Chronique de la lune rouge - Robert Salapian - E-Book

Chronique de la lune rouge E-Book

Robert Salapian

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Beschreibung

Chronique de la lune rouge est un recueil de trois nouvelles qui plonge le lecteur dans un huis clos de personnages sous influences où la drogue, le sexe, ou la folie, sont omniprésents. Les trois nouvelles évoluent dans une progression des climats.

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Seitenzahl: 228

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Ähnliche


Sommaire

Aliénor

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

CORINA CORINA

Le phare des lépreux

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

L’oiseau sur la branche

Aliénor

Prenez-mon pied, oui comme ça ! dit-elle en logeant le dessous de son talon dans le creux de sa poitrine et laissant filer son autre pied comme un serpent sur l’eau, glissant sur des guirlandes de fines bulles qu’elle écartait ensuite d’un trait de ses ongles rouges, secs, brillants, tout en chantonnant une de ces ballades irlandaises qu’elle affectionnait.

1

René avait un rendez-vous important ce jour-là.

Il attendait nerveux dans la salle d’attente du docteur Lionel Ponce, le médecin psychiatre qui fut le thérapeute de son épouse Lin durant sa fin de vie, des suites d’un cancer incurable. Depuis la mort de sa femme, une dépression intense s’était emparée de lui qui l’avait mis brutalement en retrait de toute vie sociale et professionnelle. Il avait passé sa vie à travailler dans son bureau du ministère des finances, entouré d’une forêt de dossiers, cumulant jusqu’à soixante heures de travail par semaine. Dans leur couple, c’était Lin qui s’occu-pait de tout, des achats courants, des loisirs, des sorties, des vacances, et sa mort avait tout emporté avec elle. Était-ce pour cela, par habitude, qu’il se montra peu performant dans les plus simples travaux domestiques durant les mois de sa maladie. Dans sa vie comme dans son bureau, plus rien ne se trouvait à sa place, tout était désorganisé, au grand désespoir de Lin. Il ne savait pas faire, définitivement, elle en subissait l’amère expérience. Dans son travail aussi, il ne savait plus faire : ses dossiers prenaient du retard, ils s’entassaient par énormes piles sur son bureau, au détriment du service dont il était responsable. Il veillait le soir tard pour rattraper ses retards, se remettre en selle, mais il ne parvenait qu’à s’endormir lamentablement dans son fauteuil, sans pouvoir se décider de rentrer. Lin était morte. Les drogues qu’il prenait ne l’empêchaient pas de se réveiller en hurlant dans la nuit, comme si la terre entière venait de s’ouvrir sous ses pieds. Son bureau s’était transformé en sanctuaire, il ne rentrait plus chez lui, il buvait énormément de café et ne mangeait plus. Des jours et des nuits dans un décor de calcites en papier buvard. Jusqu’au jour où son directeur le pria très gentiment de se mettre en congé maladie : « Prenez du temps ! », il n’avait pas de soucis à se faire, sa place lui serait conservée, et ça n’était que justice au regard de son dévouement. René avait hoché la tête pour dire qu’il acceptait, sans faire de commentaire, pas de vagues, jamais. Après tout, ça lui était égal, il pouvait même être viré. Le monde de la Finance se débrouillerait aussi bien sans lui.

Et c’est ici, dans la salle d’attente de ce docteur (qu’il ne portait pas dans son cœur, mais nous verrons cela un peu plus loin dans l’histoire) qu’il rencontra une femme fascinante, qui se présenta à lui sous le nom de Joëlle, puis de Gwen.

D’abord, il l’avait déshabillée discrètement du regard, par jeu peut-être, bien que ce fut très inhabituel dans l’état de dépression qu’il traversait. Il dévoila son buste en un clin d’œil, puis ses épaules, ses genoux, son ventre, mais très vite il se sentit honteux et décida de se censurer sur le champ. Une très vive sensation venait pourtant de lui traverser l’échine, et renaissait en lui une formidable bouffée d’hormones, remettant à flot sa libido jusque-là quasiment en berne. Une sensation qui lui donna le tournis, et il retourna sous son chemisier en imaginant ses seins gourmands, sa peau blanche, son ventre, les poils bruns de son sexe. Cela faisait-il des semaines ou des mois, était-ce tout simplement hier, il ne savait dire mais le souvenir de ces premiers instants de rencontre ravivait en lui un sentiment troublant qui ne s’était jamais dissipé.

Cette fraiche bise de mars qui lui démangeait le bout du nez, l’essence de son parfum qui lui brulait les yeux jusqu’aux larmes : lui revenait l’image de coupes vermeilles qui virevoltaient autour d’elle, des rayons du soleil qui filtraient de derrière la croisée derrière elle ; de ses paupières d’enluminures pourpres et dorées, brunes aussi, de sa délicate frange brune qu’elle laissait glisser sur son front ; de ses yeux gonflés d’avoir pleuré ou ri, tantôt. Elle s’égayait sur son petit âne noir qu’elle guidait de petits gestes fluides, les deux jambes repliées sur son baudrier d’argent., il recevait cent baisers de sa bouche dans des frôlements d’ailes soyeuses, sous le ciel de plomb du plafond. Ému, il revoyait son élégante silhouette qui s’animait dans un carrousel d’ombres et de lumières, comme par magie, sur la tapisserie du salon. Tout en elle paraissait savoureux, et lui promettait mille merveilles... jusqu’à cet art du silence, à sa façon de se taire en battant faiblement des mains.

Quelle femme merveilleuse, décidemment, il en avait oublié les raisons de sa présence ici. Sur un ton faussement détaché, elle s’était confiée à lui sur des choses de sa vie, en y mêlant sûrement quelques mensonges, s’était-il dit. Mais quelle importance. À cet instant, il aurait voulu boire tout entière cette femme-élixir, s’en énivrer jusqu’à la lie, et aucun argument n’aurait su gâcher son plaisir – Allez donc comprendre pourquoi ? se demandait-il encore. Tous ses sens s’étaient émoussés à son contact, il s’était senti tour à tour trop insignifiant pour qu’elle le remarque, tout entier frémissant sous les ailes d’un cygne – était-il elle ? ... était-il noir ou blanc ? Trop ému de ce « je ne sais quoi » qui lui retournait la tête, il avait assisté muet à ce formidable prologue, n’osant pas un seul instant, en homme déprimé qu’il était, imaginer une très improbable suite. Toutefois, il n’avait pas été avare de ses sourires – c’était déjà ça ! s’était-il dit–, afin qu’elle comprenne bien qu’elle ne lui était pas indifférente.

Cette femme est la déesse Calypso en personne ...

Elle vit qu’il paraissait troublé.

René avait dépassé la quarantaine, ça n’était pas de lui de se bander les yeux trop longtemps, sa dépression ne pouvait tout expliquer. Progressivement, leur tête à tête prit une autre tournure, presque aux antipodes de ce qu’il venait de vivre à l’ins-tant à son contact, et l’album de ces folles images se referma d’un bloc sous ses paupières.

En apparence, du moins, espérait-il.

— Vous ... habitez Paris, vous aussi ? Elle lui souriait d’un air canaille en prononçant ces paroles. Vous ne le savez peut-être pas mais Marcel, l’homme dont je vous ai parlé précédemment, Marcel était mon meilleur ami. Elle replaça en les faisant tinter ses bracelets sur son poignet, d’un geste bref. Il s’est pendu Marcel ... à une poutre au milieu dans le salon, c’est idiot ! continua-t-elle, et c’est horrible, oui ...

René attendait qu’elle poursuive, bouche bée, qu’elle le sorte de cet embarras — il faillit même bredouiller une quelconque ânerie sur le destin, pressé qu’elle l’interrompe – mais elle n’en fit rien, ne faisait que garder le silence, les lèvres celées par son secret. Mais qu’aurait-elle pu dire, d’ailleurs ? René, pour sa part, ne savait rien de ce Marcel, strictement rien, ne se souvenait de rien de ce qu’elle avait pu en dire précédemment – sans doute devait-il encore rêver sans rien entendre, pendant qu’elle parlait–. Mais pourquoi Marcel s’était-il suicidé ? La question lui brulait presque les lèvres mais il n‘osait la poser : Était-ce à cause de son amour pour elle ?... À cause d’elle ?

Mais elle reprit son propos tout en démêlant une pelote imaginaire entre ses doigts ; abracadabra, pensa-t-il, à peu près soulagé. Elle lui souriait.

— Pourquoi ? pourquoi a-t-il fait ça ?... C’est ce que vous devez penser, bien sûr. Lionel, mon mari, oui le docteur avec qui vous avez rendez-vous ... Lui, il saurait vous l’expliquer bien mieux que moi, il est psychiatre, comme vous le savez. Moi je dirais que Marcel n’a jamais rien compris de ce qui lui arrivait, de toute sa vie, et même avec moi ... mais c’est peut-être le lot de beaucoup d’hommes, non ? Il aurait dû commencer par m’interroger sur cet amour qu’il semblait me porter, avant de se détourner de sa femme. On ne court pas comme ça au « bonheur », ce soi-disant bonheur, on y va d’un pas lent, à condition qu’il existe un peu, comme on va au champ, en ruminant ses meilleures pensées. Je fais ça tous les jours avec Lionel. Quelle pitié, Marcel n’avait rien à semer ni pour l’été ni pour l’automne, comme on dit dans mon pays. Ses graines avaient un gout de poussière ; ce sont elles qui l’ont empoisonné. Personne ne lui demandait de m’aimer, certainement pas moi. Poor boy ! Pauvre Marcel.

Cette femme savait être venimeuse, elle en donnait la preuve. René dut fermer les yeux pour accueillir ses paroles, sans autre ostentation. Lin, sa femme, aurait fait sa plus vilaine grimace en rapportant ces paroles, aussi lourdes de sens, si elle les avait entendues dans son cabinet de psychologue. Comment pouvait-elle parler ainsi de la mort de cet homme qui était son ami, son meilleur ami avait-elle dit. René prit soin d’effacer sur son visage toute expression de surprise et se contenta d’un simple haussement de sourcils et d’un discret plissement de lèvres.

— René, c’est bien René votre prénom... Vous savez, j’ai découvert que je ne l’aimais pas peu après sa mort, et peut-être aussi n’était-il pas mon meilleur ami. Je ne sais plus, je crois même que je le déteste aujourd’hui. Et pourtant je continue de le présenter comme mon meilleur ami, vous comprenez ça, vous ? Marcel est mort pour rien, c’est ce qui me désole. Mais je vous parle, je vous parle ... je vous ennuie peut-être ?

Cela eut pour effet de les ramener chacun à leur point de départ, assis dans cette salle d’attente. René voulut lui sourire mais elle ne le vit pas, elle regardait sa montre d’un air soucieux.

— Lionel n’est pas pressé de nous voir aujourd’hui ... nous sommes mariés lui et moi, mais depuis peu il est vrai. Je dois vous dire que c’est ce même Marcel qui me l’a présenté je ne sais plus quand ...

Puis elle se présenta un peu plus longuement : Elle s’appelait Gwen Bishop mais des choses avaient changé depuis son mariage avec Lionel. Lui, par exemple, il l’appelait Joëlle. Joëlle Ponce.

— Pourquoi pas ? mais vous, je préfère que vous m’appe-liez Gwen, s’il vous plait ; je ne suis pas totalement son objet, comprenez-vous... conclut-elle.

2

René parut modérément surpris qu’elle puisse se prénommer Joëlle en tant qu’épouse de ce médecin et Gwen concernant des liens de relation à caractères privés, il se considérait même plutôt chanceux d’en faire partie. Mais qui était Joëlle maintenant qu’il connaissait quelques aspects de Gwen ? De quelle pathologie psychiatrique relevait-elle pour avoir décidé d’épouser son psychiatre ? Était-elle une hystérique ou quelque chose de ce genre. René n’y connaissait rien, bien que sa femme fût psychologue de son vivant ; une psychologue clinicienne comme elle ne manquait jamais de le préciser quand elle se présentait. Ses patientes les plus récalcitrantes étaient souvent des hystériques, se souvenait-il, mais pour lui ce terme ne recouvrait rien de précis, tout juste un fourre-tout très pratique, lui semblait-il. Une de ses collègues faisait partie de cette catégorie de femme qui s’emporte pour un rien, qui se mettent à pleurer à des moments très inattendus. Dans son milieu professionnel, toute femme un peu trop expansive, ou trop sentimentale, était présentée sous ce terme peu valorisé. Lin et lui, d’ailleurs, souvent par jeu, pouvaient entrer en conflit à ce propos ; ce qui leur permettait d’établir une sorte de dialogue entre leurs deux professions si dissemblables (lui avec ses foutus dossiers de contentieux, elle avec ses patients dépressifs.) Elle lui rappelait avec des termes édulcorés combien le psychisme des femmes et des hommes était soumis à des interaction complexes, comme dans un formidable jeu de quilles... Mais lui se bouchait généralement les oreilles, assez rapidement. Toutefois, c’était grâce elle, à ses explications un peu pénibles, s’il pouvait aujourd’hui différencier une psychose d’une névrose, mais il n’avait en revanche rien compris aux dépressions. Comme tout un chacun, lorsqu’il ressentit les troubles de sa dépression, il s’en trouva fort dépourvu.

Parfois, au cours de ses rêveries les plus noires, les paroles de sa femme lui revenaient à l’esprit et il se sentait condamné à continuer sa route, persuadé d’avoir perdu à jamais son souffle de vie le plus essentiel. Il se réveillait alors de sa torpeur en hurlant, ne pouvant plus respirer.

La voix de Lin venait le bercer dans la nuit, seulement sa voix ; il s’asseyait alors en somnambule au bord de son lit défait, trop heureux de la retrouver. Il recevait ses messages par paquets, ils lui revenaient de façon tronquée à tous moments de la journée, une voix de fantôme. C’était obsédant. Tu ne me vois pas ? entendait-il ; il s’obligeait à lui répondre, gagné par l’an-goisse d’être en permanence surveillé par ces forces. Les Forces de l’esprit, avait-il entendu d’un président mourant, mais lui ne savait rien de tout ça, de ce dont était fait cet Esprit qui le prenait de haut. Il n’était pas loin d’en perdre la raison si cela devait se poursuivre. Il avait un besoin urgent d’être aidé. Très opportunément, il en était conscient, le recours à la psychanalyse lui semblait non négligeable, voire profitable ; il ne refusait plus d’y croire. Après une longue et difficile réflexion, ce psychiatre que Lin avait consulté avant sa disparition pourrait aussi lui convenir. Par ailleurs, il réglerait avec ce docteur quelques questions qui le préoccupait fortement concernant Lin.

Une jeune femme perchée sur des hauts talons fit son apparition dans le salon d’attente et invita Gwen à la suivre ;

— Mme Ponce, si vous voulez bien, le docteur vous attend ...

3

La porte s’était à peine refermée sur les deux femmes que René se leva de sa place. Il paraissait engourdi de la tête aux pieds, pris d’une furieuse envie de marcher, de regarder ailleurs, voir si le monde continuait à tourner comme auparavant. Il s’approcha de la fenêtre et laissa planer son regard sur la façade de l’immeuble en face, l’alignement des arbres tout en bas, et la circulation des voitures. Cette femme l’avait formidablement troublé, avec quel flamboiement ; et puis cette froide résignation pour parler de l’amour, comme de la mort. Avec un incroyable détachement. Une ondée jaunâtre auréolait des silhouettes sur le trottoir. Gwen, puisque c’est ainsi qu’elle souhaitait qu’il l’appelle, lui apparaissait encore, montée en amazone sur une jument noire parmi la circulation des voitures. Elle lui fit un signe de la main. Il perdit pied tout à coup, c’en était trop !

Il devait revenir à la raison et stopper toutes ces hallucinations. D’ailleurs, il était là, dans cette salle d’attente du psychiatre pour de réelles causes, sa décision de prendre ce rendez-vous avait été murement réfléchi – serait-il seulement capable de présenter ses problèmes de dépression à ce docteur dans un pareil état d’excitation, il l’expédierait direct en HP pour le bourrer de cachets ! Justement, il voulait être efficacement soigné de tous ces décrochages intempestifs, comme il les nommait, qui le sortaient des réalités les plus concrètes. Mais il n’était pas fou, il associait ces troubles au deuil de sa femme. C’était simple, pensait-il, mais depuis l’apparition de cette femme tout s’était compliqué : son plus fort désir était de la retrouver, sentir son parfum, baiser ses mains, la toucher.

Tout jusqu’à présent lui était à peu près toléré, essentiellement par lui-même puisqu’il vivait seul et ne travaillait plus. Enfin, il y avait ce psychiatre, le docteur Ponce, cet homme qui avait recueilli les dernières pensées de sa femme. Et c’était lui maintenant qui venait s’allonger sur son divan lie de vin sous le portrait d’un Sigmund Freud dessiné à grands traits stylisés –elle le lui avait décrit son cabinet– ; lui, se tiendrait dans son dos, les yeux mi-clos, dans son fauteuil de velours fauve, avec quelques Humm Humm et des raclements de gorge ... tout ça lui paraissait grotesque. Lionel Ponce ferait immédiatement le lien avec sa femme, il lui parlerait de son décès, l’autre lui présenterait ses sincères condoléances, et il pourrait enfin l’écouter avec attention, avec le souci de le percer à jour de ses pensées et arrière-pensées les plus complexes. Il ressentait déjà l’épaisseur du silence qui suivait ses paroles, l’écœurement que lui provoquait son trouble, en écho de ses angoisses. Peut-être lui parlerait-il alors de Lin, de sa longue traversée de la vallée de la mort en solitaire qui l’amena à se suicider.

Malgré le temps qui s’était écoulé, les souvenirs liés à ce psychiatre demeuraient en lui de façon très troublante, et il n’y avait rien d’innocent de sa part de l’avoir choisi aujourd’hui. Il ressentait soudain le vide sous ses pieds, un vide sidéral qui le fit basculer dans un vertige. Était-ce le meilleur moment de rencontrer ce psychiatre, alors qu’il se sentait très vulnérable, trop vulnérable. Il ne sentait pas de se confronter à cette histoire qui le torturait encore. Et puis, il y avait cette femme, Gwen, qui était son épouse et sa patiente, ce qui lui paraissait autrement plus troublant encore. Par curiosité, sans doute, et aussi pour mille raisons plus viscérales, c’était elle qu’il voulait voir. Elle. Rencontrer le psychiatre viendrait après, et dans d’autres circonstances, souhaitait-il.

Bien décidé à quitter le salon tout à coup, mais il devait traverser très rapidement le hall d’entrée, en évitant de croiser le regard de la secrétaire ; ce qu’il fit, mais elle le rattrapa dans un claquement de talons. Elle était étonnée par sa soudaine annulation, et plus encore par son refus de remplacer la date de rendez-vous. « Mais non mademoiselle, je vous recontacterai dès que possible » ; il tourna les talons et s’enfuit, pressé de retrouver la rue, d’attendre Gwen quelque part. Mais tout allait bien, elle n’était pas encore sortie de son rendez-vous.

Il dévala les marches quatre à quatre, comme un ado qui court au-devant d’une nouvelle aventure amoureuse. Il l’inviterait dans un café – ça se fait ! se dit-il ; elle devait bien s’y attendre après ce moment fou qu’elle lui avait offert, et ses confidences sur Marcel.

René était surpris d’être aussi audacieux, ce n’était pas habituel chez lui, il n’avait jamais dragué d’autres femme que Lin, il n’était pas du tout de cette race d’homme à femmes. Et puis il y avait sa dépression qu’il ne ressentait presque plus.

4

Avec un peu de chance, Gwenn passerait non loin d’où il se trouvait, à l’angle de la rue Gay Lussac et du boulevard Saint Michel ; après être sortie de l’immeuble, il la verrait progresser lentement vers lui, mais fallait-il encore qu’elle prenne la bonne direction. Nerveux, il se demandait s’il était judicieux ou non de jouer la surprise avec elle à cet instant. Mais non, cela serait grotesque, pressentait-il, autant la jouer clairement, c’était sûrement ce qu’elle attendait de lui.

Tout se déroula comme prévu et mieux encore, elle ne manifesta aucun signe de surprise à l’instant de leur rencontre, au contraire, elle le gratifia même d’un franc sourire qui le mit en émoi –était-ce une façon de récompenser de son audace ?

— Vous revoir ici ... ça ne me déplairait pas de prendre un pot avec vous mais pour l’instant c’est impossible, je suis prise. Demain si vous voulez, j’aurais plus de temps à vous consacrer...

René faillit perdre pied tant elle lui paraissait accessible. Il répondit oui aussitôt, sur un ton très assuré qui le surprit lui-même.

— Oui, je vous ... vous m’avez ému tout à l’heure, plus que je ne saurais l’expliquer. Je suis un peu vieux jeu en disant ça mais j’ai eu le sentiment de revivre à votre contact, de sortir d’un mauvais rêve, et le rêve ne s’achève pas ici, merci Gwen, merci... voyons-nous demain. Voilà qu’il parlait à présent, se dit-elle. Vous ... vous êtes confiée à moi et c’est à mon tour de le faire : (il mit un temps d’arrêt puis reprit à voix basse, sur un ton grave) eh bien, ce n’est pas gai, ma femme est morte cette année, Lin, elle était psychologue, j’ai été son mari pendant plus de trente ans ... je suis encore très troublé d’en parler, je suis très heureux que vous m’accordiez ... mais nous en reparlerons si vous le souhaitez, je me sens souvent désemparé, je vous le dis pour ne rien vous cacher, c’est pour cela que j’étais venu chez le docteur Ponce .... Mais en vous regardant tout s’est soudain éclairci, et je me sens mieux, mais je l’ai déjà dit peut-être.

— Je ne crois pas René ... ? René Quinsol ! Ah ! comme ce nom vous va bien. Mais je ne me suis pas présentée il me semble, tant je vous ai parlé de tout et de rien, de mes préoccupations les plus futiles, sans se connaitre ? c’est absurde. C’est mon péché, et plus encore depuis que Lionel est mon analyste, et mon amoureux. Lui, il m’appelle Joëlle, Joëlle Ponce, ça sonne très français, vous trouvez pas ... moi aussi j’aime bien. On m’a d’abord appelée Gabrielle, puis Jane, depuis que je suis en France, mais mon vrai nom c’est Gwen, Gwen Bishop, et je suis originaire de Boston, en Nouvelle Angleterre. J’ai préféré enterrer ça au fond d’un grand trou dans le sable du désert du Nevada, dans les environs de Las Vegas, une heure avant notre mariage Lionel et moi – ça n’a pris pas plus de trois minutes, comme vous savez, et c’est très bien pour ce genre de cérémonie. Quelle connerie le mariage ! je ne vous choque pas j’espère–. Avec mes frères et mes sœurs, nous avons grandis en Amérique sous l’autorité de mon père et de ses femmes, trois femmes, eh oui ! ... ils nous ont élevés dans un esprit communautaire un peu particulier. Mon père, Davis Bishop, avait la sainte manie d’engrosser une de ses femmes à tour de rôle, une par an, et j’ai plus de frères et sœurs que la famille royale anglaise réunie. Nous nous sommes perdus de vue bien avant que je débarque en France, je les ai oubliés pour la plupart, à l’exception d’une de mes sœurs et d’un frère un peu idiot. Il y a aussi mon frère Graham, qui est sénateur dans l’Idaho, Phil, l’ainé, qui est un criminel notoire, mais Blanche est ma préférée. La plupart d’entre eux ne méritent pas une seule minute de mon temps. Elle reprit sa respiration. Vous voyez, je les déteste encore, ma famille ... Mais alors vous, René, vous ressemblez à mon père Davis Bishop, no, no ! ... ne riez-pas, vous n’y êtes pour rien mais mon père peut être un homme redoutable, je vous assure... vous n’y êtes pour rien, je vous assure, c’est votre façon de m’observer : vous me déshabillez du regard avec un petit air innocent qui me rend parfois coupable ... mais ça ne me déplait pas venant de vous.

Elle reprit sur un ton plaisant, son regard qui s’égare un instant au cœur des feuilles de platane dégoulinantes de pluie.

— Vous avez des doigts longs et fins, et votre main tremble, comme les siennes. Que faites-vous dans la vie, René ?

— J’aurais dû vous en parler, dit-il, soulagé de pouvoir changer de sujet. Je... travaille au ministère des finances, Quai de Bercy, mais je devrais dire travaillais car je n’y mets plus les pieds depuis des semaines. Je suis en arrêt maladie, ça ne va pas très fort depuis la mort de ma femme. Mon travail ne présente plus d’intérêt, je suis ailleurs, mon esprit...

— Je suis désolée, je comprends. Vous traversez une période très difficile, la vie ne nous fait pas de cadeaux, René. Je l’ai appris aussi. J’ai un rendez-vous, là dans l’heure, mais retrouvons-nous demain, voulez-vous ? Je serais libre vers midi peut-être... euh sur le Pont neuf ? ça vous convient ? Alors d’accord René. À demain.

5

René ne s’était pas trop étendu sur la dépression qu’il traversait, jugeant qu’on en disait le plus souvent trop ou pas assez. Il regrettait cependant de ne pas l’avoir fait, car le suicide de Lin ne devait pas être un sujet interdit, il aurait peut-être souhaité en parler avec elle, mais pourquoi, après ce qu’elle avait dit du suicide de ce Marcel, son meilleur ami.

Ces questions tournaient dans sa tête, du haut vers le bas, en le tourmentant par éclairs. Il s’engouffra subrepticement dans une brasserie à l’angle du boulevard, sans cesser de se questionner. Assis à une table dans le fond, il commanda un thé Darjeeling et une part de crumble aux pommes d’un ton léger qui le surprit ... Oui ! il la reverrait demain.

Le thé bouillant lui brulait le palais dès les premières gorgées, pendant qu’il replongeait la tête sous les remous de ses réflexions : « Cette femme avait épousé son psychiatre, qui l’ap-pelait Joëlle ... lui, lui encore ! Avec elle, Ponce ne semblait pas l’avoir transformée comme il l’avait fait avec Lin.

Elle se déplaçait avec peine et ne mangeait presque plus rien ; elle gardait le silence malgré sa douleur, murmurait parfois « ça ne sert à rien, René ! », le réduisant ainsi au silence s’il se montrait trop entreprenant. Et il se retirait sur la pointe des pieds. Les infirmières venaient au domicile, elles avaient pris le relais pour les soins du quotidien, comme elle l’avait réclamé, en allant à l’encontre de René qui souhaitait continuer jusqu’au bout.

Lin se rendait chez ce nouveau psychiatre deux fois par semaine, pourtant épuisée par sa maladie, et progressivement elle se montrait étonnamment distante avec lui et ne voulait plus du tout communiquer sur son mal, sans qu’il comprenne pourquoi. René se mit à penser de mauvaises choses sur le compte de ce psychiatre, jugeant qu’il exerçait une certaine influence sur sa femme, au pire moment de sa vie. Il en fut totalement convaincu après le suicide de Lin. Le psychiatre l’avait aidée, il en était convaincu : il s’agissait d’un suicide assisté, et lui avait été tenu à l’écart. C’était lui faire injure de l’avoir ainsi exclu, il aurait pu être d’accord. Se donner la mort avant qu’elle ne vous rattrape dans ses bras brulants lui paraissait bien moins absurde que de mourir dans des souffrances inutiles. Enfin, il aurait su comment s’unir à elle jusqu’au bout, et lui faire dignement ses adieux avant qu’elle ne se plonge dans son dernier sommeil. Mais elle ne l’avait pas souhaité, elle avait préféré plier bagages sans faire de bruit, sans se signaler à lui. Le psychiatre ? René l’avait retrouvée éteinte à jamais, des blisters évidés d’un nombre calculé de gélules et cachets sur la table de nuit.

Il but son thé en regrettant de n’avoir pas plutôt commander un cognac, un alcool fort, mais il ne buvait généralement pas