Chine - Dominique Mercy - E-Book

Chine E-Book

Dominique Mercy

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Beschreibung

"Chine – La vérité derrière la Muraille" est un ouvrage dans lequel Dominique Mercy vous dévoile les profondes contradictions d’une vie quotidienne partagée entre l’extraordinaire hospitalité des Chinois et les tracasseries administratives auxquelles il a été confronté pendant près de deux décennies en tant qu’étranger et chef d’entreprise. Plongez dans ses récits authentiques faits de rencontres chaleureuses, de traditions envoûtantes et de la découverte d’une culture enchanteresse. Cependant, derrière la muraille de cette hospitalité, découvrez la vérité sombre de la corruption, du piratage, de l’espionnage et de bien d’autres fléaux insidieux. Pendant cette période, l’auteur a vécu en Chine comme un Chinois, en totale immersion, ce qui confère sans doute la force et l’intérêt de son témoignage.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Après avoir vécu 19 ans en Chine, Dominique Mercy prend la plume pour partager avec nous les merveilleuses aventures qu’il a vécues durant cette période. Cet ouvrage est son premier livre publié.

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Seitenzahl: 379

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Dominique Mercy

Chine

La vérité derrière la muraille

Essai

© Lys Bleu Éditions – Dominique Mercy

ISBN : 979-10-422-2694-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Comme l’eau se forme au récipient qui la contient, un homme sage s’adapte aux circonstances.

Confucius

Avant-propos

À chaque fois que je raconte à quelqu’un, de mon entourage ou non, une des aventures que j’ai vécues durant ces 19 dernières années en Chine, le commentaire de la personne est toujours le même :

— C’est dingue, vous devriez écrire un livre !

J’ai fini par trouver l’idée intéressante et voilà… c’est fait.

Chaque matin, je ne savais jamais ce qui allait m’arriver. Cela pouvait aussi bien être une agréable surprise qu’une épouvantable tracasserie administrative. Avec le temps, je comprends pourquoi la plupart des Occidentaux ne réussissent pas en Chine : tout est inattendu et ils ont beaucoup de mal à l’accepter. Inutile d’arriver avec un plan ou une stratégie, car, d’une part, les Chinois n’ont pas de logique anticipative, ils gèrent les évènements au fur et à mesure qu’ils arrivent et d’autre part, les autorités sont imprévisibles. La différence de culture, la façon de gérer le temps, les évènements, la manière de raisonner, les usages d’un autre âge… tout est différent et surprenant. Il m’a fallu pas mal d’années pour commencer à bien saisir toutes les subtilités de ce pays, et je n’ai d’ailleurs pas fini.

Dans ces circonstances, mon métier est aussi passionnant qu’il est difficile. Il consiste à aider les entreprises occidentales à se développer en Chine, c’est-à-dire à venir y vendre leurs produits.

— Passionnant, car bien que je sois par définition un expatrié, je vis en Chine avec des Chinois, m’immergeant ainsi dans la vie locale, à la différence d’autres expatriés qui restent souvent isolés dans leur propre communauté. Les Chinois sont adorables, accueillants et d’une gentillesse extrême. Ce sont aussi de grands enfants et leur petit côté méditerranéen, « si je peux en faire moins pour gagner plus », me plaît beaucoup.

— Difficile, car dans ce métier d’aide à l’export, je suis pris entre deux feux. Il y a, d’un côté, des Occidentaux qui pensent détenir la vérité parce qu’ils ont brillamment réussi sur leur marché domestique et qui, par conséquent, refusent de s’adapter ; et de l’autre, des Chinois qui sont fiers de leurs 5000 ans d’histoire et qui n’hésitent pas à vous rappeler tous les jours qu’ils sont différents.

Au fil des pages, vous découvrirez que mon admiration ou mon indignation à l’égard de ce pays varient en fonction des évènements du jour. L’intérêt de cet ouvrage est qu’il ne contient que du vécu, absolument rien n’a été imaginé. Ne cherchez pas de chronologie, il n’y en a tout simplement pas puisque chaque jour apportait une nouvelle péripétie, inattendue et dans n’importe quel domaine. Ne cherchez pas non plus mes sentiments, je me limite aux faits et vous laisse le soin de lire entre les lignes pour vous forger votre propre opinion.

Mais, au fait, comment et pourquoi suis-je arrivé en Chine ? Après une carrière à l’international auprès d’entreprises américaines, j’ai décidé, en 1992, de créer ma propre entreprise d’aide à l’export, sans aucune limitation géographique. Des clients américains nous demandaient de rechercher des partenaires au Moyen-Orient, des Européens voulaient se développer aux USA, en Asie du Sud-Est, en Inde ou encore en Australie, bref, dans tous les sens.

Nous avions systématiquement deux à trois missions par an sur l’Asie du Sud-Est, région très dynamique économiquement, mais encore jamais en Chine. Au début des années 2000, les médias ont commencé à beaucoup parler de la Chine, car elle venait enfin d’adhérer à l’OMC1. J’ai subodoré que ne pas proposer à nos clients d’exporter dans ce pays pouvait nuire à notre expansion. Pourtant, je l’avais déjà vaguement prospecté dès 1990 lors d’un voyage de découverte, voyage qui s’est avéré fortement utile plus tard, en 2006. J’y reviendrai. Mais en 1990, la Chine n’était pas vraiment ouverte comme cela a été le cas – un tout petit peu – avec l’arrivée de Hu Jintao, en mars 2003. C’est d’ailleurs durant cet été 2003 que j’ai décidé de m’y intéresser sérieusement et d’embaucher une stagiaire chinoise, Wei de son prénom. Sa première mission a consisté à identifier tous les principaux acteurs en informatique, puis de les appeler pour connaître leurs domaines de compétences. Le but était de structurer une base de données d’entreprises et de contacts qualifiés pour le jour où nous aurions une mission sur ce pays, comme nous le faisions habituellement dans le monde entier.

En mars 2004, malgré les inconvénients du décalage horaire pour passer ses appels téléphoniques, Wei avait réussi à recenser à peu près 80 % des principaux acteurs informatiques travaillant avec les grandes entreprises et à en qualifier la moitié. Ce premier travail de fond indispensable étant réalisé, je me suis dit qu’il était peut-être temps d’en parler à nos clients existants. Nous en avons choisi deux : Licom, dans le 92, pour lequel nous avions réalisé en 2001 une mission de recherche de partenaires sur les pays d’Europe de l’Est, et S.L., un client historique qui, depuis 1997, nous confie chaque année une mission d’export sur un nouveau pays ou une nouvelle région (Allemagne, Espagne, Italie, Europe de l’Est, Asie du Sud-Est, etc.).

Avant d’aller visiter ces deux clients, j’ai proposé à notre stagiaire de préparer des contrats, similaires à ceux qu’ils avaient déjà signés lors des missions précédentes, mais en remplaçant le(s) pays par « Chine Continentale ». Ne dit-on pas qu’il faut savoir oser ?

J’ai annoncé à Wei que c’est elle qui mènerait les entretiens. Elle leur expliquerait ce qu’elle avait découvert durant ces six derniers mois et répondrait à toutes leurs questions. Surtout, son discours devrait être en adéquation avec leur marché et leur expertise technique. Mon idée était que Wei, qui sait si bien parler de son pays, saurait les convaincre. Et puis, dans tout acte de vente, n’y a-t-il pas une part d’émotionnel ? Son accent chinois et ses quelques fautes de français devraient les faire tomber sous le charme…

Elle a travaillé dur pour comprendre les produits de ces deux clients et analyser le profil des partenaires potentiels chinois qui pourraient devenir de bons distributeurs pour eux. Elle restait tout de même inquiète de devoir mener ces deux rendez-vous, mais après quelques briefings, j’ai senti qu’elle était prête.

Fin mars, premier rendez-vous avec le directeur général de Licom, un grand costaud de deux mètres, absolument tout le contraire de notre petite Chinoise de 45 kilos. Au bout d’une heure d’échanges, ayant fini de répondre à toutes ses questions, elle a sorti timidement de sa sacoche son contrat et le lui a présenté. Intéressé ou charmé, je ne sais pas, mais agréablement surpris que cette petite jeune femme sans expérience ait le courage de lui présenter un tel contrat, il a signé les deux exemplaires sans même en discuter les conditions.

Le lendemain, lors du deuxième rendez-vous, cette fois avec le DG de S.L. à Corbeil, rebelote, signature obtenue en moins d’une heure ! Je l’ai félicitée, 100 % de réussite et à chaque fois dès le premier rendez-vous, je ne sais pas faire. Elle était légitimement fière, se sentant en confiance et enthousiaste pour démarrer notre aventure en Chine. Dans ma tête, je sentais déjà que notre futur serait dans ce pays et que j’allais pouvoir arrêter de voyager aux quatre coins du monde.

Je lui ai confié deux responsabilités : la première était d’ouvrir une filiale en Chine, car sans entité, local, téléphone, Internet, matériel, elle ne pouvait pas poursuivre les missions assignées par nos clients. De plus, il lui fallait un contrat de travail local afin d’être en règle avec les autorités. Je lui ai demandé de s’en occuper.

Un mois et demi après être arrivée à Shanghai, Wei avait bien avancé et m’a demandé de venir rapidement pour signer des documents concernant la création de l’entreprise. Les aventures chinoises commençaient…

Mon baptême de l’administration chinoise

En ce matin du 21 juin 2004, Wei est venue me chercher à 9 heures pour signer le bail des bureaux et effectuer certaines démarches administratives qu’elle n’a pu accomplir seule.

Pour démarrer nos opérations en Chine, nous avions le choix entre une vraie filiale, ce que l’on appelle un WOFE (Wholly Foreign Owned Entreprise), ou un simple bureau de représentation (Representative office), que l’on appelle couramment « Rep office ». Une vraie filiale est l’idéal, seulement les formalités sont complexes et il faut compter environ six mois pour obtenir la Business licence, l’équivalent du Kbis français. De plus, pour que cette filiale bénéficie d’une certaine flexibilité, par exemple le droit d’employer des étrangers ou d’envoyer des devises en dehors du pays, il faut amener un capital en numéraire d’un million de RMB, soit 125 000 €, ce qui n’est pas rien pour notre PME de cinq personnes.

Le Rep office est plus facile à créer et ne nécessite pas de capital puisqu’il ne s’agit pas d’une véritable société. Ce bureau n’est là que pour représenter l’entreprise étrangère à laquelle il est attaché. Il se limite à des activités de marketing, d’études de marché, de support technique, mais en aucun cas il ne peut facturer ni encaisser du chiffre d’affaires. Il doit rester un centre de coûts. À ce titre, le Bureau des Taxes ne pouvant pas taxer le chiffre d’affaires, puisqu’il n’y en a pas, il impose une taxe de 15 % sur toutes les dépenses d’un Rep office : achat de matériels ou de fournitures, salaires, charges sociales, notes de frais… absolument tout.

J’ai finalement opté pour le Rep office, considérant que tous nos clients étaient et continueraient d’être des entreprises étrangères. Nos contrats étaient signés avec notre société en France, il n’y avait donc aucune raison d’établir des factures depuis la Chine.

Quelques mois plus tard, j’ai compris que le Rep office était approprié pour démarrer, mais s’avérait vite très problématique. En effet, les partenaires distributeurs de S.L. commençaient à vendre, seulement il leur était impossible de payer les commissions sur ventes dues à S.L. en France. Ils ne disposaient pas de ce que l’on appelle la « licence de trading » qui permet d’envoyer des devises à l’étranger. Il en était de même pour la plupart des entreprises chinoises qui achetaient les produits de nos clients, ils ne bénéficiaient pas non plus de cette licence. Bien sûr, S.L., et par la suite d’autres de nos clients, étaient mécontents puisqu’ils n’étaient pas payés ! Notre avenir se présentait mal. Pour ces raisons, neuf mois après avoir démarré le Rep office, nous avons enclenché les formalités de création du WOFE. Pas d’autre choix. Bonne nouvelle : notre avocate nous a annoncé que l’on nous accordait cinq ans pour libérer la totalité du capital.

Dans l’attente, nous n’avons pas trouvé d’autre solution que de demander à une entreprise chinoise qui disposait de cette licence de trading de facturer les clients chinois et de payer les royalties dues à nos clients fournisseurs des produits achetés par les clients chinois. En prélevant sa commission au passage, bien évidemment.

Mais revenons avant ce changement de statut. En ce 21 juin, Wei m’explique que pour créer un Rep office, il est d’abord nécessaire de louer un local. Première complication. En effet, une entité étrangère n’a pas le droit de s’installer où elle veut. Nous devons obligatoirement trouver des bureaux dans un immeuble agréé par le gouvernement, et il y en a très peu. J’ai bien pensé à la sous-location, mais il est interdit pour un local donné d’héberger plus d’une seule entité juridique. En clair, un local égale une société. La solution de sous-location tombe instantanément à l’eau.

Après avoir visité deux locaux dans deux immeubles habilités par le gouvernement, Wei me présente sa préférence : un immeuble situé en plein centre de l’ex-concession française, dans le vieux Shanghai appelé Puxi. Elle trouve cet endroit beaucoup plus agréable que le nouveau district de Pudong, et elle a raison.

L’ex-concession française ressemble à une petite ville du sud de la France. Les rues ne sont pas larges et toutes bordées de platanes qui, d’ailleurs, viennent de France. C’est à ces platanes que vous savez si vous êtes ou non dans l’ex-concession française, ailleurs il n’y en a pas. Ces arbres sont massifs et nous protègent agréablement du soleil durant l’été, c’est un vrai plaisir de flâner devant les innombrables petites boutiques, maisons de thé, salons de coiffure, restaurants, boutiques de vêtements et chaussures… À l’opposé, Pudong est un gigantesque quartier d’affaires avec d’immenses tours et de très larges avenues, comme à La Défense. On se croirait dans une ville américaine.

Si le vieux Shanghai s’appelle Puxi et que le nouveau s’appelle Pudong, c’est par rapport au fleuve qui les sépare et qui s’appelle Huangpu, Huangvoulant dire jaune, et pu signifiant fleuve. Xi se traduit par ouest, Dong par est, donc Pu Xi veut dire à l’ouest du fleuve et Pu Dong à l’Est du fleuve, tout simplement. Le Fleuve jaune traverse toute la Chine ; il part de Yi Bin, dans la province du Sichuan, à l’Ouest, pour se jeter dans l’océan Pacifique à Shanghai, à l’extrême est. Accessoirement, économiquement parlant, tout le long du Fleuve jaune, il y a des villes industrielles où l’on peut faire de bonnes affaires, car personne n’y porte d’intérêt.

Toujours en ce 21 juin, nous signons le contrat de location avec le propriétaire, un Néo-zélandais né Chinois et ensemble, nous nous rendons au Bureau du cadastre pour obtenir le certificat d’enregistrement de nos bureaux, indispensable à la création du Rep office.

Notre assistante, le propriétaire du local et moi-même arrivons au Bureau du cadastre, un grand hall où une dizaine de guichets accueillent des personnes, comme nous, se démenant avec des papiers dans tous les sens. Nous retirons un ticket puis, après une attente de trente minutes, notre tour arrive.

Confiants, nous remettons au préposé tous les éléments requis : nos trois passeports, le contrat de location, le titre de propriété, ainsi que d’autres documents prouvant que nous sommes en train de créer notre Rep office. Le préposé nous indique alors que pour enregistrer notre contrat de location, il lui faut la Business licence de notre Rep office délivrée par le Bureau d’enregistrement des sociétés, l’équivalent de notre tribunal de Commerce. En toute logique, Wei lui répond que ce n’est pas possible puisque, pour créer notre Rep office… le Bureau d’enregistrement des sociétés exige que nous ayons le certificat du cadastre que lui doit nous délivrer ! Le préposé ne veut rien savoir. Nous sommes finalement contraints de retourner au Bureau d’enregistrement des sociétés pour leur expliquer ce blocage ubuesque. Malheureusement, ils ne veulent rien entendre non plus, ils exigent le certificat du Bureau du cadastre.

Nous sommes dans une impasse totale…

Face à cette situation, je suis inquiet et agacé, comme tout étranger qui vient de débarquer et qui ne connaît pas la Chine. Je m’adresse à ma collègue chinoise et au propriétaire pour leur demander quoi faire. Tous deux me répondent :

— Pas de problème, on va trouver une solution.

Si vous venez en Chine, vous entendrez l’expression mei wenti (« pas de problème », en français) des dizaines de fois par jour.

Je suis sceptique devant leur optimisme. De leur côté, ils discutent et passent des coups de fil auxquels je ne prête pas attention, car, à cette époque, je ne comprenais pas un mot de Mandarin.

Au bout de quinze minutes, ma collaboratrice et le propriétaire décident de se rendre chez un notaire de l’État. Ils m’expliquent qu’un notaire pourra établir un document certifiant que nous avons créé notre Rep office. Légalement, le certificat d’un notaire, même s’il ne reflète pas la vérité, est indiscutable et devrait être accepté par l’agent du Bureau du cadastre. Soit.

Nous reprenons un taxi pour arriver chez ce notaire, proche de notre local. Wei et le propriétaire me demandent de rester à la réception, car je suis étranger et que cette étude notariale appartient au gouvernement. Ça aussi je le subirai souvent, mais je me plie gentiment aux ordres. Manque de chance, le notaire refuse de produire un tel document, car pour lui, cette démarche est une combine illégale. Il n’a pas tort !

Une fois dehors et voyant mon impatience grandir, mes deux compagnons me répètent :

— Pas de problème, on va trouver une solution.

Tous deux s’affairent encore à discuter et à passer des coups de fil à leurs « relations ». Puis, au bout de quinze minutes, bonne nouvelle, une de leurs relations a appelé son notaire, cette fois privé, qui accepte de nous aider. Étant donné qu’il est privé et que nous sommes envoyés par un de ses amis, cela ne devrait pas lui poser de problème d’établir un document, même pas très légal. Il est déjà tard, nous prenons rendez-vous pour le lendemain.

En arrivant chez ce deuxième notaire, je constate qu’il s’agit d’une « bonne relation ». Nous sommes très bien accueillis, y compris moi-même. Ce dernier accepte, moyennement 200 €, de nous rédiger le certificat demandé par l’administration.

Nous retournons sur-le-champ au Bureau du cadastre, qui accepte le certificat du notaire et nous délivre le précieux certificat d’enregistrement de nos bureaux. Cette histoire se termine bien. Wei m’explique que nous sommes en Chine, que tout n’est qu’affaire de relations, ce que l’on appelle le « guanxi », un concept dont je ne pèse pas encore véritablement toute l’importance. Ce que je commence à saisir, en revanche, c’est que ce qui compte n’est pas la vérité, mais l’apparence. Le guichetier avait son papier, il pouvait établir notre document. On peut dire que pour un premier jour, ça démarrait fort !

Vivre comme un Chinois

Avant de rentrer dans le vif du sujet et de vous raconter mes aventures et mésaventures, je souhaiterais m’attarder un peu sur la manière dont je m’y suis pris pour rester 19 ans dans ce pays.

Durant la première année, je n’y habitais pas à plein temps. Je venais à Shanghai pour des séjours d’un mois et résidais à l’hôtel. Cet hôtel était l’ancien siège du PCC, Parti communiste chinois, très austère avec ses grands murs dépourvus de décoration. Son personnel aussi était austère et ne parlait pas un mot d’anglais ; pas facile, même pour des besoins simples. Un jour que ma douche n’avait pas d’eau chaude, j’ai téléphoné à la réception pour leur faire part du problème. Pour ce faire, j’utilisais un petit dictionnaire qui m’a permis de traduire trois mots : « pas d’eau chaude ». Dix minutes plus tard, une femme de ménage s’est présentée à ma porte… avec un grand thermos rempli d’eau chaude ! Eh oui, je ne savais pas encore que les Chinois boivent en permanence de l’eau chaude et je n’avais pas spécifié le mot douche.

Non seulement l’austérité de cet hôtel était mauvaise pour le moral, mais je me rendais compte que je n’avais aucun contact avec la population chinoise, à l’exception de mes collègues. Dans ces conditions, j’ai vite réalisé que je ne comprenais rien de rien à la Chine et que cela n’était pas près de s’arranger. Je ne maîtrisais pas nos affaires, car non seulement je ne comprenais pas le mandarin, mais je ne comprenais pas la façon de réagir de mes collègues et autres relations professionnelles.

Au début de l’année suivante, j’ai fait la connaissance d’une femme d’une trentaine d’années lors d’une balade dans un jardin public. Elle parlait un peu anglais, ce qui était rare à l’époque. De temps en temps, elle m’emmenait visiter des lieux touristiques de Shanghai et dîner dans des restaurants proposant les cuisines de différentes provinces. Un jour, elle m’a annoncé qu’elle avait trouvé une famille habitant un très grand appartement dans lequel il y avait deux chambres à louer, une petite pour elle et une grande pour moi. J’ai accepté sa suggestion avec plaisir.

Le chef de famille retapait des voitures pour les revendre, son épouse créait des vêtements féminins et vendait ses dessins à des marques chinoises. La sœur de l’épouse était serveuse dans un restaurant. Aucun d’eux ne parlait anglais. C’est grâce à eux que j’ai vraiment commencé à apprendre le mandarin, et surtout à appréhender la culture chinoise, et pour le « fun », à retenir les bonnes blagues et même à chanter en chinois.

Contrairement à ce que l’on pense, il est relativement facile d’apprendre à parler et comprendre le mandarin. L’écrire est impossible, sauf à y consacrer presque tout son temps. En revanche, la lecture des caractères des mots de la vie courante se fait sans effort au bout de quelques années de pratique.

Le mandarin et le chinois sont la même chose, c’est juste une question d’appellation. Dans toute la Chine, le mandarin s’écrit en « chinois simplifié ». Dans le territoire de Hong Kong et dans la province du Guangdong qui le jouxte, c’est différent. On y parle cantonais et on écrit en chinois traditionnel.

« Chinois simplifié » est parfaitement explicite : il s’agit tout bonnement d’une simplification des sinogrammes du chinois traditionnel.

Pour apprendre à parler et comprendre le chinois, j’ai commencé par apprendre le pinyin. Le pinyin a été créé à la fin des années 1970 pour permettre à la Chine de communiquer avec le monde extérieur. « Pin » veut dire assembler et « yin », sons. Pinyin égale donc « assembler des sons ». C’est une sorte de phonétique qui se compose uniquement de caractères occidentaux et permet d’écrire le chinois en n’utilisant que les 26 lettres de notre alphabet. Tous les Chinois qui travaillent sur un ordinateur connaissent parfaitement le pinyin puisque les ordinateurs en Chine n’ont pas de signes en chinois, ils sont tous en QWERTY, ou AZERTY pour ceux qui achètent leur ordinateur en France. Pour nous, Occidentaux, c’est le rêve, il suffit de connaître le pinyin pour écrire en chinois avec son téléphone mobile ou son ordinateur.

Le pinyin permet aussi de comprendre le chinois, car il n’existe qu’environ 400 sons qui composent cette langue et que l’on trouve facilement sur Internet. Je me suis fait aider trois ou quatre fois par un étudiant chinois qui me faisait répéter ces 400 sons. Grâce au pinyin, la compréhension du chinois m’est devenue aisée, il ne me restait qu’à enrichir mon vocabulaire. Cela dit, il y a quatre tons à respecter pour parler correctement le chinois afin de se faire comprendre. Une erreur de ton et ce sera l’incompréhension totale pour votre interlocuteur. Par exemple, « ma » au premier ton veut dire maman, au deuxième cannabis, au troisième cheval, et au quatrième maudire. « Mai » (prononcer maï) au troisième ton, veut dire acheter et au quatrième, vendre. Tout le contraire…

Je me suis jeté à l’eau en pratiquant avec ma famille d’accueil. J’ai trouvé cela assez facile, car en chinois, il n’y a pas de grammaire, pas de conjugaison au présent, passé, ou futur. Il n’y a pas non plus de petits mots tels que les prépositions ou conjonctions de coordination, comme on en trouve en français.

Cette famille m’a complètement plongé dans la vie chinoise en me faisant découvrir certaines croyances que j’ai fini par adopter. Je n’en citerai que deux.

L’horoscope chinois compte douze signes astrologiques qui sont annuels et symbolisés par des animaux se succédant dans un ordre précis. La légende raconte que Bouddha, avant de terminer son existence, aurait convoqué tous les animaux de la terre. Seuls douze d’entre eux se seraient présentés et pour les remercier, il aurait offert à chacun une année lunaire. Contrairement à l’horoscope occidental basé sur des cycles mensuels, l’horoscope chinois se déploie sur douze années lunaires. Mon signe est le chien, le onzième animal à s’être présenté.

Quelques jours avant le 29 janvier 2006, date du Nouvel An chinois placé sous le signe du chien, tous les membres de cette famille m’ont offert des grigris et des chaussettes rouges, la couleur porte-bonheur. En effet, c’est l’année qui m’appartient et afin d’éloigner le malheur et les mauvais esprits, je devais absolument porter du rouge, jour et nuit, jusqu’au 17 février 2007, date de la nouvelle année, celle du cochon. Pour conjurer efficacement le mauvais sort, la règle veut que tous les articles rouges que l’on porte soient offerts par des amis ou des membres de ma famille. Les chaussettes rouges n’étant pas très discrètes sous un costume, mon amie m’a accompagné pour acheter des sous-vêtements rouges. C’est elle qui a payé, pour me les offrir, j’ai prévu de la rembourser plus tard.

Un autre rite consiste à prendre soin de son Bouddha. Il est disposé dans une sorte de petite maison en bois soigneusement sculptée, de couleur acajou et ouverte sur le devant pour qu’il soit bien visible. À l’intérieur de sa boîte, il est entouré de petites lampes rouges qui doivent rester allumées en permanence. Selon le Feng shui, l’ensemble doit être placé dans la meilleure pièce et à la meilleure place, généralement dans le salon, en hauteur, pour répandre ses bonnes ondes, et face à la porte. Lorsque j’achète des fruits, je dois les prendre par trois, les disposer contre le Bouddha et respecter un délai minimum de 24 heures avant de les manger.

Les membres de ma famille d’accueil étaient tous adorables, mais je ne perdais pas de vue que cette famille socialement très moyenne n’allait pas m’apporter grand-chose sur l’histoire de la Chine. Cela m’inquiétait pour mes futures discussions avec des décideurs chinois. Pour me cultiver dans ce domaine, je lisais beaucoup et visitais intensément le pays, particulièrement les sites historiques.

Dès la troisième année, mon travail d’intégration a commencé à porter ses fruits, les portes s’ouvraient. Les rendez-vous professionnels étaient chaleureux et, en conséquence, efficaces. Les dîners d’affaires, toujours trop enfumés et arrosés de « bai jiu », littéralement « alcool blanc » en français, étaient détendus, et les soirées dans les KTV (karaokés) tournaient souvent à la grosse rigolade. Il y a deux types de KTV en Chine, les familiaux où l’on vient chanter en famille ou entre amis le dimanche après-midi, et ceux, moins recommandables, où les affaires se concluent. Dans ceux-ci, les clients doivent choisir une fille légèrement vêtue, parmi des dizaines, qui leur tient compagnie toute la soirée. Dans les deux cas, on y chante, bien entendu, mais on y joue aussi aux dés, un jeu de menteur très amusant qui s’apprend en dix minutes et que l’on peut pratiquer à plusieurs. Dans les KTV moins recommandables, on doit boire à chaque fois que l’on perd. Au bout de deux heures, tout le monde est ivre et plus personne n’a d’étiquette professionnelle. Les affaires se concluaient ainsi, sans d’ailleurs jamais parler affaires. Les Chinois sont de grands enfants, plus on s’amuse avec eux, plus on tisse de relations pour, ensuite, conclure de bonnes affaires.

Certaines valeurs historiques sont encore aujourd’hui appliquées par tous les Chinois alors qu’elles datent de l’époque de Confucius, 500 ans avant Jésus-Christ. Je peux citer les relations, la face, le rapport de force, et enfin le respect de la hiérarchie. Ces valeurs doivent être comprises et appliquées dans tous les instants de la vie professionnelle et personnelle si l’on veut vivre et faire des affaires dans ce pays.

En Chine, le concept de relations s’appelle guanxi. Il se traduit par : « relations interpersonnelles entre deux individus ». Si vous venez en Chine, vous entendrez ce mot, guanxi, des milliers de fois, peut-être au point de vous agacer.

Construire son guanxi, c’est-à-dire établir son groupe de relations solides, est la règle la plus importante pour vivre et réussir en Chine. Je ne cesse de répéter cet adage à nos clients occidentaux : « Pour réussir en Chine, ce n’est pas ce que vous connaissez qui est important, mais qui vous connaissez ». Malheureusement, aucun n’y attache de l’importance et quasiment tous restent figés sur leur façon de faire, s’appuyant sur la qualité de leurs produits et leur technologie. C’est dommage, car les affaires en Chine se font seulement lorsque les décideurs chinois sont certains que nous plaçons la relation personnelle au-dessus du business. Avoir des arguments tangibles comme proposer le meilleur produit de la meilleure société est très secondaire.

Pour construire de vraies relations professionnelles, j’ai dû faire preuve de patience. Le temps joue en la faveur de celui qui sait le prendre. Lors de mes nombreux repas d’affaires, je ne parlais jamais de produits, de prix, de marge, au grand désarroi de nos clients occidentaux lorsqu’ils étaient présents. Il me fallait uniquement penser à établir une relation sincère avec nos interlocuteurs.

Lors de dîners, certains clients ne m’écoutaient pas et posaient les questions typiquement occidentales du style :

— Quand comptez-vous finaliser votre projet ? Qui va signer la commande ? Quel est votre budget ?

Résultat, le Chinois se bloque et la décision tant espérée est retardée de plusieurs mois. Il est inutile de poser ces questions, nos interlocuteurs ne sont pas dupes, ils savent très bien que nous sommes dans leur pays pour y vendre nos produits. Le Chinois est un bon vivant, il aime rire et s’amuser, il faut savoir se détendre avec lui. Et là, un jour, après plusieurs mois de rencontres et de discussions sur différents sujets, c’est lui qui nous recontacte pour signer l’affaire.

Pour apprendre à construire mes relations professionnelles, j’ai commencé par construire mes relations personnelles. Tous les matins, vers 5 heures l’été et 5 h 30 l’hiver, je vais courir ou marcher ou encore jouer au badminton dans un parc non loin de chez moi. L’un de mes camarades de marche est un ancien ambassadeur dont le seul sujet de discussion est de me vanter les qualités de son gouvernement. Je ne suis pas toujours d’accord avec lui, surtout lorsqu’il me vante les bienfaits de la Révolution culturelle – alors que lui-même a été envoyé dans les champs –, mais je prends soin de l’écouter attentivement, sans le contredire. Ainsi, je lui montre que je le respecte, que je lui « donne la face ». Il est content et en retour je bénéficie de son relationnel.

Une autre camarade, cette fois en course à pied, est docteure en biologie dans un grand hôpital de Shanghai. Pendant nos footings, je lui apprends un peu d’anglais puis lui résume la leçon par écrit une fois rentré chez moi, en lui envoyant un message WeChat, un grand réseau social chinois. Je ne lui ai jamais rien demandé depuis les deux années où nous courons ensemble, mais plus tard, par deux fois j’ai rencontré des soucis de santé et les deux fois, elle a pris une demi-journée de son temps pour m’emmener à l’hôpital militaire, normalement strictement interdit aux étrangers. Elle m’a aussi aidé dans la réalisation d’une petite mission pour le compte d’un client lyonnais spécialisé en oncologie.

L’avantage du guanxi est qu’il se transmet. Si vous possédez une bonne relation avec une personne X qui est amie avec Y, alors vous ferez instantanément parti du guanxi de Y.

J’ai aussi évoqué, dans les valeurs sociales, la face et le respect de la hiérarchie. Ils sont étroitement liés. La face représente le prestige d’une personne au sein de la société, sa réputation, son succès. Donner la face à son interlocuteur, c’est lui montrer qu’on le respecte, que l’on reconnaît qu’il est hiérarchiquement supérieur. Dans la société chinoise, plus une personne occupe une position haute, hiérarchiquement, plus sa face est importante et plus on doit le respecter.

Lorsque je rencontre quelqu’un qui me semble important pour nos affaires, je me dois de lui donner des signes qui lui prouvent que j’ai compris qu’il est hiérarchiquement supérieur à moi. Ainsi, il s’en trouve grandi et nos négociations se déroulent dans une atmosphère détendue. Dans un dîner d’affaires, je lève mon verre si j’ai soif, je fais « ganbëi 2» avec la personne la plus importante en premier, surtout pas avec ma voisine de table au prétexte qu’elle est une femme, par exemple. Ensuite, je continue à trinquer avec les autres convives en suivant une hiérarchie décroissante, tout en observant un détail qui peut sembler anodin, mais revêt une grande importance pour les Chinois : je veille à ce que le rebord de mon verre se trouve en dessous de celui de mon interlocuteur, signifiant ainsi son statut supérieur par rapport au mien. La notion de galanterie n’existe pas, il ne faut pas s’en offusquer. Par exemple, dans un restaurant, le personnel sert toujours les hommes en premier. Ce sont aussi les hommes qui sont installés à la meilleure place, avec vue sur la salle et face à la porte d’entrée. Dans les meetings professionnels, la personne la plus importante ne s’adresse jamais au technicien qui m’accompagne, mais seulement à moi, même si c’est une question technique à laquelle il sait d’avance que je ne peux pas répondre.

La face commence par les apparences, si importantes en Chine. En rendez-vous, je porte des costumes et des chaussures ordinaires pour être certain de ne pas apparaître supérieur à la personne que je vais rencontrer. Ensuite, je ne parle jamais de moi et mes propos rebondissent uniquement sur ses centres d’intérêt. Bien entendu, je dois paraître sincère. Donner la face est primordial dans toutes les discussions, c’est comme cela que l’on gagne son guanxi.

Certains n’attendent pas qu’on leur donne la face, ils la prennent. Je pense aux hommes qui s’achètent une grosse voiture ou aux femmes qui portent des sacs à main de marque ou qui possèdent ostensiblement deux iPhone. Pour les Chinois, ces signes d’apparence sont des indices de richesse et méritent que l’on respecte la personne.

Le respect de la hiérarchie est toujours bien présent dans la société chinoise, comme à l’époque de Confucius. La société chinoise n’est pas égalitaire, contrairement à l’Occident, mais très hiérarchisée. Les enfants obéissent aux parents, les employés au patron, les femmes aux hommes, etc. Ce respect de la hiérarchie s’observe jusque dans les rites funéraires. Plus le mort est âgé, d’un rang social élevé, plus les signes de respect (chants, pleurs, défilés dans les rues) et les offrandes seront importants. Pour les enfants, nul besoin, les funérailles se font en silence, car ils n’ont pas besoin qu’on les respecte ; de même pour les célibataires.

Dernier point important que je souhaite évoquer ici : le rapport de force. Ce concept militaire aurait été développé par Sun Tze à la même époque que Confucius et de nos jours, il est enseigné dans toutes nos écoles de commerce. Il a pour but de gagner une guerre sans la faire, surtout si l’adversaire est beaucoup plus fort. Il consiste à analyser une situation pour mettre en place une stratégie qui fera croire à son adversaire qu’en fait – en apparence –, on est plus fort que lui, pour obtenir sa reddition.

Tout est possible dans ce pays à partir du moment où l’on prend plaisir à s’y baigner et que l’on adopte ces quelques valeurs de base. A contrario, sans le respect de ces notions, les hommes d’affaires vont droit à l’échec, même en proposant le meilleur produit du marché. Lorsque vous êtes étranger et que vous vous donnez la peine de les comprendre, d’apprendre leur langue, leurs coutumes, de vivre comme eux, ils vous respectent. Les Chinois n’apprécient pas les expatriés vivant entre eux dans leur bulle.

L’œil du dragon

En ce mois d’août 2005, cela faisait un an que j’étais en Chine. Je résidais encore à l’hôtel. C’était un dimanche, je m’ennuyais ; n’ayant rien à faire après le déjeuner, j’ai décidé d’aller prendre un peu de fraîcheur dans les centres commerciaux de Xu Jia Hui. À cette époque de l’année, la température extérieure est d’environ 38 ou 39 degrés et la chaleur est amplifiée par un fort taux d’humidité ; mieux vaut rester à l’intérieur.

Depuis une heure que je me promenais, je suis arrivé en haut d’un escalator et une dame – chinoise – m’a salué :

— Hello.
— Hello.

Elle devait avoir une quarantaine d’années et portait de beaux vêtements, avec un décolleté prononcé et une jupe courte ; difficile de ne pas lui répondre. Cependant, son visage était un peu trop maquillé et montrait quelques signes de fatigue, je craignais qu’il s’agisse d’une rabatteuse qui souhaitait m’inviter à prendre un café ou un thé dans un bar où beaucoup d’étrangers se font arnaquer. Ces établissements font partie d’une mafia bien organisée. Les filles rabattent des étrangers qui, au moment de payer l’addition, s’aperçoivent que le café est à 1000 RMB (125 € !), la cacahuète ou la tomate cerise à 400 RMB (50 €), etc.

D’ailleurs, quelques années plus tard, l’ami d’un client américain avec lequel nous dînions nous a avoué qu’il s’était ainsi fait escroquer de 100 000 RMB, soit 8000 €. Il a été obligé de payer l’addition ahurissante de 50 000 RMB et n’a pas vu qu’en prime, le patron a prélevé deux fois le montant sur sa carte de crédit. Il est bien sûr allé au poste de police qui l’a aidé à récupérer la moitié, l’autre moitié, 4000 €, était perdue. Sachant cela, pour plus de sécurité, j’ai deux comptes en banque avec chacun une carte de débit. Je ne sors toujours qu’avec la carte du compte sur lequel j’ai très peu d’argent, juste pour le cas où je ferais l’objet d’une arnaque ou d’un vol.

En ce beau dimanche, la compagnie de cette dame n’était pas désagréable. Restant quelque peu sur mes gardes, je l’ai laissée s’exprimer. Elle parlait peu d’elle-même et me posait beaucoup de questions. Un peu trop. Je n’aime pas ça. Peut-être voulait-elle en savoir plus sur mon niveau de vie afin d’évaluer combien d’argent elle pouvait me soustraire ? Les femmes de Shanghai sont des championnes dans ce domaine.

Au bout de deux heures de promenade, je lui ai annoncé que j’allais rentrer chez moi. Elle n’a pas insisté, mais avant que nous nous séparions, elle m’a demandé d’échanger nos identités sur WeChat, la messagerie essentielle en Chine. WeChat permet non seulement des échanges instantanés de fichiers, de messages écrits, vocaux ou vidéo, mais aussi de publier des « Moments », semblables à Facebook. De plus, WeChat propose un portefeuille électronique indispensable pour effectuer ses courses, payer l’eau, le gaz, l’électricité et d’autres services tels que des taxis ou la location de vélos en libre-service, sans oublier le suivi de santé requis par les autorités.

Rentré chez moi, j’ai regardé les « Moments » qu’elle avait postés sur son compte. Je n’ai pas relevé grand-chose d’intéressant, si ce n’est une photo d’elle en tenue militaire. Étrange pour une femme qui se voulait coquette.

Quelques jours après cette rencontre, elle m’a proposé d’aller boire un verre ensemble, un soir. J’ai accepté tout en faisant attention à l’endroit où elle comptait m’emmener. Pas de problème, il s’agissait d’un bar ouvert sur la rue, avec beaucoup de monde, ça ne sentait pas l’entourloupe. Nous avons passé deux heures à discuter et j’en ai appris un peu plus sur sa vie. Elle s’appelait Suzi, habitait Annemasse, vivait avec sa mère et travaillait pour une entreprise dans le domaine de l’eau. Je lui ai demandé des précisions : de l’eau des réseaux publics ou de l’eau en bouteille ? Elle s’est embrouillée dans ses explications et n’a pas su me répondre sérieusement. Je n’ai pas compris pourquoi. Je lui ai demandé sa carte de visite, elle m’a répondu qu’elle n’en avait pas sur elle. À mon tour, j’ai formulé cette même réponse. C’était très bien ainsi, elle ne disposait d’aucun de mes numéros de téléphone, ne connaissait pas le nom de ma société, aucune de mes adresses… impeccable. À l’époque, il était facile d’ouvrir anonymement un compte sur WeChat ou QQ, un autre réseau social chinois. Il n’y avait même pas besoin de donner son numéro de téléphone. Maintenant, ce n’est plus le cas, il faut décliner son identité complète.

Nous nous sommes revus trois fois en deux ans, pas plus, toujours pour aller boire un verre, mais à chaque fois elle posait toujours plus de questions sur mes activités professionnelles et je lui répondais évasivement. Elle n’a jamais fait d’allusion à l’éventualité de coucher ensemble. J’étais rassuré, ce n’était manifestement pas une professionnelle de la séduction. Cependant, je n’aimais pas son obsession à vouloir récupérer un maximum d’informations sur mon entreprise et moi. Je commençais à penser que son travail dans le domaine de l’eau était une fable, une invention pour cacher sa réelle activité…

La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, j’ai réussi à la faire parler un peu. Elle devait rentrer tôt à son hôtel, car le lendemain matin, elle allait à Pékin pour affaires, sans plus de précisions. Ensuite, elle devait repartir directement de Pékin pour la France, sans repasser par Shanghai. Elle a ajouté qu’à chaque fois qu’elle venait en Chine, elle devait se rendre à Pékin, sans me donner plus de détails. Pour y rencontrer une entreprise, un client, un fournisseur ? Rien, bouche cousue. Elle m’a donné un numéro de téléphone mobile en Suisse. J’ai essayé d’appeler et d’envoyer des SMS, mais il ne fonctionnait pas. Sur WeChat, je lui ai demandé pourquoi son mobile était suisse puisqu’elle résidait à Annemasse, en France, et pourquoi ce numéro n’était officiellement pas attribué. Elle m’a répondu qu’il s’agissait du numéro de son mobile professionnel, car elle travaillait en Suisse et qu’effectivement, il avait été résilié. Dans ce cas, je ne voyais pas l’intérêt de me le communiquer ! À chaque fois, l’histoire qu’elle me racontait était différente et elle se mélangeait dans les versions. Clairement, elle me mentait.

Durant l’hiver 2008, Suzi m’a envoyé un message pour me demander où je me trouvais. Je lui ai expliqué que je venais d’arriver en France pour une dizaine de jours. Elle m’a répondu que c’était une drôle de coïncidence puisqu’elle devait justement se rendre à Paris dans les prochains jours et qu’elle aimerait me rencontrer. Moi aussi, je trouvais que c’était une drôle de coïncidence ! Surtout que nous ne nous étions pas parlé depuis presque un an. Elle a précisé qu’elle souhaitait venir à mon bureau « pour m’éviter de me déplacer ». Comme je suis bien élevé, je lui ai proposé de venir la chercher à Paris, gare de Lyon, et lui ai demandé quel jour et à quelle heure son train arrivait. Elle m’a répondu qu’elle ne savait pas encore, que ce n’était pas pratique, qu’elle ne voulait pas me déranger et qu’elle préférait me retrouver directement à mon bureau. À ce stade de nos échanges, j’ai éprouvé l’impression que chacun restait sur ses gardes. Ce rendez-vous n’a donc jamais eu lieu.

Elle se méfiait autant de moi que je me méfiais d’elle. J’avais compris qu’elle n’était là que pour comprendre mes activités afin de récolter un maximum d’informations techniques ou économiques sur mon entreprise et ses clients. En 2010, elle est revenue à Shanghai et a voulu boire un verre avec moi. Nous sommes sortis dans un endroit mi-bar, mi-boîte de nuit, où les gens pouvaient discuter debout à une table tout en se dandinant. C’était un peu bruyant, mais nous pouvions tout de même nous comprendre. Nous avons bu plus que d’habitude et elle a commencé à se frotter contre moi. Bizarre. Elle est allée jusqu’à me faire une bise sur la joue, ce qui est rarissime en Chine, mais je suis resté totalement insensible à ce signe d’intimité. Vers une heure du matin, elle m’a dit qu’elle était fatiguée et souhaitait rentrer à son hôtel, mais avant, elle voulait… passer à mon bureau ! Elle m’a demandé où il se trouvait. Je lui répondu qu’il était à Maoming road, sans préciser à quel numéro. Je me suis étonné qu’elle veuille passer à mon bureau à cette heure-ci et elle a prétendu que c’était juste pour que je lui prête mon ordinateur afin de se connecter sur Internet pour consulter ses courriels. Elle avait seulement besoin d’un browser