’avoir tout compris avant de rendre son dernier soupir. Ses seules armes se limitaient à une fourche et une faux, et son combat bien futile.

Comme bien d’autres avant lui, le temps avait implacablement gagné la bataille. Il avait vécu dans l’innocence d’une fonction sans connaître autre chose. Mais toujours cette même passion pour cette terre nourricière qui coûtait tant et remboursait si peu. Il expirait et emportait avec lui le souffle de son faible savoir, en comprenant que la nature respirait ses forces et soupirait ses faiblesses. Que la fragilité de la terre résistait aux exigences des humains. Qu’un simple champ était une source de messages pour dicter l’utile comme l’interdit. Encore fallait-il être à l’écoute. Encore fallait-il traduire son langage. Encore fallait-il prendre le temps. Et cela, les seigneurs n’en avaient que faire.

Voilà ce que je recevais de cette âme inerte, gisant dans l’herbe sèche, solitaire et abandonnée, emplie de frustrations et d’incompréhension.

Il était désormais réduit à l’état de pierre. Un vent glacé était venu une dernière fois figer ses braies, emportant son fantôme vers un repos éternel. Le destin voulait qu’il soit mort en pleine période de renaissance.

Chapitre 6

Le réseau qui circulait en sous-sol, alimenté par mes maîtres, ne fut pas surpris de cet épisode édifiant. Leurs mémoires regorgeaient de nombreux exemples similaires. Ils me comptaient des histoires de religion, de royauté et d’empire. À chaque fois, notre communauté payait un lourd tribut aux exaltations humaines. Les plus solides et les plus droits d’entre nous intégraient les charpentes des cathédrales. De majestueuses bâtisses s’élevaient vers le ciel par dévotion aux divinités. Mus par leur croyance en une force céleste, leurs énergies se décuplaient pour célébrer une souveraine religion. Ils alimentaient ainsi une antique foi issue de leur propre imagination. Ces édifices à la magnificence démesurée, faisaient la fierté des fidèles, symbolisaient leur supériorité sur l’environnement et leur domination de l’espace. Ils y investissaient tout leur savoir-faire, offrant aux générations futures l’éternité qu’ils ne possédaient pas. Ils y injectaient des techniques innovantes, des moyens colossaux pour que ces monstres de pierre demeurent incontournables.

Mais c’était aussi le centre de toute une urbanisation faite d’habitations, de commerces, de places artificielles et de rues plus ou moins étroites pour y accéder. Et notre contribution était omniprésente pour chacune de ces réalisations. Outre les charpentes, les habitations s’équipaient de portes, de fenêtres, de chaises, de tables, de lits et d’armoires prélevés de nos entrailles. Certains endroits se paraient de panneaux muraux qu’ils recouvraient de fresques. Car les bipèdes souffraient de la monnaie et c’était à chacun de démontrer sa richesse en étalant leurs plus beaux apparats. Cet argent justifiait leur affairement constant. Des échoppes de toute sorte fleurissaient à chaque coin de rue, certains plus malins spéculaient les devises sans se salir les mains. La ville grouillait dans un mélange de chevaux, de calèches, de passants élégants et de lavandières en sabots. L’air s’emplissait de fumée et de vapeur, le sol parfois pavé se recouvrait de crottins, d’immondices et les effluves de cuisine se mélangeaient aux relents d’urine. Dans cette atmosphère délétère, les gens se pressaient, se bousculaient et s’invectivaient. Tous semblaient avoir oublié d’où provenait la matière ayant enfanté la charrette qui livrait leur bois de chauffage. Ils ne paraissaient pas conscients que, sous leurs pieds, cette terre était arbitrairement gagnée sur une forêt ou un bocage. Des arrachages massifs et des terrassements condamnaient mes cousins à s’endormir dans les profondeurs du sol. Tout le microcosme souterrain se perturbait par des fondations, des canaux ou des caves. Comme en dormance, mes semblables s’adaptaient à l’absence de lumière, mais leurs racines restaient vivaces et prêtes à reprendre leur place. Dans la nature, le temps n’existe pas. Ou plutôt, le temps n’a pas d’importance, ces chamboulements terrestres étaient trop artificiels pour être définitifs. Un jour, la terre reprendrait ses droits.

Dans chaque lieu où se dressaient une église, une cathédrale ou un château, les mêmes scénarios se répétaient. Une pulsion collective poussait les bipèdes à construire au plus proche de Dieu ou du seigneur local.

C’était sans compter sur la volonté de conquêtes des rois, et là aussi notre participation devenait incontournable. Depuis toujours, ils projetaient de traverser les océans pour y conquérir de nouvelles richesses. Sans doute considéraient-ils leur territoire trop étriqué. Mais ces bateaux, de plus en plus gros, exigeaient de grandes quantités de bois. Sans compter les tonneaux, les armes et autres équipements dont les fabrications usaient de nos matières. La stratégie sylvestre s’accommodait de ces expéditions en prétendant que ceux qui partaient au loin n’empiétaient plus sur notre espace vital. C’était tant mieux si le bipède ne pouvait s’empêcher de s’entretuer. À croire qu’il y trouvait l’un de ses passe-temps favoris.

Les raisons de ses conflits divergeaient. Tantôt pour la conquête d’un nouveau territoire, pour agrandir le royaume et piquer les richesses des voisins, tantôt pour des rivalités politiques ou religieuses, les occasions de déclarer des guerres ne leur échappaient pas. Dans la réalité, des massacres en ordre rangé, des actes barbares envers les peuples investis et des sièges autour des forteresses laissant place à la curée des vainqueurs. Les bipèdes s’inventaient des armes aux effets de plus en plus mortels, laissant leur imagination s’employer au service de leur nation. Ces batailles se gagnaient pour éprouver leur invincibilité et servir l’ambition des rois. D’autres fois, des guerres de religion occasionnaient de funestes campagnes. La foi mobilisatrice auprès des croyants bénissait les plus cruelles exactions. Au nom d’un dieu imaginaire, ils se battaient contre ceux qui croyaient en un autre dieu imaginaire. D’où parfois des scènes cocasses avec d’un côté une charge motivée par un « à bas les païens ! » et de l’autre une résistance sous la clameur de « à bas les païens ! » S’en suivaient les mêmes effets, massacre, barbarie, siège, curie, etc., un usage qui se répétait jusqu’au-delà des mers et dans la moindre île isolée. À la suite de la conquête des nouvelles terres, des populations entières étaient éradiquées par les maladies importées par l’envahisseur. La stratégie était simple : s’approprier le maximum de contrées avec son lot de ressources et soumettre la population à ses règles. Les valeureux soldats s’engageaient dans ces conflits volontairement ou parfois de force. Ils ne devaient pourtant pas ignorer qu’ils pouvaient y sacrifier leurs vies. Cela ne les empêchait pas d’en découdre avec véhémence. Défendre un idéal devenait une raison pertinente pour se foutre sur la gueule. Eux qui, exaspérés, botteraient le cul de deux chiens qui se battent pour les séparer, s’adonnaient à des joutes mortelles. Comble de cette destinée, ceux qui n’étaient que blessés, se soignaient puis retournaient guerroyer pour être sûr de ne pas en revenir. De même, ceux qui, dans un éclair de lucidité, désertaient le champ d’action, étaient systématiquement exécutés.

Une tradition guerrière qui régulait la population humaine sans laquelle elle deviendrait vite envahissante.

Mais en dehors de ces mortelles et collectives disputes, les bipèdes pouvaient se punir lors d’une exécution publique. Coupable d’une exaction plus ou moins grave, la justice des hommes ordonnait le trépas des indésirables.

Brûlé sur un bûcher, fusillé ou écartelé, tous les moyens se justifiaient pour éliminer un individu aux douteuses pulsions.

Il est évident que nombre d’arbres se sacrifiaient sur l’autel de ses usages. Mais l’agressivité humaine nous réconfortait par son absurdité. Chaque cadavre oublié sur un champ de bataille, chaque malfrat condamné, cela représentait autant de maisons non bâties, de chaises non fabriquées et de charrettes non construites. Pour peu que, parmi eux, il y ait eu un bûcheron en puissance, il serait idiot de s’en plaindre.

Chapitre 7

Dans ces maisons aux charpentes, aux jambages, aux huisseries et aux mobiliers fratricides grouillait la caste bien particulière des penseurs. Ignorant les enjeux de ces batailles lointaines et le sort encourus par les belligérants, ils se confinaient dans des salons d’appartements richement décorés. Ils s’adonnaient à une autre forme de joutes, celle des esprits. Posés confortablement dans des fauteuils et autres douillettes méridiennes, ils s’enivraient de paroles et de pensées philosophiques. On les appelait aussi des sueurs de charrettes. Ils parcouraient le pays à la rencontre d’autres beaux parleurs pour tenter d’imposer leurs belles idées. Convaincus de la portée universelle de leurs conversations, ils couchaient sur des feuilles de papier (auxquelles notre contribution n’était pas étrangère) leurs gymnastiques verbales pour les diffuser au plus grand nombre. Pendant que certains s’égorgeaient ou succombaient sous les flèches, d’autres voguaient paisiblement sur les flots de leur jargon. Tous persuadés de faire avancer l’humanité. C’est un paradoxe commun aux espèces animales. Il n’est pas rare de constater, lors de bagarres fraternelles, des mises à mort pendant que les congénères vaquent à leurs occupations dans la plus grande indifférence. Ces rixes, dans le monde animal, étaient motivées par la défense d’un territoire ou le droit du plus fort à perpétuer l’espèce. Chez les bipèdes, les conflits verbaux se révélaient d’une stérilité désarmante. Leurs échanges noircissaient du papier sans autre pertinence que celle de partager leurs pensées pour faire un maximum d’adeptes. Cet outil pourrait être utile à défendre notre cause : interpeller l’humanité sur le massacre permanent qu’elle commettait sur la population sylvicole. L’exploitation des forêts suivait un rythme différent de celui que la nature imposait. Ces philosophes deviendraient des défenseurs de notre fragilité et de la préservation d’un écosystème dont leur survie dépendait. Mais il n’en était rien. Ils se gaussaient de leurs ressentis, se saoulaient des troubles de leurs esprits et s’embourbaient dans des considérations philosophiques. Le sujet unique de leur polémique tournait autour d’eux-mêmes. Et tout justifiait leur lutte expressive, les sentiments, la religion, la politique, mais jamais un mot sur l’environnement si ce n’était pour servir de décors. Ce mépris ne nous étonnait pas. Quand on dénigrait le sacrifice de milliers de compatriotes, combattants à l’autre bout du pays, on n’avait que faire de la vie des arbres.

Il ne fallait pas s’étonner que les mécanismes naturels se rebellent quelquefois contre les agresseurs. Ces concentrations urbaines entraînaient des réactions qui mettaient à mal les habitudes humaines.